• Je peine à reprendre haleine. Ma mâchoire semble se déformer, j'ai des frissons le long de la colonne vertébrale. Je sens les fibrilles d'Elutrine profiter de mon émoi pour s'insinuer plus profondément en moi. Perverses racines de sorcellerie apocryphe. Elle me susurre des mots profanateurs à l'oreille : tuer, chasser, mordre. J'aurais du mal à nier que ça me fait envie.
    Mes doigts glissent, la poignée de la lame goutte commence à donner du gîte. Je me reprends soudainement, c'est cette arme, plus que tout autre chose qui me permet de savoir si j'ai encore le contrôle de mon corps. Je ravale ma salive bruyamment.

    - TU m'as MENTI !
    - A propos de quoi ? Rétorque le duc, plus royal que jamais. Nous sommes des prisonniers, il y a une guerre. C'est une opportunité à saisir, voilà tout.
    - Mais c'est TOI leur chef. Tu savais que tout ça allait arriver !!
    - Bien entendu, je suis duc, Sakutei, pas valet de pied. Rien de ce qui se passe dans mon territoire ne m'est étranger. Rien. Je connaissais le jour exact de l'invasion. Je savais quand il faudrait que nous quittions les lieux… et j'avais envisagé que ce ne serait pas si facile. D'où cette simple idée de prévoir des assassins. Rien de tel qu'une petite dague en nocturne n'est ce pas ?
    - AAARRRRGH !
    - Un peu fourbe, complète euphémiquement un Javel parcheminé. Lui aussi encaisse le coup mais visiblement pas pour les mêmes raisons. Enfin je pense. J'ai ENCORE l'impression d'être un outil. Et qui plus est, le meurtre de Morgane en traître me paraît tellement dénué de sens que je me sens prêt à prendre sa défense posthume bien qu'elle ait juré ma mort un peu plus tôt. Un claquement de langue retentit sous la voûte, visiblement, Maille biche !

    - Fourbe ? Moui peut-être. Je n'ai pas l'intention de gaspiller des vies inutilement. Si la mort d'une petite bande me permet de m'assurer d'une victoire rapide, l'hésitation n'a même pas lieu d'être. Après tout, c'est à sa réussite qu'on juge un homme. (Il ose glousser doucement). Même si pour ma part, je préfère encore être du coté tribunal.

    Ça c'est la goutte de sang qui fait déborder le calice sacrificiel. Mes deux coudes se rejettent brutalement en arrière, c'est comme si je tentais d'expulser des flammes avec les yeux.

    Il a menti, il est l'ennemi. Elle est la chasse. Il doit le tuer !

    Mes gesticulations de prophète hérétique en proie à une possession démoniaque n'échappent évidemment pas à Monseigneur le Grand Inquisiteur qui abaisse tranquillement la pointe de son épée. Je prends conscience qu'il n'aurait aucune difficulté à me frapper. Je veux dire, aucun obstacle MORAL.
    Cette constatation me mets les tendons à vifs, j'ai l'impression que ma mâchoire inférieure fait un bond en avant. Une grimace féroce. Les autres ont un mouvement de recul. Le petit assassin à la voix enfantine dégaine un autre dard de jet au creux de sa paume. Javel se mord les lèvres, plus ridé et plissé que jamais. Et Maille… continue tout tranquillement d'abaisser le mat qui lui sert de lame.

    - Ne soit pas têtu Sakutei, il est temps de tirer notre révérence et de rejoindre le campement. On ne devrait pas perdre notre temps en vaines peccadilles. Et de toute façon cette fille est morte, qu'est ce que tu veux y changer ?

    C'est donc vrai, il a tout prévu. Mais pourquoi faire tant de manières ? Pourquoi venir ici, seul avec moi quand il savait qu'une armée entière se tenait à disposition pour franchir le Rubicond.
    Je n'ai pas l'esprit assez clair pour tenter de formuler une première idée. Pour le moment, j'ai l'hypothèse en chandelle dans le gosier. J'ai l'os qui pique dans le cœur, l'asthme qui m'écaille la gorge et le feu qui pulvérise mes veines. Ce soir, ça va saigner.

    ***

    Luk regarde les hommes déferler comme une vague vengeresse avec le sourire aux lèvres. Les nordiques sont sur le point de se faire écraser malgré leur férocité tenace. La plupart combattent pied à pied, perdant des morceaux d'orteils au passage.
    Il faut regarder les choses en face, c'était une belle baston mais il est temps de tirer la révérence. La phalange, unie derrière un mur de boucliers lisses adopte une formation en coin, dardant ses piques entre les ouvertures.

