• - Ça fait un moment qu'on n'entend plus rien…
    - Tchhht !

    Une main irritée m'intime de la boucler. Je soupire. C'est pourtant l'instant idéal pour se fendre d'un "c'est trop calme". Je ne cesse de regarder derrière moi, puis à nouveau devant, puis sur les angles morts. Comme j'aimerais disposer d'une vue complète dans ce genre de situation ! Des yeux dans les omoplates, et un autre sur le sommet du crâne pour faire bonne mesure. Epongeant un peu de sueur supplémentaire, j'en profite pour décoller le col de ma tunique imbibée de transpiration.
    Je suis tellement tendu que j'en deviens inattentif, la preuve m'en est donnée un court instant plus tard lorsque je sens la caresse humide d'un baiser sur la joue. Mon sursaut manque de m'emporter à la renverse.

    - Hé !

    C'est Morgane, accroupie près de moi avec son sourire mutin et ses cheveux emmêlés. Elle pouffe comme une adolescente, secouant doucement ses épaules. Ses lèvres s'approchent à nouveau, mais cette fois, c'est pour me parler :

    - Du calme, chuchote-t-elle, tu t'agites tellement qu'on pourrait te tuer avec une plume.
    - Et c'est censé me rassurer ?
    - Elle a raison Sakutei, si tu continues à t'exciter comme ça tu vas nous claquer une veine et on sera obligé de t'abandonner ici.
    - Merci Maille, dis-je d'un ton acide.
    - Essaie de te détendre, m'enjoint notre impertinente geôlière.

    Je me pince l'arête du nez tout en réfléchissant à la situation. Chercher des solutions empêche d'angoisser paraît-il… ou bien, et je m'en rends compte à l'instant en déglutissant, tout au contraire met en valeur l'énormité insurmontable du problème.  On va y rester ! Personne pour nous secourir et la mort surprise dans les couloirs ! Maille me tapote l'épaule d'un geste conciliant :

    - Ne t'inquiète pas Sakutei, on va se tirer de là.

    Je ne m'étonne qu'à moitié de le voir aussi calme après avoir entendu une gamine se faire déchirer le ventre à quelques mètres de nous. Je suppose qu'on s'habitue à tout.
    Nous sommes toujours dans la même pièce, rien n'a bougé, hormis Javel qui s'est affaissé un peu plus profondément dans son fauteuil. J'ai bien essayé de le réveiller mais il semble au plus profond de son monde onirique. Compte tenu de l'écoulement du temps différent du notre, j'espère qu'il n'a pas l'intention d'y passer des journées…

    - Bon. J'ai une idée, murmure le duc.

    Cet élan créatif se voit néanmoins immédiatement relégué en arrière plan lorsque résonne sous la voûte de pierre, le frottement caractéristique d'une semelle. Quelqu'un ? Les thuadènes se remettent en position, tendus et silencieux. Maille est assis contre le mur près de moi, son immense épée toujours au fourreau négligemment posée en travers de ses jambes. Quand à ma pauvre personne qui m'est si précieuse, et bien je m'efforce de tenir le coup et c'est déjà une performance.

    Plus un bruit. Est-ce qu'on a tous rêvé ? Non, ça c'est le boulot de Javel, chacun sa spécialité. Je raffermis ma prise sur la poignée de l'étrange et redoutable lame-goutte et retiens mon souffle. Si quelqu'un a posé le pied quelque part, il sera bien obligé de le bouger à nouveau. Surtout, rester muet comme une tombe de carpe et ouvrir ses oreilles…

    - Ça y est !
    - AAAAAAAAAH !

    Je me retourne d'un bond, les yeux exorbités et la langue sortie avant de réaliser que je suis l'auteur bientôt honteux de ce cri pitoyable. Et merde ! C'est Javel. Qu'est ce qu'il lui prend de gueuler comme ça ?!
    Maille le rejoint avant moi pour lui intimer le silence sous les regards courroucés de nos chaperons. Je ne peux pas m'empêcher de renchérir à ma façon, autant pour marquer le coup que pour écluser ma nervosité :

    - Javel, par la déesse, boucle ton claque merde.
    - Bah qu'est ce qu'il se passe ici ?
    Je secoue la tête.
    - C'est pas vrai, pourquoi maintenant ? Tu pouvais pas roupiller encore un peu ?
    La brève agitation qui s'en suit est immédiatement maîtrisée par les gestes sûrs et vifs du duc.
    - Du calme vous deux. Javel, range ta canne et toi Sakutei, arrête de l'asticoter.
    - Oui papa.

    Maille m'adresse un index menaçant avant de résumer la situation en quelques mots. En fait il se limite même à une phrase simple et directe, je n'aurais pas fait mieux avec tout mon arsenal ordurier que je me flatte pourtant d'entretenir assez étoffé :

    - C'est la merde.

    Seulement voilà, pendant qu'on se retourne pour traiter le cas du vieux rêveur, coté couloir les choses évoluent. Un autre bruit, un peu plus proche, un peu plus métallique et probablement un peu plus dangereux. L'un des gars nous fait signe de rester tranquille. Morgane se penche au ras du sol pour jeter un œil. La tension grimpe une sacrée volée de marches à une allure autrement plus impressionnante que celle que nous avons adoptée pour arriver ici. Je serre les dents et soudainement, la voix rocailleuse d'Elutrine s'enroule autour de mon angoisse.

    Il peut rester tranquille, elle veille.
    Je suis magistralement soulagé. Où t'étais passée toi ?
    Elle lui a manqué ! C'est formidable !
    Non, non et non. Simplement, vu qu'on partage les lieux, j'aimerais autant savoir ce que tu boutiques.
    Bah rien, elle dormait.
    Elle… tu dormais ? C'est une manie dans ce groupe de tutoyer l'oreiller ?
    Il faut bien qu'elle se régénère de temps en temps. C'est elle qui s'est faite trancher par l'agressif Semeur de Chaos, pas lui. Il pense peut-être que c'est facile de faire repousser tout ça ? Elle se demande ce qu'il dirait si elle lui coupait un morceau.
    Gniah gniah gniah

    Etre puéril dans les pires moments fait sans doute partie de mes attributions. Ce doit être mon rôle sur cette terre sauvage où les entités féminines sont toutes des tueuses, des guerrières, des comploteuses ou des parasites sanguins. Notre conciliabule trouve son point final lorsqu'un point d'exclamation sonore retentit dans le couloir.

    - Oh ! Ici Streg ! N'attaquez pas, on entre !

    ***

    Deux sur le coté, un troisième encore plus à droite. Sur la gauche, c'est plus difficile à déterminer, tout juste la vision fugitive d'un manche de hache qui frôle un tronc avant de disparaître à nouveau dans l'épais brouillard. Luk juge l'opacité suffisante, tout se passe bien, les brumeux sont regroupés en nuage dense et mouvant. La troupe progresse en son sein comme un reptile.
    Les hommes avancent, largement espacés les uns des autres, séparés par les volutes serpentines que forment les brumeux. Une véritable purée de pois à moins de trois pas devant soit.
    Les thuadènes connaissent les lieux et si les chasseurs savent éviter les obstacles d'instinct, les nordiques, eux, se foutent royalement des menues racines, des petites pierres, des jeunes arbres et des gros buissons qui entravent leur progression. Quand ils ne les tranchent pas d'un revers, ils les arrachent ou les piétinent tout simplement. Ce n'est pas très discret mais ça crée une ambiance particulière qui devrait marquer les esprits.
    Une bonne mise en scène, voilà qui devrait les saisir dans le défaut de l'armure, en plein dans la faille que tout homme conserve en lui malgré les épaisses couches de bravoure ou d'insouciance : les terreurs infantiles. Celles aux gueules noires et garnies de crocs, qui font préférer les épaisses jupes d'une mère au tranchant pas assez épais d'une dent de lait forgée en forme d'épée. Et puis, un soldat qui hurle comme un gosse, ça file les chocottes à tout le monde. Un vrai déversoir à horreurs. Dans le crâne si fertile des humains, Luk sait qu'il y assez de place inutilisée pour façonner toutes sortes d'idées.

