• Chapitre 1 : Décomposition

    Il faut vouloir étreindre plus que l'on ne peut saisir.

    chateau



    Vieil adage qui sert de carotte pour faire avancer le bourricot de nos ambitions dévorantes. Cela dit, il fait trop chaud pour caracoler aujourd'hui. L'air a cette consistance épaisse qui se glisse dans les veines et alourdi les paupières. Alors plutôt que de me tanner le cuir sous un soleil irradiant, je préfère largement la caresse délicate d'un coussin de soie. Plutôt que de me racornir comme un raisin sec dans cette atmosphère de forge, je préfère me rincer le gosier à larges goulées amères et pétillantes.

    Je suis là depuis bientôt quatre jours et une certaine paresse s'est emparée de moi. La torpeur du Delta de Sérénité semble avoir m'avoir déteint dessus sans vergogne. Avachi dans les bras d'une gagneuse à la gorge envoûtante, je me laisse flotter entre deux états, bercé par la pénombre de la salle enfumée. Elle dit s'appeler Narcisse et je captivé par ses iris ambrées.

    Devant moi, des piles de papiers chiffonnés et des cadavres translucides témoignent de la seule activité que je m'autorise. Quatre jours passés à cartographier une région sans même en fouler la poussière des sentiers escarpés. Il faut croire que j'ai pris une sacrée fourrure dans la main. C'est curieux mais je ne me sens pas coupable. Sans doute un des effets des vapeurs qui s'échappent de l'arrière salle. Sur coté quelques notes éparses glanées auprès des autochtones. J'aime bien écouter leurs histoires...

    Seulement ce coup-ci, ce n'est pas le genre de type que j'ai l'habitude de voir en face de moi. Trop de tissus criards qui tentent sans succès de dissimuler toute cette graisse. Trop de clinquants à chacun de ses mouvements qui écorchent les yeux par leurs reflets agressifs. Qui peut-il bien être ? Il semble me connaître, mais je ne suis pas sûr de l'avoir ne serait-ce qu'aperçu.

    L'obèse se penche au dessus des verres embués pour me projeter son haleine fétide au visage.


    - C'est toi le scribouillard ?
    Je me racle la gorge deux trois fois
    - C'est ce qu'on t'a raconté ?
    - Tu fais des cartes aussi à ce que je vois.
    - A mes heures...
    - A la bonne heure !

    Sa paluche dodue s'écrase massivement sur mon épaule. Je réprime une grimace. Même au travers du tissu de ma tunique, je sens la chaleur moite qui se dégage de sa paume. Il se rapproche encore. Bon sang qu'est ce qu'il fait ?! Je me redresse d'un coup, un brin dégoutté.

    - On va se calmer mon gros, t'es pas mon genre.
    - J'ai du travail pour toi le scribe.
    - On m'appelle Sakutei
    - Bien payé et pas dangereux
    - Je suis en vacances
    - Suis moi.

    La conclusion de ce dialogue de sourds, c'est que le gros m'empoigne le bras et me tire littéralement par dessus la table. Des verres roulent et se brisent...tout le monde s'en fout apparemment. Plus costaud qu'il n'en a l'air le bougre ! Ca ne m'empêche pas de résister. Dégageant mon pied, je tente de lui expédier un coup de botte dans la tempe pour lui faire lâcher prise. Avant même d'être à mi course, le gros se rebiffe et me colle un coup de coude dans l'entrejambe. Ouh ! La négociation est terminée, j'accepte le boulot en fermant des yeux larmoyants sur ma douleur intime.

    Lorsque je reprends emprise sur mes sens, je me rends compte que mon pesant employeur m'entraîne dans l'arrière salle.

    - De quoi s'agit-il exactement ?
    - T'occupe.
    - Je n'ai pas mon matériel...
    - Tu auras tout ce qu'il te faut.

    Bon. Pas causant pour deux sous. Lorsque nous pénétrons dans la fumerie, une puissante odeur de plantes me saute à la gorge. Quelqu'un m'attrape par le bras lorsque je me casse en deux pour tousser comme un vieillard édenté. Il ne s'agit pas de la poigne molle et ferme de l'obèse (dont je ne sais toujours pas le nom). Non, c'est une main plus fine. Mon regard flou s'égare le long du bras qui la précède pour remonter vers une jeune fille au regard désarmant.

