• Extrait du dénommé "Le Tisserand", date et auteurs inconnus.
    Version détaillée pour l'Université Noire.

    Une fois que le praticien s'est assuré de l'état des corps, il peut procéder à l'injection du mélange.
    Cette opération délicate ne devrait pas être effectuée sans la présence d'aux moins deux chimistes.
    Attention, il n'est pas recommandé de pratiquer cette opération sur plus de deux sujets simultanément.


    C'est en mettant le pied à terre que je prends conscience de difficulté que je vais avoir à m'adapter à mon nouveau costume en acier. Le moindre de mes muscles implore pitié à chacun de mes gestes tandis que je me dirige maladroitement vers une rivière en contrebas, menant l'étrange cheval…noir … ou ébène, je ne sais plus, par la longe.

    - Hesh, très bien, nous ferons notre première halte ici.

    Maille saute souplement sur la terre humide et s'étire deux trois fois pour chasser les raideurs de la chevauchée. L'enfoiré, je peux à peine me pencher.

    - Maille, je crois que je l'ai assez portée nan ?
    - Ttt, ne t'impatiente pas. Plus longtemps tu resteras sous la ferraille, plus longtemps nous serons protégés. Toi par ton costume, et moi par ta couverture. Hm ?

    Pas convaincu qu'il ait raison, je me range quand même à son argument et achève de me traîner vers le ruisseau.

    - Lodendron va s'occuper des montures, je vais t'aider à te détendre.
    - Hein ?! Non ! Non ! Je me débrouille. Sans façons.

    Est-ce que c'est un rire flûté que je viens d'entendre ? J'aime mieux pas savoir. Un genou à terre, je retire mon unique gantelet droit et déboucle la jugulaire de l'espèce de four métallique qui me sert de heaume. La caresse de l'air du soir sur ma peau luisante de transpiration m'arrache un soupir de soulagement. Je m'asperge longuement, savourant le simple contact des bienfaits de Dame Nature.

    - C'est infernal. Comment un homme peut-il tenir là-dessous ?

    Sa Seigneurie s'agenouille près de moi et entreprend de se rafraîchir également. Ses mains fines restent un moment plaquées sur son visage avant de reprendre le contrôle des mèches éparses qui voilent ses yeux. Il me lance un regard pénétrant doublé d'un sourire inquiétant et me tapote deux fois sur l'épaulière. Précisément là où la flèche est entrée. Il y a un moment de ça…dans un autre monde. Je réprime une grimace mais il remarque mon trouble. Son expression devient plus grave.

    - Tu es plus douillet que je ne le pensais. Sakutei le rustre rude qui arpente la campagne avec ses rouleaux de parchemins sous le bras serait-il devenu un Sak à bière incapable de se défendre ?
    Je fronce les sourcils. On ne s'est pas beaucoup parlé depuis l'épisode du manoir. Je dois avouer qu'il me tape sur les nerfs.
    - Ferme la Maille.
    Il approche son visage de poète tragique et renifle avec mépris.
    - Tu ferais bien de rester éveillé. Ce n'est pas en ressassant tes malheurs que tu vas les surmonter.

    Il me pique mais il n'a pas tort. Depuis le début de mes tribulations, je me contente de réagir au coup par coup pour protéger ma couenne. Ce qui fait qu'à chaque fois que je veux réfléchir à ce qu'il s'est passé, je me fais à nouveau surprendre. Comment prévoir le futur si je ne peux pas examiner le passé ? Je suppose que parfois, il faut savoir foncer sans connaître tous les éléments.

    - N'importe Maille, je ne suis pas un guerrier. Et cette foutue armure est en train de me réduire à l'état de loque humaine.
    - Jérémiade de bleusaille. Tous les soldats passent par là.
    - Je ne suis pas un de tes coupes jarrets !!
    Il se pince l'arête du nez et secoue la tête lentement.
    - Sakutei, Sakutei, Sakutei…tu ne vas quand même pas me la conter sur ce ton ? Hein ! L'implorant qui couine à chaque revers du destin (il se prend la tête à deux mains et roule des yeux affolés). "Oh pitié, je ne veux pas, non". Pouah ! Garde ce genre de discours pour les histoires de gamins au coin du feu. C'est ici que ça se passe et maintenant !
    Le ton s'hérisse. Je commence à franchement détester cette manière qu'il a de m'appeler triplement par mon nom sur ce ton las, comme un maître face à un élève particulièrement obtus. La colère qui monte dans ma gorge m'empêche de former des phrases cohérentes.
    - Ca n'a rien à voir avec … C'est… Enfin tu ne comprends pas.
    - Oh que si ! Et sans doute mieux que toi. Par la déesse, nous vivons une époque formidable ! Tu ne sens pas l'air du changement ? Toutes ces choses qui se mettent en branle, ce parfum de l'angoisse et ce frisson de l'agonie. C'est…raaaah.

    Il se relève et écarte légèrement les bras. En cet instant, il semble habité par une passion dévorante pour l'art de la destruction et de la révolution. Prêt à défier les montages et à mâchonner les racines des arbres de vie en guise de souper.

    - Enfin, j'aime cette atmosphère.
    Je me relève sur un grincement, une franche désapprobation dans le regard.
    - Taré.
    Il plante son regard d'acier à quelques centimètres du mien, sa voix se réduit à un murmure glacé.
    - Ne me dis pas que je perds mon temps à essayer de sauver une chiffe molle. Quand tu m'as appelé à l'aide, je suis venu sans plus attendre. Maintenant je suis là, je te trouve des idées, je trace des plans…Et toi tu ne fais que maugréer depuis le début. Comme si la place de l'observateur râleur de seyait si bien que tu en avais fait ton trône de papier.
    Son index frappe brutalement le pectoral noir
    - Pour qui te prends tu ! Là, à juger les autres du haut de ta pile branlante de manuscrits et de cartes ! Réfléchis-y Sakutei. Réfléchis y et reviens me voir quand tu auras grandi.

    Sans me laisser le temps de répondre, il tourne les talons et traverse un rond de fleurs pour rejoindre son giton près des chevaux. Je reste derrière, perplexe et chahuté par des sentiments contradictoires. Le coup d'éclat de Maille a soufflé les flammes de ma propre colère.
    Le duc a raison au moins sur un point : je reste spectateur. Ce n'est pas bon. Il est peut-être temps de prendre les choses en main. Pas en filant en douce comme avec Javel et l'Artincheur. Non, il faut prendre le taureau par les cornes.
    J'inspire longuement les fragrances humides de la rivière. Une nouvelle force pourrait jaillir en moi si je m'y attelais avec assez de hargne. Oui, c'est encore possible et je le ferai. Je serre les poings pour raffermir ma résolution.
    Au moment où je me fais cette promesse, je m'aperçois que c'est exactement ce qu'escomptait Maille en malmenant un peu mon amour-propre. Encore une fois, il démontre une habileté consumée dans l'art de manier le cœur des hommes. C'est sans doute ce qui fait de lui un commandant et non un commandé. Hm.
    Enchaînement de clins d'œil sans motif, mon regard fini par tomber sur le parasite en os. Donner des ordres…ne pas se laisser soumettre. Oui, et à commencer par toi saleté. Mes yeux s'étrécissent pour sceller le pacte : Cette nuit, toi et moi, on va causer.

    Lorsque je rejoins les deux autres, il ne persiste aucune trace de la tension qui est montée entre nous sur les berges. Maille m'adresse un léger signe de tête. Lui et Lodendron se sont activés pour monter une tente et creuser une petite fosse pour le feu. Je décide de rattraper mon retard en préparant la tambouille.
    Alors que je m'amène tout bringuebalant avec une série d'ustensiles variés qui cliquent et claquent dans tous les sens, Maille m'attrape par le coude et me fait pivoter face à lui. Un sourire en coin souligne l'amusement qui se lit dans ses yeux.

