• Chapitre 27 : Dépouilles et dépouillement

    Des gouttes de sang roulent sur le tranchant du bronze mordoré. Plic-ploc, elles tombent une à une sur le sol rocheux, comme en réponse aux échos ondoyants des larmes de la caverne.
    Luk rengaine enfin son épée sans même prendre la peine d'en essuyer la lame. Pour un guerrier de sa trempe, c'est la marque indéniable qu'il est à bout de nerfs. Sa main droite tremble encore légèrement alors il décide d'enrouler fermement ses doigts autour de la poignée de son arme. Le fait qu'il n'ait plus une poigne sûre aussi, est un signe. En revanche, le reste de ses muscles semble pris d'une apathie pâteuse qui l'empêche de tressaillir lorsqu'une masse sombre et pesante s'approche dans son dos.
    Sans même se retourner, Luk peut sentir l'aura du colosse blond qui est descendu ici avec lui conformément à ses ordres. Comme tous ici…
    Il essuie la coulée de sueur glacée qui lui démange la nuque avant de s'exprimer :

    - Bjorn… lâche t-il simplement d'une voix atone.

    L'autre ne répond rien. Il se tient en retrait sans mot dire ni maudire ouvertement les décisions de son supérieur, pourtant forcément discutables vu le résultat ! Lequel supérieur ne se sent d'ailleurs pas encore de taille à tourner les yeux pour affronter la pureté de son regard nordique.
    Sur la quinzaine de guerriers qu'ils étaient, plus de la moitié sont amochés ou tout simplement morts. Encore que la situation n'ait rien de simple ; il y a beaucoup de morceaux éparpillés qu'il va falloir collecter.

    Les épaules du Marcheur-des-Cieux s'affaissent encore d'avantage tandis que ses pensées s'égarent sur les reliefs du massacre. Ce n'était pas comme ça que c'était censé se passer. Non. Pas comme ça du tout. Et dire qu'ils n'étaient que quatre… et encore, seuls trois ont pris les armes en réponse à l'attaque traîtresse des thuadènes emmenés par leur si vaillant et si fier capitaine qu'il s'est abaissé à une méthode aussi sournoise. Trois contre quinze...

    Luk hausse légèrement le menton pour parler, sans pour autant faire mine de se tourner.

    - Fais venir Faneur-de-la-Tourbe.
    - Il fait partie de ceux qui ne s'en relèveront pas, assène posément le nordique.

    La tête du capitaine retombe sur sa poitrine, abattue. Et comme pour illustrer ses pensées, un râle plus profond et plus douloureux que les autres s'élève à cet instant sous la voûte ; un blessé vient de trépasser.
    En cet instant, le jeune officier serait enclin à payer cette crasse de sa propre vie si l'on n'avait pas besoin de ses bras pour transporter les morts et les blessés. Ah quelle ironie ! Alors qu'il ne reste même plus assez d'hommes et de femmes valides pour s'acquitter de cette tâche, le destin a voulu qu'il s'en tire sans une égratignure. Peut-on tolérer d'un chef qu'il ne partage pas le sort de la majeure partie de ses troupes ? Non, certainement pas non.
    La voix du capitaine est légèrement étranglée par la violence des émotions qui le traversent lorsqu'il reprend :

    - Dans ce cas, fais rassembler les morts et les blessés Bjorn. Nous quittons ces lieux.
    - Le trajet serait plus rapide si on revenait chercher les cadavres plus tard, nous ne sommes …
    - Bjorn (sa voix à la limite de se briser recèle néanmoins assez de traces d'autorité pour interrompre le colosse) fais ce que j'ai demandé. Nous ne laisserons aucun d'entre eux sous la voûte rocheuse. Avant ce soir, leurs yeux vides contempleront le ciel. Notre ciel. Et aucun ancêtre ne perdra trace de sa descendance sous le plafond impénétrable de cet … endroit.

