• Chapitre 29 : Le conseil du sage ne vient pas forcément de l'avisé.

    Ils dansèrent au rythme des flammes,
    et lorsque le bronze teinta sa chair de vermeil,
    alors il sut que son frère avait trouvé un juste repos.

    Vieille balade thuadène.

    Les derniers flamboiements du soleil embrasent l'horizon d'une dentelure incandescente aux arêtes aigues. Une lueur agressive, presque infernale, comme si un cavalier de feu venait travers les cieux pour saccager la retraite tranquille de la lumière à grands coups d'éperons rageurs. Le spectacle est envoûtant. Un instant de rêverie et de contemplation où l'on s'abîme facilement dans ses songes rongés par ses pensées.
    Luk se mordille la lèvre inférieure, succombant à ce tic de nervosité infantile qui ne lui est toujours pas passé malgré les décennies. Les dernières paroles du Gardien ont jeté le trouble au plus profond de lui mais il ne peut en aucun cas l'afficher. Pour le moment, seules les prunelles sombres de ses yeux démentent sa façade résolue et confiante de commandant en chef des armées thuadènes.
    Il éternue sèchement et s'ébroue. Un pas léger le détourne de cette fresque épique tracée par le cavalier des nuées.

    - Marcheur-des-Cieux ?
    Le rapprochement involontaire entre son propre nom et la fresque infernale le fait doucement sourire. C'est une jeune enseigne enjouée qui porte sur le visage des marques des festivités qui se déroulent sans interruptions dans la plaine-aux-piliers. Une rouquine aux cheveux bouclés dont le corps plutôt athlétique donne certainement du rêve dans les yeux de beaucoup d'hommes. Relevant son avant bras tatoué d'arabesques sophistiqués, elle effectue le signe rituel d'allégeance et manque de trébucher en inclinant le buste.
    - Qu'y a-t-il pour que tu te sentes obligée de tituber devant moi petite sœur ?
    Elle se rattrape d'un élégant mouvement de sandale et lui sert un sourire éclatant avant de répondre.
    - Le Conseil s'est réuni Marcheur-des-Cieux. Il n'attend plus que vous.
    - Ils ne pouvaient pas envoyer un homoncule ?
    Un instant de silence s'en suit, comme si l'autre cherchait à démêler le sens de la question avant de trouver comment aligner les mots sur sa langue.
    - Oh, c'est moi qui l'ai eu ! S'exclame soudainement la jeune fille éméchée avec un petit rire. Je l'ai si bien épinglé qu'il ne s'est pas relevé ! (Elle agite la pique qu'elle tient dans sa main gauche en guise d'explication complémentaire ; un peu de sève collante suinte sur l'extrémité de sa lame plate, difficilement visible dans l'obscurité naissante). D'après les autres, comme j'ai gagné, c'est à moi de relayer le message à sa place.
    Un homoncule qui ne se relève pas… un autre signe de l'affaiblissement de la magie du Gardien. Glacé aux tripes, Luk adresse néanmoins un signe de connivence à l'enseigne et lui tapote l'épaule familièrement.
    - Je vais rejoindre le conseil. Merci, tu peux retourner là bas.
    - Mon plaisir ! Lâche t-elle avant de tourner les talons, guillerette jusque dans ses foulées imprécises, laissant derrière elle une fragrance boisée et sans doute également légèrement alcoolisée.

