• Elle commence par abaisser le levier de contact pour rapprocher les deux électrodes. Lentement, avec précaution, elle fait glisser la première tirette de trois crans vers la droite pour ajuster le réglage. Elle pousse le gros bouton. Le bleu, celui qui est presque décoloré par l'usage et manque de rebondissant. Néanmoins, fidèle à la manœuvre, il répond par un –gloups- liquide et enthousiaste. Les premières lumières dansent sur le tableau de bord.

    Rapidement, elle enfonce deux pédales. Celle de droite pour polariser l'électrode négative, la cathode, et l'autre pour ouvrir la chambre de pression. Puis elle tire brutalement le levier d'amorce et fronce le nez lorsqu'un sifflement trop aigu sanctionne son manque de délicatesse. Elle reprend son souffle, avale une goulée de cet air moite qui sent déjà le renfermé et continue. Elle appuie brièvement sur le bouton rouge. Une décharge. Une brève étincelle crépite au bout de son ongle. Elle libère le crochet de relevage. Deux tubes coulissent pour se mettre en place devant la chambre de pression. Les soufflets latéraux enflent doucement. Le moteur ronronne timidement. Elle accélère. Levier, réglette inférieure. Trois tours de manivelle pour accoler les palets magnétisés. Elle relâche la pédale de droite. Un juron. NON ! Pas la droite bon sang ! Non la gauche. Elle corrige d'un brusque mouvement. Un autre bouton sollicite son attention. Elle l'enfonce d'une pichenette, agacée de ne pas avoir suffisamment anticipé. Ses doigts dansent sur le tableau lumineux. Elle s'immerge plus profondément dans sa manœuvre, elle se donne, chair et ossature, à la machine. Ses bras, ses jambes, sa poitrine qui se soulève par à-coups saccadés reproduisent les gargarisations du moteur tandis que la mécanique est tirée à contrecœur de son inertie froide. Elle la force à se réveiller, la réchauffe, la stimule sans excès mais l'aiguillonne sans modération. Elle déchaîne des étincelles électriques pour la piquer dans le vif. Elle canalise la force rageuse de l'eau prisonnière, la force à emprunter des passages exigus et tortueux pour mettre en branle soupapes et petites trappes qui actionnent d'autres pièces du rotor. Elle tire, elle pousse, elle resserre des morceaux et en sépare d'autres. Elle dérange cet organisme de métal et de verre. Elle le disloque comme une vulgaire breloque pour mieux le réassembler et le faire fonctionner selon sa volonté à elle. Elle n'a pas peur d'irriter la mécanique. La colère, elle connaît. Elle sait la gérer. La galère, c'est la torpeur. Il ne faut pas hésiter à en faire un peu trop. Mais pas trop-trop quand même…
    Le ventilateur principal s'emballe. Elle le calme en serrant un peu la bride au frein à tambour. Finalement, les engrenages se mettent à tourner. Un hurlement déchirant secoue la carcasse de la machine, se fraie un chemin sous son gros casque molletonné en cuir, franchit le mince rideau de ses cheveux plaqués sur ses oreilles et vient lui percer les tympans. Elle serre les dents. Ça c'est bon signe.

    Elle embraye, ça toussote, ça crachote, ça postillonne même. Mais ça démarre ! Un sourire imbécile mais heureux segmente son visage noirci de poussière cendreuse. Elle relâche un des leviers pour déboutonner le haut de sa veste de pilote. Il fait déjà atrocement chaud dans le cockpit et ce n'est pas vraiment parti pour s'améliorer. Elle respire à grandes goulées et change légèrement de position. Son siège, inconfortable forcément mais pas trop-trop, grince lorsqu'elle se tourne vers la fine paire de jambes croisées juste au-dessus de sa nuque.

    - On est prêtes Sis'.