    - On va peut-être t'enlever ton armure maintenant. Tu fais assez de foutoir avec tes casseroles. Et laisse tomber la cuisine, Lodendron va s'en occuper.
    - Non je vais le faire. Et je vais garder ce truc sur le dos aussi.
    Le ton résolu lui fait pencher la tête, sourcils haussés.
    - Mmh ?
    - Ce soir, je prends le premier tour de garde. Il vaut mieux que je reste équipé jusque là. Et puis, je veux m'habituer à ce truc.
    - Comme tu voudras…mais tu risques d'avoir des surprises demain matin.
    - On verra.
    - Oh Sakutei.
    - Quoi ?
    - Laisse quand même Lodendron faire le repas.

    Un dîner pas repoussant d'ailleurs. Maille a sans doute ses travers et ses défauts, mais quand il se choisit un favori, il est exigeant. Après m'être brûlé deux trois fois le conduit en avalant trop rapidement la soupe aux herbes, m'être calé l'estomac avec quelques unes de ces étranges pommes terreuses, je m'éloigne du feu pour prendre mon poste. Fidèle à mes nouvelles résolutions mais aussi, et sans doute surtout, pour ne pas entendre quoique ce soit émanant de la tente commune que partagent en ce moment Maille et son mignon. Et je dis bien, QUOIQUE CE SOIT. Il y a des choses qui flanquent des frissons et d'autres la nausée. Je ne tiens à éprouver ni l'un ni l'autre et les buissons alentours m'ont l'air d'une compagnie franchement agréable.
    Je m'enfonce dans la végétation craquantes sans me soucier des aiguilles et autres épines qui crissent en vain sur mon armure. Maille a sans doute raison, j'ai déjà mal aux articulations rien qu'à être resté assis quelques instants pour manger. Mieux vaut bouger un peu pour se dérouiller…au propre comme au figuré je suppose. Je décide de marcher un peu en faisant des cercles de plus en plus larges.

    Mes pas me portent sur une éminence rocheuse qui surplombe le campement de quelques dizaines mètres. D'ici, j'ai une vue sur tout ce qui pourrait s'approcher à moins de cent mètres. J'attrape la gourde qui pend en bandoulière pour m'humecter le palais avec un de ces excellents nectars qui se distillent dans la région. Fort et amer. Adéquat tout simplement.
    Ciel dégagé, lune pleine et un petit vent frais propice aux cogitations. C'est une de ces nuits où l'on se sent vivre intensément avec la certitude de pouvoir surmonter toutes les épreuves. Bon, il faut admettre que je me fais probablement griser par le poids rassurant des pièces de cuirasse dentelées qui assurent ma protection rapprochée.

    Je fais claquer ma langue contre mon palais, inspire profondément, me gratte la nuque, piétine une motte de terre, reprends une gorgée à la gourde et… Bon d'accord, j'ai assez tourné autour du pot. Je m'active. Le gantelet droit tombe à terre. La pesante épaulière gauche ne tarde pas à suivre le même chemin. En dessous, je porte ma vieille tunique de lin qui s'enorgueillit maintenant de tâches sombres au niveau des zones de frottement. De nuit, ce n'est pas flagrant, mais je soupçonne qu'il s'agit de traces de rouille. Une question passe fugacement avant de se faire mettre dehors par mon esprit enfiévré : comment font les chevaliers pour draguer quand ils enlèvent leur armure ?

    Toujours de la main droite, je dégaine la petite épée courte que je porte au coté. Il est évidement hors de question que je me serve du tranchoir démesuré que je trimballe entre les omoplates. Ca, c'est de l'accessoire de théâtre. Avec une certaine imprécision, je lacère ma manche pour dénuder totalement mon bras gauche et laisse retomber les lambeaux de tissu sur le sol. J'en suis quitte pour une légère coupure que j'éponge de l'index. Mon sang a un étrange goût ce soir…non pas que je sois habité à le goûter mais bon.

    Lame en pogne, regard brillant, je replie mon bras pour le porter dans la clarté de la lune. Le parasite tranche vivement de son éclat blanchâtre sur ma peau halée. Je le fixe intensément comme pour percer son secret. A vrai dire, je ne sais pas du tout comment m'y prendre. Alors à l'instinct, je commence par le tâter du bout des doigts.
    Je ressens alors une infinité de détails sous la pulpe sensible que je n'avais pas remarqué à l'œil. Au toucher, c'est comme une coquille sur laquelle on aurait gravé des motifs torsadés et piquetés. Par endroits, les reliefs semblent plus complexes, surtout au niveau de la naissance des aiguilles qui jaillissent dans le prolongement de mon poignet. Cinq pointes, cinq phalanges. Faut-il y voir une relation ? Il serait idiot de penser le contraire.
    Ce corps étranger semble faire partie de moi maintenant. J'en suis convaincu de même que je peux ressentir le contact de mes propres doigts à travers le parasite. Ca chatouille légèrement, mais pas méchamment.
    Javel m'avait assuré de deux choses : que c'était inoffensif et qu'il se détacherait. Qu'il ait menti ou non, il a eu tort dans les deux cas. Cette chose est vivante, consciente et se nourrit. Je m'en souviens parfaitement. En y réfléchissant bien, c'est lorsque je m'en suis servi comme d'une arme qu'il s'est vraiment manifesté. Voilà tout ce que je sais pour le moment. Bon sang, il doit bien y avoir un moyen de communiquer ! Toutes les créatures vivantes ont un langage, même les plantes.

    Je tente les coups classiques : fermer les yeux et ouvrir mon esprit, marmonner des imprécations étranges, conjurer, jurer, protester, invectiver, frotter de la terre, cracher dessus…rien n'y fait. Finalement, il ne reste qu'un seul test. Et je ne suis pas très enthousiaste. Mais je ne me défilerai pas. Je ne me défilerai plus. Enfin pas cette nuit. Je suis gonflé à bloc.

    Genoux à terre, je cale mon épée entre mes cuisses, tranchant vers le haut. Ma main droite se referme sur la lame. Je reprends mon souffle. Un coup sec, brûlant. Le sang chaud m'inonde la paume et la douleur m'arrache une larme. Je me mords la lèvre. Serrant le poing, je porte ma main au dessus du parasite avec une lenteur rituelle. Je sens qu'il faut marquer l'instant.
    Une goutte tombe sur l'os et se fait immédiatement absorber. Oh je ne peux pas dire que je la vois, c'est plutôt que je le sens, lui, en train de boire goulûment mon fluide vital. Je me souviens encore de la manière dont il était ressorti immaculé de l'empoignade contre un des zombies de Mélanargie alors que j'étais moi-même souillé. Cette chose est avide de sang.
    Je presse plus fort ma paume, comme un agrume pour en tirer du jus. Les gouttes s'infiltrent toujours plus nombreuses, un étrange picotement me remonte le long de l'avant bras gauche, puis m'engourdit jusqu'à l'épaule. Je fronce les sourcils mais n'interromps pas le procédé pour autant. Maintenant j'ai une réaction. Quelque chose me tiraille les nerfs à m'en dénuder les dents. Mes doigts écartés sont pris de tremblement.
    Et subitement, la douleur explose. Comme si une centaine d'aiguilles se plantaient dans ma chair. Je tombe en avant, manquant de m'éborgner sur la pointe de mon épée. Des spasmes me font tressauter, je manque de vomir le bouillon plusieurs fois. Entre deux hoquets, je parviens à crier :

    - Arrête !! Mais arrête !
    Oui da !

    Et la douleur cesse aussitôt. Alors ça c'est inattendu. Haletant, je me redresse lentement pour observer le parasite. Pas de changement visible.