    Traverser les rangs épars l'armée disséminée autour de feux de joie ne se révèle pas une tâche aisée. Après avoir manqué de trébucher quatre fois sur des corps assoupis en plein milieu des chemins, avoir adroitement esquivé une bonne dizaine de chopines débordantes et s'être vu proposer au moins trois passades à la sauvette par des jeunes soldates enfiévrées, Luk en vient à se demander si le rituel de célébration qui précède les grandes batailles ne devrait pas être revu à la sobriété.
    Mais les thuadènes ont toujours procédé ainsi. Pourquoi demeurer chaste et acète lorsque des frères et des sœurs vont périr sous peu ? La mort s'accueille avec un cœur brave lorsque les passions sont assouvies et l'on dit que l'ardeur au combat est d'autant plus forte que les soldats ont tissés des liens passionnés entre eux. "Donnez moi une phalange d'amoureux et je conquérrai le monde" a dit un jour un penseur.
    Telle est la philosophie des enfants du Sidh. Et d'ailleurs, en temps normal, Luk se serait sans doute joint de bon cœur aux réjouissances.
    Le commandant des thuadènes rejoint finalement la petite assemblée qui s'est réunie au sommet de l'éminence nue qui surplombe la plaine. Un replat battu par des vents inlassables qui font crépiter les torches fichées dans le sol tout autour.
    C'est ici que se tient le conseil à la demande du Marcheur-des-Cieux. Car si le Gardien se charge de guider son peuple dans les grandes lignes, les décisions plus terre-à-terre reviennent à un groupe de meneurs reconnus pour leur sagesse ou leur éloquence. Rarement les deux à la fois d'ailleurs.
    En arrivant près du cercle, deux hommes se profilent dans son dos pour l'encadrer légèrement en retrait. A droite, Bjorn, le fidèle nordique à la carrure massive et à gauche, un petit gars apparemment anodin qui répondra au nom de Sétoine lorsque son tour viendra si l'on requiert son avis, ce qui est peu probable.
    Luk se campe fièrement à sa place au sein du cercle et dévisage chacun des membres présents. Il y a là des braves guerriers couturés, des artisans habiles, Zetane, la froide maîtresse de chasse des thuadènes, le barde taquin et le conteur solennel ainsi que le porteur de mémoire, voûté et ridé par l'âge.
    - Frères et sœurs du conseil…
    Des têtes hochent, des bustes s'inclinent, quelques langues s'agitent :
    - Marcheur.
    - Marcheur.
    - Marcheur.

    - Eh bien tout le monde est là.
    - Nous sommes tous impatients de savoir ce qui nous attend en vérité,
    déclame le barde de son ton fleuri.
    - Oui, cette ripaille ridicule dure depuis trop longtemps à présent ! Combien de temps encore allons nous approvisionner le camp en viande rouge sans que personne ne bouge la moindre phalange pour empoigner son épée ? Attaque d'emblée la mince chasseresse aux yeux en amande.
    - Les guerriers se préparent à recevoir la mort ! Nul ne peut nous dénier ce droit, rétorque un vétéran grisonnant dont les yeux renfoncés évoquent deux puits sans fond dans cette luminosité insuffisante.

    Il y a évidement une certaine tension. C'est inhérent aux assemblées qui regroupent des meneurs aux vues et personnalités différentes. La pâle Zetane aux traits anguleux s'exprime à nouveau, maniant sa langue à la manière d'un fouet.
    - Je suis lasse de devoir entraîner mes compagnons toujours plus loin dans les forêts en quête de venaison tandis que les soldats se bâfrent sans aucune mesure ! Sommes nous des porcs ?!
    Luk élève ses paumes pour calmer les esprits.
    - La bataille ne tardera plus maintenant. Zetane, tu peux informer tes chasseurs que leur labeur touche bientôt à son terme.
    - As-tu des nouvelles fraîches ?
    Lance un autre.
    - Ferme la ! Laisse le parler par Mara !
    - C'est toi qui a la verve trop ardente Hélion, attends je vais te calmer …
    - Dit l'ogre avec sa verge brûlante qui décime les jouvencelles !
    Coupe joyeusement le barde.

    Luk se passe une main soudainement fatiguée sur le visage. Voilà le bois dont se chauffe le conseil des grands sages thuadènes ; chamailleries et espièglerie.
    - D'accord, d'accord ! Du calme tout le monde. Je vais vous exposer ce que nous savons de nos adversaires. Mais d'abord, prenons place et buvons le verre de l'ouverture.
    Sur ses instructions, une bande de petits êtres grotesques s'invitent alors dans la réunion, porteurs de sièges et de boissons qu'ils déposent auprès des participants. Tout le monde prend place et s'approprie une coupe ou une chope selon les goûts et les envies. Après un geste de cérémonie, chacun en boit une gorgée et la fait rouler sous sa langue sept fois. Par ce rituel, les esprits sont censés devenir plus réfléchis et les langues moins promptes à la répartie cinglante.

    Une fois que tout le monde est installé, la discussion reprend sans plus attendre.
    - On dit que tu les as déjà rencontré Marcheur…
    - Sont-ils coriaces ?
    - Sont-ils laids ?
    - Ce sont des humains.

    Un murmure d'étonnement et de stupeur traverse le cercle de part en part. Quelqu'un reprend la parole :
    - Cela vaut-il vraiment la peine de mobiliser toutes nos forces ? Les humains ne sont que des mortels dont la vie ne dure qu'une poignée d'années…
    - Nous sommes également mortels Jampre. Ne l'oublie pas.
    - Mais ce n'est pas vraiment comparable.
    - Es-tu en train de nous dire que nous devons craindre ces créatures faibles avec lesquelles nous jouons depuis des centaines d'années ?!