    Un ange passe dans un spasme douloureux. De longs cheveux blancs...comme une certaine détrousseuse de ma connaissance. Ces mèches fines encadrent un visage résolu qui se concentre autour d'un regard de glace. A part ses bras nus, tout son corps disparaît dans des étoffes flottantes qui ne révèlent sa silhouette élancée qu'au niveau d'un robuste ceinturon de cuir. Elle possède ce magnétisme des caractères si purs qu'ils en modèlent le corps à l'image de l'esprit.

    Je suis sous le charme et ne manque pas de l'exprimer :

    - Flbu
    - Par ici.

    D'un geste du menton, le gros m'intime de la suivre. Je ne me fais pas prier. Troquer le prince du lard contre cette enivrante inconnue me paraît une bonne idée.

    C'est une petite loge étroite. Un étrange petit vieillard est allongé là, sur l'une des deux couchettes à disposition. Il fixe le plafond avec un intérêt manifeste... Je vérifie par acquis de conscience qu'il n'y a rien de sensationnel au dessus à par une lampe malodorante. La fille m'enjoint de m'installer sur la paillasse libre.


    - Je ne comprends pas bien.
    Son index se pointe sur mon voisin
    - Voici Javel.
    - Et tu es ?
    Je peux moi aussi jouer au parfait imbécile. Mais là je n'ai pas besoin de trop me forcer, l'alcool et la fumée m'abrutissent complètement.
    - Tu peux m'appeler Melanargie.

    Melan...ça me dit quelque chose mais je n'ai pas le temps d'y réfléchir, elle me pousse d'autorité en position horizontale.

    - Prends ça.

    Elle me tend une baguette creuse. Ca sent le trip shamanique. Je ne suis pas très enthousiaste. Voyant que je rechigne à me laisser embarquer sans connaître les détails, mon interlocutrice se fend d'un léger soupir.

    - C'est sans danger. Tout ce que tu as à faire, c'est de respirer ça et de faire ton travail.
    - Cartographier mes visions ? Ca me paraît un peu naïf.
    - Pas les tiennes.

    Son regard si captivant me délaisse (dommage) pour glisser sur la forme inerte à mes cotés.

    - Quoi...il est en vie ?
    - C'est un Rêveur. - La manière dont elle prononce ce nom ne laisse aucun doute quand à la majuscule. – En ce moment, il parcoure une contrée imaginaire dont nous n'imaginons même pas la richesse. C'est ce terrain que tu dois explorer et répertorier.
    Ma bouche s'ouvre et se referme sans parvenir à formuler les absurdités que je voudrais relever.
    - ...
    - Oui, évidement que c'est possible.
    - ?
    - Tu verras bien. Mais si tu ne m'aides pas, je vais devoir t'y forcer.

    Cette fois son regard se fait plus insistant. Il se passe quelque chose, comme un éclair de glace qui me remonterait le long de la colonne vertébrale. C'est frais...ça me réveille complètement. Je profite de cet instant de lucidité pour rapatrier mes neurones. Melanargie...je sais maintenant où j'ai déjà entendu ce nom. Avec un sourire, je m'allonge et attrape la baguette entre le pouce et l'index.

    - Et bien prêtresse du Demi-Deuil...je vois que je n'ai pas le choix.

    Touché. La svelte Mela s'empourpre à l'évocation de son vrai nom...qui trahit également sa profession. Je comprends pourquoi elle se traîne ce gros type. Les nécromanciennes engagent toujours des eunuques comme garde du corps.

    Comme je suis assez fier de ma petite déduction instantanée, je me permet de plastronner en marchant bille en tête dans sa combine.


    - Et bien allons-y. Je rentre dans cette tête de bois et vous transcrit la carte de ses rêves ? Que ne ferait-on pas pour une paire d'yeux clairs.

    Sans attendre sa réaction, je place le tuyau de bois entre mes lèvres et en aspire une grande goulée.

    L'effet n'est pas immédiat mais un battement de cil plus tard, j'ai l'impression qu'on vient de m'enfiler une tige de métal chauffée à blanc dans le gosier. Bastre ! Ca me brûle les poumons ! Je suffoque...je m'étouffe...J'ai l'impression que ma poitrine va se déliter en lambeaux de cendre pour voltiger dans l'air saturé. Mes yeux commencent à me piquer et même ma peau me semble traversée de picotements. Au coeur de cet enfer magmatique, il y a une pelote d'épingles qui yoyote dans mon crâne. Je tente de museler la douleur et les cris qu'elle m'arrache et j'en suis réduit à pousser de pitoyables gémissements plaintifs. Je ne vois plus qu'un océan rouge...je n'entends plus que les battements affolés de mon coeur.