    Le Marcheur des Cieux enjambe précautionneusement un tronc abattu couvert de mousse. Juste derrière lui, l'impassible Bjorn surveille la progression de leur petite troupe. Il grogne succinctement un son animal à l'homme de droite pour qu'il ralentisse un peu. Aucune parole, aucun signe de civilité ne doit transparaître.
    Les thuadènes sont impatients et il faut sans cesse les modérer. Pour se faire, chaque guerrier doit garder en vue ses plus proches voisins pour se transmettre les consignes gutturale.
    Luk fronce les sourcils pour négocier un épineux. Il faut que l'attaque soit portée d'une seule frappe. L'effet de surprise doit être parfait.
    Le capitaine plaque sa paume contre une écorce rugueuse et laisse émerger le coté droit de son heaume de l'autre coté du tronc. Si ses estimations sont correctes, l'entrée des cavernes se trouve à moins d'une centaine de pas. Donc le camp des humains…

    - … urée de pois. Comment tu veux qu'on patrouille dans ces conditions.
    - C'est pas rassurant…
    - Pétochard va !
    - Merde, n'importe quoi pourrait sortir de ces bois. C'est quoi ce brouillard en plein jour !

    Luk écarte les deux bras et s'accroupit. C'est le premier signal, tous les autres devraient normalement faire de même. Enfin dans la mesure où il est possible de discipliner un nordique.

    - …pporter des torches.
    - Bah attends, on finit le tour, on a presque terminé. Les suivants se démerderont avec cette foutue naphte.

    Devant, la conversation continue. Aucun doute, se sont des humains, cinq ou six voix différentes se mêlent dans la discussion pour savoir si oui ou non la patrouille doit dévier de son itinéraire pour aller chercher des torches.
    Des sentinelles… il ne s'est donc pas trompé. Les humains sont en train de s'installer. Peut-être même sont-ils en plein préparatifs du combat. Ce n'est pas bon pour eux. Luk retient son souffle pour estimer la distance qui les sépare.
    Ils sont très proches. Ils pourraient sans doute se contempler dans le blanc des yeux sans les brumeux. Le thuadène se passe la langue sur les lèvres avec avidité. Ça va bientôt commencer. Son cœur s'emballe sur le rythme de bataille qui lui est si familier. Il serre les poings et regrette un bref instant d'être dépourvu d'épées pour ce raid. C'était un peu vaniteux de sa part, il le reconnaît amèrement, d'avoir foulé aux pieds ses armes au conseil. Il n'a pas pris le temps de les remplacer mais pour un engagement aussi minuté, Luk sait qu'il n'aura pas besoin de lame. Qui plus est, si tout se passe bien, il n'aura même pas besoin d'intervenir.

    Un craquement sec interrompt le fil de ses pensées. Les humains l'ont entendu aussi.

    - Qu'est ce que c'est ?!
    - Probablement un animal. Si tu chie gras au moindre bruit sauvage, t'as pas fini de remplir les latrines mon vieux.
    - Connard.
    - Silence ! Taisez vous, siffle un autre.

    La patrouille s'est immobilisée. Ils scrutent probablement les alentours, anxieux et vigilants. C'est le moment critique.
    Luk fait un double geste de la main pour faire ramper ses gars. Second signal. Plus longtemps ils resteront indétectés, meilleure sera la surprise. Bjorn se coule dans les feuilles à ses cotés. La barbe du blond est déjà hérissée de brindilles. La suite du programme ne va sans doute pas l'améliorer.
    On entend maintenant distinctement les chocs sourds de masses, le va-et-vient de scies et le travail des rabots. Le capitaine se tourne la tête et colle la fente verticale de son casque contre l'oreille de son lieutenant.

    - Il y a probablement des retranchements en construction là bas.

    Pour toute réponse, Bjorn hausse les épaules avec fatalité. Ils rencontreront ce qu'ils rencontreront. Luk opine et tourne la tête de l'autre coté. Un guerrier recouvert d'une peau de bête lui rend son regard dur. Ses puissantes mains pressent le manche d'une hache barbelée dont la simple vision fait froncer le nez. Il est prêt. Tous sont prêts. Ils n'attendent qu'un beuglement.

    ***

    Un grand gars vient de nous rejoindre dans la pièce avec deux autres elfes. Les deux premiers soutiennent la troisième, effondrée dans leur bras avec une vilaine grimace sur sa triste figure. Elle traîne mollement des pieds entre ses compagnons, émettant de courts gémissements à chaque pas.

    - Streg, Lüna, Lingre !

    Morgane les connaît tous les trois, ils se mettent à discuter entre eux à petits mots inquiets. Lorsque je m'approche, Morgane pivote élégamment et me repousse du bout des doigts.

    - Nan, recule. Allez reculez vous deux. Nous devons conférer.
    - Allez plutôt vous occuper de votre vieillard, qu'il nous refasse pas une crise, se moque un des sbires encapuchonnés.
    - Le vieillard pourrait bien t'expédier dans un autre monde, rétorque Maille à mi-voix, les bras croisés et le dos bien droit.
    - Cicatrice ou coquard ? T'as le choix humain, ensuite je te l'offre.
    - C'est ce qui distingue notre civilisation de la votre. (Une légère pause pendant laquelle il rabat une mèche blonde sur sa tempe). Le tact et l'élégance. Cela s'avère parfois utile en société mais surtout… cela permet d'éviter aux fillettes de se faire égorger, achève t-il sur une note sombre, les yeux étrécis.

    Tout ce charmant échange est proféré sans éclat mais avec les intonations menaçantes de ceux qui savent vraiment s'y prendre pour intimider les autres. Je suis admiratif, Maille assure sur ce coup.
    Les deux protagonistes restent un instant immobile, deux chats se défiant du regard. Puis Morgane s'interpose.

    - Très bien tu as dit ce que tu avais à dire. Maintenant détournez vous et laissez nous discuter. Merci. Pour le moment nous sommes en sécurité ici alors essayez de rester calme. La perte de Médiane est déjà assez dure, pas la peine d'en rajouter. Et qui sait combien de cadavres on va encore trouver là dedans…

    Je fais mine d'ignorer les regards perçants des autres thuadènes, me bornant pour ma part à un classique haussement d'épaule. Par très inventif mais beaucoup moins sujet à controverse. Maille secoue la tête et va s'asseoir dans un coin. Je m'en retourne vers la vue spectaculaire lorsque une poigne grêle s'aplati mollement sur mon épaule.
    Allons bon, Javel se fait insistant. Possédé par le besoin de faire part de sa dernière découverte à quelqu'un, le rêveur m'attrape par le coude et m'entraîne vers le shinigami endormi.

    - Alors qu'est ce qu'il t'arrive le vieux ?
    - Kageisha gamin. (Il désigne le corps du bout de sa canne tordue). Si tout va bien, il devrait s'en sortir bientôt.
    - Ah.
    - J'ai touché son esprit. Mais ça devient difficile. Il est comme coupé de moi. Je pense que l'opération du Gardien ne nous a pas fait que du bien.
    - C'est "l'opération" de leur soldats qui ne nous a pas fait du bien, tranche Maille d'un ton sec. Visiblement, le duc digère encore mal d'avoir été vaincu. Pour ma part, c'est un tracas et une habitude dont je n'ai que faire.
    Me rappelant alors la récente conversation que nous avons eu tous les deux, je me tapote l'avant bras gauche en regardant Javel dans le fond des rides.