    - Tu … heu tu m'entends là ?
    Oui ! Oui ! Donne encore du sang ?
    - Que…hmm

    Je ne sais pas quoi dire. Je ne me suis pas vraiment préparé à une conversation avec ça… Un détail m'intrigue cependant.

    - Cette voix dans ma tête. C'était déjà toi à Bras le Teil hein ?
    La voix du serviteur pour la voix du porteur.
    Et merde, encore un truc qui va parler par énigmes. Je suis verni. Je tente une approche plus directe.
    - Bon alors maintenant, tu dois m'obéir. Plus de dévoration c'est clair ? Tu ne me bouffes plus le sang sans mon expresse autorisation (ce qui ne risque pas d'arriver de si tôt, tu peux me croire petit merdaillon).
    Sans faute, il est docile. Sang fossile pour le Kregg.
    Je penche la tête, intrigué.
    - Le Kregg ? C'est ton nom ?
    Un concept étrange. Je ressens l'orthographe des mots à l'intérieur de mon esprit. Ce qui me permet à coup sûr de différencier "sans" et "sang"…même si la phrase finale ne m'évoque rien de précis.
    - Bon on va arrêter pour ce soir. Tiens toi tranquille c'est tout ce que je demande.
    Le sang d'un mort arraché en tourment,
    Le sang du porteur donné volontairement
    Le Kregg... Kregg…


    Je ressens nettement l'équivalent psychique d'une hésitation. Qu'est ce qui se passe dans ces méandres calcifiés ?

    - Alors ? Tu prophétises ou tu roupilles ?
    Pas de réponse.
    - T'as du mal à trouver ta rime ou quoi ??
    Le Kregg n'est pas terminé encore.
    Navré.


    Je reste perplexe sur la fin. Mais quitte à rester sur ma faim, autant pousser le bouchon un peu plus loin.

    - Bon on a tous une vie très occupée et t'as l'air surmené comme parasite. Alors repose toi un peu…et plus de douleurs hein.

    Considérant que je marque là une avancée décisive dans l'avancée de mes soucis personnels, je décide d'en rester là pour le moment. Et c'est ainsi que je savoure ce mince triomphe en traçant des plans pour le reste des dangers qui me cernent. Sans m'en rendre compte, je passe le reste de la nuit à réfléchir, recroquevillé contre un rocher.

    Bientôt j'en arrive à une conclusion majeure : la certitude poisse qu'il me faudra au moins cinq hommes pour me déloger de là. Lorsque le ciel s'éclaircit, je tente de bouger les articulations, sans succès. Mes muscles sont irrévocablement verrouillés dans une protestation globale de mon organisme contre ce mauvais traitement. Hug…Maille avait raison, je vais encore passer pour un idiot. Au nom de quelle lubie débile j'ai tenu à garder ce costume forgé sur le dos ?? Seul mon bras gauche s'active, cherchant un point d'appui pour soulever le reste de ma pesante carcasse.
    Rien à faire. Je me laisse retomber en arrière contre la pierre rugueuse et ferme les yeux un bref instant. Les premiers rayons du soleil viennent lécher mes joues mal rasées et me brûlent les globes oculaires, même à travers les paupières fermées. Le diagnostic est simple : je suis crevé et courbatu. Mais plus inquiétant, le petit matin s'avance, et avec lui la promesse tangible de menaces putrides. Mélanargie a toujours attaqué à l'aube, c'est maintenant que c'est dangereux. Et c'est maintenant que je suis coincé, rivé comme un bernacle noir à son rocher !

    Pourquoi n'aide-il pas ?
    Ah. Voilà l'autre qui se manifeste. Je dois sans doute avoir l'esprit un peu embrumé suite à ma nuit blanche car je lui réponds du tac au tac :
    - Hey, le Kregg c'est ça ? Ouais, pourquoi tu ne m'aiderais pas hein ?
    Simplement demander.
    - Oh. Et en quoi consiste ta collaboration ?
    Sang fossile, sang riche !
    - Ca m'a l'air douteux…

    Un craquement dans les alentours me fait dresser la tête. Peut-être une bestiole, peut-être autre chose…ou pire, Maille qui s'avance pour savoir ce que je fiche !

    - … mais je prends !! File moi un coup de main vite !

    Le glougloutement qui s'en suit m'amène à douter rapidement. C'est comme si un ensemble de canaux se remplissaient et se déversaient les uns dans les autres. Je comprends en cet instant que l'intérieur du parasite est probablement poreux, percé d'un réseau de conduits qui communiquent avec mes propres veines.
    Un élancement brûlant prend naissance au creux de mon coude et se propage rapidement dans mon bras. L'onde de chaleur semble se propager au rythme des battements de mon cœur. Ce dernier ne manque pas de s'emballer pour activer le processus. Je m'affole, et plus je panique, plus le fourmillement envahit mon corps.
    Ma respiration s'accélère et j'ai la nette impression de percevoir mon environnement avec plus d'acuité. Il fait chaud et moite et … bastre ! Je me sens en pleine forme !
    Je me redresse d'un coup, aussi souple et vigoureux qu'un athlète au petit jour. Les plaques d'armure gémissent et grincent. Je les force à se remettre en place en faisant de larges mouvements des bras et des jambes. Sur une dernière contorsion du dos, je ramasse les quelques morceaux que j'ai laissé traîner ça et là et je retourne d'un pas gaillard vers le camp.

    - DEBOUT LA DEDANS ! C'EST l'HEURE D'ALLER BOTTER DES CULS !

    Ma voix tonne lorsque je m'approche de la tente…autant par bravade que pour couvrir d'éventuels ébats matinaux. Je suis un brin optimiste, fouetté par ma propre ardeur. C'est une tête encore toute pâteuse de sommeil qui se pointe par l'ouverture.

    - -ouah- Le chevalier noir est en forme ce matin. Qu'est ce qu'il t'arrive Sakutei, tu n'as pas voulu faire tourner les tours de gardes ?
    - Je n'aurais pas voulu priver mon seigneur de son repos voyons. Amenez vous tous les deux, c'est maintenant qu'il faut avoir les yeux ouverts.

    Et pour cause, je guette sans cesse les alentours en quête d'un mouvement qui pourrait trahir la présence d'un ennemi. Je suis persuadé que Mélanargie ne se laissera pas abuser par mon costume. D'ailleurs, elle me localise probablement par magie.

    - On devrait plier le camp rapidement, quitte à manger plus tard. C'est dangereux de s'attarder trop longtemps.
    - Et beh, t'as ressuscité cette nuit ? Content de te voir t'en servir finalement.
    Je jette un regard coupable vers le Kregg. Comment peut-il savoir ? Il serait au courant ?
    - D-De quoi ?
    - De ta tête ahuri !

    Quelques minutes plus tard, les chevaux sont à nouveau sellés et chargés. Nous enfilons un petit raidillon en file indienne pour quitter les lieux. Le Groningen ne rechigne pas à transporter un peu de matériel en plus d'un lourdaud en armure comme moi, probablement habitué aux campagnes longues et éreintantes. Tiens, c'est étrange…maintenant je me souviens de son nom. Si, si. Je le dis, et je le prouve :

    - Dis moi Maille, Astrefulgha-zelnig y'chtel appartenait à un de tes gardes noirs avant n'est ce pas ?
    - Oh oui, c'est le cas.
    - Bon, tu m'as dit que c'était un elfe noir, dois-je en déduire que …
    - Exact. Certains de mes gardes rapprochés sont des elfes noirs. Contrairement aux croyances populaires, ils n'ont pas disparu et ne se livrent pas à des rituels sexuels impliquant des branches de bois et des nourrissons. Même si la deuxième partie n'a pas trop d'importance à mes yeux. En tant que duc, je me dois de respecter les rites de chacune des peuplades sous ma coupe.
    - Ben voyons.