    Oui, plus important que son propre honneur, Luk ne peut laisser ses guerriers sans sépulture. Ils ont répondu à son appel et sont morts en son nom et par son verbe. La responsabilité de leur dépouille lui revient à présent comme un fardeau dont le sang continuera à dégoûter sur ses épaules jusqu'à sa mort.
    Ce n'est pourtant pas la première bataille ou escarmouche que Luk commande. Ce n'est pas la première fois qu'il engage le fer avec un ennemi. Et ce n'est pas en se tournant les pouces qu'il s'est acquis son nom de Marcheur-des-Cieux. Mais ce qu'il s'est passé dans ce sous-sol n'a rien de glorieux. On ne tutoie pas les hauteurs de cette manière miséreuse et lâche. Et lorsqu'on renonce aux codes des guerriers, on a au moins la décence d'éviter le carnage.

    Luk retire son casque ornementé et laisse ses cheveux trempés de sueur lui retomber dans les yeux. Autour de lui, on commence à s'activer sous les directives de Bjorn. Les gémissements et les soupirs laissent bientôt la place aux ahanements.
    Lentement, Luk s'appuie d'un genou devant la dépouille d'un de ses hommes et dépose sa cervelière à ses cotés. Le métal cuivré sonne d'une note creuse au contact de la roche. Les yeux tristes du capitaine s'arrêtent sur le visage de son soldat.
    Un gaillard barbu plutôt robuste dont les traits attiraient les femmes, il s'en souvient. Ce ne sera plus jamais le cas ; un méchant coup de taille a sévèrement compromis cette séduction, lui fendant l'arcade sourcilière, crevant un œil au passage et lacérant une partie de la joue qui s'ouvre désormais sur une rangée de dents irrégulières dont certaines se sont cassées sous l'impact.
    La balafre est à l'image de ce combat ; sale et obnubilante. Luk se promet muettement de lui faire fondre un masque funéraire pour restaurer l'intégrité de sa beauté. Voilà tout ce qu'il peut faire à présent. C'est bien maigre, il en est douloureusement conscient.

    Le pouvoir des thuadènes est-il vraiment en train de s'affaiblir pour qu'une poignée d'hommes pris par surprise parviennent à leur infliger autant de pertes ? Le Gardien avait peut-être raison. Voilà ce qu'il en coûte de vouloir contrarier le destin.
    Le temps d'un battement de cils, la raison de Luk vacille au bord de cet abyme bien tentant qu'est le fatalisme. Il se reprend à temps en croisant à nouveau le regard du mort à ses pieds.
    C'était la bonne décision. Les choses ne se sont simplement pas déroulées comme prévues. Oui.

    - Capitaine ?

    Une voix douce et mélodieuse qui tranche complètement sur ce spectacle morbide. Luk relève les yeux sur l'une des rares soldates encore indemne. Quoiqu'à la vue du filet vermillon qui suinte sur sa cuisse, il est clair qu'elle ne s'en est pas tirée sans dommages.
    La jeune femme se penche pour attraper les chevilles du barbu défiguré et sourcille à son attention pour savoir si elle doit l'emporter seul ou s'il compte l'aider.
    Le prosaïsme typiquement guerrier dont elle fait preuve tire le Marcheur de ses ruminations. Il se redresse souplement et passe ses poignets sous les aisselles du cadavre pour le soulever. Cahin-caha, ils le transportent sur une aire plus dégagée et relativement plane où Bjorn fait aligner les morts en rangs serrés, comme une troupe de dormeurs armés de pieds en cap prêts à se relever au signal. Ce dernier avisant la présence de son supérieur se tourne vers lui.

    - Marcheur-des-Cieux, que faisons nous des humains ?