    - Dis moi papi, on peut causer deux minutes pendant que les autres font le point ? J'ai quelque chose à te demander.
    Je ne peux raisonnablement pas qualifier de "crocs" les chicots chétifs que le vieux dévoile à cet instant. Je souris avec bonhomie.
    - D'accord Javel, on enterre la hache de puérilité cinq minutes. Je m'excuse.
    - Accouche.
    - Ce truc là. Elutrine, comme elle dit s'appeler.
    - Hmm.
    - Qu'est ce que c'est exactement.

    Javel prend un instant de réflexion comme pour mesurer la portée de sa révélation… ou alors c'est qu'il n'en sait trop rien et tente de façonner un bobard crédible. Je sens que je perds doucement patience. Dans notre dos, le conciliabule des thuadènes se poursuit. Le duc s'emploie à vérifier le fil de sa lame centimètre par centimètre – ce qui va prendre du temps – on devrait avoir un peu d'intimité. Je ne démords pas pour autant de la tension suscitée par les meurtres anonymes mais pour le moment, je laisse ça aux experts en la matière.
    Javel cogite. Javel cogite encore. Javel fronce le nez. Tiens, Javel cogite. Je grogne. Javel me regarde et ses épaules s'affaissent. Ah enfin !

    - Bon d'accord. Tu te souviens quand et où je t'ai remis le Kregg n'est-ce pas ?
    - Ouais.
    - C'est un des objets scolaires que j'ai emporté de l'Université Noire. Je l'ai planqué dans mon rêve en attendant de pouvoir m'en servir.
    - Sco-laire ? Uni-ver-sité ? Je ne savais pas que tu avais été assez jeune un jour pour être étudiant, huk huk.
    - Tais-toi Sakutei. Sais-tu seulement ce que c'est que l'Université Noire ?
    - Nan mais vu le nom… hum je dirais un rassemblement d'occultistes qui se piquent d'être voyants et prennent leur pied en se la jouant ténébreux. A vue de nez, je dirais que deux tiers des magistrats qui opèrent dans le delta sont venus de là. Ouais ils ont tous le profil avec leurs tronches de papier parcheminé et leurs manières…
    - Boucle là un moment tu veux. Je te parle de l'école des nécromanciens. L'endroit où sont formés et instruits les humains au plus terrible des arts que nous avons inventé.

    Au mot nécromancien, j'ai un frisson glacé et une pensée suspecte pour Mélanargie. Tout à-coup, je remballe mes sarcasmes et me suspends aux lèvres de Javel.

    - Tu… tu as étudié là bas ?
    - J'étais nul. Je n'ai même pas atteint la blouse de chimiste ! Mais je connais le matériel. Et j'y ai appris quelques trucs. Ecoute.
    La nécromancie est une science plutôt qu'une magie. C'est pour ça que je n'y arrivais pas. Il faut un esprit rigoureux et entraîné pour espérer en maîtriser seulement les fondements. Et seuls les plus brillants peuvent un jour prétendre au titre tant redouté et désiré de nécromancien. Quant à ceux que l'on révère sous le nom de "Maîtres". Il vaut mieux les éviter comme la peste. Ce sont les pires, les meilleurs, les plus dangereux, les plus impitoyables et…

    Il tourne autour du pot pour se préparer. Mais du coup, je me rappelle immédiatement la lettre de Mélanargie. Elle avait signé… Je reprends mon souffle. Elle avait signé "Maîtresse ès Lieuse d'Ossement" ! Mélanargie fait partie de l'élite de ces sorciers noirs. Nom de la déesse ! Et elle en veut à ma peau ! Je réalise d'un coup d'extrême précarité de ma situation. J'en reviens à Javel.

    - … mais j'étais un fumiste alors ce n'était pas pour moi. Alors par défi et par rébellion, je me suis enfui en emportant avec moi un peu de ce bazar qu'ils utilisent pour leurs travaux chimiques, histoire d'avoir de quoi me couvrir contre leurs pouvoirs. A ma connaissance, je suis le seul élève de l'Université à avoir quitté ses portes en fugitif… et à être encore en vie.

    ***

    Miraculée après les spasmes, les miasmes et autres marasmes, il lui faut néanmoins un peu de temps pour réaliser que quelque chose est en train de changer. Les jeunes filles qui passent à l'âge adulte connaissent toutes une période trouble où le corps perds des fluides, où des sensations inédites se manifestent et se doublent d'un certain inconfort, d'une certaine gêne et d'un besoin urgent de s'équiper de linges propres… d'une manière qui, elles l'apprennent vite, devient périodique. Elles appellent cela les règles.
    Thrace ressent un peu la même chose sauf que le mot ne convient pas. Dérèglement serait sans doute plus approprié. Vomissements chaotiques, sueurs froides, l'impression d'être creuse et de ne contenir plus que du liquide acide et un mal de tête qu'elle ne souhaiterait même pas à cette salope de nécromancienne.
    Et surtout, l'impression que quelque chose change. C'est indéniable, son corps tout entier lui crie par des douleurs et des nausées régulières que son anatomie est soumise à une véritable révolution. Mais maintenant, elle arrive à les anticiper. Et le frisson d'excitation qui parcoure son échine en ce moment même relègue toutes ces nuisances biliaires au rang de petits désagréments mineurs.

    Ses dents… ses dents !

    Elle se passe la langue sur les canines, encore et encore. Ou plutôt sur l'emplacement de gencive qui les sertissait. Oui, ses dents sont tombées. Ce n'est pas très esthétique pour le moment mais ces affreux crocs pointus ont été délogés et elle ressent déjà les prémices d'une fièvre qui annonce la poussée d'une nouvelle génération, pure et saine. Ses propres dents à elle !
    Jetuk avait raison, le remède est efficace. Elle perd sa nature fomoire et la malédiction microscopique qui l'accompagne. Elle l'exsude par tous les pores de sa peau. Victoire !

    Thrace en crierait volontiers de joie mais elle se tient pour le moment dans un endroit où ce genre de chose se paierait probablement de sa vie. Alors modération.
     
    Il y a une corniche. Il y a des gouttes d'eaux qui dégorgent du plafond voûté. Le crépitement sec de torches. L'odeur suave d'une végétation vivante et celle, plus acre, de fumées colorées. Oui, l'ondine est à nouveau entrée dans le palais du Gardien. Cette fois elle a pris ses précautions, elle se tient à bonne distance du maître des lieux. Guettant le bon moment uniquement en se fiant à son instinct et aux sons qu'elle perçoit.
    Cette fois elle est restée sous forme humaine, convaincue que c'est sa nature aquatique qui l'a trahie la dernière fois. De toute façon, lovée dans ce repli en surplomb, elle est parfaitement invisible. Sa tenue de cuir noire ne trahit aucun reflet, rien. Elle n'a pas de pièce métallique depuis qu'elle a perdu son épée mais maintenant, plus la peine. Dès qu'elle en aura l'occasion, elle invoquera les pouvoirs conjugués de Sataline et Acier et en finira avec tout ça.
    Son raisonnement est simple et direct : le plus tôt elle aura tué le maître des thuadènes, le mieux ce sera. Elle pourra quitter ce monde délirant, exiger sa libération auprès de Mélanargie et gagner enfin son indépendance. Alors, que fera-t-elle ensuite ?
    Thrace sourit doucement dans son berceau de pierre. Elle sait déjà à quoi employer sa liberté : traquer, retrouver et coincer celle qui l'a mise dans une situation aussi pénible ; sa mère. La transfuge fomoire. Elle ignore encore ce qu'elle fera le jour où elle la trouvera mais un certain nombre de préjudices corporels se disputent la faveur de la première place. Maman devra payer pour avoir l'engendrée.

    ***

    - Par MARA !
    - Grrrlllraaaaarg !!!

