• Chapitre 30 : L'eau est-elle faite pour monter ?

    A califourchon sur une poutre faîtière, on apprend beaucoup de choses. On entend les fameux bruits de couloir qui peuvent se révéler plus riches en information qu'une véritable discussion. On surprend les mouvements empressés de gens occupés. Si l'on est habile, on peut même déduire une partie de l'agencement des pièces en observant les attitudes et les objets transportés par ceux qui passent.
    Mais pour le moment, recroquevillée au sommet de l'assemblage, Thrace s'affaire surtout à faire la sourde oreille aux grondements caverneux de son estomac. Combien de temps depuis son dernier repas ? La dernière fois, elle s'est régénérée en buvant l'eau de cet aventurier malchanceux. Et depuis… plus rien.
    Tous ces combats, cette faiblesse subite et ce froid continuel sapent son énergie à une vitesse alarmante. L'ondine n'est pas sûre de pouvoir atteindre la surface sans rien avaler. Et pourtant, cette simple pensée lui flanque la frousse. Elle connaît les légendes et les avertissements : quiconque mangera ou boira un produit du Sidh sera condamné à y demeurer pour toujours. Pas question de finir ses jours ici.
    Incroyablement optimiste, elle ne pensait vraiment pas rester aussi longtemps dans le nid des grands elfes. Mais voilà qu'elle se retrouve coincée dans un repaire de démons qui se sont mis en tête de l'élever comme une pouliche qu'on dresse et façonne.
    Et ça non plus, il n'en est pas question.
    Alors pour le moment, Thrace se concentre sur son évasion en espérant que son corps fatigué tiendra le coup. Mais pour ça, jouer les acrobates n'est pas recommandé. Une tactique différente est envisageable, pense t-elle soudainement en avisant une silhouette solitaire qui remonte le couloir.
    Sans un bruit, elle passe ses jambes par-dessus la poutre et se suspend par les mains. Elle penche la tête, retient son souffle et compte mentalement jusqu'à trois avant de lâcher prise.
    Courte chute suivie d'une réception craquante. La cape verte mange les dalles et pousse un cri de surprise. Vive comme un serpent, Thrace ramène sa main droite. Son épée glisse en sifflant. Elle vrille le poignet pour ajuster la lame. L'autre se rebiffe. Elle lui file un coup de genou dans les reins et se penche en avant. Un raclement. Le bronze accroche un instant l'éclat doré des torches et se teinte soudainement d'une giclée rubiconde. Le fomoire se détend.
    L'ondine se redresse et essuie sa lame sur le corps inanimé en prenant garde à ne pas souiller sa cape. Puis elle le fait basculer d'un coup de botte et examine un instant sa victime. Jeune, comme toujours… sa gorge tranchée laisse échapper une traînée de sang baveuse qui empoisse le sol. Elle s'empresse de dégrafer la broche qui retient sa cape et le fait rouler sur le coté pour récupérer le vêtement.
    Pour le prix d'un nouveau cadavre, voilà qui aura le double avantage de lui tenir un peu chaud et de la faire passer inaperçue. Elle aurait dû y penser avant. Mais ce n'est pas le moment de faiblir.
    Faisant tournoyer le tissu, elle passe la cape sur ses épaules et referme la broche avec un petit claquement. Remontant la capuche sur ses traits trop reconnaissables, elle reprend son chemin en s'efforçant d'adopter un pas tranquille mais suffisamment hâtif pour avoir l'air occupée.
    Inutile de chercher à cacher le corps, non seulement elle y perdrait du temps, mais en plus elle ne connaît pas suffisamment cet endroit pour dénicher une zone moins passante que les autres. Autant profiter de sa petite avance pour aligner de la distance.

    Malgré les indications laissées par son geôlier, l'ondine a bien du mal à s'y retrouver dans ce dédale de coursive et d'escaliers. Elle garde à l'esprit que le salut se trouve en haut et qu'il lui faut s'appuyer une sacrée grimpette avant d'espérer échapper à ce froid mordant.
    C'est donc avec une intense déception qu'elle se retrouve finalement à déboucher dans la grande salle centrale… Cette pièce si grande et si froide qui semble suspendue dans les airs et dont on ne voit ni le plafond ni le fond. L'endroit même où elle s'est battue et est restée enfermée dans une des pièces en sous-sol. L'endroit d'où elle vient !
    Frustrée, Thrace tape du talon sur les pierres usées et s'appuie sur le mur pour réfléchir. Peut-être faut-il tenter de passer par une autre ouverture ? Elle se souvient de l'entrée qu'elle et Kernal ont empruntée pour déboucher ici , elle a bien faillit s'y rétamer d'ailleurs. La pente est trop aigüe et trop lisse pour qu'elle puisse espérer la remonter. Que faire ?!
    Elle s'apprête à faire demi-tour lorsque l'échos de pas lui parvient dans son dos. Plus le choix, il faut avancer. Il franchit le petit pont jeté au-dessus du fossé insondable qui ceinture la grande pièce et se hâte de traverser la zone découverte pour trouver un autre couloir.
    Elle est presque au centre de la pièce et…

    - AH ! TE VOILA !