    Le capitaine des thuadènes explose d'un grand éclat de rire et fait passer la sangle de son cor devant lui. Il porte l'instrument entre les fentes de son heaume et donne du poumon avec toute l'énergie qu'il contient tant bien que mal depuis le début de l'affrontement. C'est le troisième signal. Les barbares velus aux pelures mitées relâchent leurs efforts, crachent une dernière fois en direction de l'ennemi (vieille tradition) et se font engloutir dans les brumes, Némésis désertant le champ de massacre.

    Seulement, la phalange continue d'avancer elle. Et au pas de course à présent. Les soldats sont parfaitement synchronisés. Heaumes rivés aux rebords des boucliers joints, hallebardes pointées pour moitié à mi-mollet et pour moitié à hauteur de poitrine. C'est à ce point martialement beau que Luk en prend des frissons sur les avants bras.
    Il ne bouge pas. Immobile au milieu de ses hommes qui se débandent furieusement, certains contenant leur rage de continuer, d'autre leurs tripes. Si le Marcheur des Cieux s'est attiré le ressentiment de beaucoup en brandissant le fer au conseil, il s'est pratiquement assuré la dévotion de ces hommes frustres aux mœurs sanguinaires. Le capitaine est comme eux, ils le sentent. Ce sentiment palpite entre eux comme un cœur de fauve. Pour lui, il le sait, ils feraient n'importe quoi. Y compris, et c'est demander beaucoup, cesser le combat sur un ordre.

    Luk écarte les bras. Le droit, couvert d'une croûte noire et le gauche, encore indemne de la boue qui macule trop rapidement la peau innocente. Lui ne l'est plus depuis longtemps, innocent, mais il garde encore de cette joie infantile lorsqu'il voit tous ces humains se précipiter vers lui. Ils ne l'ont pas encore vu, noyé qu'il est dans le brouillard. Son souffle projette une légère buée devant lui. Il se contracte, il ne bougera pas tant que les autres ne seront pas en sécurité dans les bois. Dusse-t-il arrêter la vague à mains nues, ce qui semble devoir être le cas puisqu'il n'y a aucune lame dans les fourreaux qui pendent de chaque coté de ses hanches.
    Ils s'approchent. Le sol tremble.

    - ALLEZ ! Poursuivez ces barbares ! Gloire au duc !

    Leur meneur est un de ces chefs charismatiques qui misent sans doute d'avantage sur leur gosier que sur leurs muscles. Il est temps de montrer aux humains ce qui fait la véritable force d'un capitaine. Il est temps de leur montrer l'horreur et l'effroi. De leur faire contempler le lugubre de leur courte et pitoyable destinées.
    Luk se hérisse encore d'un ricanement féroce. Les premières cuirasses déchirent le rideau des brumeux. Il se redresse d'un coup. Image cornue du monolithe inamovible environné de ténèbres. Les bras écartés, les doigts crochus, et ce rire qui ne semble jamais s'arrêter de saccader.
    Les soldats ralentissent perceptiblement. Un éclair ou quelque chose d'approchant frappe leur cervelet et s'insinue sous la couverture de leurs plus naïves croyances.

    - Le… le démon…

    Démon. Démon ! Le mot est murmuré, puis repris, amplifié, déformé, porté aux nues. C'est une exclamation, un torrent de terreur qui charrie des morceaux mythiques aux relents de tombeau.
    Les humains sont maintenant totalement arrêtés. Paralysés, tassés, immobiles et crispés. Comme frappés d'une céphalalgie trop intense pour qu'ils ne puissent poser un seul pied plus loin sans y perdre la raison.
    En cet instant, le thuadène solitaire qui se tient entre eux et la forêt primordiale se sent comme l'instrument d'une puissance encore en éveil. Il ondule physiquement aux élancements qui se propagent depuis son bras droit, ses abdominaux se détendent puis se raffermissent, les muscles de son dos frétillent, sa mâchoire se dénude encore un peu plus sous son casque. Le noir, cet étrange sang trop sombre qui ne s'est pas arrêté de couler, gagne maintenant en intensité. Il devient ténébreux, légèrement brumeux et plus volubile. De liquide il devient halo. Un contour mystique qui crachote furieusement de l'épaule au bout des doigts. L'aura grandit et palpite comme un organe, elle efface les contours de son bras droit, lui conférant une terreur proche de celle qui émane du Gardien, quoiqu'en beaucoup moins impressionnant.