    Luk reprend son souffle et s'efforce de garder un ton uni :
    - Oui Zetane, c'est exactement ça.
    - C'est intriguant…
    - Moi je n'y crois pas ! Et si les humains veulent vraiment tenter quelque chose alors nous saurons les accueillir.

    Le barde interpose un index rapidement :
    - Que s'est-il passé exactement ? Qu'en est-il des rumeurs selon lesquelles le cœur de Baal aurait été dérobé ?
    Luk peut voir Bjorn rejeter la tête en arrière, ce qui met en mouvement son abondante crinière blonde. Il regarde tour à tour les membres du conseil, laissant les questions fuser, laissant leur nervosité s'exprimer librement avant de parler. La plupart ne semblent pas accorder de crédit à la menace représentée par les humains. Luk lui-même n'y croirait pas si le Gardien en personne ne l'avait pas mis en garde en lui dévoilant ce qu'il pense être le terrible destin des thuadènes.
    A cet instant précis, le Marcheur-des-Cieux pourrait décider de partager les révélations du Dagda Nuadien avec l'ensemble du conseil. Il pourrait leur dire qu'ils sont condamnés et que seule une résistance opiniâtre leur permettra de sauver quelques âmes.
    Mais vu les effets de cette étrange prédilection sur ses propres nerfs, il doute que ce soit une idée judicieuse. Et une fois de plus, Luk foule ses principes aux pieds et décide de cacher la vérité du Gardien à ses frères et sœurs.

    - Marcheur ?
    - Oui c'est exact, les fomoires sont morts et cela nous permet de nous concentrer pleinement sur nos nouveaux ennemis. Et nous ne devons pas les sous-estimer !

    Il se lève et fait quelques pas en agitant les bras, capturant l'attention de chacun.
    - Leurs armes sont plus tranchantes et leurs armures plus robustes que les nôtres. Ils sont hargneux et animés d'une rage meurtrière à notre égard. Sans doute les avons-nous trop longtemps bafoués. Nous devrons les combattre sans pitié et avec toute la férocité que nous confère notre nature car ils ne viendront pas pour conquérir, mais soyez en certains, uniquement pour détruire.
    - Comment sais-tu cela ?

    Luk marque un temps d'arrêt pour dévisager le questionneur. Pour le moment, personne ne semble vouloir contester ses dires. Tant qu'il peut tenir cette ligne, il peut encore influer leurs chances. Mais il va falloir être habile pour convaincre le conseil.

    - Le Gardien m'a envoyé, avec un contingent de quelques hommes, en reconnaissance aujourd'hui. C'est comme ça que nous avons rencontré leurs propres éclaireurs. Seulement trois hommes… non quatre en fait. Et malgré notre adresse au combat, nous avons laissé près de dix corps derrière nous.
    Il marque une pause pour boire une gorgée de bière amère et reprend :
    - Vous l'aurez compris, tous n'appartenaient pas aux humains.
    - Je ne comprends pas Marcheur… combien étiez vous ?
    - Une quinzaine de ce coté ci, mais nous étions dispersés et les humains nous ont pris par surprise. Néanmoins, nos guerriers étaient rompus à toutes les tactiques de combat et trop peu s'en sont tirés sans égratignure. Cette victoire n'en est pas une. C'est un avertissement.

    Le nordique reprend brutalement son souffle en entendant son supérieur déformer les faits mais il ne dit rien. Luk n'a pas besoin de se retourner pour savoir qu'en cet instant, un regard bleu comme le ciel est planté entre ses omoplates et que seule sa loyauté l'empêche de desceller ses lèvres.
    Luk laisse ses paroles se graver dans l'esprit de chaque personne. Il tient à se ménager son petit effet avant d'exposer le seul plan qui lui paraît réaliste. Puis, opérant un quart de tour les bras largement écartés, le commandant des thuadènes reprend d'une voix plus forte :
    - Sœurs et frères, vous n'ignorez pas que le Gardien m'a confié la responsabilité de cette campagne. Aussi, puisque j'en sais plus que quiconque ici sur la nature de nos ennemis. Je pense être le plus apte à définir un plan d'action qui nous permettre de minimiser nos pertes.
    - Que proposes-tu ?
    - Nous devons descendre dans les grottes et piéger leur armée. Les couloirs sont sombres et étroits, nous pourrons facilement les harceler et nous retirer. Frapper et disparaître, encore et encore, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus un seul !

    A ces mots, de violentes exclamations s'élèvent de toutes part.