    Maille me regarde de coté avec un mélange de perplexité et d'approbation muette. Je comprends ce qu'il doit éprouver, je me sens moi-même différent. Je ne me reconnais pas. Je ne sais pas si c'est le fruit d'une nuit de remise en question ou l'effet dopant du parasite. Sans doute les deux. Je me replace sur ma selle grinçante et me gratte le menton.

    - J'ai pas mal réfléchi, lui dis-je en guise d'explication. Et d'ailleurs, j'ai une autre question pour toi.
    - Hmm ?
    - L'autre soir au manoir quand j'ai étudié ta carte, il m'est apparu clairement une chose. Entre tes terres et celles du baron Mordaigle, il n'y a qu'une forêt. Assez dense certes, mais pas de quoi contenir une ville. Je le sais pour l'avoir personnellement traversée. Et pourtant, on parle des attaques multiples de Fir Bolgs. On parle de guerre, de mouvements de troupes et de l'armée du baron qui se ferait tailler en pièces.
    Je ne comprends pas. Si ces envahisseurs venaient vraiment de la forêt, ils ne pourraient guère plus être qu'une poignée. Et ils n'auraient pas plus de raison d'aller au sud ou au nord. Pourtant, ils ne s'attaquent pas à tes terres vrai ou faux ?
    - Ah ça c'est de la politique mon bon Sakutei. Et de la magie aussi. Mais surtout de la politique.

    Il n'ajoute rien et ça confirme mes soupçons. L'étrange Maille n'est pas étranger aux étranges attaques de ces étranges "brigands". Je crois bien que Sa Seigneurie a des visées expansionnistes. Après tout, un duché est censé recouvrir un territoire plus vaste qu'une baronnie. Le titre en dit long sur l'ambition.
    Tout ceci ne fait pas avancer le mulet, mais ça me permet d'examiner un nouveau bout de la toile. Je suis pris dans quelque chose qui me dépasse. La présence de Maille à mes coté en est la preuve en quelque sorte. Je sais qu'il n'est pas altruiste au point de délaisser ses plans de conquête pour me filer la main. Il a un intérêt à m'aider ou à faire mine de. C'est probablement lié aux thuadènes, aux nécromanciens, ou aux deux. Merde…pourquoi je n'y ai pas songé plus tôt. Quelles seraient les possibilités ? Je dois pouvoir trouver.

    - Messire !

    Un coup sourd me fait basculer de selle, face contre terre. Maille tire sur ses rennes et fait cabrer sa monture. Sonné je fais gicler mon heaume pour élargir mon champ de vision avant de beugler un juron.

    - Cul de nouille ! Hey gamin, ça va pas ?
    Lodendron saute à bas de son canasson et attrape un arc qui pend en travers de sa selle.
    - Là dans les buissons !

    Je tourne la tête. Merde, il n'a pas tort, ça remue là dedans. J'ai à peine le temps de me remettre debout qu'il décoche déjà une première flèche avec un impact sourd à la réception. Un grognement rauque s'élève des branchages. Une silhouette se découpe dans la lumière grise de l'aube.

    - Je le savais ! C'est toujours au petit matin. Gaffe, ce sont des mort-vivants.

    Oui car en plus ils sont plusieurs. Un premier zombie s'avance, une flèche fichée dans le buste, bientôt suivi par trois autres de ses congénères. Gourdins et épées. L'un d'eux porte une arbalète. Mélanargie a fait fort ce coup là.

    - Range ton arc lo dindron, ça va pas nous aider là.

    Sarcastique et soudainement plein de hargne, je dégaine ma petite épée et me met en garde, les pieds légèrement écartés. Je sais qu'il ne faut pas se fier à leurs mouvements gauches et maladroits. La dernière fois, c'était une ruse pour me prendre en défaut.

    - Attention, ils sont plus vifs qu'ils n'en ont l'air.
    - Laisse moi m'occuper de ça Sakutei. Ton petit couteau ne te sera pas plus utile si tu ne sais pas te servir d'une vraie lame !

    Maille s'avance tranquillement, une gigantesque épée posée nonchalamment sur l'épaule. Parole ! On s'attendrait presque à le voir siffloter Je manque de me décrocher la mâchoire. Son épée est encore plus longue et large que celle qui m'encombre le dos. Presque aussi grande que lui en fait. De la part d'un noble, on s'attendrait à une rapière fine et élégante associée à un style d'escrime mondain qui en époustoufle les pucelles. Visiblement, Maille n'a pas lu le même manuel. Il s'étire à s'en faire craquer le dos et sourit largement, visiblement très fier de son petit effet.

    - J'aime le goût de la sueur le matin.

    Il fiche sa lame en terre et retire sa tunique, faisant face à ses quatre adversaires torse nu. Un rictus effrayant commence à gangrener son visage d'ordinaire si séduisant.

    - Alors mes mignons, si on devenait sérieux tout de suite hein ?
    Celui qui semble mener les autres s'avance et pointe le bout de lard qui lui sert de doigt dans sa direction :
    - Ce n'est pas toi que nous voulons mais si tu veux qu'on commence par toi, ce n'est pas un problème.
    Comme prévu, ils sont capables de parler et de bouger comme n'importe qui. La nécromancienne mérite bien son titre de maîtresse ès Lieuse d'Ossements.
    - Ah ah ! J'aime les gens qui ont le sens de la courtoisie !

    Maille attaque le premier avec une vigueur qui désarçonne ses adversaires. Il salue sa propre performance d'un rire fou. Se jetant d'emblée au milieu de la mêlée, il larde méchamment le porteur d'arbalète qui ne pourra plus jamais se servir de ses mains. A moins d'être très fort en couture. La gigantesque épée plonge vers le sol. Non, il corrige la trajectoire au dernier moment et fauche les herbes sur un large périmètre à l'horizontal. Les autres grognent en bondissant en tous sens pour l'éviter.
    Un petit puant attaque, Maille achève son mouvement et repousse le couperet brutalement, brisant net la lame dérisoire au niveau de la garde. Sa respiration se fait plus forte. Un autre passe à l'action sans se soucier de toucher ses "camarades" au passage. Le duc replie les bras en arrière et lui envoie un coup de coude dans les dents, il fait passer son épée dans sa main gauche et assène une manchette sur la droite. La lame démesurée trace un nouveau sillon à ras le sol, fauchant une paire de tibias trop lents à dégager. Son style de combat ne leur laisse pas de répit. Il frappe, cogne, tranche et taille sans relâche. Ses mouvements saccadés ne sont pas empreints de cette fluidité si esthétique dans les combats. Non, il s'arrête brutalement, change de direction, repousse une frappe maladroite pour mieux rebondir dans l'autre sens… C'est une bataille complètement anarchique, imprévisible. Les autres en font les frais. Deux zombies sont salement amochés, un troisième rampe sur le sol. Cela dit, ça se corse.
    Sa lourde épée entre les mains limite quand même ses cabrioles et les zombies l'encerclent. Comme unis par une même pensée (ce qui est probablement le cas), ils passent à l'attaque en même temps. Merde ! Je veux m'avancer mais une main s'interpose devant moi. Le jeune dindon encoche une flèche et bande son arc. Le trait part se ficher quelque part dans la nature.

    - Pfff…bravo dindon. T'es bon pour la farce ce coup-ci. Ou peut-être pas justement.

    Il me retourne un regard noir. Je sens que je vais adorer titiller ce gamin. Méchamment même.
    Maille file une bourrade a l'un des morts, il empale le second sur son épée et se retrouve coincé pour esquiver l'attaque du troisième. Je me rue en avant dans un fracas d'acier tel l'agile et gracieux troll des montagnes en proie à une rage de dents.
    Mettant tout mon surpoids dans mon élan, je percute violement le cogneur pâlichon d'un bon coup d'épaule. Les dentelures qui dépassent de l'armure s'enfoncent dans sa chair morte en chuintant. Il lâche un râle furieux. Je me recule brutalement, le zombie se redresse et m'envoie un coup de genou que j'intercepte facilement, ce qui a pour effet de lui réduire la rotule en charpie.
    Maille achève de couper en deux le tronc de l'homme qui lui fait face et lâche son arme au milieu d'un tas de boyaux (qui ne fument pas puisqu'ils sont froids). Il passe derrière le dernier attaquant valide et le ceinture au niveau du buste.