    Luk se gratte le menton un instant pour réfléchir. Le sens moral des guerriers lui impose de rendre honneur à ses adversaires, mais les thuadènes sont déjà trop peu nombreux pour convoyer leurs propres frères et sœurs tombés au combat.
    Son regard sombre vagabonde d'un corps à l'autre s'arrêtant ici sur une plaie, là sur un moignon. Il fronce les sourcils en apercevant le "démon noir" prostré un peu plus loin. Ce sabreur si rapide qu'il a fallu la vie de cinq thuadènes pour en venir à bout. Le grand blond était également un sacré épéiste, dernier à tenir tête quand tous ses compagnons étaient tombés, il ne s'est pas laissé avoir sans résistance pour autant. Lui aussi aura coûté cher.
    Et puis il y a cet étrange guerrier cuirassé dont le bras gauche ne semble fait ni de chair ni de métal. Probablement une magie inconnue. Celui-là aura été coriace mais pas aussi redoutable que les deux autres.
    Et pour finir, ce vieillard désarmé et fatigué expédié plutôt rapidement. Probablement une sorte de druide, il est certainement préférable de s'être débarrassé de lui avant qu'il ne rajoute ses pouvoirs dans la balance déjà malmenée !

    - Cap'taine ?
    - Hmm…oui. Balançons les dans le grand fossé qui s'ouvre derrière la seconde coudée. Cette grotte sera leur tombeau et nul ne viendra profaner leur sommeil ici.

    Bjorn plisse les yeux devant cette réponse. Très porté sur les rituels et les traditions, il ne peut pas approuver. Luk se contente de planter son regard dans le sien et le fixe jusqu'à ce qu'il s'incline.
    Le nordique se détourne avec un air peiné mais s'en va néanmoins s'acquitter de la tâche. Un soupire s'échappe de la poitrine de Luk. La guerre n'est même pas commencée et déjà les règles sont bafouées. C'est un climat propice à la perfidie et la traîtrise et il ne peut pas s'empêcher de penser qu'il en est responsable. C'est en partie vrai puisque par ses actes il a précipité les choses mais que fallait-il faire ? Attendre et assister à l'implacable déroulement d'évènements prévus par des prophètes babillards ?!
    Non, il fera tout son possible pour défendre son peuple, même s'il doit sacrifier tout ce qui fait de lui un thuadène honorable et valeureux.

    Quelques instants plus tard, le reste de la troupe se met en branle pour évacuer les lieux. Luk et Bjorn à eux seuls transportent quatre corps. Le jeune capitaine met toute son énergie à la tâche pour s'épuiser, s'éreinter et penser à autre chose qu'aux visions macabres qui hantent désormais son esprit.
    Ce n'est que lorsque ses bottes foulent l'herbe généreuse du Sidh qu'il se rappelle de quelque chose.

    - Miyanne !

    Bjorn se retourne vers lui avec une question sur les lèvres qu'il devance d'une exclamation :

    - Si le dernier larron est aussi coriace que ces quatre, elle risque d'avoir besoin d'aide. Je vais retourner la chercher.
    - Sauf ton respect Luk, je ne pense pas que ce soit une bonne idée, il vaudrait mieux…
    - Je vais la chercher Bjorn. Occupe toi du reste ici.
    - Capitaine je persiste…
    - Peu importe ! C'est moi qui suis à l'origine de ce carnage, c'est à moi d'en assumer la charge.

    Il darde un regard brûlant sur le colosse, le mettant au défi de contester sa décision avant de conclure d'une voix ardente :

    - Jusqu'au bout.

