• Chapitre 15 : Papillon d'ébène.

    L'image que lui renvoie le miroir est celle d'une jeune fille séduisante au visage fin et à la peau claire. De longues mèches blanches cascadant sur les cotés s'interposent parfois devant son regard. Et l'habitude lasse de toujours repousser ces petites rebelles d'une main distraite. Ses yeux si clairs qu'ils en semblent taillés dans la glace sont pour le moment cernés et soucieux.
    Fatiguée, Mélanargie s'examine sans émotion. Ce n'est pas l'exercice frivole d'une écervelée narcissique. Non, la jeune fille est inquiète. En ce moment, elle n'est pas la nécromancienne incisive, pétrie de complots et d'intrigues. Elle n'est pas non plus la riante gamine qu'elle a peut-être été dans un lambeau de passé déchiré par les vents. Elle est juste une femme, une humaine.
    Son index et son majeur courent le long de la ligne douce de sa mâchoire. Ils s'immobilisent au coin de sa bouche, tapotent légèrement ses lèvres fines, peut-être avec une certaine impatience, mais aussi de l'appréhension. Elle redoute ce qu'elle va y trouver. Mais elle n'est pas du genre à tourner le dos aux problèmes. Son regard aigue-marine ce durcit, elle entrouvre lentement les lèvres.
    Un sourire timide, pas tellement coutumier des lieux, dévoile ses dents blanches. La jeune fille frémit, une anguille serpente fugacement entre ses omoplates. Ce n'est pas encore très net, mais les canines sont un peu trop longues. Quatre pointes plus effilées qu'elles ne devraient l'être chez un humain normal. Mélanargie se mord les lèvres brutalement. Une perle de sang roule sur son menton, elle ferme les yeux. La douleur qui se lit en cet instant sur son visage exprime la frustration et l'impuissance, mais aussi la fureur et la haine. Son petit poing s'abat sur la tablette en ivoire.

    - Jamais ! Jamais !
    Elle fixe son propre regard de glace pour y puiser toute la résolution dont elle a besoin.
    - Je ne deviendrai pas un démon !

    Se détournant du miroir, elle éponge le filet de sang d'un revers de sa main et le lape d'un coup de langue. Le goût métallique de son fluide vital la ramène à des réalités plus âpres. Il ne faut pas perdre de temps.
    Mélanargie se redresse et enfile ses bracelets cliquetants. Encore une fois, ce n'est pas un caprice de coquetterie. Ces colifichets de cuir, d'os et de pierre sont des instruments rituels, des protections ou des armes. D'ailleurs, ils ne sont pas particulièrement beaux. Passant une main dans ses cheveux clairs, elle ferme à nouveau les yeux en fronçant les sourcils. Puis, respirant un grand coup, elle emprunte un petit escalier tournant pour descendre dans la grande salle.

    - Maîtresse ? Allez vous bien ?
    Son pesant serviteur se penche, dégoulinant d'une encombrante sollicitude. Assez sensible pour percevoir les troubles de la nécromancienne, mais pas suffisamment pour savoir comment réagir.
    - Silence Zarpan, je réfléchis.

    Mélanargie repense à sa dernière invocation. Un sortilège très faible …et pourtant, Sakutei est parvenu à utiliser les énergies lieuses pour remonter à la source. Un coup surprenant qui lui a arraché presque tout son contrôle, laissant le Sujet d'Ossement avec autant de jugeote qu'un poisson marcheur. Ca n'aurait pas dû être dans les moyens du scribe. Il a fallut qu'il mette la main sur une arme très puissante. Ou un autre sortilège.
    Le lien rituel est comparable à un filament diaphane qui s'entrelace autour des chairs et des os, aussi bien du possédé que du possédant, c'est d'ailleurs tout le risque de la manipulation. En soit, c'est un réseau sans substance qui n'a pas vraiment d'existence…mais la douleur, elle, a été bien réelle. Mélanargie s'est retrouvée subitement recroquevillée sur la dalle de pierre, un crachat de sang sur le visage et les doigts recourbés comme des serres, la souffrance chevillée au cœur. Oui ce Sakutei est décidément plein de surprises. Il n'a pourtant rien des héros de légende, se comportant plutôt comme un rongeur angoissé qui cherche à sauver sa peau et se rebiffe dans les cas d'extrêmes. C'est exactement ce qu'elle veut. Et d'ailleurs, il est temps de passer à l'étape suivante.