    L'effet est immédiat sur les soldats humains. Cette troupe de renfort si fière et aguerrie est malgré elle la proie des plus obscures superstitions. Et face à cette manifestation diabolique, ils leur vient à tous la même idée : attaquer ! Ces gars là sont venus pour porter l'acier dans le ventre des abominations qui sommeillent dans les entrailles de la terre. Ils n'ont encore rien vu, leur cœur est plein de hargne et d'ardeur combative. Ils ne sont pas là pour rigoler ! Poussant une série de cris de guerre plus ou moins bruyants, ils rompent leur puissante formation et fondent tous sur le même ennemi.

    Luk se voûte légèrement à la manière d'un lutteur. Voudrait-il tous les embrasser d'une seule étreinte qu'il ne s'y prendrait pas autrement. Et sans qu'une seule parole ne soit échangée, il bondit.
    Le Marcheur des Cieux disparaît presque dans la brume, les soldats lèvent le nez. L'un d'entre eux s'écroule d'un coup. Le sien vient de se faire casser. Son casque empanaché roule à terre. Il crie très brièvement lorsqu'une botte implacable lui écrase la trachée sans espoir de pouvoir y refaire circuler un peu d'air. Le suivant récolte un coup de pied dans le ventre et trébuche. Luk pivote. Un éclat orangé sur la droite. Finalement les torches des humains sont bien utiles… Il évite la hallebarde, attrape le manche et l'arrache aux mains de son possesseur. Utilisant l'arme à la manière d'un bâton, il la fait tournoyer deux fois. Deux tours, deux impacts. Il largue la longue arme de hast à la manière d'un javelot. Un bouclier s'abaisse, quelqu'un tente de le harponner mais trop tard, il bondit déjà à nouveau ! Un autre soldat mord la poussière. Luk prend appui sur une cuirasse pour reprendre la voie des airs. Il retombe au milieu de la mêlée, impossible pour les hommes de se coordonner dans cette situation.
    Il ne semble d'ailleurs pas en être question, tous sont pris d'une sorte de folie furieuse qui les pousse à attaquer, piquer, faucher dans la plus grande confusion. Le premier jet de sang n'est pas produit par Luk, toujours désarmé. Un tibia mal positionné, un assaut trop violent et une esquive au dernier moment, c'est un humain qui se fait salement amocher. Il tente naïvement de rétablir son équilibre avant de réaliser que sa jambe gauche ne suit pas le mouvement. Poussant un cri d'horreur, il tombe en arrière, traînant derrière lui un sillon baveux de sang. Luk rugit, quel pied ! Il se détourne, lève le poing et…

    - ARRETEZ !

    Le meneur. Il y a donc une utilité à savoir donner de la voix. Les soldats s'ébrouent et se remettent en position de défense, tout autour de Luk. Le capitaine des thuadènes n'entend plus que les halètements et les gémissements des vaincus. Il tourne la tête lentement, repositionnant ses appuis de manière à pouvoir bondir au premier geste de l'un d'entre eux. Mais personne ne bouge. La discipline est retombée sur les esprits, étroite coquille de métal qui enserre leurs pensées. Luk regrette de ne pas avoir généré assez de chaos pour les mener au-delà du point de non retour. Une erreur de jugement ? Il croyait les humains plus impressionnables que ça. La vue du sang et de leurs frères tombés ne leur inspire donc pas de rage ?

    - Laissez le moi, reprend leur chef d'une voix sereine.

    Oh c'est donc ça. Luk abaisse les deux bras et pose les poings sur les hanches. Il toise avec un mépris total le guerrier qui fend les rangs de ses soldats pour s'avancer devant lui. Un gaillard bien proportionné, courte barbe, regard d'acier, une poigne ferme. Il brandit une épée argentée et se protège derrière une rondache crénelée.
    Et alors qu'il se met en position, il se passe quelque chose d'inhabituel – du moins du point de vue de Luk – les humains lèvent leurs armes et martèlent leurs boucliers en scandant d'une seule voix :

    - Cras-sius ! Cras-sius ! Le brouhaha est intense, suffisant pour attirer le reste du campement. Soudainement, Luk s'inquiète, aura-t-il le temps de regagner le couvert des bois ? Ses hommes devraient s'être totalement repliés à présent. Il est donc seul. Seul pour les affronter tous et les faire danser sur ce raidillon tortueux et glissant qui conduit à la mort.
    Le dénommé Crassius salue son public et se met en garde d'un geste sec. Le silence retombe, complet et épais cette fois-ci. Luk fait un pas de coté, l'autre l'imite pour le garder en ligne.