    Un abominable cri de douleur humide déchire l'orée du bois. Un bruit de métal. Du bois craque. Un autre hurlement et un corps s'effondre avec un bruit mou. En un instant, tous les nordiques embusqués se jettent comme des fauves féroces sur la timide patrouille d'humains. Ils déchirent la chair, écrasent les crânes, défoncent les cages thoraciques, empalent le reste…

    - Regroupez vous !

    Un autre humain fait la grande culbute.
    Luk se rapproche suffisamment pour voir la scène. Un énorme guerrier s'élance, balançant son bras d'arrière en avant. Sa hache siffle. Le métal mord méchamment dans un pectoral, arrachant son propriétaire à la garde de ses compagnons. Le malheureux se fait littéralement catapulter en l'air !

    - A l'aide ! A l'aide.

    Une autre tête voltige dans les brumes. Le sang éclabousse les trois derniers rescapés qui tentent de reculer vers les arrières rassurants de leurs positions. Peine perdue, ils sont rattrapés en deux enjambées par les nordiques. Les premiers coups sont terribles, durs et impitoyables. Sans aucune concertation ni méthode mais avec ce fragment de chaos pur qui habite les actes les plus violents.
    Un jeune soldat tente de lever sa pique pour parer le coup. Il y parvient… d'une certaine manière mais la hache est faite pour ce genre de bûcheronnage. Elle fend le bois mince du manche comme une allumette, écorche toute la longueur de l'avant bras de son infortuné possesseur, sectionne le coude et s'enfonce profondément dans sa cuisse. Le tabard bleu du piquier se tâche d'une vilaine giclée de sang, l'homme s'écroule en gargouillant de douleur. La vision de leurs camarades tombés empêche les autres de réagir. Il n'y en a qu'un, qui continue à se râper le larynx pour ameuter le camp. Et déjà derrière, on s'active.
    Le guerrier à tête d'ours achève le dernier membre de la patrouille d'un revers fulgurant et tous les nordiques s'enfoncent plus en avant dans le brouillard. Luk les suit à distance, gardant le contact visuel sans pour autant s'impliquer lui-même dans l'empoignade. Pas encore, pas pour le moment.
    Pourtant son corps tout entier réclame son tribut de sang. Ses muscles tressaillent à chaque fois qu'il entend une arme retomber pour entamer la chair tendre… pour faire jaillir le liquide rubicond ! Il est né pour ça ! Les hurlements bestiaux, le vacarme d'une parade, la poisse, la crasse !
    Seulement, Luk doit rester pour donner le signal du repli au moment idoine et c'est autour de lui que les brumeux se focalisent pour former le nuage protecteur. Alors il patiente, il se contient, il ronge son frein et étanche sa soif comme il le peut, en remontant la source des exclamations juteuses qui fusent autour de lui.

    Une masse s'écrase dans le brouillard, la victime roule au sol juste à ses pieds. Il tente de redresser son épée embourbée. Sa tête éclate sous le second impact dans une gerbe de sang et de cervelle grise visqueuse. Le Marcheur l'enjambe sans émotion et progresse de quelques pas dans le sillage du massacre. Une étrange chaleur se propage dans chacun de ses membres. La blessure de son bras pulse sur un rythme sauvage, dégorgeant à nouveau d'un sang noir. Curieusement, il ne ressent rien de ce coté, ni douleur, ni engourdissement. Seulement de la puissance pure à l'état liquide.
    Quelques pas en avant, un unique nordique torse nu se frotte à trois adversaires. L'effet de surprise commence à s'estomper mais les humains ne sont pas encore capables de répondre. Le colosse musculeux charge au mépris des risques. D'une virevolte agressive, il enfonce profondément sa lame barbillonnée dans les côtes du premier et parvient à le faire tomber sur son voisin qui trébuche. Il retire sa lame et rugit soudainement : le troisième lui a entaillé l'avant bras et relève tout juste son épée écarlate. Le nordique attaque, l'autre esquive. Le second est toujours à terre, il tente de ramper en arrière mais se fait happer par les mouvements de fou de guerre. La suite de l'affrontement se fait engloutir par la brume.
    Plus haut, quelques ordres tentent percer la cohue mais les affrontements semblent nulle part et partout à la fois.

    - Combien sont-ils ?! Où sont-ils ?!
    - Des mangeurs de morts ! Ce sont des mangeurs de morts !

    ***

    - Alors tu m'as collé le Kregg pour ça !
    - Oui, cette carapace d'os abrite un esprit malin et avide. L'énergie qu'il émet est très perturbatrice pour les usagers de l'art noir. (Il agite la main vaguement). Tu t'es peut-être rendu compte de son efficacité de briseur de sort. Si tu l'utilise sur une créature manipulée par un lieur d'ossement, tu tranches les fils invisibles et inflige même, s'il est mal protégé, une blessure à son marionnettiste. Si tu l'utilises directement contre un de ces sorciers, tu pourrais le tuer, le blesser gravement ou encore le priver de ses pouvoirs.

    Voix basse des conspirateurs et des secrets murmurés. Javel est assis par terre en tailleur, je suis juste à coté accroupi contre le mur. Ses explications nues et directes confirment simplement mes pires soupçons : le vieux n'a eu aucun scrupule à me contaminer. Pire, il l'a fait en connaissance de cause mais s'en foutait. Il savait que le Kregg remplirait son rôle de traceur et savait que celui-ci finirait par se développer. Il espérait juste que d'ici là, il en aurait terminé avec sa propre quête.
    Il ne cherchait qu'à sauver sa peau. Et encore maintenant ?
    Mais cela m'apporte également une autre lumière sur la nature d'Elutrine. Le parasite d'os est donc bien un artefact nécromantique… C'est répugnant. Et elle fait maintenant partie de moi.

    - Le problème c'est que la bestiole est affamée. En échange de cette perturbation mentale, elle se nourrit de sang. Plus on lui en offre de variétés différentes, plus elle gagne en pouvoir.
    Il me regarde. Ses yeux ne font pas mine d'être désolé mais il y a comme une pointe de regret dans sa voix.
    - C'était un atout de choix mais à double tranchant. Je devais l'utiliser avec discernement. Quelle meilleure opportunité que celle de la véhiculer sur un autre ?
    Quand je t'ai vu débarquer dans mon rêve, j'ai compris que je ne serai jamais débarrassé des agents de cette sorcière. Alors j'ai changé d'attitude. J'avais dans l'idée de t'utiliser pour la contrer. Te laisser me conduire à elle et pourquoi pas la tuer pour moi.

    Javel reprend sa salive et regarde au loin, par l'ouverture venteuse du fond de la pièce.

    - Espèce de salopard. Tu es comme eux, sans aucun égard pour la vie des autres, décoché-je, le visage tendu.

    Javel ne réponds rien. Aveux de culpabilité plus que tout autre chose. Je suis étrangement maître de moi. Pas de fureur noire, pas de crise, juste la sensation pernicieuse de n'être qu'un objet. Un outil qu'on façonne, qu'on brise et qu'on jette.

    - Bon, tu connais bien cette chose. Tu sais comment elle fonctionne et tu sais qu'elle finira par me dévorer.

    Enoncer cette fatalité à voix haute érige une sorte de muraille de glace dans mon esprit. Lisse et froide d'une certitude miroitante que je ne peux espérer franchir autrement qu'en la brisant. Briser le maléfice qui me débarrassera d'Elutrine ?

    Ah ah, ça semble délicat !
    La ferme.

    - Javel, il y a un moyen d'empêcher ça non ?
    Il s'appuie le menton sur la paume et se mâchonne la lèvre.
    - Honnêtement, heu… je ne pense pas.
    - Tu ferais mieux de chercher un moyen, dis-je en l'empoignant par le col, sinon tu te retrouveras avec un vrai problème.
    Il me renvoie un regard surpris. Presque apeuré… Presque seulement, c'est le vieux Javel après tout.
    - Mais c'est trop tard ! Comment veux-tu que je…
    - Limite la, détruit la, débarrasse m'en ! Il n'est pas question que je me fasse posséder par cette magie noire.