    Un claquement de doigts brise le silence cristallin de la grande salle. Il y fait froid et sombre, le dallage de pierre noire se perd dans les profondeurs ténébreuses sans qu'on sache trop s'il s'agit d'un gouffre ou d'un sol. Sandales raclant pesamment la surface lisse, Zarpan émerge des ombres, les bras croisés dans les manches évasées de sa tunique colorée. Les goûts de l'eunuque en matière de vêtements font rituellement froncer le nez de la jeune fille qui préfère les tuniques sobres, écrues ou noires. Mais elle n'a pas pour habitude de parler boutique.

    - Zarpan, amène moi l'Ondine.
    - Bien maîtresse.

    Il s'incline profondément et disparaît dans un froissement d'étoffes coûteuses et soyeuses. Mélanargie se penche au dessus d'une table chargée d'instruments étranges. Les chimistes de l'Académie Noire seraient probablement furieux. La majeure partie de ce matériel provient de leurs laboratoires souterrains, sans leur accord bien entendu. Éprouvettes de diamant, réceptacles en ébonite pure, flacons de poudres aux couleurs éclatantes et divers papiers tachés, froissés, déchirés ou brûlés sur les bords. Mélanargie n'est pas tellement soigneuse, affichant plutôt la hâte frénétique et brouillonne d'une passionnée. Réunir ce genre d'équipement ne se fait pas sans mal ni sans douleur. Un apprenti plutôt prometteur mais surtout trop têtu y a laissé sa peau. Mélanargie ne peut pas laisser ce genre de petit prétentieux entraver sa route et les chimistes sont aux services des nécromanciens oui ou non ?!

    - Maîtresse ? Voici la fille.
    - Ondine Zarpan. Ondine… Très bien tu peux te retirer.

    L'obèse dépose une bouteille ventrue sur un des rares coins libres de la table, se fend d'une nouvelle marque de servilité et disparaît.
    Accoudée au bois grossier, un crayon entre les lèvres, Mélanargie se tapote distraitement la joue. Son regard passe du flacon de l'Ondine à un tas de papiers qui ne se démarquent du lot que par le craquant vénérables de parchemins. "- Bien allons-y."

    Elle débouche la prison de l'Ondine et s'installe sur un fauteuil en noisetier. La vapeur blanche qui s'échappe n'est pas exempte d'une certaine fureur. L'eau reste suspendue dans l'air, cherchant une issue pour quitter les lieux. Elle n'en trouvera pas, Mélanargie y a veillé. La jeune fille aux mèches argentées lui laisse faire ce constat avant de prendre la parole : - "Tu t'appelles Tasse c'est ça ?"
    Un rugissement aquatique lui répond. Des tourbillons de fumée s'enroulent autour de la nécromancienne sans effet notable. Toute cette vigueur parvient simplement à arracher un faible sourire à Mélanargie. Elle s'y adonne rarement, n'éprouvant jamais de plaisir dans ce qu'elle fait mais juste la nécessité de parvenir à son but.

    - Oh ? Ce n'est pas ça. Je trouvais que ça allait bien à une Ondine.

    C'est toujours comme ça avec les élémentaires, il faut les provoquer pour qu'ils répondent. Et pour ce faire, bien sûr, ils doivent prendre forme humaine.
    Celle-ci est une impulsive, la réaction ne se fait pas attendre. L'eau se rassemble en un point (le plus éloigné possible de la nécromancienne apparemment) et commence à moutonner sur les dalles. De vapeur elle devient liquide, gouttant, floculant. La métamorphose est impressionnante. Mélanargie suit le processus avec un regard passionné. Les formes se coulent, les proportions se stabilisent et finalement, c'est une botte noire lacée au mollet qui brise les échos aquatiques en buttant sur les dalles.

    - Je m'appelle Thrace espèce de gourdiche mal fagotée !! Thrace ! Et tu le sais très bien greluche !

    Entièrement vêtue de noir, une jeune fille svelte et élancée arpente la salle à grands pas furieux. Elle cherche encore à s'enfuir. Son visage est protégé par un masque de cuir qui dissimule ses traits. Mélanargie en connaît la raison et s'en contrefiche d'ailleurs, hormis pour l'aspect naturaliste de la chose.