    - Tu penses pouvoir venir à bout de moi tout seul petit homme ?
    - Je n'ai pas besoin de le penser, je n'ai pas d'autre choix que de te tuer maintenant.
    - Vraiment ? Maintenant Luk s'amuse. Et d'où te viens cette prodigieuse confiance en toi ?
    - Ne me sous-estime pas. Vous les démons, êtes très forts pour dénigrer notre race. Aujourd'hui, je vais te montrer l'étendue de ton erreur.
    - Comme c'est aimable de ta part. Qu'est ce que tu attends dans ce cas ? Tu as peur d'attaquer ? Pourtant je suis désarmé tu vois. Alors ?

    Le guerrier frappe son bouclier deux fois, il secoue la tête comme un fauve et replace sa lame devant ses yeux.

    - Cette épée a été forgée dans les eaux du Narcisse. Elle porte en elle la vengeance de l'humanité !
    Luk se penche en avant et décoche d'un ton moqueur.
    - A la mesure de votre orgueil. Elle sera parfaite dans mon fourreau.
    - KyyyaAAAAAH !

    L'attaque est brutale et plus rapide que ce que Luk avait anticipé. L'épée d'argent glisse dans l'air avec une fluidité hors du commun ! Crassius parvient à lui infliger une entaille au biceps. La chaleur de la douleur ne marque qu'un soupir dans son esprit. Déjà, l'aura noire se referme sur la blessure.
    Luk se détourne et frappe dans le vide. L'humain est rapide ! Faisant appel à tout son talent en la matière, il bondit et lève le poing mais l'autre se ramasse sur lui-même et amortit le coup de son bouclier. Les hommes lancent des vivats.
    Les phalanges écorchées, Luk n'a que le temps de se déplacer de coté pour éviter le puissant coup d'estoc qui s'en suit. Il se baisse et passe sous la garde de Crassius tandis que celui-ci enchaîne d'un coup de taille. Luk avance d'un pas. Crassius lève son épée. Un poing se lève. La lame s'abat. Et c'est le choc !

    D'abord l'incompréhension, puis l'engourdissement et la douleur. Le héros humain réalise finalement que son bras vient d'être immobilisé en pleine course par le coup de poing au niveau de la saignée du coude. Luk sourit. Le soldat tente de l'assommer d'un revers de bouclier mais trop tard. L'autre recule et se fait craquer les phalanges. Il avance à nouveau. Un coup sur l'épaulière, un éclat argenté sur sa cuirasse de bronze qui se fend au niveau du pectoral. Cette fois Luk se glisse tout contre son adversaire, lequel, prenant vaguement conscience que quelque chose d'anormal est en train d'arriver recule d'un bond. Sa confiance est ébranlée.
    Elle en prend encore un sacré coup lorsqu'à l'issue d'un nouvel échange, il se fait pincer le nez ! Le Marcheur éclate de rire.

    - Assez joué.
    - Je te ferai ravaler ton arrogance démon !

    Haletant, Crassius se remet en position. Il va attaquer de face, c'est prévisible. Luk se positionne de manière à lui claquer la nuque sans même qu'il ne puisse le voir. Leurs bottes s'enfoncent au même moment dans la terre molle. L'épée, le heaume, le bouclier, les regards… un frisson dans l'air… Luk bande son bras droit, l'aura ténébreuse pulse… l'éclat argenté et… un mouvement ! Le disque tournoyant ! Le capitaine n'a que le temps de baisser la tête mais il ramasse quand même la rondache en pleine figure. Son mouvement n'est pas arrêté pour autant mais sa main dévie légèrement. Un coup métallique.
    Les combattants se séparent. Bon sang ! Il a jeté son bouclier ? De bout des doigts, Luk examine l'entaille faite à son heaume. L'autre a perdu le sien, arraché par l'attaque déviée du thuadène. C'est tête nue qu'il révèle son sourire. Un sourire franc, ensoleillé d'une victoire promise, un sourire humain. Un air idiot.