    Ce n'est pas tant que la présence d'Elutrine me satisfaisait avant. Elle n'a jamais caché sa volonté vorace… c'est sa nature. Mais curieusement, ma répugnance à me faire posséder s'est trouvée décuplée maintenant que j'ai appris sa véritable origine.
    Je pense que c'est comparable au refus que l'on peut ressentir à l'idée de mourir par la main d'autrui alors que l'on hausse les épaules avec philosophie quand il s'agit de causes naturelles. "Il faut bien mourir de quelque chose". En d'autres termes, Je serais sans doute résigné à me faire emporter par une fièvre maligne mais pas à recevoir un coup de stylet dans le dos.

    L'irruption de Morgane met un terme prématuré à la conversation. Un dernier regard noir, un soupir et je me retourne sur les talons.

    - Levez vous, nous avons décidé d'un plan d'action.

    ***

    Luk s'avance maintenant au petit trot, sa respiration prend des échos métalliques sous les paragnathides étroites de son casque de mort. Il franchit une bande étroite de pics encore mal ajusté taillés en pointe et inclinés vers l'extérieur. Ses bottes dérapent sur le sol boueux, éventré par les ouvriers, labouré par les guerriers, lavé par le sang.
    Il dépasse un groupe terrorisé qui a abandonné armes et protections pour tenter de regagner les cavernes sans plus de dignité que des torcheurs de culs. Leurs yeux en soucoupes s'agrandissent encore lorsqu'ils distinguent la silhouette cornue du capitaine des thuadènes, fonçant vers eux comme un présage funeste sorti des limbes. Un cauchemar vivant. Ils détalent ventre à terre, la peur nouée aux tripes.
    Luk les suit des yeux tant qu'il les voit sans chercher à les attaquer. Il réalise que ses lèvres sont retroussées comme celles d'un prédateur depuis le premier sang. La fièvre du combat menace de le faire basculer. Ce chaos est parfait. Terrible, bruyant, sale et affolant. Mais les choses ne vont pas durer ainsi.
    Et c'est par la droite que ça commence. Des halos orangés qui trahissent la présence de torches. Il y a d'avantage de voix tonitruantes de ce coté-ci, des timbres de briscards aux joues couturées. Des voix de meneurs.

    - Tenez la ligne. Tenez !

    Mais hormis ce point, c'est la débandade. Aux cris et gémissements, se sont ajoutés les craquements et les chocs sourds, à mesure que les nordiques détruisent systématiquement les installations qu'ils rencontrent.

    Alors qu'il s'approche, un brusque mouvement dans l'air le fait se retourner. Il pivote, serre le poing relève son deuxième bras au dessus de la poitrine en protection et…

    - Bjorn !
    - Marcheur, ils sont en train de se constituer un noyau de résistance sur le flanc droit.
    - J'ai vu.
    - Il y a un meneur là bas. Une gueule de héros. Il va les retourner.

    Luk prend un bref instant de réflexion. C'est trop tôt. Trop tôt.
    - Lances en position basses ! Restez groupés ! Je veux les hallebardiers !
    Mais ont-ils encore du temps ?
    - Devant, cinq pas en avant ! Tirez !

    Le Marcheur-des-Cieux se baisse à l'instinct et reste accroupi derrière une petite butte. Un de ses gars se fait embrocher par un javelot à dix pas de là. Luk tourne vivement la tête. Le guerrier trébuche, semble hésiter, puis jette son marteau de combat et empoigne le projectile à deux mains. Un souffle rauque file entre ses dents serrées alors qu'il commence à tirer, tremblant de douleur. Les muscles de ses épaules se contractent et se relâchent sous sa peau luisante de sueur à mesure qu'il retire la pointe de son ventre. Finalement il l'arrache en braillant au moment où un soldat humain se présente – seul - pour la curée, épée au clair et visière baissée. Une proie facile, se dit-il sans doute.
    De l'autre coté, c'est un groupe d'humains qui affrontent deux solides chevelus en peaux de bête. Malgré le nombre, les massacreurs sont en position de force ! Ils les séparent, brisent leur unité et les mettent en charpie un par un. En parfaite harmonie, l'un tire, l'autre écrase. Les coups pleuvent maladroitement. Mal ajustées, les lames semblent riper sans cesse, plus souvent dangereuses pour les mains terrifiées qui les guident que pour leurs cibles.

    - Peut pas les couper !! Lance quelqu'un en guise d'épitaphe avant de se faire ouvrir le ventre et fracasser la rotule droite qui saute à la figure de son voisin, lequel tourne casaque en hurlant.

    Un bras se replie. Un nez de fait écraser. Des membres agités de spasmes. De la fumée. Toujours plus de fumée. Des giclées chaudes. La mort furieuse.

    ***

    Calme et froid. Le règne du trépas pernicieux et soudain. Ça me glace le bide.
    Nous arpentons le couloir étroit silencieusement. Le plan d'action, c'est de se glisser discrètement dans les étages inférieurs pour atteindre le gong d'alarme, de barricader les issues et d'attendre. Comme l'a fait remarquer Morgane, ça ne servirait à rien d'appeler à l'aide du haut de la falaise évidée. Ça ne m'était même pas venu à l'esprit.
    Alors pour y aller, il faut se démerder pour arriver entier à l'autre bout du complexe, reprendre un tunnel descendant et déboucher plus bas dans ce que je redoute être un autre labyrinthe mortel.
    C'est simple. Simple comme un cauchemar. Il n'y a pas de véritable organisation pour ce genre d'évènement. Les elfes ne s'attendaient sûrement pas à être surpris ici, dans leur terrier. Apparemment, le seul gong capable d'alerter les troupes se trouve dans une pièce de stockage. Il faudra le sortir de là pour l'utiliser correctement. Chiasse !
    La bonne nouvelle, c'est qu'il y aura aussi de l'équipement, des lances et des boucliers. Idéal pour se défendre en passage étroit a assuré Maille. Je suis d'accord. Javel ne l'était pas, surtout parce que Kageisha est encore dans les vapeurs. Le compromis, c'est qu'un des thuadènes est resté là haut pour veiller sur lui ainsi que l'autre donzelle dont je ne me rappelle plus le nom. Un garde pour deux blessés. Ça, ça ne plaît à personne mais on a pas eu notre mot à dire. On a installé tout ce petit monde dans une pièce latérale qui ne possède qu'une seule entrée. Pour ne pas exacerber la répugnance du thuadène de faction et lui préserver une chance de survie en cas de problème, Maille s'est chargé de dissimuler le corps inerte de notre silencieux compagnon sous une pile de couvertures désordonnées, veillant à ne pas non plus lui obstruer la respiration. Pffiou, le nombre de détails qu'il faut gérer !
    Et puis nous avons décampé sous les ordres de la sauvageonne aux bracelets, plus tellement enjouée maintenant que ça barde. Nous sommes donc sept. Le boyau est tout juste assez large pour marcher à deux de front. Deux elfes ouvrent la voie, Morgane et un autre la referment et nous autres, les incompétents, sommes au milieu. Maille ne peut pas se battre avec son épée colossale ici et Javel est trop… javelisé, du coup c'est à moi que revient l'honneur douteux de marcher en seconde ligne.
    Les bottes raclent le sol. La torche crépite. De temps en temps, un bout de métal s'accroche à la paroi et lui tire un raclement qui nous semble se propager dans toutes les galeries. Tout ce que nous faisons contribue à nous mettre sur les nerfs.
    Mais la tension ne se porte véritablement au fond des intestins que lorsque nous franchissons les premiers cadavres. D'abord un couple, la gorge tranchée. Puis d'autres… plus où moins amochés selon les cas. J'ai les semelles humides de sang, chaque pas visqueux me peint le visage glauque et monochrome du danger invisible qui nous guette à coup sûr au prochain détour. Quelle idée de se réfugier dans ce dédale !
    Je jette un œil par-dessus mon épaule. Les contrastes saisissants qui tombent sur le visage du duc lui confèrent une pâleur mortuaire. Je ne trouve pas ça de très bon augure…

    - Une idée de la raison pour laquelle on est encore en vie ? Soufflé-je avec le gosier ensablé. Ce coin est un véritable tombeau…
    - Chtttt.