    Bjorn se serait sans doute incliné et Luk serait retourné dans la grotte sans l'arrivée inattendue d'une seconde troupe, fraîche et dispose celle là. L'homme de tête, s'avance d'un pas et se frappe le pectoral qui rend un son épais.
    Luk l'identifie immédiatement sous le nom de Crudug, il n'a jamais aimé son regard et ses manières empruntées. Il se méfie de ce genre de gaillard plus intéressé par leur prestige personnel que par le bien commun des thuadènes. Cela dit, même en étant à la tête des armées, on n'en maîtrise pas tous les rouages et il existe des hommes qui sont prêts à se rallier à ce genre d'individu. Ce qui en fait des meneurs…

    - Luk, honneur à toi Marcheur-des-Cieux.
    - Grmbl.
    Ignorant la répartie pour le moins incongrue de son supérieur, l'homme reprend d'un ton formaliste.
    - Le Gardien vous fait demander mon capitaine.
    - Je le verrai plus tard, j'ai encore à faire là dedans.
    - Faites excuse, mais il semble que ce soit pressant. Et puis, on nous a envoyé précisément pour vérifier que tout se passe comme prévu dans la grotte du passage.

    A demi exaspéré par la raideur de son interlocuteur, Luk lui décoche un regard froid.

    - Je vais finir cette tâche. Ensuite seulement je verrai Le Dagda Nuadien. Oserais-tu affronter ma volonté ?
    - Eh bien… c'est que…

    Le guerrier se dandine, visiblement mal à l'aise. Il s'apprête sans doute à répondre une ânerie procédurière lorsqu'un bruissement monte à point nommé des broussailles pour détourner l'attention.
    C'est un des petits homoncules qui sillonnent le Sidh. Messagers discrets et corvéables à merci que la troupe prend tant de plaisir à malmener. Sans un mot, le petit être bondit de quelques enjambées disgracieuses, s'incline dans une contrefaçon de révérence et fourre une petite émeraude sculptée dans les mains du Marcheur-des-Cieux.
    Ce dernier lâche une expiration frustrée en recevant le message. La confirmation sans équivoque que le Gardien le mande séance tenante. Il referme la paume et se résigne :

    - Eh bien ! Si tout doit se liguer contre moi, qu'il en soit ainsi !

    Et sans un regard pour le dénommé Crudug, il trace la route à travers les fougères, toujours chargé de sa macabre cargaison.
    Le Dagda Nuadien n'est plus dans la plaine, il s'est retiré dans son palais et Luk doit se séparer des membres de son infortunée équipée pour répondre à son appel. Confiant les cadavres et les blessés à la charge de son second, il gravit à grandes enjambées le tertre qui conduit à la demeure rocheuse du maître du Sidh.

    On pourrait confondre le palais du Gardien avec une quelconque grotte, cavité naturelle polie par les âges et les ruissellements patients. En réalité, bien peu dans le Sidh, même parmi les thuadènes, savent qu'il s'agit d'une réalisation de cet être extraordinaire et ténébreux. Chaque repli de la roche, chaque épieu calcifié est une expression de la volonté du Gardien. Chacune des gouttelettes limpides qui rampent, glissent et abreuvent les bassins creux sont mues parce qu'il l'a voulu ainsi.
    De ce fait, rien ni personne ne peut pénétrer cette antre sans être immédiatement décelé par le maître des lieux. Logé dans cet écrin de roche, Le Dagda dispose d'encore plus de perceptions, comme si sa demeure participait d'une extension de son organisme. Mais bien habile celui qui pourrait cerner les véritables possibilités du Gardien.

    Luk traverse vivement une grande salle aux parois concaves et s'engage dans un couloir tortueux qui s'enroule sur lui-même plusieurs fois avant de déboucher dans une autre pièce située en hauteur.
    C'est ici que se trouvent le trône et les attributs du pouvoir ; la masse d'airain et le chaudron d'argent.
    Quelques créatures ailées tapies dans les coins se tiennent prêtes à répondre aux demandes du Gardien. Pour l'instant, parfaitement immobiles, elles ont de la pierre la couleur et la texture granuleuse. Sans doute invisibles pour l'observateur non averti, elles restent pourtant parfaitement vigilantes ; gargouilles scrutatrices prêtes à déchirer la chair des imprudents à coups de becs avides. Elle n'ont pas de raison de se manifester et le capitaine leur adresse juste un coup d'oeil rapide.