    - Vas-y ! Coupe lui la tête !

    Fouetté par l'ardeur du combat, je ramène ma lame en arrière, plie les jambes et me détend d'un bloc. Un grondement bestial s'échappe de ma gorge. La petite épée n'est pas impressionnante mais elle tranche aussi sûrement qu'un rasoir. Le corps décapité s'affale sur le sol poisseux peu de temps après son chef. Un jet abondant jaillit par les artères sectionnées comme s'il y avait plus de sang dans ces corps que la normale. Une observation à retenir pour plus tard.

    Nous restons les seuls debout, face à face, tout essoufflés. Des giclées sombres strient la peau blanche de Maille. Ses cheveux sont plaqués sur son visage en mèches humides. Mon regard tombe sur l'énorme épée.

    - D'où tu sors ça ?
    - Je l'ai faite fabriquer sur mesure à partir des instruments de torture légués par mon père.
    - -Glp- Ca a le mérite d'être clair. Mais plus précisément, je ne l'avais pas remarquée…
    - Oh, je la sangle sur mon destrier, elle est bien trop longue pour que je puisse la ceindre au coté. En fait, planquée sous les autres sacoches, elle ne saute pas aux yeux.
    - Oh n'est ce pas monseigneur le duc.
    Deux malades discutant boutique au milieu d'un champ de bataille. Maille repousse une mèche de ses cheveux fins derrière son oreille et reprend :
    - Cette épée aime autant le sang que moi. Elle est habituée à son odeur et sa texture. Quoique je doive avouer que c'est un bien étrange liquide qui suinte de tes amis.
    Je me dégage de la flaque nauséabonde qui baigne le sol. Le sang noir…la marque de la possession.
    - Sakutei, cette fille qui veut ta peau est ingénieuse. Elle a même prévu un archer ce coup-ci. Ta cuirasse n'aurait pas arrêté un carreau d'arbalète à cette distance. Tu peux remercier Lodendron pour son coup de patte providentiel.
    - Hmm. Oui, c'est comme si elle avait un coup d'avance sur moi à chaque fois.
    - Juste un. Pas plus, pas moins. Comme c'est étrange en effet.

    Je ne vois pas ce qu'il veut dire mais le temps des questions se fait bousculer par celui de la récupération. Le blond mioche s'amène avec les gourdes et de quoi se nettoyer. Je prends un temps pour me désaltérer, Maille fait sa petite toilette et nous nous remettons en route.

    A défaut d'être reposant, le trajet est riche en enseignements. Il me semble que je lève le voile sur de plus en plus de secrets…pour découvrir qu'ils en cachent d'autres encore plus mystérieux. Un seul coup d'avance ? Ca me laisse perplexe.
    Il nous faut encore un jour complet pour atteindre le nid des thuadènes. Le sidh comme l'appelle Maille. D'après ses explications, il nous faudra respecter une sorte de rituel pour être admis à l'intérieur…ou du moins pour obtenir une audience.

    - Les thuadènes sont réputés pour leur sagesse et leur savoir, mais aussi pour leur traîtrise et leurs coups bas. Je suis sûr que tu vas adorer Sakutei. On ne trouve pas de meilleur miroir pour nos travers humains.
    - Formidable.
    Alors que nous approchons de l'entrée de la grotte, un détail me fait sourciller. Il y a déjà du monde sur place. Trop tard pour rester en retrait, les tintements des boucles de harnais et les renâclements des chevaux nous ont déjà trahis. Nous décidons d'avancer à pas lent, une main sur la garde de nos épées, c'est-à-dire quelque part au milieu des fontes dans le cas de Maille.
    Il fait nuit mais je ne tarde pas à reconnaître la silhouette voûtée du vieillard assis à coté de ce qui semble être les reliefs d'un repas frugal.

    - Foutrenoir !! Javel !
    S'il ne m'avait pas reconnu sous mon accoutrement, le son de ma voix semble le secouer. Je ne porte plus mon heaume depuis ce matin ce qui lui donne l'occasion de me dévisager ouvertement. Puis de dodeliner allègrement et de piaffer comme un étalon.
    - TOI ! Aaaah, je n'y crois pas ! Le retour du traître !

    Il a l'air furibond. A ses cotés, son shinigami personnel se dresse instantanément entre nous et s'apprête à dégainer son sabre. Un pouce sur la garde, sa silhouette se découpe dans la lueur crachotante des torches fichées devant la porte.

    - Hey du calme, on ne va pas recommencer. Oh !
    - C'en est trop gamin ! Tes sales entourloupes m'ont lassé. Ah ah, tu as bien mené ton coup dans la forêt, mais c'est terminé maintenant.

    Maille saute à terre, une main négligemment posée sur le fourreau sanglé sur sa selle. Son regard commence à briller de cette lueur. Il faut que je jugule la tension avant que ça ne dégénère.

    - Doucement. Maille, attend. On ne va pas se battre !
    - Kageisha, yatsu o korose !!
    - Hai !

    Et merde, ça ne ressemble pas à un appel au calme et à la discussion. Le sabre coulisse en sifflant. Maille se rebiffe et dégaine sa propre lame.

    - C'est ça, avance toi, lâche t-il avec un large sourire. Il est trop confiant.
    - Maille arrête !

    C'est mauvais, je ne connais pas de meilleur combattant que le shinigami. Il porte bien son titre. Il donne la mort … comme un dieu. Le peu de fois où j'ai pu le voir en action, il s'en est toujours tiré en quelques passes, bougeant presque trop rapidement pour l'œil. Même un épéiste tel que le duc ne fera pas le poids.

    - Javel retient le bon sang ! On ne va pas s'écharper sur un malentendu.

    Je bondis à terre à mon tour pour mettre un terme à cette montée en épingle. Javel se relève et s'appuie sur sa canne pour me faire face. Juste à coté de lui, le guerrier vêtu de noir et blanc croise le fer avec Maille. Il attend que son adversaire face le premier geste…j'ai déjà vu ça. L'un et l'autre sont tendus comme des cordes à violine.

    - Maille ne bouge surtout pas où tu es mort. Javel. Javel ! Attends, on peut parler.

    Je m'avance lentement, un pas après l'autre. Les bras écartés et les paumes levées dans ce signe universel de paix. Un filet de sueur glacée se glisse entre mes omoplates et vient me chatouiller les reins. Il suffirait que j'éternue pour déclencher le cataclysme. D'ailleurs, ce n'est pas un brin de pollen qui vient de me chatouiller les narines là ? Je me concentre. Je suis presque à portée de chuchotement mais surtout bien assez près du sabreur. A cette distance, il lui suffirait d'un battement de cil pour me faire sauter la tête, je pense que tout le monde en est conscient. A part Maille qui semble impatient d'en découdre…pour une raison que j'ignore. Je m'immobilise, tétanisé de terreur.

    - Je…

    Le vieux Javel n'a pas l'air disposé à discuter. Il fait simplement claquer sa langue et recule d'un pas. L'enfoiré ! Il m'a laissé approcher pour m'offrir en pâture à son tueur. Un battement de cil…je tourne la tête. Un claquement vibrant me fait légèrement trébucher. Les oreilles bourdonnantes, je considère la lame raide qui a manqué de me décoller la tête d'un ou deux centimètres. Juste entre elle et moi, il y a celle de Maille. Apparemment, il avait prévu le coup. Ce dernier se fend d'un petit rire et repousse le sabre sans ménagement.

