• Chapitre 41 : les prémices du sang.

    Ça fait un sacré moment que ça dure et ça prend même un aspect diablement définitif. Sourcils froncés, lippe boudeuse, rides précoces qui apparaissent entre les yeux et au coin des lèvres et puis les petits frémissements presque mécaniques de ses narines qui palpitent comme les ventricules d'un cœur en frénésie.
    Luk fait la gueule mais personne ne remarque rien à cause de son heaume de guerrier ténébreux. Et ça fait un moment que ça traîne. Il se hérisse à la moindre objection, tique sur toutes les tergiversations et renâcle à chaque fois qu'un index se lève, accompagné d'un inévitable "oui mais" qui miaule à ses tympans comme une plainte poussive.
    Le conseil déblatère depuis… depuis… et bien depuis trop longtemps ! Pour donner une estimation chiffrée, Luk pourrait dire que depuis que le conseil se lustre la verve en arguties, un guerrier de stature moyenne aurait eu le temps d'insulter, de défier, de combattre et d'achever plus de dix-neuf adversaires successifs. Et encore, en comptant les intervalles nécessaires pour s'humecter le gosier et refourbir sa lame. Dix-neuf… autant de têtes que celles qui s'estiment pensantes ici. C'est une idée ça.
    Et en parlant de petits malins, pour le moment, le Barde fait étalage de ses talents de compositeur d'épithètes fleuris à destination de Jampre et d'un autre spécimen de guerrier du genre "orageux désespéré" qui contestent la manière qu'aura celui-ci de consigner le récit de leurs prochains faits d'armes. Pendant ce temps, le Porteur de Mémoire, Zétane et quelques autres sont lancés dans un grand débat pour savoir ce qu'il conviendrait de faire à propos du rituel sabbatique que Luk a d'emblée proposé de supprimer. Des futilités, des conneries.

    Et pendant tout ce temps, le Marcheur-du-Fiel a rongé son frein en tutoyant le ciel des yeux. Les bras croisés sur son pectoral rutilant, il n'a pas dessoudé les lèvres depuis sa première intervention pour expliquer l'arrivée imminente des humains.
    Dans son dos, Bjorn et sa paire de tout nouveaux lieutenants ne pipent pas mot non plus. Ils calquent leur attitude sur leur supérieur, qui par clairvoyance et habitude, qui par respect et intimidation. Mais surtout, chacun d'entre eux est parfaitement capable de lire la tension croissante entre ses omoplates cuirassées qui frise à présent le seuil de rupture, ça s'entend aux frottements répétitifs et irritants des plaques de bronzes les unes sur les autres à mesure qu'il contracte et relâche ses muscles.
    Ces derniers temps, Luk n'a pas été tellement enclin à la patience et à la tempérance. Il est hautement probable qu'une ligne d'action radicale s'impose à son esprit sous peu.

    - Une épée ? Mais c'est un dard, un vît, que tu manies ! Queutard dans la mêlée, je suis sûr que tu es adepte des corps-à-corps Jampre. Alors qu'est ce que tu veux que je raconte sur ton inimitable verge tordue ?
    - Va te faire foutre !

    Luk inspire profondément. Les doigts de la main droite se mettent à tapoter en cadence sur son brassard gauche. Il se focalise sur une autre conversation.

    - Non, non et non ! C'est essentiel à notre rituel. On n'entre pas dans une bataille comme dans une rivière pour se baquer. Il faut se purifier par le feu et la fièvre avant de goûter au sang !
    - C'est ça, par la graisse et la débauche oui ! C'est comme le vomi, ça passe mieux quand le conduit est lustré. Ah ! Quand les humains attaqueront, c'est une belle bande de grognards débraillés qu'on aura, ça oui ! Ils mourront le sourire aux lèvres, ces crétins trop imbibés pour se rendre compte qu'une épée se glisse dans leurs tripes.
    - Pah ! Je ne sais pas pourquoi je discute de ça avec toi. Tu ne comprends rien à la passion, rien à l'ardeur, enfin rien à rien. Zétane, tu es encore plus frigide qu'un torrent en hiver !
    - Mais va les voir, Hédion ! Va les voir et dis moi ce qu'ils font eux pour se préparer au combat. Tu crois que leurs femmes se saoulent pour que leurs hommes s'y vident ??
    - Ils ne se vident pas, ils se revigorent, corrige un autre d'un ton hésitant.
    - Ah ouais ?! Qu'est ce que t'as à dire toi ?! Tu veux participer c'est ça ? Mais viens me voir, toquard, je te fais ton affaire au bout d'une…