    Le Marcheur-des-Cieux n'est jamais à l'aise avec un obstacle entre sa tête et son domaine d'élection, il n'en demeure pas moins parfaitement droit et fier dans la chambre du trône. Casque sous le bras, les traces du combat récent maculent encore sa tenue et ses cheveux emmêlés en mèches humides qui encadrent son air sinistre ajoutent une note fatiguée et lasse à son port. Mais peu importent les apparences, le Gardien lit directement dans les cœurs.

    Ce dernier n'est en vue nulle part. Le capitaine commence à s'impatienter. Inquiet pour ses hommes, inquiet pour Miyanne et désireux de rejoindre le cœur de l'action au plus vite. Sa voix forte et claire résonne sous les arcades irrégulières :

    - Le Dagda Nuadien ! Je suis ici conformément à ta demande. Qu'attends-tu de moi ?

    Pas de réponse. Ce silence pesant commence à devenir irritant. Aucun doute que le Gardien sait qu'il est ici et qu'il a parfaitement entendu sa présentation. Alors pourquoi l'ignore t-il volontairement ? Luk aurait-il fait quelque chose qui aurait contrarié le maître du Sidh ? Pensant qu'il se doit de poursuivre en se fiant à son instinct, Luk décide de lui exposer les derniers faits.

    - Nous avons victorieusement écrasés les intrus humains. Je ne m'attendais pas à une résistance aussi opiniâtre et il me peine de confesser que nos pertes sont catastrophiques. Pourtant je garde la certitude que c'est une bonne chose.

    Un petit raclement pierreux se fait entendre. Pas plus. Comment faut-il l'interpréter ? Luk s'interrompt un instant pour guetter une autre réaction mais il semble qu'il devra se contenter de ce maigre substitut pour le moment.

    - Les prophéties peuvent être fausses. En voici la preuve ! Je ne nie pas que ce fût difficile mais …

    Cette fois c'est une goutte qui percute distinctement une flaque dont la surface laiteuse se trouble brièvement sous l'impact. Le Marcheur décide de continuer.

    - Le pouvoir des thuadènes est peut-être affaiblit mais pas mort ! Nous pouvons encore lutter. Même si je l'avoue, nous aurions sans doute beaucoup de mal à résister à une troupe entière de ces mêmes humains.

    Quelques grains de poussière dorée s'enroulent autour de ses chevilles.

    - Je sais que j'ai été obligé de recourir à des méthodes déshonorables et pour cela, j'accepterai ma punition, mais avant ça, je dois achever ma tâche.

    La poussière se fait plus dense, montant jusqu'à ses mollets, générant un véritable petit courant d'air tourbillonnant. Il s'amplifie sans cesse et maintenant, quelques particules sablonneuses viennent s'ajouter à la danse. Le frottement lancinant des graviers irrite ses cuisses nues.

    - Il est possible que nous n'ayons plus cette opportunité la prochaine fois. Ils seront peut-être plus nombreux et d'avantages préparés mais … Je ne veux pas croire que cette mise à l'épreuve ait été une pure perte.

    Une expression de doute et de remords se coule peu à peu sur le visage d'ordinaire volontaire du capitaine. Et si par ses actes il n'avait fait qu'empirer les choses ? Il reste un humain dans la grotte. Si Miyanne n'en vient pas à bout, il s'enfuira et reviendra avec des renforts.
    Et si elle y parvient à le tuer… cela signifiera t-il pour autant que le Sidh n'est plus menacé ? Non, tout ceci n'était que le commencement d'un mouvement inéluctable qu'il ne pourra pas arrêter en tuant quelques éclaireurs. Quelle devrait être la réponse d'un guerrier ?

    - Je vois que j'ai eu tort de me précipiter ainsi. (Il serre le poing et le lève à hauteur de poitrine). Mais je mesure à présent l'étendue du péril que nous courrons. Leurs armes sont plus tranchantes et leurs cuirasses plus dures que les nôtres. Ils maîtrisent des pouvoirs qui nous sont inconnus et ils sont animés de rages meurtrières qui n'ont rien à envier aux transes berserks des nordiques.