    - Recule Sakutei, il est pour moi.
    - Ne fais pas l'idiot Maille.
    - C'est bien de lui que tu m'as parlé l'autre jour. Ce type qui t'a suivi et qui serait capable de tuer quelqu'un sans qu'on ait le temps de le voir bouger ? Ah ! Enfin un adversaire digne de ce nom !

    Et il attaque ce fou ! Kageisha pare son coup sans difficulté et ne recule même pas en levant son katana devant son visage. Leurs lames restent croisées un instant, puis celle du duc dévie sur le coté. Le shinigami devient une forme floue. Il achève son mouvement le bras droit tendu à l'horizontale, les jambes légèrement fléchies et toujours totalement inexpressif. Il ne semble même pas regarder son adversaire. Alors je remarque les gouttes de sang qui roulent sur le tranchant de son sabre.
    Maille trébuche une ou deux fois et laisse échapper son arme. Une main pressée sur son flanc, il tombe un genou à terre et semble respirer laborieusement. Et merde ! Le regard du shinigami se fixe un instant sur moi. Je suis le prochain ! Alors que je tente de me mettre maladroitement en garde, un cri rageur me fait tourner la tête.
    Lodendron charge le trucideur de son amant avec toute la fougue de la jeunesse et surtout l'insouciance qu'elle lui confère. Kageisha ne se laisse pas surprendre. Il disparaît à mes yeux pour arriver juste dans le dos du gamin et lui assène une coup de poignée savamment placé entre les épaules. Le petit blondinet tombe à terre près de son maître. Comme si l'on avait coupé les fils d'une marionnette.

    Le guerrier marmonne quelque chose que je ne comprends pas mais visiblement, il rechigne à utiliser son arme sur lui. Je déglutis. Un coup fulgurant sur le thorax me fait soudainement reculer. Je trébuche et manque de m'étaler en arrière. Il est déjà là ! Ma main gauche s'avance comme pour parer le coup suivant. Tout se passe très vite mais je suis capable de décortiquer chacun des frémissements qui me parcourent l'échine. J'inspire cette odeur de fleurs qui se cache sous celle de la sueur et du sel.
    Kageisha m'adresse un genre de salut de tête et repose sa lame à plat en arrière au niveau de son bassin. Est-ce une légère contrariété que je lis dans son regard ? Il semble hésiter un instant, comme tiraillé par ses sentiments.
    Je me souviens alors ma discussion avec Thrace quand nous étions coincés dans le monde de Javel. Le code d'honneur ! Il n'attaque pas sérieusement parce que je ne suis pas armé ! Il veut me provoquer pour que je dégaine. La décision est donc facile à prendre, je laisse mon bras gauche tendu en avant et déboucle rapidement mon ceinturon de la main droite.

    - Stop ! Il n'y aura pas de combat. Pas de combat tu m'entends.

    Le shinigami ramène son sabre en travers devant lui, relève le menton et paraît considérer la chose. Quelque chose cloche. Javel ne dit rien. Mon regard glisse alors le long de mon bras gauche…les pointes tenues du parasite qui saillent comme des piques acérées en direction du buste de mon opposant. Oh non…
    Le sabre siffle, je bondis en arrière. Trop lent ! L'acier mord violement et m'arrache un hurlement de douleur. C'est comme s'il venait de me couper le bras. Je tombe à terre, haletant et grimaçant. Mes yeux brouillés de larmes, mes oreilles assourdies par les martèlements sourds de mon cœur qui cogne jusque dans mes tempes…je perçois à peine l'approche de mon adversaire. La douleur me submerge et m'écorche le cœur. Elle le piétine, le calcine et le réduit en cendre. Sans force, je tombe à terre dans les tiges souples.

    Alors il se passe quelque chose. Des coups sourds, d'autres halètements et un cri de surprise. La première chose que je capte dans mon regard tourmenté ressemble à une botte. Elégante, raffinée…et blanche.

    - Tu ne croyais quand même pas te débarrasser de moi aussi facilement !

    Maille est à nouveau face à face avec Kageisha. Je parviens à relever la tête bourdonnante et chercher Javel du regard. Ce dernier est accroupi à quelques pas et considère la scène d'un air contrarié. Je recrache l'herbe que j'ai avalée et tente à nouveau de l'appeler.

    - Javel, qu'est ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Tu me fais suivre, tu me dupes et ensuite c'est moi qui suis accusé de traîtrise ?

    Des tintements clairs m'informent de la reprise du duel. Cette fois le duc ne se fait pas surprendre par les mouvements furtifs. Il parvient à parer coups sur coups et même à contre-attaquer une ou deux fois. Mais ça ne tiendra pas longtemps. Une main pressée contre ses côtes, il bave du sang et même s'il semble possédé par une démence folle, il s'affaiblit. Pas une estafilade n'entache son adversaire.

    - Qu'est ce que tu veux dire par là ?
    Aah, j'en ferais dans mon armure pour peu.
    - Il y a quelques jours. Kageisha était dans un village avec moi. Il m'espionnait sur ton ordre je suppose…
    - Hein ? Arrête tes divagations, tu confonds. Mais…en tout état de cause, ça mérite réflexion. Kageisha.

    Le duel s'interrompt aussi soudainement qu'il a démarré. Chacun reste sur ses positions, alerte et tendu. Maille haletant et mal en point, Lodendron inconscient et moi prostré sur le sol. Notre bord ne pourra pas survivre à un nouvel assaut, j'ai intérêt à redoubler de diplomatie.

    - Aucun doute possible Javel, je suis peut-être un toquard, mais j'ai un bon sens de l'observation. Pourquoi mentirais-je ?
    - Pour garder la vie je suppose.
    - Oui bon. Mais…
    - Alors tu prétends que j'aurais envoyé mon garde du corps te renifler ? Ca ne tient pas debout, réfléchis y. J'ai déjà un moyen de te surveiller. Tu ne te rappelles pas ?
    - Le … parasite.
    - Exact. Alors ryoka, servons nous de nos méninges et voyons pourquoi tu cherches à me raconter cette histoire. Et surtout, ça n'explique pas pourquoi tu as cherché à me tuer.
    - Te tuer ?

    Je commence à comprendre les raisons de sa fureur. Je me redresse sur un coude, la douleur est insupportable mais ce n'est pas le moment de faiblir. Un autre grain de pollen finit par me faire éternuer.

    - Javel, on se fait manipuler l'un contre l'autre, c'est évident. On nous pousse à nous méfier…voire à nous trucider mutuellement.
    - Ah ah ! Ce n'est pas si bête ça.

    Il a l'air sincère en disant ça. Le vieux se lève et fait un signe de main à son shinigami. Le guerrier incline la tête, rengaine son sabre et s'agenouille à ses cotés, les mains sur les cuisses et le dos bien droit.

    - On dirait qu'il va falloir qu'on discute mon gars. Allez debout !
    - Hey, doucement là.
    - Arrête tes jérémiades, fais moi voir cette blessure. Oh…pas joli joli. Et lui, il est avec toi ?
    - Hm.
    - Très bien, alors aide moi grand godelureau.

    Il me redresse d'autorité avec l'aide de Maille. Je tiens à peine sur mes jambes. Le duc lâche un de ces rares jurons en voyant mon bras.

    - Oh bon sang, on dirait qu'il te l'a coupé Sakutei.
    - Du travail net pour sûr. Facile à soigner mais irréparable.

    Je serre les dents et risque un regard. C'est malheureusement exact. Il me manque sans doute la moitié de l'avant bras, tranché de biais en plein milieu du parasite. Voilà pourquoi ça me fait si mal. Un nouveau genre de douleur s'insinue dans mon cœur et se diffuse dans la moelle de mes os. C'est un refrain lancinant, une ritournelle sans cervelle qui me murmure à l'oreille des paroles creuses. Mon intégrité est entamée. J'ai perdu un morceau de mon corps pour toujours. Pas de retour en arrière. Je sens que si j'écoute cette voix plus longtemps, je vais devenir fou. Je sens aussi qu'elle risque de se faire plus insistante dans les jours à venir. Une main me secoue par l'épaule, je sors de ma contemplation morbide.

