• Chapitre 3 : Saveur d'automne

    So I got all these things, but so what?
    In the end you can't take them with you
    You think you can save my soul? Well Ok...
    Tell me, with all your conviction
    What happens now?

    Porcupine Tree – What Happens Now


    - Je vais te dire moi ce qu'il va se passer ! Aller hop réveille toi feignasse !
    - Armmmh.
    - T'en veux vraiment un...hein ?
    - Gnouh ?

    - Schlaffff -

    Je reprends contact avec un tissu rugueux sous l'effet d'un grand contact liquide et glacé. Les yeux exorbités, je me redresse brutalement. Dans mon élan, je manque de me fracasser le crâne contre une trogne qui pointe son vilain nez à quelques centimètres du mien.


    - Alors tu émerges enfin !

    C'est un vieillard. Il m'attrape par le col et me repousse contre un mur. Poigne d'acier !
    - Si jamais tu articules ne serait-ce qu'une absurdité laissant entendre que tu as fais un drôle de rêve, je te fracasse la mâchoire. C'est clair ?

    Je ne comprends rien, mais j'opine. Il ne faut jamais contredire un vieux sac d'os qui semble avoir les veines en fusion. Mon joyeux sonneur de mâtine s'appuie sur un bâton noueux. Sa vieille carcasse est parcourue de tremblements...de rage ? Sans me laisser le temps d'interposer un index, le pépé me postillonne derechef au visage :

    - Bien, tu ne sais pas où tu es ni qui je suis et je m'en contrefous. Une seule chose m'intéresse : le nom de celui qui t'as envoyé. Il me file un coup de canne dans les côtes pour appuyer sa question. Réponds avec ta tête si tu veux la garder.

    Il est convaincant. Ce n'est pas mon cas.

    - Heu...je ne suis pas mort ?

    Dommage. Je n'ai pas pu m'empêcher de formuler la plus grande inconnue qui aspire mes pensées comme un trou noir. L'oeil maladif de mon vis à vis se rapproche encore. Il est si près que je pourrais dénombrer la moindre veine rougeâtre. Je me sens mal à l'aise. Alors que j'ouvre à nouveau la bouche, sa main arachnéenne jaillit dans un frottement d'étoffes. Deux doigts tordus et secs se saisissent de ma langue et se mettent à tirer dessus avec conviction.

    - Haa Ha huu !

    Il me répond par un coup cinglant sur le crâne. Il est complètement taré. Je parviens à me dégager au prix d'une nouvelle claque qui me laisse une marbrure douloureuse sur la joue. Ca commence à bien faire. Je tente une contre-attaque. Ma main glisse sur le coté et empoigne son avant bras. Alors que je tire, une violente douleur me déchire la poitrine.

    Je remarque alors la présence humide du bandage qui me comprime le torse. Ca alors...ce n'était donc pas un...


    Ouch !

    Ce fumier en a profité pour m'écraser les orteils d'un sale coup de cothurne. Haletant, je me soulève pour rouler sur le coté. Le vieux se met à jacter dans un dialecte incompréhensible. Sa canne siffle dangereusement dans l'air. Je parviens à interposer une table basse entre lui et moi.

    Le combat épique qui s'en suit est sans nul doute digne des plus grandes épopées. Un blessé tout ahuri contre une pomme ridée caquetante et affligée de poussées de violence baveuse. Malgré une résistance opiniâtre, ce dernier parvient à m'acculer dans un coin. Prostré, je me protège la tête avec mes bras.


    - Mais bordel ! Qu'est ce que j'ai fait ?

    Le déluge de coups s'interrompt un instant. Il est rapidement remplacé par un nouveau torrent de mots tordus dont le sens m'échappe. Avisant probablement mon éloquente tête de hareng saur, le vieux passe à la langue du Delta de Sérénité.

    - Alors, vas-tu me dire qui t'as envoyé ici ? Dis moi son nom !
    - Eh ho... Eh ho moins vite papy, j'ai un mal de crâne de moribond.

    Le rire qui s'en suit n'est pas rassurant. Je sourcille allégrement. Subitement, le vieux se radoucit et sa silhouette menaçante redevient ce qu'elle est : un corps malingre et voûté. Penser que ce croûton a réussi à m'acculer sans se fatiguer a quelque chose de démoralisant.

    - Alors ça fait quel effet de mourir dans mon rêve ?

    Question facile, j'en suis encore tout pantelant.

    - Mon corps flottait dans une rivière...et puis j'ai eu l'impression de danser sur un fil. Il y avait une fille, séduisante en diable qui me faisait l'effet d'un projectile avec des ailes de papillons.

    - Mouais...en tout cas ça te donne une gueule de citrouille écrasée. Bois ça.

    L'espèce de brouet nauséabond qu'il me présente est probablement à base d'un mélange de morve et de semence de raton laveur. Je tente de gagner du temps.