    Les griffures de l'air abrasif cessent subitement, comme en approbation à cette dernière tirade.


    - A présent, tu comprends ce que signifie le vent du changement.

    Un murmure dans le creux de son oreille. Luk se retourne sur un sursaut. Une ombre majestueuse le domine de toute sa hauteur. Forme indécise aux contours bleutés dont les pulsations puissantes semblent s'accorder au rythme même de son cœur.
    Sous la terreur induite par la seule aura du Gardien, le jeune guerrier ne peut s'empêcher de ployer les genoux. Il relève péniblement les yeux pour tenter d'affronter le courroux de son maître résolu à endurer sa sentence avec toute la dignité qu'il pourra préserver.

    Mais au lieu de la vague de douleurs qu'il attend et redoute, la puissance se retire lentement comme une vague paresseuse pour ne laisser plus qu'un goût amer sur la langue. Le Gardien semble tout d'abord reculer de quelques pas, mais Luk se rend vite compte qu'en réalité, c'est sa taille même qui diminue.
    Il rapetisse, devient plus chétif et acquiert des contours indéniablement féminins. L'ombre couronnée de bois de cerfs, s'adoucit des courbes attirantes de hanches et de seins. Jamais encore il ne s'était présenté de cette manière et le capitaine a bien du mal à dépatouiller ce que cela signifie.

    - Nous ne pouvons empêcher les humains de prendre leur tour. C'est ainsi que les choses doivent être.

    La voix est chaude et tendre, comme celle d'une amante après la passion. Ce revirement de sensations est aussi soudain qu'il est déstabilisant et l'esprit de Luk est incessamment tiraillé par des bouffées d'émotions contradictoires. La puissante odeur de musc qui lui monte à la tête n'est sans doute pas étrangère à sa confusion. La gorge étranglée, il ne trouve rien à répondre.

    - Mais tu verras Marcheur-des-Cieux. Tu comprendras pourquoi les cycles doivent s'accomplir. Et lorsque je ne serai plus, même eux, petites créatures impulsives et chaudes, regretteront de nous avoir détruits.

    Entendre à nouveau ce fatalisme angoissant se déverser par la bouche même de celle qui représente le principe même de la vie flanque un frisson à Luk qui lui déverrouille la langue.

    - N'y a-t-il donc aucune alternative ?!

    La Gardienne hoche la tête lentement, comme attristée. Mais il est impossible de discerner la moindre expression de son visage.

    - Mon guerrier, tu es fort et puissant, mais il te manque encore la sagesse et le savoir qui te seront nécessaire pour prendre la tête de notre peuple.
    - Je ne veux pas prendre la tête de notre peuple ! Je ne suis pas…je ne peux pas ! Tu es la gloire des thuadène La Dagda Nuadienne ! Celle par qui la vie arrive !

    Par ses paroles Luk réalise soudainement avec quelle facilité il a assimilé le changement de genre de son interlocutrice. Il est à présent incapable de penser à la Gardienne en des termes masculins. Aussi vrai qu'elle représentait la virilité, l'ardeur combattante des mâles, elle diffuse à présent la résolution et la perception terrestre du temps et des saisons des femmes.

    - Non, je ne suis qu'un principe instruit. Une créature dotée d'un potentiel suffisant pour apprendre et évoluer. Et toi aussi, bientôt, tu évolueras. Je regrette que nous ne disposions pas de plus de temps, mais il est des choses qui doivent s'effectuer dans la précipitation et le chaos pour qu'il y ait un avenir.

    La clairvoyance qui transparaît dans ses propos ne laisse place à aucune contestation. C'est la vérité, simple et nue, si profonde qu'elle semble gravée dans la roche autour d'eux. Elle se cache dans le reflet des gouttes d'eau, elle se murmure dans les soupirs caverneux des courants d'air qui traversent le palais.