    Ses yeux s'écarquillent de stupeur. Elle se raidit, littéralement pétrifiée par ce tonnerre tombé des hauteurs. Levant la tête, elle perçoit une ombre massive qui descend en tournoyant paresseusement. Le cœur battant, elle tourne la tête en tous sens, cherchant une issue proche et avise à la place un groupe de Seigneurs Rouges qui s'avance à l'autre bout de la salle.
    Prise ! Prise ! Prise ! l'ondine dégaine sa lame courte et recule, un pas après l'autre en fixant alternativement le monstre ailé et les écorchés. Son dos finit par butter contre une arête de pierre tranchante. Un coup d'œil lui permet d'identifier les restes de l'autel qui abritait le Cœur. Le fameux artefact des fomoires qui leur a été dérobé et a causé leur perte.

    - KERNAL QU'ELLE EST CETTE FELONNIE ?!

    Le gros à l'air furieux. Thrace identifie vaguement le meneur orageux des fomoires. L'adepte des gueulantes. Prise de l'intuition que tout ça n'est peut-être pas pour elle après tout, elle roule par-dessus l'autel morcelé et se coule sans bruit derrière, à l'affût.

    Le groupe de rouges se porte à la rencontre du gros démon lorsqu'il prend pied brutalement sur le sol. Thrace se cogne le menton contre la rocaille sous l'effet des vibrations et passe un court instant à se masser la mâchoire en maudissant ce balourd. Ce qui fait qu'elle manque le début de la conversation.

    - … trop poussé sans doute.
    - Tes excuses minables ne m'intéressent pas ! Où est elle ?!
    - Maître, nous ne savons pas.
    - Vous n'êtes que des incapables ! Par votre faute, nous avons perdu du temps et maintenant une tueuse se déplace librement dans les couloirs !
    - Si je peux me permettre…
    - FERME LA IDIOT !

    S'en suit un court instant de silence pendant lequel Thrace se retient de ne pas lever la tête pour regarder. Visiblement, elle est au centre du débat.
    - Voici mes ordres : trouvez et tuez cette prétendue championne que vous avez élue sans même m'en parler ! Je veux que son petit corps ridicule soit mis en charpie avant le levé du jour !
    Oh… c'est donc la nuit dehors ? Toujours bon à savoir. Un gargouillement impénitent s'échappe de la cavité creuse de son estomac. Thrace grimace brièvement en espérant que personne ne l'a entendue. Ce qui ne risque pas à vrai dire vu les vociférations de l'autre grognard.

    - Maître je proteste !
    - Ah oui …

    Le ton soudainement doucereux alarme l'ondine. Jamais une menace n'avait été aussi présente dans cet enchaînement de petits points de suspensions. Mais la voix de Kernal continue imperturbablement. Courageux ou inconscient de sa part.
    - Elle représente notre seul espoir. Elle est juste récalcitrante, nous nous y sommes mal pris.
    - Alors en somme, si une tueuse est occupée à verser notre sang, c'est par la faute de votre manque de délicatesse ?

    De plus en plus mielleux et donc de plus en plus dangereux.
    - Nous aurions dû attendre.
     Le ton de Kernal reste ferme et décidé. Il ne se laisse pas intimider le bougre !
    - IL SUFFIT ! VOUS N'ETES QUE DES…

    Un craquement retentissant s'en suit. Beaucoup de cris et l'impact de quelque chose de lourd sur de la chair. Un hurlement de rage déchire les échos de la pièce, vrillant les tympans de la jeune fille. S'en est trop pour elle, plutôt que de se risquer à être repérée, elle décide de battre en retraite vers une ouverture qui se profile au loin dans son dos.
    En rampant pour rester sous le couvert de l'autel, elle a peut-être une chance de s'en tirer…

    - TRAÎTRE ! TU VAS PAYER !