    - Il faut arrêter l'écoulement sinon il va se vider. Ou tout au moins délirer.
    - Cautérisation.
    - Tu n'y penses pas, c'est barbare !
    - Gamin, je soignais déjà des blessures quand tu tétais ta mère.
    - Aaah, ces vieux qui refusent d'évoluer, c'est un tragédie.
    - Dites…
    - Quoi tu veux t'en occuper tout seul blanc bec ? Si t'es aussi habile au pansement qu'au tranchoir, laisse moi te dire que tu ferais mieux de laisser tomber.
    - Il sera mieux loti entre mes doigts qu'entre tes paluches ridées, vieillard ! Laisse moi faire.
    - HEY ! Vous allez la boucler tous les deux ? C'est de moi qu'il s'agit là. Foutez moi le camp, JE m'occupe de MA blessure merci.
    - Oh très bien, très bien, monsieur fais encore sa mauvaise tête.
    - Theu.

    Maille et Javel s'éloignent de quelques pas et reprennent leurs chamailleries. Je les laisse faire connaissance, j'ai une intuition à vérifier.

    - le Kregg t'es encore vivant ?
    Ouuui lui seul est là !
    - Je te pensais plus solide que ça.
    Ca coupe sec son truc.
    - Tiens tu parles normalement maintenant ?
    Presque. Le Kregg est presque prêt.
    - Tu peux faire quelque chose pour ça ?
    Non il ne peut pas. Ca va être très douloureux pour le porteur.
    - (Un soupir) Bon tu as mon expresse autorisation pour cette fois…

    Merde, je ne pensais pas lever l'interdiction de si tôt. Immédiatement, le parasite semble s'ébrouer et se remet à tisser sa coquille autour de mes chairs…ou de ce qu'il en reste. Rapidement, il forme une nouvelle gangue d'os qui picote légèrement. Bah, rien de méchant pour le… ouuuuh !
    Je retombe à terre dans un fracas de tonnerre. Maille et Javel se précipitent pour me relever.

    - Oh Sakutei !

    C'est douloureux effectivement mais une fois le processus achevé, je me surprends agiter le nouveau bras que je possède. Absolument identique au précédent mais en os. Même ma main est reconstituée, c'est incroyable. Mais le plus étonné de tous, étrangement, c'est Javel. Il me dévisage avec un drôle d'air.

    - Par la déesse. Tu es entré en contact avec le masque.
    - Heu oui …
    - Qu'est ce que tu as fait ? Tu l'as nourris avec du sang ? Ton sang ?
    - En partie je crois. Il a du absorber un peu de sang de zombie quand je me suis colleté avec.
    - Purée ! Purée, purée, purée !

    Et le voilà qui se met à trottiner autour de nous en agitant les bras et en lâchant des bribes de son jargon incompréhensible dans les bourrasques. Tiens, le vent s'est levé. Pour finir, Javel m'attrape par le rebord de mon plastron et me tire vers sa mauvaise haleine postillonante.

    - As-tu la moindre idée de ce que tu as fait gringalet inconscient ??
    - Hey du calme pépé, c'est toi qui ma donné ça en traître alors ne te plains pas des conséquences maintenant !
    Il me jette un regard rageur qui me fait craindre une autre poussée de colère.
    - Tu es ignorant et impétueux alors je vais t'expliquer ce qu'il va se passer maintenant. Tu lui as donné le sang d'un mort et le sang d'un vivant. C'est la pire combinaison possible. Le masque va développer ses pouvoirs de télépathie et s'attachera à prendre de plus en plus d'emprise sur toi. Quand ce sera terminé, tu perdras ton esprit et il te dévorera entièrement. Ton corps lui appartiendra et tu vas mourir. Alors tu es fier ?

    Je reste médusé une fois de plus. C'est Maille qui se porte à la réplique.

    - Quand bien même vieillard, on a pas de temps à perdre avec ça pour le moment. Il y a des menaces plus concrètes à portée de main. Alors un problème à la fois.
    - Bah faite comme vous voulez, je m'en fiche.
    - Javel…attends. Qu'est ce que ça peut te faire que j'y passe ? C'était ton objectif il y a moins de cinq minutes. Tu me caches quelque chose.
    - Ah, on dirait que tu deviens moins bête. Oui effectivement, il reste un détail qui me contrarie au plus haut point. Lorsque la dévoration sera accomplie, le parasite va chercher à tuer son créateur pour se libérer de ses dernières attaches. Son créateur, c'est moi ! Et je peux t'assurer que sous sa forme finale, il est beaucoup plus puissant et difficile à mater. En fait je ferais mieux de te tuer maintenant.
    Maille le tire en arrière.
    - N'y pense pas vieillard !
    - Hey là, on se calme. On va tous respirer un coup et tenter de coexister encore quelques minutes hein. Javel, combien de temps avant que le processus ne soit accompli ?
    - Maintenant que tu lui as offert ton bras presque en entier…ça risque d'aller plus vite que prévu. Mais d'après mes expériences, il faut trois mois à un sujet pour être entièrement dévoré.
    - Expériences ?
    - Les rêves sont un formidable terrain pour ça. A quoi penses tu que j'emploie mon temps quand je dors ahuri ?!
    - Oh…heu.
    - Arrête de penser à ça espèce d'obsédé.
    - Hey !

    Je me tourne vers l'ouverture de la grotte. Apparemment, ça fait un petit moment que Javel et son serviteur attendent ici.

    - Bon discutons affaires. Si ce n'était pas Kageisha alors qui était-ce ?
    - N'importe qui d'autre ! Tu as confondu c'est tout.
    - Non, je suis sûr que c'était lui. Figure toi que les gens du delta ne se trimballent pas un katana passé à la ceinture et ne sont pas habillés de ce vêtement large, noir retroussé de blanc. Ca te suffit où tu veux que je continue ? (je lève un index) Ah si, j'ajoute qu'il ne faisait aucun bruit et ne paraissait ni manger ni dormir. Bref, ça correspondait assez bien.
    - Je suis perplexe.
    - Sakutei, ce que tu décris là ressemble plus à une projection spectrale. Ca ne t'a pas effleuré l'esprit ?
    - Une quoi ??
    Maille retourne un regard appuyé à Javel et soupire devant mon ignorance.
    - Un miracle que tu sois encore en vie avec autant de lacunes.
    Le vieux branle du chef.
    - Je suis bien d'accord.
    - Bon ça va, hein. N'en rajoutez pas.

    Javel déglutit bruyamment et se gratte l'oreille. Il semble juger la proposition de Maille. Et penche la tête.

    - Ce n'est pas bête blondinet. Mais il faudrait que le servant connaisse la conformation de Kageisha.
    - Il aurait pu, s'il avait un moyen de vous observer quand vous étiez ensemble.
    - Pourquoi l'aurait-il fait dans ce cas ? On se sert de projections pour espionner.
    - Double précaution ? Ou alors il a perdu le contact et a trouvé une autre méthode.
    - Mmh.

    J'ai l'impression d'assister à un dialogue entre deux experts sur un sujet qui m'est totalement inconnu. C'est particulièrement désagréable. Surtout quand le vieux Javel se met à claquer ses doigts secs comme s'il venait de tout comprendre.

    - Ryoka, quand est-ce que tu as remarqué la présence de ce soit disant Kageisha auprès de toi ?
    - Eh bien, le lendemain après vous avoir quitté dans la forêt. Oh et d'ailleurs à ce propos, je n'ai pas…
    - Chut. Ca colle ! Ca colle.