    Je me ramasse une taloche sur l'arrière du crâne par un de nos ouvreurs. Furax, je me retourne et ravale aussitôt ma colère lorsque je constate qu'on arrive à nouveau à un embranchement.
    Je déteste les embranchements. Ô déesse. Bien malgré moi, je me crispe sur la poignée de la lame goutte. Mes muscles sont trop tendus, tétanisés, prêts à se bloquer de crampes au premier geste brusque de ma part. Je n'y peux rien.
    Le premier thuadène avance la tête. Bon sang il vient de la perdre ! La faible lueur de la torche n'éclaire plus que ses épaules et son dos massif. Le corps ne tombe pas ?
    Non, c'était juste un effet d'ombres. Il tourne la tête à droite puis à gauche. Je relâche mon souffle dans l'air humide. L'éclaireur nous fait signe d'avancer, je me colle à la paroi et scrute les ténèbres à droite. Mais bientôt, le mur s'ouvre aussi dans mon dos et me voilà exposé dans les deux directions en plein milieu de la croix. Je rentre la tête dans les épaules et file le train aux deux autres.

    Il y a un sifflement dans l'air !
    Non rien.

    Je n'entends plus que le martèlement sourd de mon cœur à mes oreilles. Et la fine pellicule de sueur qui épouse les contours barbus de mes joues creuses n'ajoute rien au "réchauffant" de l'atmosphère. Bon sang. Bon sang. Je sens que je vais craquer… je vais… je vais…

    ELLE APPROCHE
    Elutrine NON !


    Une forme rouge obstrue mon regard. Je trébuche sur le coté. Le puissant tambour de mon cœur se déchaîne. Vite, parler, pendant que je peux encore avertir les autres que…

    ***

    Le cri est long et puissant, pareil à un coup de tonnerre en plein désert. Et tout d'un coup, c'est comme si le nordique doublait de volume. Ses muscles palpitent de manière visible ! Ou bien est-ce un jeu des brumes ?
    Un poing fuse, l'os claque. Le terrible coup de tête fait basculer sa cible. Les jambes fauchées par un coup de tibias et la mâchoire écrasée au sol. Trois coups de botte achèvent de défigurer l'humain.
    A ses gestes violents, à sa respiration lourde et sa posture voûtée, Luk comprends que le guerrier au devant est entré en rage berserk. Plus animal que thuadène, le feu de la douleur alimente sa combativité.
    Un autre humain charge. Le nordique se baisse et lui flanque une bourrade de l'épaule. L'épée lui entaille le dos, il ne semble même pas le remarquer, recule, balance son poing fermé sur le heaume d'acier et profite des quelques instants d'hébètements qui s'en suivent pour asséner un coup magistral de la pointe du javelot dégoulinant de son propre fluide vital. Le pectoral de cuir est une bien maigre protection contre sa volonté de perforer. Ignorant le coup de taille qui vient de lui déchirer la hanche, le nordique insiste par secousses, fouillant les entrailles, cherchant à percer de part en part ce corps ennemi. Ses yeux exorbités sont rivés à la fente étroite du heaume à panache. L'humain gargouille dans sa lutte, d'autres arrivent à la rescousse ! Le duo entrelacé recule par soubresauts et finalement, le plus faible de deux tombe en arrière.

    - Sergent ! On se fait tailler en pièce !!
    Des sanglots.
    - Gardez vos positions.
    - On ne peut pas !
    Un râle d'agonie. Des bruits sourds.
    - Tenez ! Par Mara, si vous voulez revoir vos drôlesses un jour, tenez cette putain de ligne. ARCHERS ! CA VIENT OUI ?!

    Sans perdre le nord, le thuadène attrape sa victime par la gorge, le soulève à deux mains et le projette sur ses camarades qui ne peuvent que reculer. Levant les bras au-dessus de la tête, il pousse un cri puissant et charge sans se soucier de ses blessures. Les soldats désemparés trouvent le moyen de se blesser mutuellement lorsqu'il leur tombe dessus. Brisant leur maigre tentative de regroupement.
    Un choc le fait soudain partir en arrière. Cette fois c'est une flèche, tirée à l'aveuglette. Le guerrier casse l'empenne qui dépasse de l'épaule et martèle l'armure d'un des soldats. Il se fait à nouveau planter deux fois. Puis encore et encore. Le rythme de ses coups ralenti.

    - Aller ! Foutez le à terre !

    Luk fait un signe de tête à son lieutenant. Ce dernier s'élance d'un pas brutal. Il déboule au milieu des assaillants comme un fauve et couvre la carcasse agonisante du nordique de ses bras. Les humains se reprennent tout juste losqu'il l'attrape par les chevilles pour le tirer en arrière. Ils lèvent leurs lames au dessus du dos exposé de Bjorn, crient à l'unisson, abattent leurs épées… et s'écroulent tous en se tortillant de douleur, le sang bouillonnant entre leurs épaules.
    Bjorn relâche son anterserk, souffle et rejoint Luk à son poste.

    - C'est bon ?
    - Toujours aussi douloureux - humph.
    - Continue à tourner pour récupérer les autres cadavres de notre bord. Il ne faut laisser aucune trace. (Le capitaine se penche et se saisit d'une tête sanguinolente par les cheveux. Il la balance à bout de bras quelques instants). Et collecte en quelques unes aussi si tu peux. Ça pourra servir.

    L'avancée téméraire des barbares semble stoppée. Les combats s'équilibrent, de plus en plus de cris de bataille viennent remplacer les exclamations horrifiées. Le temps joue contre eux désormais.

    ***

    - Le temps de l'action est proche
    - (D'un ton assuré) Oui Le Dagda, nous en sommes conscients.
    - (Plus timidement) Oui.

    Trois voix. La plus caverneuse, est sans nul doute celle du Gardien. Les deux autres appartiennent à un homme et une femme non identifiés. Thrace décide de ne pas risquer de coup d'œil pour le moment. Elle somnole à moitié, allongée sur le dos dans son creux de rocaille, suivant d'une oreille distraite les différentes conversations qui se succèdent en contrebas. Elle guette le bon moment. Celui qui lui permettra d'attaquer, lorsque sa cible sera isolée. Hélas depuis qu'elle s'est planquée ici, les sycophantes du ténébreux ne cessent de défiler. Les uns pour bavouiller des détails insignifiants, d'autres pour présenter les résultats de travaux, d'autres encore pour quémander de l'aide, des soins, ou des conseils.
    Alors le seul meurtre qu'elle peut commettre pour le moment, c'est de tuer le temps.

    - Avez-vous la réponse ?
    - La question est profonde, maître.
    - J'ai interrogé les présages.
    - J'ai consulté les quelques écrits en notre possession.
    - J'ai approfondi mes rêveries.
    - J'ai déchiffré les signes.

    La litanie se poursuit comme un rituel nécessaire sans aucune interruption de la part du Gardien. Et ce, jusqu'à ce que les deux prononcent à l'unisson :

    - Il est impossible de conclure quoique ce soit.
    - COMMENT ! Sédiline, n'as-tu pas constitué un traité sur la prétendue magie des humains ?
    - Si mais…
    - Finn-Tri, n'as-tu pas le souvenir des vieilles invasions fomoires ?
    - Episode obscur d'une histoire déjà nébuleuse mon maître…
    - ASSEZ.