    Le battement des ailes provoque un véritable tourbillon. Si Thrace n'avait pas déjà les lèvres au ras du sol, elle se serait sans doute faite renverser. Des tintements vifs, des coups, des grognements. On se bat là bas ! Et bientôt, c'est le bruit d'une véritable empoignade collective qui s'élève dans son dos.
    L'ondine jette un œil en arrière et aperçoit le gros démon à mi-hauteur, aux prises avec un seigneur rouge déchaîné. Kernal est méconnaissable, des bras surnuméraires lui ont poussé et chacune de ses mains manie une lame différente. Il bondit, se raccroche et frappe avec sauvagerie, sans se laisser intimider par la carrure massive de son maître.

    Jugeant qu'elle n'aura pas de meilleure opportunité, Thrace décide de filer ventre à terre. S'appuyant des paumes, elle se relève souplement et galope vers l'ouverture ronde, terrorisée par ce spectacle. Son cœur bat la chamade lorsqu'elle prend pied sur le pont étroit. Ce n'est pas le moment de glisser…
    Mais voilà qu'un battement d'aile rageur provoque un nouveau puissant courant d'air. Ses bottes dérapent, la tueuse lâche un glapissement et se rattrape de justesse sur le bord de la pierre.
    Elle se cramponne de toutes ses forces, s'efforçant de se hisser. Elle grimace en sentant ses doigts glisser. Elle peut le faire, elle l'a déjà fait des centaines de fois ! Une simple traction bon sang ! Ses pieds battent inutilement dans le vide, elle relâche un instant son effort et tente de respirer normalement mais ses halètements ne font qu'attiser sa panique. Il ne faut surtout pas regarder en bas ! C'est la clé.
    Bandant ses adominaux distendus, elle se concentre sur une point unique, ignorant sa douleur. Elle fait taire les battements frénétiques de son coeur et ne se laisse pas distraire par les échos du combat rageur qui se déroule plus loin.
    Les yeux rivés sur l'arête polie du petit pont, elle se pare d'une expression résolue, serre les dents et prend une courte et sèche inspiration. Elle se hisse, elle voit les dalles, elle y est ! Sa main droite se décroche pour chercher une autre prise.
    Un grognement s'échappe de sa gorge tandis que ses doigts cherchent désespérément quelque chose pour se raccrocher. Son biceps gauche est pris de tremblement, elle frémit toute entière sous l'effort.
    Et soudainement, ses doigts glissent. Elle repart en arrière ! Elle tente bien de freiner sa chute en se plaquant à la pierre mais il n'y a rien à faire, elle tombe. Sa main droite palpite et trouve une infime fissure entre deux dalles où ses doigts s'empressent de se ficher. Au supplice, Thrace ramène son bras gauche en avant et tente de soulager sa main droite.
    Elle peut encore y arriver…

    Un puissant grondement suivi d'une vibration soudaine la déloge promptement de sa position, l'envoyant simplement en arrière, sans aucune possibilité de se rattraper cette fois. Son regard affolé fixe éperdument la lumière qui s'éloigne tandis qu'elle s'enfonce sans bruit dans les profondeurs obscures.
    Ses mains tendues devant elle disparaissent bientôt à sa vue tant l'obscurité se fait soudainement épaisse. Elle ne sent plus que la caresse froide du vide qui plaque sa cape sur son dos. Elle ne voit rien, elle…

    Elle réalise qu'elle tombe.

    L'air trop longtemps retenu dans ses poumons s'échappe soudainement dans un long cri de désespoir et de terreur pure… largement surclassé par les braillements de rage qui s'élèvent de l'esplanade.
    « Chapitre 29 : Le conseil du sage ne vient pas forcément de l'avisé.Chapitre 31 : Résolution cloutée. »

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  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Jeudi 4 Mars 2010 à 09:19
    Youhou, deux chapitres en deux jours ! Let's Rock !
    Il se passe des choses chez les fomoires, et notre pauvre Thrace part dans un fondu au noir.
    2
    O-Ren-Kimi Profil de O-Ren-Kimi
    Dimanche 7 Mars 2010 à 01:45
    Argh!!!! Y a quoi en bas???????!
    Naaaaan tu peux pas couper un chapitre comme ça c'est pas humain et en plus comme tu viens de mettre 2 chapitres il va falloir attendre pour savoir! Grrrr. Pas quand c'est un chapitre sur Thrace!
    Siteplééé Sak tu veux bien pas trop me laisser mijoter (et puis pas trop faire de misère à Thrace même si  mon coloc veut la zigouiller lol)
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    3
    Sakutei Profil de Sakutei
    Lundi 8 Mars 2010 à 20:48
    Ah aaaaah... mystère ^^.
    On va bien s'amuser tu verras :]
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