    Luk tourne la tête encore plus vivement. Sa respiration devient plus sourde.

    - Une brochette ! C'est ça qu'on pourrait raconter sur ton…
    - Incroyable pénis ! Tu t'imagines peut-être que…
    […]
    - … les humains n'en auront pas ? Mais ils courent déjà crétin !
    [...]
    - Tu me fais marcher hein.
    […]
    - Ils s'en pourlècheront quand…
    […]
    - … tu resteras là, le froc aux chevilles pendant ta démonstration !

    Le Marcheur va craquer. Ses molaires grincent, son épée se tortille dans son fourreau. Il suffirait de dégainer et d'empiler les morts pour retrouver le calme nécessaire à un début de guerre. Le redoux avant la tempête, comme ce vent lancinant qui s'est subitement arrêter de mugir pour laisser résonner les échos de leurs chamailleries dans toute la plaine. Oui, maintenant une pile de cadavres, ce serait exquis.

    Finalement ulcéré par cette perte de temps, il s'avance d'un pas lourd au centre du cercle, bottant au passage les quelques victuailles disposées là. D'un geste rendu maladroit par la fureur, il empoigne son épée, dégaine d'un coup sec et la fiche en terre où elle reste là, frémissante à l'image de son maître.

    - Retour aux arts primitifs !
    - Marcheur qu'est-ce que ça…
    - LA FERME !

    Des yeux roulent, des bouchent s'arrondissent. Voilà une nouvelle manière de mener la danse qui ne manque pas de choquer son auditoire. La pagaille s'apprête à reprendre de plus belle mais cette fois Luk est bien décidé à lui river le clou.

    - GRAH !

    Il tire sa seconde épée et la projette puissamment en direction du premier contestataire, lequel n'a que le temps de se jeter sur le coté pour éviter le projectile tournoyant.
    La lame forgée dans le meilleur des bronzes éclate contre une des pierres levées, lâchant au passage une étincelle avant de se briser et de retomber tristement sur la terre battue.
    Cette fois, c'est un courant de stupeur qui s'empare de l'assemblée. Quelqu'un ramasse la poignée ouvragée d'une main tremblante. Chaque thuadène présent est maintenant muet, soufflé par cet acte de violence subite. Le plus hagard d'entre eux étant évidement le guerrier visé par l'attaque qui considère les débris de métal avec des yeux de poisson.

    - VOYEZ ! Voyez où nous en sommes ! Nos armes sont empêtrées dans la boue de vos lamentations absurdes. Nos épées sont prêtes à se briser. Oh ! Ce n'est pas une réunion de parade ! Nous sommes ici pour décider du destin de notre peuple !

    Luk fait quelques pas en direction du trio constitué par le Barde, Jampre et un autre larron aux yeux sombres qui répond au nom de Skeld. Il pointe sur eux un doigt accusateur et incline légèrement la tête vers l'avant pour accentuer les contrastes menaçants qui tombent sur son heaume.


    - Ce n'est pas d'héroïsme dont on aura besoin. Toi Jampre, et toi Skeld qu'est ce que vous cherchez à prouver hein ?! Vous voulez crever bêtement, les tripes à l'air mais en étant convaincu que le Barde vous fera une belle épitaphe ? Imbéciles !