    - C'est une ignominie ! Jamais les thuadènes ne se battront ainsi !
    - En temps normal tu aurais raison Jampre mais il n'est plus question de ça. Il s'agit de se battre pour survivre et non pour la gloire !
    - Survivre ? Mais que craignons nous ? Tu perds la foi Marcheur, regarde cette armée ! Nous avons ici les meilleurs soldats du Sidh. Que peuvent les humains contre cette masse ?

    Bjorn s'avance alors pour apporter un soutien inattendu à son chef :
    - Les humains sont bien plus nombreux que nous à présent.
    Sa voix calme de stentor capte immédiatement l'attention. Ils prospèrent et croissent sur leurs terres depuis des générations et sont capable de rassembler dix fois plus de troupes que nous. La guerre fait partie de leur passion, ils s'y adonnent entre eux sans relâche et c'est uniquement cette division qui les a toujours tenus éloigné de nous jusqu'alors.
    Le guerrier courroucé nommé Jampre se dresse d'un bond pointe un doigt accusateur vers le nordique :
    - Alors tu es d'accord avec cette idée folle ? Nous devons sacrifier nos traditions et notre honneur dans cette bataille de lâches ?!
    Il s'écoule un court instant pendant lequel Bjorn est visiblement mal à l'aise.
    - J'énonce simplement la vérité Jampre.
    Luk croise les bras sur sa poitrine et rebondit sur cette idée.
    - La vérité mes frères et sœurs, c'est que nous serons vaincus si nous en changeons pas radicalement notre façon de penser.
    - Alors pourquoi faire comme si de rien n'était ? Lâche la pâle Zetane de son ton mordant habituel. Pourquoi engager cette bataille comme toutes les autres, en ripaillant jusqu'à plus soif ?! Ne devrions pas plutôt commencer par mettre le holà à cette décadence ?!

    C'est alors que le vieillard chenu qui n'avait encore rien dit jusqu'alors se lève et s'avance jusqu'à se tenir tout près de Luk. Comme la plupart de ceux qui parlent rarement, il fait taire le brouhaha par cette simple manifestation. Tout le monde se tend dans l'attente de l'avis du porteur de mémoire. Il ouvre la bouche, puis la referme sans rien dire, cherchant peut-être à pêcher les mots perdus dans les méandres de son esprit fatigué. Et c'est comme un pêcheur patient qu'il s'exprime, hameçonnant littéralement toutes les oreilles.

    - L'histoire des thuadènes est profonde et chargée de douleurs. Pour soulager nos peines, nous nous abreuvons au sein de la nature. Et elle a toujours été généreuse à notre égard.
    Mais ne l'oubliez jamais, notre longévité est une malédiction pour l'esprit et une bénédiction pour le corps. Afin de concilier l'un avec l'autre, nous nous abandonnons aux délices de notre vigueur pour mieux endurer l'insupportable tourment du temps qui coule trop lentement.
    Mais il ne serait rien de si différent en nous de grands animaux parleurs si nous ne nous imposions pas des limites strictes à ce que peut se permettre notre corps pour stimuler notre esprit.

    Le vieil homme darde finalement un regard profond sur Luk et lâche sa dernière phrase lourdement :
    - Alors nous avons inventé l'honneur.
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  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Mercredi 3 Mars 2010 à 18:42
    Ainsi vivent et meurent les thuadènes...
    Je me suis aperçu que mon petit folklore allait vite manquer de substance si je ne l'accordais pas des nécessités de la vie de tous les jours (manger, dormir, etc.). Il est temps de montrer que les thuadènes ne sont pas juste un peuple étrange ou une armée campée dans la plaine.

    Luk glisse petit à petit, va t-il entraîner son peuple avec lui ou parviendra t-il à forcer le destin imposé par le Gardien ?
    J'aime bien réfléchir à l'impact que pouvaient prendre les prédictions sur les actions.
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    2
    O-Ren-Kimi Profil de O-Ren-Kimi
    Samedi 6 Mars 2010 à 20:33
    C'est surtout que toi tu y es en plein dedans donc tu le vis mais à mon avis ce genre de chapitre est essentiel pour qu'on puisse plonger dans le monde Thuadènes et mieux les cerner, sinon on se retrouve avec des noms sans âmes^^.

    3
    Sakutei Profil de Sakutei
    Lundi 8 Mars 2010 à 20:50
    Oui effectivement, ce n'est pas toujours évident ^^. Parfois je suis trop dans l'action et puis je n'ai pas envie non plus de faire un documentaire :D
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