    - Alors tu es le rêveur, Javel ?
    - T'es décidément pas bien malin.

    D'autorité, il me pince violement le nez...ce qui occasionne la réaction attendue. Profitant que j'ai la bouche grande ouverte, il m'ébouillante la gorge avec son poison visqueux. Quelques haut-le-cœur et une bonne série de jurons gargouillants plus tard, je sens une étrange chaleur m'envahir. C'est pas mal.

    - Mettons les choses au clair.
    - Oui. Pourquoi je ne suis pas mort alors ?
    - Grumph. Bon.

    Le vieux tire un petit coussin plat et s'assoit en tailleur devant moi. Maintenant que j'y pense, il dégage une forte odeur de plantes. Sans doute de la menthe sauvage.

    - On ne meurt pas comme ça dans le monde de Javel mon gars. C'est moi qui préside aux règles ici. Si n'importe quel clampin devait cracher son extrait de naissance au moindre coup de sabre, il ne resterait plus grand chose à rêver.
    - ...mais ça fait un mal de chien.
    - Evidement espèce d'ahuri ! C'est tout l'intérêt.
    - Maso ?
    Il ne relève pas. Heureusement pour moi.
    - De même que la beauté est mise en valeur par la laideur, la force de la vie est exacerbée par la peur de la souffrance. La douleur est une épreuve et un moyen de s'élever. Dans mon rêve, les actes ne se méritent qu'au prix de grands sacrifices.
    - Hm...
    - Mais assez bavassé ! C'est à ton tour de tenir le crachoir. Réponds moi maintenant. Qui t'as envoyé ici ?

    Rétorquer que je ne sais pas risque de me valoir une nouvelle rossée. Pourtant je n'arrive pas à me rappeler.

    - Il y a un visage...c'est une jeune femme. Du genre déterminée.
    - Ne joue pas au plus malin.
    Il lève son bras. J'interpose une main.
    - Attends ! Je ne peux pas me rappeler son nom. Je suppose que cette partie de mon esprit est bloquée.
    - Bloquée ?
    - Je n'arrive pas à accéder à l'intégralité de ma mémoire. Comme si on y avait creusé un vide à grands coups de pioche.
    - Grumph...
    Les coups d'oeils suspicieux s'enchaînent pour finalement déboucher sur un profond soupir.

    - Tu sais au moins pourquoi tu es là non ?
    - Je suis cartographe, donc...
    Il éructe, je m'interromps.
    - Quoi ! C'est donc ça. Quelqu'un veut me voler mon rêve ! Bordel de gueuses mal léchées !
    - J'ai dû mal à saisir...même si c'est plutôt imagé.

    Et voilà que mon hôte de circonstance m'agrippe par le pansement (ce qui m'arrache une grimace) et me tire vers son haleine fétide.

    - Je ne te laisserai pas faire ça !
    - Ca...j'avais bien compris que je ne suis pas le bienvenu. Le sabreur aux pétales de cerisier me l'a bien fait comprendre.
    - Non tu ne piges pas. Un rêve est une projection de l'esprit. Lui donner un corps, c'est le détruire. Si tu traces les frontières de ce pays, il deviendra accessible à n'importe qui.
    - Et ?...

    Il ne me prête plus attention. Repartant dans son monologue. Il doit se sentir très seul. J'en profite pour tenter de récupérer et de faire le point. Je suis dans une pièce plutôt sobre et le peu de mobilier que je vois est d'un style plutôt exotique. Quand à mon interlocuteur, il ressemble vaguement au vieux rêveur qui dormait sur la paillasse de la fumerie. Un peu mieux peut-être...il doit profiter de son rêve pour se rempailler un peu. Mais le détail de cette scène est flou, morcelé sur les bords, comme un vieux parchemin jauni. C'est plutôt irritant. Pourquoi a t-on jeté cette toile sur ma mémoire ?!

    Pendant que j'y réfléchis, je me gratte machinalement le torse. Le bandage est propre et diffuse une odeur de pharmacie plutôt apaisante. Je ne sais toujours pas vraiment comment j'ai pu survivre à un coup de sabre dans le coeur...mais il faut croire que les soins du vieillard sont puissants. De la magie ?


    - Ici, on appelle ça, la Magie des démons...ou Kidô. Ne gratte pas.
    Je m'autorise un sourire.
    - Bon, tu peux lire mes pensées...je suis impressionné.
    - Pas du tout mais tu es expressif comme un livre ouvert. Ne gratte pas.

    Cette fois il accompagne sa réprimande par un coup de canne. Celle-ci vient ensuite se planter sous mon menton. Je me raidis, j'ai la pernicieuse certitude que si je moufte, l'inoffensif objet pourrait bien me transpercer la mâchoire et tout ce qui suit.