    Javel attrape Maille par le bras et l'attire de quelques pas à l'écart pour discuter. Et merde, ces deux là s'entendent comme larrons en foire. Quand je m'avance pour écouter, le duc me fait signe de reculer.

    - Laisse nous Sakutei, on discute entre adultes là.

    Mes gros yeux n'y changent rien. Pour prendre mon mal en patience, j'observe l'environnement bosselé qui nous entoure. Des petits tertres cernés par d'autres collines. Quelques arbres et pas mal de rochers. Le shinigami toujours immobile dans la position de l'attente et Lodendron qui s'est finalement relevé s'occupe des chevaux.
    Je trépigne encore un moment avant de voir les deux autres se tourner vers moi avec des airs outrageusement satisfaits.

    - Alors ??
    - On a trouvé.
    - Nous avons affaire à un Traceur d'Âmes.

    Ils ont l'air tellement content d'eux que je ne leur offrirai pas l'exclamation incrédule qu'ils attendent. A la place, je fais tourner mes méninges et je tente une conclusion :

    - C'est un sorcier ?
    - Pas mal. Il n'est pas si niais hein.
    - Oui, il fait preuve de plus en plus de jugeote en ce moment, je fonde de grands espoirs en lui.
    - C'est fini oui ?!

    Maille et Javel ricanent. Je fulmine. Finalement, le vieux s'avance et me fais signe de m'assoir.

    - Bon laisse moi t'expliquer. Un Traceur d'Âmes est un nécromancien. C'est une des disciplines de l'art des morts qui joue sur la manipulation des défunts. Un adepte moyen sera capable ainsi de soumettre certains esprits récupérés sur les cadavres pour les faire entrer dans des objets. C'est ainsi que les nécromanciens produisent leurs artefacts enchantés. Mais un maître ? Probablement assez puissant pour contraindre un esprit à prendre une forme visible. Et voilà comment on obtient notre faux-Kageisha.

    Je toussote pour répondre mais il me place son index pour me sceller les lèvres.

    - Ce n'est pas tout. Pourquoi sommes nous sûr qu'il s'agit d'un Traceur et non d'autre chose ? Parce qu'il y avait un mort vivant dans l'assemblée. Ton vieux pote à la hache était un zombie. Et quand tu es parti, il a essayé de me tuer. Ce salopard n'était pas très vif mais résistant. Il est parvenu à s'enfuir avec son compère avant que Kageisha ne puisse les calmer l'un et l'autre.
    - Mon pote à la hache…bon sang, tu parles de ces deux gars qui m'accompagnaient quand je t'ai retrouvé ?
    Il me claque le front sèchement.
    - Qui d'autre ?! Réveille toi.
    - L'Artincheur et Trempe, je me souviens de leurs noms maintenant. Alors…Trempe était un mort vivant ! Mais depuis quand ?
    - Qu'est ce que j'en sais, c'était ton compagnon, pas le mien. Soit dit en passant, je comprends que tu aies cherché à t'en débarrasser. Pas très causant hein ?
    - Ca explique en effet…j'avais remarqué qu'il avait du mal à parler. Hum, mais Mélanargie est plus douée que ça, c'est étrange. Je peux te certifier que ses serviteurs morts ne sont pas bien différents des vivants !
    - Exact ! Et c'est ce qui la disqualifie pour ce complot là. Ecoute bien, tous les nécromanciens sont capables de lancer des sorts mais en fonction de leur spécialité, ils seront plus ou moins puissants dans certains domaines. Mélanargie est une experte en liens d'ossements. Sous sa main, Trempe ne se serait jamais trahi et en revanche, tu n'aurais jamais eu une illusion de Kageisha aussi parfaite sous les yeux.
    - Alors cela signifie…
    - …qu'il y a un autre nécromancien dans la partie, achève Maille à ma place.

    Nos regards s'entrecroisent un instant pour donner à cette idée le temps de creuser son trou.
    - Il faut faire attention. Mélanargie est peut-être une petite futée qui sait mener son monde, mais ce Traceur d'Âme est d'une autre trempe (ah ah). Il est tout à la fois très discret et incroyablement rusé. Sans nous concerter, nous ne l'aurions jamais démasqué individuellement. Et il a bien faillit faire en sorte qu'on s'entretue de manière à ce que ça n'arrive jamais. Attention, attention les jeunes. Si vous voulez avoir autant de rides que moi un jour, surveillons nos arrières.
    - Sauf qu'on ne sait pas qui sait.

    Je me gratte la nuque une nouvelle fois (ce qui est très efficace avec ma main calcifiée). Toute cette affaire est très intrigante.
    - Alors c'est peut-être à mon tour d'apporter une pierre à l'édifice.
    Les deux autre me dévisagent alors que je tire le petit médaillon du templier de ma ceinture.
    - Ceci est une supposée amulette de contact. Mais je n'arrive pas à m'en débarrasser. Où que je la jette, je finis par la retrouver dans mon paquetage.
    Javel démystifie la chose sans plus attendre.
    - Un objet ensorcelé avec un esprit suiveur…quel hasard quand un Traceur d'Ame est justement dans la partie.
    - Savez vous qui m'a donné cet objet ?
    Je laisse une pause oratoire pour savourer le moment où pour une fois, j'en sais plus qu'eux sur quelque chose. Maille est assez théâtral dans l'âme pour m'offrir un hochement de tête d'un air amusé.
    - La même personne qui m'a collé Trempe dans les pattes. Un templier. Soit disant !
    - Un templier ? Qu'est ce que c'est.
    - Ah ah. Le temple est un ordre de sorciers dévoué à l'étude de la vie…l'opposé de la nécromancie en quelque sorte.
    - J'ai l'impression que ton templier ne jouait pas franc-jeu. Tu as rencontré notre Traceur d'Ame. C'est certainement à ce moment là qu'il a flairé l'affaire.

    Maille se détourne un instant pour aller chercher une gourde qu'il fait tourner entre nous. Lorsqu'il reprend la parole, il adopte son ton de duc :

    - Messieurs, je pense que nous en savons maintenant assez pour passer à la suite. Quelque soit la solution du problème, elle se trouve là dedans (il désigne la porte de bois à flanc de tertre). Les thuadènes disposent d'une magie plus ancienne et plus forte que tout ce que les nécromanciens pourraient nous opposer.
    Il avale une autre gorgée d'alcool et rejette ses cheveux en arrière.
    - Je propose donc de nous associer le temps d'en finir avec cette affaire. Qu'en dites vous ? Javel ?
    - Je suis partant.
    - Sakutei ?
    - Pas bien le choix.
    - Et l'autre ?
    - Il suivra.
    - Bien nous abordons une phase intéressante alors.
    - Oui mais il y a un problème.

    Sans blague. Javel désigne la porte du bout de sa canne et fait la moue.

    - Les thuadènes ne répondent pas à l'invocation. J'ai attendu toute la journée sans résultat. J'ai l'impression qu'il se passe quelque chose d'étrange là dedans.
    - Alors il n'y a pas trente-six solutions, il faut entrer. Nous sommes cinq, c'est bien assez pour parer à toute forme de menace.
    - Je n'aime pas ça, il est extrêmement dangereux d'entrer sans invitation mais on dirait qu'on a pas le choix.

    ***

    C'est ainsi qu'un petit groupe d'hommes aux origines et objectifs variés s'engagent d'un front commun dans l'ouverture noire. L'adversité amène parfois les alliances les plus incongrues. Mais ce sont également les plus fragiles.
    Et un peu plus haut, sur une colline en surplomb dans l'axe parfait de la porte, on entend le léger frottement d'une corde en chanvre qui se détend doucement sur un arc en if.

    - J'aurais pu le tuer là. Inratable à cette distance, même avec le vent.
    - Non pas maintenant. Quand ils ressortiront.

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