    - AH ah ! Bien joué !

    Et avant même que l'autre ne puisse répondre, il repasse à l'assaut. Le temps presse et le divertissement doit toucher à son terme. Luk esquive l'arme maintenant maniée à deux mains et parvient à frapper le pectoral de Crassius à deux reprises, lui coupant à peine le souffle. Les armures humaines sont solides.
    Il attaque plusieurs fois des poings et des pieds et finalement se décide à revenir au contact. Cette fois, le soldat s'y attend. Il raccourcit sa garde et assure son équilibre. Luk, lui emboutit l'estomac avec l'épaule sans parvenir à l'effet désiré et se faisant, présente sa nuque à un coup fatal !
    Rugissant par anticipation, Crassius lève son arme bien au-dessus de sa tête et la fait retomber de toutes ses forces vers le point sensible. Le Marcheur bloque sa respiration, il attrape quelque chose au niveau de sa hanche. Levant le bras au jugé, à l'instinct, il referme brutalement la porte. Un coulissement flutté. La lame se fait empocher à l'horizontale et, emportée par son élan, frappe tout de même sa cible sans lui infliger plus qu'une ecchymose.
    Les duellistes se figent dans cette position inconfortable. L'un abasourdi, l'autre triomphant. Que s'est-il passé ? Comment est-ce possible ?

    - Je t'avais dit qu'elle serait parfaite pour mon fourreau.

    Un coup de tête bien ajusté et un autre du talon suffisent à lui assurer la main mise sur l'arme en argent, maintenant logée dans sa gaine. L'humain tressaille une unique fois lorsqu'il reçoit un uppercut au menton. Il tombe en arrière dans la boue. Autour les soldats s'agitent. Luk ne leur laisse pas le loisir de s'émouvoir, il dégaine sa nouvelle épée et fait sauter la tête de Crassius d'un geste ample. Puis, piquant cette craquante dernière au bout de sa lame, il enfonce les rangs et se fraie un chemin en direction de la forêt.
    Vite ! Juste une centaine de mètres ! Le souffle court, voûté en deux, il file entre les mottes en direction des arbres touffus. Les cris et les hurlements le talonnent, cette fois il y a de la rage et de la haine. Cette fois, il y a du chaos chez les humains mais Luk n'a pas le loisir de jeter un œil pour admirer son travail. Il faut filer !

    Quelque chose lui chatouille le flanc. Une flèche apparaît dans la terre à quelque pas. Merde ! Des archers ! Malgré la brume résiduelle, ils pourraient bien l'aligner sur ce terrain nu. Dans ce cas…
    Luk fait sauter son épée dans sa main gauche et attrape à nouveau son cor de la droite. L'ultime signal convenu pour cette escarmouche, il le lâche péniblement, couvert de boue et de sang alors qu'il dérape dans la pente. Immédiatement après, il roule au sol, au mépris des risques.

    Un craquement, des sifflements, des sifflements, encore et encore ! Des flèches percent le feuillage par dizaines et cueillent les assaillants en pleine course. Ils trébuchent, frappés par des mains invisibles. Roulent à terre en gémissant. Les plus chanceux se font tuer sur le coup.
    Rampant plutôt que courant, le Marcheur parvient à se jeter dans les buissons, serrant dans son poing les débris de sa trompe éclatée pendant sa petite acrobatie.


    ***

    Je reprends… contact. Huuuu ! J'ai mal à la tête bon sang ! Ma langue, ma langue me fait mal. Hein ? Ma langue ?! Quel rapport avec cette coulée de sang que j'aperçois sur ma main gauche ? Ah non, c'est vrai. Celle là n'est plus à moi. Quel rapport donc, avec cette giclure vermillonne sur la main d'Elutrine ??

    - Il est revenu.
    - C'est ennuyeux Javel, il faudra trouver un moyen de le contenir sinon je vais devoir faire enchaîner ce brave idiot.
    - J'y travaillerai, grommelle le vieil homme.
    - Ça vous ennuierait de me parler directement tas d'enfoirés ?
    - Pas de doute, il est redevenu lui-même.
    - Très drôle Maille, je n'ai pas fini mon explication !
    - Mais si, mais si !
    - Ne bouge pas gamin, tu vas encore te faire mal.