    Une longue minute s'écoule le long de la corniche en forme de goutte d'eau. Perle de cristal suspendue par sa propre consistance, elle finit par s'écraser sur la pierre lisse dans un bruit ondoyant.
    Un grincement comparable à celui de branches ancestrales agitées par le vent recouvre un instant les bruits aquatiques. Thrace frissonne sans trop savoir pourquoi. L'image d'un puissant chêne lui vient à l'esprit. Un arbre vigoureux aux racines trop profondes et à la ramure trop touffue et trop complexe pour qu'un œil normal ne puisse l'apprécier.

    - Dites-moi ce que vous savez.

    La jeune fille prend la parole en première, d'une voix néanmoins mal assurée. Elle est visiblement terriblement impressionnée par la proximité crépusculaire de son maître.

    - Tous les intrus qui sont entrés dans le Sidh portent la marque de la nécromancie mon maître.
    - AH.
    - Les choses sont trop imprécises ! Relance l'homme. La marque noire est comme une maladie qui infecte tout !
    - Non, c'est certain. Ils sont tous marqués personnellement, les signes ne peuvent pas se tromper. La poudre de xandre a brûlé d'une flamme verte dans tous les cas.
    - Il y avait un mort-vivant parmi les intrus...
    - OUI.
    - La possibilité qu'un nécromancien puisse s'être glissé…
    - C'est impossible ! Aucune créature vivante ne peut déjouer l'œil du Gardien. Heu… pardonnez moi mon maître mais les assertions de Finn sont trop précipitées.
    - Bien sûr que non !
    - On ne peut pas déduire directement les choses comme ça. Il faut être plus logique.
    - La logique (un reniflement) une chose humaine. Les thuadènes n'ont pas besoin de ça.

    Et tout d'un coup, comme un torrent qui enflerait.

    - IL SUFFIT !

    Les échos perturbent les sensations de Thrace qui a soudainement l'impression de tomber en chute libre. Son estomac s'entortille autour de sa gorge, elle réprime un cri et comprime ses abdominaux, réalisant finalement que rien ne bouge.
    Sa tête tourne encore un peu lorsque la voix puissante aliment à nouveau les réverbérations de la caverne.

    - ALLEZ.

    Les visiteurs semblent quitter la pièce. Plus un mot. Plus un bruit. Serait-ce le bon moment ?! L'excitation gagne la jeune tueuse qui sent l'adrénaline investir ses veines. Avec un peu de chance, tout sera fini d'ici quelques minutes.

    ***

    Je sens que je reprends emprise sur mes sens. La vue d'abord, tissée d'un voile écarlate. Puis l'odorat chargé d'un effluve acre. L'ouïe… j'entends une supplique. Je perçois des jurons. Il y a du sang sous mes doigts. Sous ma langue !
    Tremblant, je m'effondre sur le coté mais immédiatement une force impérieuse me condamne à me relever. Je comprends sur le champ qu'Elutrine n'en a pas fini avec moi. Mais cette fois je suis de taille à lutter pour la possession de MON corps. Ma tête bouge contre mon gré. Un homme à terre. Qui est-ce ? Un autre sur le coté, petite forme vêtue de noir. Le grand blond a dégainé. Menace ! Menace ! Me crie mon cerveau. NON ! C'est Maille bon sang. C'est Mail-leuh !
    Le dos voûté, les bras tendus, je m'avance pour achever les rescapés. Un filet de bave me coule sur le menton. Il émane de mon attitude une sensation particulièrement bestiale, inhumaine. Tellement sale que j'en prends la nausée sans même parvenir à me faire vomir.

    - Attention il arrive.
    - Sakutei ! Sakutei ! GAMIN ! Arrête !

    Je bondis, Maille lève son épée et s'apprête à me frapper. Non ! Mon corps se convulse sous l'effet de ma lutte avec Elutrine.

    Lâche ! Lâche !
    Il est à elle maintenant, elle est la vivante, il est le parasite.
    Arrête !
    Tu mourras !

    Au prix d'un effort titanesque, je parviens à lever les deux mains pour me prendre la tête et comprimer mes tempes. Le duc hésite, il perçoit dans mon hésitation les signes d'une reprise de contrôle.

    - Aller… reviens, reviens, m'encourage t-il entre ses dents serrées.
    - Je … stop ! Ne me tuez pas !

    Cette fois je m'écroule. On vient de me couper tous les nerfs. Immédiatement, des formes floues se précipitent pour m'attraper. Maille me secoue comme un prunier, ce qui m'arrache une grimace.

    - Sakutei, tu vas bien ? Tu es toi ?

    "Tuez toi"… Ah ah ah. la phrase sonne tellement bizarrement que ça m'arrache un fou rire nerveux. Je ricane bêtement jusqu'à ce qu'une vilaine canne un peu trop familière ne me ramène à la raison, et ne pare mon indéniable charme d'une nouvelle bosse sur le haut du crâne. Javel est livide, mais il n'a pas perdu sa poigne. Ce qui n'est pas le cas de…

    - Imbécile ! Tu as déchiqueté deux de nos compagnons ! Je devrais-te… te… te !!
    - Arrêtez, ça ne sert à rien.

    Mes yeux ronds dévisagent le rictus pivoine de Morgane. Les dents serrées, les yeux noirs. Elle pointe son épée vers ma poitrine puis semble se satisfaire en me crachant à la figure avant de se détourner pour examiner les pertes.
    Choqué, je ne parviens pas encore à tout assimiler. Maille s'agenouille près de moi, l'air inquiet.

    - C'est grave Sakutei. Le parasite s'est emparé de toi.
    - Merde, qu'est ce que j'ai fait ?
    - Tu as tué les deux elfes de devant… ainsi qu'un de nos mystérieux agresseurs silencieux.
    - Hein ?
    - Regarde par toi-même.

    Il se décale pour me dévoiler trois cadavres. La vache ! Ils sont dans un sale état. Le premier est… répandu. Et les deux autres, sont trop loin pour que je puisse distinguer les détails mais la chair à vif abonde. Je croise à nouveau le regard noir de Morgane, des larmes brillent dans ses yeux. Elle serre le poing et murmure quelque chose à son dernier compagnon. Mal à l'aise, je me racle la gorge que je trouve soudainement bien douloureuse. Ma voix est rauque.

    - Qu'est ce que… qu'est ce qu'on va faire ?
    - Elle a parlé.
    Javel vient de rappliquer.
    - Hein ?
    - Le Kregg, il nous a parlé, ce n'était pas vraiment ta voix. Plutôt celle que je donnerais à un lézard si j'en voyais un doué de parole. Un lézard femelle.
    - Je me contrefous des détails ! Qu'est ce qu'elle a dit !!
    - Quelque chose comme… "Elle est la vivante, son cœur lui appartient, la tuer c'est le réduire en cendre".

    Je me mets à trembler de tous mes membres. Elle m'a dit la même chose en substance pendant notre lutte. Maille m'agrippe par l'épaule. Il me sonde du regard et déclare d'un ton sombre.

    - Tu dois lutter mon vieux.

    C'est bien la première fois qu'il m'appelle comme ça ! Je tente une pâle imitation de sourire et lui serre le poignet faiblement. Il opine et me tend mon épée ; la lame goutte.

    - Tiens, tu l'as lâché dès que "l'autre" a pris le contrôle donc je suppose qu'on ne risque rien en te la rendant. Qui plus est, le tintement nous alarmera si ça recommence. Garde la à la main Sakutei.