    - Viens par ici Thrace, il faut que l'on parle toi et moi.
    Sa voix claire se fait plus autoritaire, n'admettant pas tellement la réplique. Mais Thrace y déniche une faille suffisante pour s'y engouffrer, c'est le propre de l'eau après tout.
    - Ah ouais ! Je vais t'en donner moi des paroles ! Je vais m'infiltrer dans tes yeux et te voler toutes les larmes de ton corps, je vais te vider de ta substance et te laisser vieille et ridée comme une pomme sèche !

    Des menaces dans le vent, bien sûr. Ou plutôt un coup d'épée par l'eau, Thrace est totalement impuissance en présence de la nécromancienne. Non seulement elle détient son nom (le véritable, pas celui qu'elle utilise) mais en plus elle conserve sur elle une goutte d'eau enchâssée dans une pierre sèche comme un coup de trique. Une goutte de Thrace pour contrôler ses actes.

    - Je t'en prie, passons sur ce genre de puérilités. Il y a des choses importantes à régler. Et puis, c'est de ta libération qu'il s'agit. Ca devrait d'intéresser.
    Pour le coup, l'Ondine marque un temps d'arrêt. Elle reste immobile et, puis se remet à battre les dalles de ses talons rageurs, s'arrête à nouveau, s'apprête à parler, commence à changer de forme puis change d'avis et…
    - Aller viens et arrête tes humeurs changeantes.
    - Pétasse prétentieuse.
    - S'il te plait… Le ton est tout sauf aimable.
    - Non ça ne me plait pas du tout, rétorque t-elle, butée. Mais elle s'approche quand même, réticente jusqu'au bout des gouttelettes de sueur qui perlent à la pointe de son nez.
    - Assieds toi.
    - Vas te faire voir.
    - Comme tu voudras.

    Mélanargie attrape un gobelet argenté et se sert à une carafe en verre fumé, faisant ostensiblement couler le liquide bruyamment. Elle se désaltère à longs traits et fini par rejeter la tête en arrière, les doigts réunis en clocher devant sa mimique calculatrice.
    - Alors !! Accouche, je vais pas passer la nuit à te regarder poser.
    - Dis moi Thrace, tu es au courant ?
    - De quoi ? lâche t-elle avec humeur.
    - Ton peuple a recommencé à sortir des sidhs. C'est la débâcle dans tout le Delta.
    - Mon p… commence t-elle avant de se corriger, hey les Fir Bolgs ne sont PAS mon peuple. Je suis un esprit de l'eau, tu te souviens.
    - Oui, oui je sais.

    Le ton tranquille et calme de sa voix tranche sur les répliques mordantes de l'Ondine qui n'a pas l'intention de s'en laisser raconter. Les confrontations entres jolies filles sont toujours venimeuses de toute façon, ne serait-ce que par rivalité intrinsèque.
    - Et ils ont déjà repoussé tout un bataillon dans une baronnie au sud. Tiens, celle là même où on a fait connaissance. Amusant non ?
    - Vas au fait.
    - Oui tu as raison. Les Fir Bolgs sortent donc des forêts. A mon avis, ça va perturber pas mal de monde. Les choses vont changer, et des endroits qui étaient cachés vont se retrouver exposés.
    - A quoi tu penses, nom d'une vague mal léchée ??
    - Aux Thuadènes.
    Thrace se raidit à l'évocation de ce nom. Mais ne laisse rien transparaître.
    - Il y aura des troubles et les Thuadènes se sentiront forcément menacés. Après tout, les Fir Bolgs sont leurs ennemis ancestraux. Crois moi, ils vont réagir. Ca va être le foutoir.
    - Et alors ?
    - Et bien voilà…

    Mélanargie se penche au dessus de la table, l'échancrure de sa tunique baille légèrement. D'un geste souple, elle attrape un des parchemins craquants et le tend à sa rivale et captive.
    - Il y a là dedans un certains nombre d'indications qui conduisent à des personnes, lesquelles en connaissent d'autres et toute la cascade qui s'en suit. Je te passe les trivialités.
    - Mélanargie…
    La nécromancienne laisse échapper un petit rire devant cette impatience mal contenue. D'un geste de l'index, elle repousse une mèche rebelle et plante son regard dans les fentes oculaires du masque de Thrace.
    - J'ai un travail pour toi Thrace. Si tu l'exécutes, je te fais la promesse de te rendre la liberté sans condition.
    - Pourquoi je devrais croire une seule de tes fieffées paroles ?!
    - C'est un marché, mais si tu ne m'aides pas, je vais devoir t'y forcer. Hmm, tiens, je te laisse un temps de réflexion.