    Je cligne des yeux. Où sommes nous ? Le sol bouge ?? Je réalise alors que je suis dans une civière, traînée par – et il faut que je me déboîte le cou pour l'identifier – un type inconnu habillé en noir. Un des assassins de Maille.
    Javel marche à ma gauche, une autre civière racle le sol à droite avec le corps de Kageisha. Le rêveur surprend mon regard et m'offre une gracieuse explication.

    - Ces types l'ont ramené…
    - Ah.
    Décidément, Maille s'assure de tous les petits détails.
    - Ne bouge pas. Oh et ne touche pas ta mâchoire.
    Il ne m'en faut évidement pas plus pour que…
    - Ne touche PAS !
    - AAh ! Bordel qu'est ce que c'est ??

    Même mon esprit a du mal à percuter le message pourtant sans détour que me transmet la pulpe de mes doigts. Ce que je palpe de ma curiosité malsaine, ce n'est pas de la peau ! C'est… dur, lisse et froid… je crois qu'il n'y a pas de séparation entre ce truc et mes dents inférieures. Oh meeeerde.

    - Le Kregg, confirme Javel d'un hochement de tête sombre. Il s'est légèrement propagé mais ne t'affole pas, on va trouver le remède.
    J'aime les euphémismes. C'est vrai. Sauf quand ils me concernent MOI ! Je grimace. Et Elutrine en profite pour se glisser dans mes pensées (pour le moins confuses).
    Ce seraaa vite trouvé, il n'y en a paaaass
    Et alors ? Ça m'empêchera pas de te botter le derrière.
    Sauf que maintenant, il va lui falloir sa participation pour manger… il ne voudrait pas qu'elle le laisse mourir de faim n'est-ce pas ?
    - Oh Mara… par la déesse…
    - De calme, tes sentiments ne font que donner plus de prise au parasite.

    Je m'efforce de faire quelques exercices respiratoires et constate avec un soulagement ineffable que ça atténue perceptiblement mon mal de langue (c'est vraiment étrange comme douleur, je ne la souhaite à personne… franchement). Au bout de quelques minutes, je parviens à accepter le fait qu'il ne faut pas que je pense à un certain détail envahissant de mon anatomie. Je soupire une fois de plus.

    - Bon d'accord, raconte.


    En cet instant, je me sens plus proche de Javel que de ma propre mère. Paradoxe étrange si je considère que c'est avant tout grâce à lui que j'ai échoué dans cette situation déplorable. Je me reprends d'un coup. Non en fait c'est à cause de Mélanargie. Je ne dois pas perdre cet élément de l'esprit.


    - Tu t'es laissé dévorer. Le Kregg en a profité. Je crois que le petit coup de théâtre de notre blanc compagnon a été un peu trop rude pour toi.
    - Gniah gniah, blanc tu parles. J'ai connu des salopards plus agneau que lui ! Mais Javel, qu'est ce qu'il se passe ?
    - Nous marchons vers le campement des humains à ce que j'ai compris. Il va y avoir bataille. Crois moi, notre périple est terminé. Il ne nous reste plus qu'à quitter cet endroit maudit.

    Je me sens si faible que j'ai du mal à faire le tri. Tout ça, l'équipée insondable, la camaraderie… n'était qu'une mascarade. Pourquoi ? Quel est le jeu de Maille ? Quel est celui de Mélanargie ? L'espace d'un instant, j'ai l'idée que ces deux là pourraient être liés. Cette simple supposition me met les hypothèses en ébullition. J'ai peur. Je tremble.

    - Oh gamin ! T'es toujours là ?
    - Javel, est-ce que (je baisse d'un ton) Maille et la nécromancienne…
    Un long silence pensif.
    - Je ne sais pas.
    Ma propre voix croasse alors soudainement :
    - Non aucun risque là-dessus. Ils peuvent la croire.
    - Aah, ça devient difficile de discuter avec toi Sakutei.

    ***

    Les chasseurs entrent en action. Maintenant, ils libèrent leur fougue et l'énergie accumulée pendant si longtemps. Mais ils se comportent d'une manière notablement différente de celle des nordiques. Leur flux est strictement horizontal, là où celui des nordiques est parfaitement désordonné. Ils encochent, ferment un œil, tendent l'arc et libèrent les trois doigts qui crochètent. Les cordes claquent sur les brassards de cuir. Les flèches disparaissent trop rapidement pour l'œil.