    - Les thuadènes ont longtemps marqué la terre de leur empreinte. Ils ont préparé la voie et nous devons nous réjouir que nos successeurs soient prêts prendre notre suite. Ainsi, ce que nous avons construit se perpétuera à travers leur œuvre. Tout comme notre propre règne s'est édifié sur les ruines du pouvoir des fomoires.

    La mince silhouette ténébreuse agite quelques unes des extensions fibreuses qui la recouvrent. Elle écarte lentement les bras et reprend :

    - Souviens toi de ceci Luk le Marcheur-des-Cieux : seule la contrainte et le manque peuvent initier le changement. C'est du chaos que procède l'ordre et non l'inverse.

    Le capitaine abasourdi par ce discours se pince l'arête du nez et tente de choisir l'une des nombreuses questions qui se bousculent dans son esprit.

    - Mais si nous devons être détruits. A quoi bon parler de l'avenir ? De quel peuple penses-tu me remettre la garde si nous trépassons tous ?

    L'ombre lui offre rire charmant et tellement frais qu'il effiloche une partie de la tension qui pèse sur les épaules de Luk.

    - Rien n'est assez absolu pour décider d'une destruction totale. Et même si nous écoutons les prophéties, il n'est pas dit que nous y passerons jusqu'au dernier sur une ultime bataille. Non, il y aura des survivants, il y aura des rescapés. Et ce sont eux qui tu devras mener. Le Sidh ne sera plus jamais un refuge pour eux et tu auras la lourde tâche de leur trouver une nouvelle terre d'accueil ou les thuadènes pourront définitivement être oubliés.
    - Comment ?
    - Il faudra lutter. Et tu es fait pour ça, tu l'as déjà démontré aujourd'hui. Il faudra contrarier les tendances pour en tirer un petit fil et le garder précieusement. Il y aura certainement beaucoup d'imprévus et d'aléas. Nous devons compter sur le chaos pour se déchaîner afin d'en profiter autant que nous en souffrirons.
    - Alors tu peux être sauvée ! Si la mort n'est pas la seule issue pour tous, tu…
    - Peut-être…peut-être pas.

    Les mains fines mais pourtant puissantes de la Gardienne attrapent Luk par les épaules pour le relever.

    - Maintenant va, Marcheur-des-Cieux. Agis selon ton instinct et ne recule devant rien pour préserver ce qui peut l'être dans la débâcle qui s'annonce. Ainsi doit s'achever notre cycle : dans la douleur et la violence.

    La consigne s'imprime profondément dans l'esprit du capitaine et il comprend soudainement que le motif de cette entrevue n'était nul autre que ceci : lui graver cette marque de la volonté de la Gardienne pour qu'il ne lâche jamais prise.
    Inclinant légèrement la tête, Luk contourne l'ombre et s'apprête à quitter les lieux lorsqu'il est interrompu par une salve sonore.

    - Mais n'oublie pas ce que tu m'as promis.
    Le Gardien a repris sa voix et probablement son apparence habituelle.
    - Avant la fin, tu déposeras l'ondine à mes pieds pour que je la soumette à notre volonté. Une telle créature ne saurait rester aux mains des Fir Bolgs et je redoute ce qu'il pourrait arriver si quelqu'un d'autre en prenait le contrôle…humains ou fomoires…

    Les fomoires ne sont pas censés être morts ?? Voilà qui ajoute encore de l'incertitude dans les pensées déjà embrouillées du capitaine. "Rien n'est assez absolu pour décider d'une destruction totale" a-t-il dit. Sans doute est-ce également valable pour leurs anciens ennemis.
    Voilà qui est inquiétant, cette ondine pourrait bien être un gravier de plus dans la botte des thuadènes.