    Pour appuyer sa déclaration, la jeune fille déloge quelques pointes de plomb et un sac de billes noires pour dégager un lourd sablier aux panses rebondies qu'elle retourne d'un coup sec. Le bruit mat qu'il produit en retombant sur la table massive résonne comme une promesse lugubre et irrémédiable.
    Méthode habituelle de la carotte en forme de bâton…ou l'inverse. Thrace n'a rien à gagner à aider une nouvelle fois la nécromancienne, mais tout à perdre en refusant de lui obéir. L'Ondine est coincée dans le creux de sa main. Et elle le sait. Voilà pourquoi Mélanargie prend son temps, gardant son calme et laissant les rouages se mettre en branle tout seuls. Un duel de regards s'enchaîne. Les volontés s'affrontent en silence pendant quelques minutes interminables qui dégoulinent dans le sablier avec la consistance d'une pâte visqueuse.
    Thrace continue à regarder le parchemin sans paraître y prêter attention. Finalement, ses épaules s'affaissent. Oh pas grand-chose, mais suffisamment pour faire basculer l'échange en faveur de la belle aux mèches d'argent. Celle-ci ne fait rien pour étaler sa victoire, elle se contente de hocher la tête et de reprendre une gorgée d'eau fraîche. Son attitude détachée la rend encore plus redoutable. La main gantée de Thrace relâche le papier sur la table. Elle se redresse subitement avec une profonde inspiration :

    - Bon tu as gagné, je ferais ta commission. Elle s'assoie négligemment sur la table, bousculant au passage un encrier qui se renverse, presque par inadvertance. De quoi s'agit-il ? ajoute-elle d'un ton mordant.

    Mélanargie éponge l'encre noire avec un tissu et jette un regard dans les profondeurs de la pièce comme pour vérifier quelque chose. Finalement, elle se relève pour dénicher un autre parchemin.

    - Comme tueuse, tu te débrouille plutôt bien. Je voudrais que tu utilises tes talents pour éliminer un Personnage.
    - Personnage ?
    - Une personne influente si tu préfères.
    - Hm…fais voir !

    Thrace attrape le papier. Sous son masque, son expression ne risque pas de la trahir mais on pourrait jurer qu'elle vient de pâlir. La nécromancienne attrape la balle au rebond comme elle le ferait d'un petit oiseau pour l'étrangler.

    - Ca te pose un problème ? Si tu veux retourner dans ta chambre…
    - Non. Je le ferai.
    - Bien, je suis contente. A ton retour je te libèrerai comme promis. En attendant, si tu as besoin de quelque chose, demande à Zarpan.
    Elle claque de doigts et l'obèse émerge instantanément de l'obscurité.
    - Et maintenant, je voudrais me consacrer à d'autres problèmes. Donc si tu n'as pas de questions…
    - Je ne dépendrai jamais de toi Mélanargie.

    Sur cette dernière pique, Thrace relève le menton et secoue la tête plusieurs fois. Elle n'a rien d'autre à ajouter visiblement. Plutôt désireuse d'aligner un peu de distance. Ses bottes de cuir crissant sur les dalles, elle quitte la pièce sur les talons du gros eunuque.

    A peine est-elle sûre qu'elle est à nouveau seule, Mélanargie se fend d'un profond soupir. Son dos se voûte, son visage perd de son autorité. Une certaine tristesse drape son regard un instant avant de se confondre avec une impression de lassitude générale. Une main perdue dans sa chevelure, elle dessine des cercles sur un papier vierge sans trop y penser, comme une gamine désœuvrée. Et soudainement, sans prévenir, une larme éclos de son œil droit, bientôt suivie par sa jumelle à gauche. Une paire de perles translucides qui roulent lentement sur les pommettes rebondies de la jeune nécromancienne avant de mourir sur son menton.
    La jeune fille serre les dents. Ce n'est pas le moment d'être faible. Non pas le moment. S'essuyant les joues, elle se relève et quitte la pièce sans un bruit.
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  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Samedi 31 Octobre 2009 à 00:08
    Et voici la suite sans plus attendre ! Inspiration d'enfer sur ce coup là. Le fait de changer de focalisation est rafraichissant pour moi et j'espère pas trop perturbant pour vous :D.

    Pas de citation ce coup-ci. Mais question accompagnement sonore, je vous recommande le petit dernier de chez Porcupine Tree (que je viens d'ajouter au Bal de Sak).

    A très bientôt !
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