    La fille dégingandée sanglée sur le fauteuil passager juste derrière abaisse les yeux et bat des cils avec l'air ahurie de celle qui vient de visiter l'intérieur d'une tige de chanvre dans le détail. Ses yeux verts sont perdus au loin mais ses sourcils froncés traduisent l'importance qu'elle accorde au sujet. Une ride de concentration barre son front par ailleurs vierge de toute trace de crasse, ce qui est plutôt remarquable. Ses cheveux châtains en revanche, sont largement plus négligés que le reste de sa charmante petite tenue de botaniste. Tenue dont n'est visible qu'une paire de bottes noires depuis la position basse qu'occupe l'autre.
    La pilote habituée à ce qu'une action provoque une réaction immédiate, habituée aux mécanismes qui expriment immédiatement leur accord ou leur désaccord n'a pas tellement la patience de détailler plus.

    - Sis' ?
    - Pardon.
    - On part.
    - Ouais.
    - T'es prête ?
    - Il paraît…
    - Sans déconner.
    - Il paraît qu'il va faire nuit demain.
    - Bon. On y va ?
    - Moi ça m'ennuie.
    - Moi j'm'en fous.

    La fille du haut rit sans s'amuser. Un rire crispé, nerveux. Sec. Pas terrible en fait.

    - Vorgine, tu es une matérialiste. Tu sais ça ?
    - Ouais. Je sais aussi qu'il ne faut pas faire attendre le fer quand il est chaud.
    - D'accord, d'accord, madame la pilote, roule, vole, sectionne, engage le jeu et tout ce que tu veux. Qu'on y aille et que ça file, j'ai des fourmis dans les jambes à force de sentir les vibrations du rotor dans la carène.

    Vorgine se sent obligée de corriger.

    - C'est pas la carène. Ça tu peux pas la sentir d'ici. Au mieux, c'est le rembourrage de ton siège qui manque de moelleux.
    - Mhmh.

    Elle n'écoute plus. Vorgine soupire. Un mouvement d'yeux circulaires pour les nerfs, abaissement des lunettes pour les réflexes. Un verre légèrement teinté en bleu pour mieux voir le vert. Un verre à peine teinté en rouge pour mieux voir le jaune. Vorgine oublie momentanément l'attitude de la jeune botaniste, cale ses bras dans les demi-goulottes et empoigne fermement les leviers de direction qui se dressent presque à hauteur de ses épaules, de chaque côté de son buste. Après tout, prévenir une passagère de l'imminence du départ n'est pas vraiment inscrit dans les Code de Pilotage des Arches Vertes. En fait, le CPAV précise juste que le pilote se doit d'être d'une courtoisie élémentaire en toute circonstance. Elémentaire, pas exemplaire. Et le CPAV dit aussi que la machine a priorité sur tout autre élément. Alors…

    Alors le DM-Bula.Torisé Modèle n°68 est du genre agressif et nerveux. Du genre qui démarre brutalement et qui tasse les vertèbres. Du genre aussi qui fait rendre des petits-déjeuners, des goûters et parfois même des dîners.
    Vorgine se fend d'un sourire méchant parfaitement mesquin en relevant la pédale d'embrayage. Tant pis si l'autre illuminée est trop occupée par ses idées farfelues ou ses fanfreluches.

    Une minute plus tard, dépitée, vexée, blessée dans son amour propre, elle doit se rendre à l'évidence. Sa chère et tendre DM-Bula vient de lui caler sous le nez. La première fois. La toute première fois ! Et il faut que ça tombe le jour où une botaniste requiert ses services. Elle en pleurerait presque. Pas n'importe quelle botaniste en plus…

    - Sisymbre… je… (La voix d'ordinaire si tranchante et assurée de Vorgine manque de mordant).
    - Bah, ça arrive.
    - Non, non, je suis désolée. Je ne sais pas ce qui m'arrive. D'habitude je réussis du premier coup. Je te jure. Sis'. Je…
    - Vorgine, mon amour. Redémarre.

    C'est aussi simple que ça. Pas plus, pas moins. Sisymbre est une oratrice consommée (certains disent une cramée du bulbe). Pas seulement parce qu'elle sait utiliser des mots que pratiquement personne ne comprend, mais surtout parce qu'elle sait les charger de sens. Les charger au point qu'ils débordent.
    Et en cet instant précis, il y en a un particulièrement qui déverse un tas de choses rigolotes dans les tréfonds des mécanismes organiques de Vorgine. Un indice, il n'a que deux syllabes.
    Néanmoins, la fille casquée, harnachée de sangles dures, emmitouflée sous des couches de laine et de cuir huilé doit ajouter quelque chose. Un truc que le CPAV approuverait.