    Qui fait le malin tombe dans le ravin...et là j'ai même le droit au tapis de braises. Il faut que je me sorte de là. Alors que je tente de m'échapper, je sens subitement un contact froid sur le visage. J'ai du mal à comprendre ce qu'il m'arrive mais je continue ma remontée. La glace s'infiltre dans ma bouche et coule dans ma gorge...le froid combat le feu ardent. Je lutte contre les deux, ne voulant pas perdre pied.


    Cesse de te débattre ! Sinon tu vas mourir

    Le ton est impérieux mais étrangement rassurant. Je n'en tiens pas compte, je remonte. Quel plan merdique ! Je commence à reprendre emprise sur mes sens. Il y a une saveur salée sur ma langue. Qu'est-ce ? J'y suis presque.

    Arrête !
    Non.


    Je sens le feu et la glace qui tentent de me rejeter. Mais je sens aussi mes doigts crispés qui griffent le sol. J'ai un poids sur la poitrine.

    Tu ne me laisses pas le choix ...

    C'est une menace ou un regret ? Difficile à dire...une puissante onde de choc me fauche en plein effort. La vague est irrésistible mais je tente de faire front. Mes pensées se cristallisent autour de ma seule résistance. Je parviens à lui donner un corps : le mien.

    Je suis là luttant pied à pied avec une tempête de neige. Mon écharpe de lin voltige derrière moi et je sème régulièrement des feuilles de papiers dans les bourrasques. Des glaçons effilés comme des rasoirs m'entaillent la peau. Sans trop savoir pourquoi, je dégaine mon épée courte et la place contre mon visage. Alors je comprends que je me suis fait piéger. En prenant ce corps d'esprit, j'ai quitté mon enveloppe de chair.


    Bastre !

    La rage se fraie un chemin dans mes muscles. Je pousse un cri qui se perd dans le vent. Je sais que j'ai perdu ce combat mais je continue à lutter. Mes vêtements se déchirent en plusieurs endroits et ma peau meurtrie s'arrache en lambeaux. La souffrance est insupportable. Pourtant je continue d'avancer. Gravissant pas à pas la colline verglacée. Un souffle mugissant me jette à terre. En me relevant, je considère pensivement le pourpre sombre qui macule la neige. Je suis en train de mourir...? Je n'ai plus d'option.

    Pourquoi ?!
    Je t'ai dit de rester tranquille
    Je n'abandonnerai pas
    C'est idiot...que cherches tu à prouver ?
    Tu m'as volé mon corps.
    Ne serait-ce pas plutôt ton coeur ?

    Hein...


    Ma résolution s'effrite, je suis hébété. Au même moment, le vent faiblit. Etait-ce ma propre rage que j'affrontais ? Je ne pouvais effectivement pas y faire grand chose d'autre que m'autodétruire. A genoux sur le sol glissant, je parviens à percer le rideau de nuages qui s'étiole au sommet de la colline. Je vois quelque chose là haut...ce linceul de ténèbres n'est pas impénétrable.

    Levant mon épée au dessus de moi, je donne un puissant mouvement de taille comme pour découper cette noirceur à distance. Et ça marche ! Une décharge d'énergie se libère au moment au j'achève mon attaque. Et je vois...

    J'ouvre les yeux et je la vois. Melanargie et son visage si sérieux tout contre moi. Ses lèvres sont pressées contre les miennes...je crois qu'elle pleure mais je ne saurais dire pourquoi. Il y a du sang sur ma main quand je la lève. A travers les tissus de nos vêtements, les battements de son coeur se transmettent de sa tendre poitrine à la mienne.

    Je reperds le contact. Petite victoire éphémère d'un gaillard trop bravache pour être censé. C'était idiot...mais je suis parfois comme ça. Un brin déstabilisé par toute cette violence passionnée, je me laisse glisser au bas de la colline.
    « Excision par exorcisme.Nouvelle nouvelle ! »

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  • Commentaires

    1
    O-Ren-Kimi Profil de O-Ren-Kimi
    Vendredi 25 Septembre 2009 à 14:11
    Oooh Sak! Les mots me manquent! Tu pars dans un monde là qui me plait beaucoup puis tes perso ont une dimension vraiment géniale. Je file vite lire la suite^^
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