    - Visez les foies et les poumons, clame la froide Zétane, préférez les blessures qui tuent lentement aux impacts mortels.
    Luk approuve la méthode, chaque blessé sera un fardeau qui mobilisera plusieurs hommes pour le soigner. Les blessés sont mauvais pour le moral, ils sappent les forces quand les morts attisent les ardeurs vengeresses. A chaque fois qu'un des chasseurs tire, un autre est occupé à recharger son arme. Luk constate au passage que pratiquement tous gardent une flèche dans la main qui soutient l'arc, de manière à pouvoir enchaîner deux tirs rapidement en cas de débordement. Le trait de sauvegarde. Le flux reste tendu, dirigé en pointe, plus vif et rapide mais moins sanglant que les masses et les haches.

    Le capitaine secoue la tête, se demandant soudainement d'où lui vient cette clairvoyance des énergies. Il relève les yeux. Au devant, les humains sont en pleine débandade. Privés momentanément de commandement, ils errent sans trop savoir s'ils doivent attaquer ou fuir. La plupart reculent déjà vers leurs arrières, sans même chercher à ramener les blesser avec eux. Bon, tout se passe à merveille.

    Zétane à un mouvement de rejet lorsqu'il pose sa main souillée sur son épaule.

    - Tiens les en respect aussi longtemps que tu peux, puis disparaît avec ta troupe.
    - Ne me prend surtout pas pour une débutante Marcheur ! Je sais ce que je fais, crache t–elle avec morgue.
    - Bien.

    Luk s'apprête à se retirer puis considère la tête de Crassius toujours empalée sur sa propre épée. L'assemblage le fait sourire. Il décroche le macabre trophée et le jette aux pieds de la chasseresse qui siffle d'exaspération.

    - Tiens garde là, je t'en fais cadeau !

    Il s'éloigne en gloussant, couvrant sans peine les imprécations orageuses de Zétane par les craquements des branches qui entravent sa progression.
    Il débouche dans la plaine de Mag Tuired quelques minutes plus tard. La rumeur s'est déjà répandue comme un vent mugissant. En un instant, il est rejoint par une horde de thuadènes enthousiastes qui le félicitent de l'exploit. Les bourrades viriles se succèdent aux accolades et libations. Tout le monde siffle, crie, chante. Les guerriers célèbrent la victoire comme s'il s'agissait d'un coup magistral et décisif. Il n'en est pourtant rien, ils ont au mieux mis à mal une centaine d'homme et encore…
    Parmi les fêtards, Luk identifie quelques–uns des gars qui ont participé au coup de main. C'est facile, ils sont, comme lui, couverts de crasse et de sang. Ils évoquent les faits marquants de la bataille, décrivent les scènes mémorables les plus juteuses et se moquent ouvertement de leurs pitoyables adversaires pris par surprise.
    Dans les esprits, cette attaque sournoise est une réussite totale mais Le Marcheur ne peut s'empêcher d'être inquiet à présent que l'adrénaline retombe.
    Il y avait quelque chose de profondément organisé chez ces humains. Même s'ils leur ont donné une leçon qu'ils ne sont pas près d'oublier, il manquait un petit rien pour que les choses tournent en leur défaveur. Luk repense aux attaques de ce dénommé Crassius qui était un adversaire valable. Il repense à la phalange survenue un peu trop tôt à son goût…
    Il y a là derrière un esprit fort et habile. Le Marcheur comprend maintenant que sa principale cible dans cet affrontement sera le chef de cette armée. Il doit le tuer, même si pour cela il doit traverser toutes les lignes ennemies. De là viendra leur salut. Un sombre pressentiment lui traverse l'échine. Et si ce n'était pas à sa portée ?
    Comme en écho, un Bjorn bien sombre se porte à son niveau. Sa barbe maculée de terre s'est empoissée à sa tunique trempée de sueur. Il hoche la tête et passe sans mot dire.

    Au loin, Luk identifie alors les gesticulations caractéristiques d'une certaine membre du conseil réputée pour sa féminité enjouée. Sélène est accompagnée de Gord'deo'deo'deomachin-machin, quelque soit son nom et de Sédiline et Finn-Tri. Quatre meneurs qui entraînent nécessairement dans leur sillage toute une bande de curieux.
    Le thuadène écarte les libationnaires d'un geste du bras et laisse approcher la séduisante jeune femme au visage mortellement sérieux.
    Sélène s'accroche à son avant bras, plus pâle que la mort, et se hausse sur la pointe des pieds pour chuchoter :

    - Marcheur, Le Dagda Nuadien a été attaqué !


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