    J'acquiesce et attrape son poignet pour me relever. Mes jambes semblent accepter de nouveau mon règne. Je parviens à faire quelque pas dans la direction des morts.
    Morgane se tend à mon approche. Son regard ne quitte pas mon bras gauche, comme s'il s'agissait d'une bestiole venimeuse… ce qu'elle est en fait !

    - Morgane je…
    - Silence humain. Ne m'adresse plus la parole. Sélène décidera de ton sort.
    - Quelle étrange tenue.

    Indifférent à notre différent, Javel est accroupi auprès d'une des victimes de ma crise de folie. Un petit être entièrement vêtu de noir et équipé en tout et pour tout d'une ceinture de pointes et de lames courtes qui ont été – cela va de soit – noircies à la flamme.
    L'elfe lui arrache sa cagoule d'un geste sec, révélant un visage presque enfantin, déparé par une horrible balafre en travers de la bouche et de nez. Des éclats d'os sont visibles sur les bords de la plaie barbouillée, sa mâchoire pendante forme comme un sourire mortuaire qui se moquerait de nous. Je frissonne. Javel se racle la peau flasque du cou. Sa nervosité se trahit par les tremblements qui agitent ses lèvres. Il ne cesse de se gratter.

    - Voilà donc ce qui tue dans le noir. Mais qu'est ce que c'est ?
    - C'est un humain, assène l'elfe.
    - Un humain qui s'est infiltré jusqu'ici pour répandre la mort. Et il y en a peut-être d'autres, renchérit Morgane.
    - Vous êtes sûrs que ce n'est pas un des vôtres ?
    La question est stupide et me vaut un regard délicatement meurtrier de la part de notre geôlière.
    - Non.
    Elle s'avance, vaguement menaçante. L'autre tient toujours son épée au poing et la flanque sur la droite.
    - C'est un truc d'humain ça, (elle siffle littéralement la suite) assassiner.
    Trois pas supplémentaires et elle trouve une paume levée devant son visage.
    - Bon, bon bon ! Arrêtez ! Il faut qu'on continue.

    Maille s'interpose à nouveau en les belligérants. Le seul à garder son sang froid apparemment. Je me fais la réflexion incongrue qu'il ferait un excellent diplomate.

    - Morgane, il faut qu'on atteigne ce dépôt pour prévenir vos frères d'armes, c'est la seule manière qu'on a de s'en sortir.
    - Lui ne vient pas avec nous.
    - C'est ridicule, on ne va pas le laisser ici, il pourrait devenir encore plus dangereux.
    - Alors il faut le tuer ! Crache t-elle.
    - Il faudra me tuer avec.
    - Ça ne me pose pas de problème.
    - Ne rate pas ton coup jolie thuadène, sinon c'est la mort assurée pour tout le monde ici.

    Le second larron ne sait pas sur quel pied danser. Sa supérieure est visiblement menacée, mais il hésite à s'engager, préférant surveiller. Nerveux, il ne cesse de jeter des regards par-dessus son épaule.
    Un instant de tension supplémentaire et finalement, Morgane lâche prise sur un juron désabusé. Elle pivote d'un coup sec et s'engage dans le couloir d'un pas fier et imprudent. Maille sourit doucement et nous fait signe de suivre.
    Javel s'approche de moi et me glisse à l'oreille.

    - L'assassin était planqué dans les ombres. Le Kregg a détecté l'attaque avant nous, c'est sans doute pour ça qu'elle a pris le contrôle. Ces choses là ont un instinct de conservation beaucoup plus développé que le notre. Méfie toi, si tu te sens mal c'est que nous sommes menacés.
    - Je me sens mal, Javel !
    - Reste calme et concentre toi.

    ***

    L'empoignade est plus féroce que jamais. Un des gars déracine un pieu et écrase son adversaire avec. Un autre se bat à mains nues. Les corps tombent, se relèvent, crient, fuient, se rassemblent, tentent de reprendre la situation en main…
    C'est encore mieux que ce qu'il pouvait imaginer ! Luk encourage les nordiques par de fréquents cris de guerre qui inspirent la rage à certains et l'effroi à d'autres.
    Il est là, poing levé lorsque Bjorn rallie sa position.

    - Ça devient duraille Marcheur. Il faut décamper pendant qu'on le peut encore.

    Un bruit de dégringolade ponctue cette réflexion d'une urgence cataclysmique.

    - On doit pouvoir faire tomber cette position là haut. Il faut les amocher encore un peu. Fais passer le mot, que tout le monde se rassemble pour un dernier assaut.

    Luk halète même s'il n'a pas assené un seul coup. La fureur qui l'habite soulève sa poitrine en cadence, il vibre de tout son être. Le sang noir et épais coule maintenant le long de sa cuisse, il s'en soucie comme d'une guigne et ne remarque qu'à peine le coup d'œil perplexe de son lieutenant à la vue de cette étrange blessure.

    - Heu… ça va ?
    - Tu rigoles ! Mieux que jamais !

    C'est à ce moment que les humains déboulent en masse.

    ***

    Affaiblis et moins regroupés, nous faisons une proie facile. Et ça nous tombe dessus sans prévenir ! L'elfe de tête trébuche d'un coup, comme s'il venait de rater une marche. Il se plie en deux sur un gémissement et tombe en avant, la tête la première. Morgane crie et se retrouve prostrée sur le coté. Il y a sifflement, le raclement du métal et un coup sourd.
    La jeune femme s'accroche, comprimant son flanc meurtri. Je réagis avant tout le monde, désireux de me racheter et malade des nerfs.

    - Attention !

    Je vrille le poignet, un tintement métallique retentit. Le moulinet hasardeux que je viens de tenter a intercepté par miracle le projectile qui devait achever la thuadène !
    La petite pointe tombe au sol. Je me campe devant Morgane, tenant la lame courbe à deux mains. Une petite silhouette noire apparaît fugacement devant mon regard, je me fends mais elle esquive mon attaque trop facilement. Anticipant la suite, je me jette en arrière pour protéger la blessée et récolte un poignard dans l'épaule. Ou plutôt dans celle d'Elutrine, ce qui ne m'arrache que le grognement de pure forme.

    Laisse la passer ! Elle le tue !

    Je résiste de la moindre fibre de mon être. Mon corps commence à agir contre ma volonté. Je me sens nauséeux. Bon sang ! Pas encore !
    Le petit être noir apparaît dans mon champ de vision. Paralysés mutuellement par notre conflit mental, ni Elutrine ni moi ne sommes en position pour arrêter la lame pointue qui s'apprête à me lacérer la gorge !

    ***

    Ils caracolent en formation de coin. Dévalant la courte pente qui les sépare de leurs ennemis. Luk étrécit les yeux devant cette charge. Trois de ces hommes se font immédiatement écharper, cueillis sur le flanc. Les beuglements s'intensifient. Les chocs sont violents. Cette phalange de soldats est prête et déterminée. Ils fauchent les tibias qui passent au niveau des rasoirs de leurs hallebardes et se protègent les uns les autres en restant trop serrés pour offrir une ouverture.

    - POUR LE DUC ! Vocifère le meneur.

    ***

    Une puissante force fauche les airs, lacère du tissu, de la peau, de la chair et craque les os. Morgane a une dernière expiration choquée avant de dégouliner contre le mur et sur le sol. Médusé, je n'ose pas me retourner pour constater ce que je sais déjà. Cette épée de géant !

    - Bordel Maille, qu'est ce que… !
    - Prêt à vous servir monseigneur, coupe le nabot encagoulé en mettant un genou à terre.

    Le visage de mon ami est rayonnant d'une victoire préparée de longue date. Comme le dernier coup d'une longue porté sur un échiquier secret. Il repose son arme sur l'épaule d'un geste ample qui racle le plafond et adresse un signe de tête au petit être déférent.
    Ma voix se déforme en contralto avec celle d'Elutrine lorsque nous rugissons ensemble :

    - MAIIIILLE !


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