    - Il faut que je recommence du début.
    - Ah…
    - Tu n'auras qu'à regarder par la bulle d'observation… ça devrait être plus rapide cette fois, le moteur est déjà chaud.
    Mais Sisymbre n'a pas l'air d'humeur à relever ses yeux verts vers la baie vitrées concave qui surplombe sa tignasse de cheveux châtains (coupés court par déontologie, et c'est un détail qu'au moins quelqu'une regrette).
    - Tu sais Vorgine, il va faire nuit demain.
    - D'accord, d'accord.

    Vorgine s'esquinte déjà les doigts en s'escrimant sur le moteur. Elle n'a pas envie de parler de la nuit à celle qui partage ses jours.

    - On devra se contenter de respirer… et d'attendre.
    - Oui oui.
    - Plus de lumière.
    - Je sais. Je sais.

    Quand Vorgine répète deux fois ses phrases, cela peut signifier deux choses. Soit qu'elle est occupée et n'écoute pas vraiment. Soit qu'elle cherche à éviter le sujet à tout prix. Dans leurs disputes – ce qui arrive de temps en temps mais par trop-trop- Vorgine et Sisymbre finissent souvent par ce genre d'échange.

    - Sans photosynthèse.
    - Ce n'est pas si grave. Ce n'est pas siiii graaaaAh putain je l'ai !

    Le ramdam qui s'en suit couvre le reste de la conversation. Le DM-Bula s'élance avec un bond prodigieux, égratigne la terre, fend les tiges qui saignent d'une sève fraîche et retombe au milieu des herbes hautes. Vorgine est instantanément ailleurs. Dans cet ailleurs étrange et véritable où son corps se propage dans les mécanismes. Il en faut pour devenir pilote. De l'abnégation, mais aussi de cette folie-douce qui permet à un être de chair de s'assimiler à une ossature métallique. Et lorsque Vorgine pénètre dans cet outre-corps, elle est une autre. Lumineuse, radieuse et pourtant éteinte. Son regard est vide sous ses lunettes. Sa bouche entrouverte laisse passer un filet de salive  (d'où l'intérêt de la peau de mouton sous le col ; article 28 du CPAV, le pilote se doit de présenter proprement en tout circonstance). Mais ses bras, ses jambes, sa poitrine, le reste agit et tressaute avec une vivacité impossible.
    Elle esquive les roches saillantes, épouse les contours des gouffres et se fraie un chemin là où tout autre ne verrait qu'un obstacle infranchissable. Les feuilles, les branches, les tiges frottent parfois contre la carène mais rien ne vient endommager la machine. Tout est glissant, fuyant, fugace, rapide. Vorgine ne laisse rien griffer la peinture. Elle agit à la perfection. Plus que ça même. Dans ce plus-que-parfait inaccessible où elle n'avait jamais imaginé se rendre étant enfant.
    C'est à la fois excitant et effrayant. Voir une fille perdre le contact avec son individualité pour la partager avec une machine. Voir quelqu'un expérimenter quelque chose d'intense que personne d'autre hors de sa corporation ne peut comprendre.

    Sisymbre est jalouse. En même temps, elle est admirative. Et terriblement amoureuse. Elle voulait voir Vorgine dans ce genre de moment. Elle n'est pas sûre d'apprécier ce qu'elle voit, ce don total, exigeant et absolu à la machine, mais elle comprend mieux la passion qui l'anime. Même dans leurs étreintes, Vorgine n'est pas aussi abandonnée. La botaniste aimerait être aimée comme cette machine est aimée. Mais d'un autre côté, elle est heureuse et outrageusement fière d'être celle qu'a choisie la pilote pour partager ses jours. Elle sait que les botanistes sont une caste trop élevée dans la société des Arches pour être considérées comme des individus normaux. Elle sait que Vorgine est encore intimidée par son statut. Elle sait que les gens en parlent. Que certains murmurent sous cape, à propos de cette union entre une pilote et une botaniste, la plus talentueuse paraît-il ! mais elle s'en moque. Forcément.


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