    - Ta simple présence ici perturbe l'équilibre naturel de ce lieu. Ton énergie spirituelle est trop différente et crée une rupture. Je pourrais te tuer et ça règlerait mon problème.
    - Heeek
    - Mais j'ai un doute. Ton commanditaire doit être plus malin que ça. Le fait qu'il se cache en brouillant ta mémoire en fait un adversaire à ne pas sous-estimer. En fait, je suis presque sûr que c'est en te tuant que je déclencherai le piège.
    - Oui, le piège...mieux vaut être prudent hein, hé hé.

    Ce n'est pas drôle. J'ai l'impression que Javel aimerait bien m'ouvrir le crâne pour y prendre les renseignements qu'il cherche. En cet instant, j'ai l'impression d'assister à une partie d'échec...tout en étant moi même sur le plateau. Fais pas bon à être un pion, mais je suis bien décidé à me tirer de cette situation avec autant de battements de coeur dans la poitrine que possible.

    Un claquement de paumes sèches comme du vieux bois vient briser cet instant de méditation.


    - Très bien Ryoka, on va faire un marché.
    - Sakutei
    - Que sais-tu de l'honneur ?
    Que c'est un concept encombrant.
    - Que c'est un code de vie méritant.
    - Tu mens mal mais ça me va. Je vais te laisser en vie à condition que tu quittes ce monde au plus tôt.
    - Mais ?
    - Tu ne pourras pas le cartographier. Du moins tu n'en auras pas le temps.
    Ca commence à sentir l'embrouille. Comme pour confirmer ce soupçon, un sourire retors étire les rides qui me font face.
    - Je vais te donner un jour pour partir. Après quoi, je prendrai le risque de te tuer.
    - Hey minute...je ne sais pas comment on part d'ici !
    - Moi non plus. Du moins pas pour toi. "On" t'as envoyé ici, alors demande à ce "on" comment en sortir. Et c'est pour ça que tu n'as pas le temps de te tourner les pouces. Mais j'ai un truc pour toi.

    Pourquoi m'aiderait-il plus que nécessaire ? Le vieux claque des doigts et se concentre sur sa paume à demi fermée. Petit à petit, je vois une forme blanche s'étirer entre ses doigts. Au début, ça semble plutôt mou et fragile...et petit à petit, ça se solidifie. Au final, il brandit ce qui ressemble à une plaque d'os entre son pouce et son index. Ca ne paye pas de mine mais comme c'est sorti de nulle part, je lui sers un nouveau regard de poisson cuit.

    - Utilise ce masque pour te protéger. Il dissimulera une partie de ton énergie spirituelle et t'évitera d'être découpé en tranches au premier pas.
    - En os ?
    - Le minéral est plus fiable pour absorber. Le végétal croît et l'animal pulse.

    Je n'ai pas le choix, j'attrape le "masque" et l'observe. Il ne présente aucune fente ou orifice respiratoire. Et d'ailleurs, il ne fait même pas la taille de ma joue. Comment suis-je censé le porter ? Quand je pose la question, il se contente de hausser les épaules. Le vieux se relève et s'en va fouiner dans ses tiroirs. Il en tire un vêtement blanc bordé de noir.

    - Ici, c'est le domaine des dieux de la mort. Habille toi comme eux pour passer inaperçu.

    Ca tombe plutôt bien, ma tenue à souffert ces deniers temps. J'enfile son costume (qui ne me paraît pas d'une élémentaire discrétion au premier regard). Sur un caprice, je décide de conserver mon écharpe toute lacérée. J'aime les détails qui flottent au vent.

    - Et maintenant fiche le camp d'ici.

    Je lui lâche le regard que je perfectionne depuis mes cinq ans pour impressionner les gros durs. Sans plus de succès que d'habitude apparemment.

    - Tu n'aimes pas qu'on te dise quoi faire hein ? Et bien fourre toi ce détail dans le crâne : je te laisse libre de ton destin. Que tu sois le jouet de manipulation ou un simple touriste, ta survie ne dépend plus que de toi.
    - Ma besace ?
    - Tu devra faire sans.
    - Grumph.

    Javel fait coulisser un panneau de papier dans le fond de la pièce. Le couloir obscur qu'il révèle est entièrement fait de terre noire. Un souterrain. Voilà qui explique pour les odeurs... Fringant dans ma tenue immaculée je me faufile à l'extérieur en suivant le boyau.
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  • Commentaires

    1
    O-Ren-Kimi Profil de O-Ren-Kimi
    Vendredi 25 Septembre 2009 à 16:01
    Javel^^ ça c'est un personnage lol. J'adore son coté bourru mais plein de sagesse et ses tallents. J'ai bien aimé la petite note humoristique au milieu de toutes ses interrogations mais mon esprit est de plus en plus trouble (oui je sais c'est l'effet voulu^^).
    Bon je file à la page suivante je me languis trop de la suite^^.
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