    En quittant le palais, une sombre satisfaction éclaire le visage du Marcheur-des-Cieux.  Il possède à présent suffisamment de volonté pour freiner les humains. Il se félicite d'être allé à leurs devants et d'avoir sauvagement sacrifié autant de vie pour n'en tuer que quatre. Oui, tous les moyens seront bons et valables. Plus rien ne doit entraver les actes des thuadènes dans ce chant du cygne qui, s'il ne sera pas magnifique sera au moins impressionnant.

    En prenant pied au sommet de la colline qui surplombe la plaine aux piliers, le Marcheur-des-Cieux peut admirer toute l'étendue de leur peuple sur le pied de guerre. Il accueille la caresse douce du vent dans ses cheveux avec un plaisir rendu plus aigu par la proximité de la fin.
    Non il n'y aura pas de fatalisme. Son regard sombre prend une teinte plus profonde et plus noire. Son visage se pare de traits qu'on ne lui connaissait pas jusque là, lui conférant une intense aura de respect et de force, mais l'affligeant également des marques de la rage et de la hargne qui couvent désormais en lui.
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  • Commentaires

    1
    O-Ren-Kimi Profil de O-Ren-Kimi
    Samedi 13 Février 2010 à 15:44
    Au fil des chapitres je me rends compte que je n'arrive pas à prendre position dans ton histoire. J'aurais du regarder Luk, et le gardien d'un sale oeil, vu la fin du combat, mais arrivée au bout de cette page j'arrive presque à comprendre leur position et à avoir de la compassion pour eux. Peut être aussi le fait que le gardien devienne "elle" change beaucoup de choses. Ca enlève d'un coup le coté dur pour laisser place à un coté "sagesse".
    J'aime le gardien comme ça, plein de philosophie, mais il manque encore plein d'élements pour faire le tour du cercle et avoir une vision globale.
    Voila mon problème c'est que j'aime tous les personnages et y en a pas un pour être le méchant de l'histoire, un sur lequel reporter toutes les frustrations, toute la colère^^. Je peux quand même pas trouver Luk noble et fier, alors qu'il a massacré Maille!!! Et pourtant... il est valeureux.
    Quelle ambiguité cette histoire!
    Miyanne aussi m'intrigue, j'espère qu'on la découvrira plus.

    Au chapitre précedent tu disais que tu aimerais sauter les étapes pour aller au final direct mais non. Et j'avoue qu'à chaque chapitre arrivée au bout je donnerais cher pour entrer dans dans tête lol mais j'adore aussi cette façon de distiller tes chapitres...
    2
    Sakutei Profil de Sakutei
    Samedi 13 Février 2010 à 16:18
    Et si tu savais ce que j'envisage pour Mélanargie tu serais sans doute encore plus indécise ^^. C'est exactement ce que je veux rendre comme impression dans cette histoire ; tous les personnages ont des raisons valables et même plutôt honnêtes d'agir. Et ils sont tous plus ou moins opposés les uns aux autres d'une manière qui les fait s'entretuer violement.

    Mais il y a un pur méchant dans l'affaire. Quelqu'un qui agit uniquement par intérêt personnel. Un vrai salaud dont on savourera la mort avec plaisir.
    Ce personnage est à l'originie de déjà bien des soucis dans l'histoire et pourtant il est très rarement au premier plan. C'est un mal diffus, en filigrane.

    C'est lui qui manipule L'Artincheur et se sert de Trempe.
    C'est lui qui pousse Maille, Sakutei et Javel à s'entre-tuer.
    C'est encore lui qui a provoqué la mort des fomoires et donc celle des thuadènes.
    ...
    Il est très probable que Mélanargie le connaisse de part la professions qu'ils partagent :

    Le faux templier Aan alias Aanon le nécromancien.
    Ils s'en sont presque rendus compte mais il n'est pas encore assez apparu pour qu'ils s'en défient, Thrace l'a croisé et s'en est méfié à juste titre.
    Mais ils ont tous d'autres problèmes à règler...
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