    Il pivote d'un quart de tour et serre le poing. A cet instant, un judicieux roulement de tonnerre vient souligner la colère qui flamboie hors des fentes étroites de son masque de mort. La voix du Marcheur se fait de plus en plus rugueuse, plus rêche à mesure qu'il aligne les points d'exclamation. Sa blessure à l'épaule se remet à cracher un sang noir et gluant qui semble littéralement bouillonner avant de s'enrouler en filets épais autour de son bras gauche.  Plutôt répugnant en fait. L'assemblée retient son souffle, certains font la grimace.

    - Toi Hédion ! Tu veux bouffer jusqu'à t'en faire éclater la panse ?! Tu as peur de mourir le ventre vide ?! Toi Balain, Porteur de Mémoire aux yeux fatigués, tu ne crois pas qu'il serait temps de les ouvrir et de considérer notre situation avec un peu plus de jugeote ?!
    - Marcheur…
    - FERME TA PUTAIN DE GUEULE ! PUTAIN FERME TA GUEULE !

    Trop tard, c'est sorti. Jamais personne n'avait osé manquer ainsi de respect au vénérable vieillard chargé des traditions thuadènes. Estomaqué, ce dernier garde la bouche ouverte, comme frappé par la foudre. Des hoquets s'élèvent de part et d'autre. Le Barde secoue la tête, hébété, la langue coincée dans le gosier.
    Le Marcheur en profite pour continuer son réquisitoire à grands coups de syllabes percutantes. Il taille dans le vif avec une morgue dont lui-même n'est pas coutumier. Il est néanmoins conscient en arrière pensée que c'est une mortelle inquiétude qui le fait réagir ainsi. Il n'a pas dormi, mangé ni même bu depuis le début de la nuit dernière. Il n'a plus assez d'énergie pour brider la tension qu'il accumule en lui depuis la débâcle annoncée de son peuple contre les humains. Et à ce qu'il voit, il n'y a en effet aucune raison pour que les choses se passent bien.
    En faisant le tour des visages rubiconds ou blêmes qui se pressent autour de lui, il comprend que rien de ce qu'il pourra leur dire ne changera leur manière de penser.
    Les thuadènes vivent trop longtemps, ils se calcifient sur leurs habitudes. Les guerriers voudront de la gloire, les anciens de l'honneur et les autres du plaisir. A bout de souffle et de réparties, le Marcheur conclut par un crachat méprisant et recule de trois pas vers ses lieutenants médusés.


    - TAH !

    Un instant de silence courroucé s'en suit. Les mâchoires sont encore trop serrées pour que quiconque puisse l'ouvrir mais ça ne saurait tarder. Et au premier coup de semonce, les saillies jaillissent de toutes part. Les hommes se prennent à parti, des paluches tombent sur toutes les épaules. On s'insulte, on s'invective, on s'empoigne. Les corps en sueur se bousculent les uns contre les autres dans une volée de postillons acerbes.
    C'est encore pire que s'il n'avait rien fait. Mais à sa grande surprise, il y en a parmi les dix-neuf rassemblés ici qui soutiennent sa beuglante. Au nombre de ceux-ci, Luk remarque l'imbuvable Zétane, fervente militante des mesures d'ascétisme. Mais aussi Chobar et Uath, une paire de nordiques berserks aux visages marqués par les cicatrices, la bière et les tatouages. Luk se souvient d'eux pour avoir inconsidérément traversé les glaciers de l'hyperborée en plein hiver, comme ça, juste pour voir ce qu'il se trouvait derrière à cette époque de l'année.

    Plus la situation s'envenime et plus les camps se définissent distinctement. Les groupes se forment et se liguent autour de leur élément le plus représentatif. Au moins, l'intervention "coup de poing" de Luk a eu le bénéfice de clarifier les choses de ce point de vue. Mais à quel prix ! Il n'aurait pas du. Non il n'aurait jamais du. Qu'est ce qu'il lui a pris d'exploser ainsi ? Trop d'évènements sont en cause et c'est souvent en cherchant à rattraper des erreurs qu'on fait empirer les choses.

    Luk tourne la tête en tous sens pour identifier les allégeances. De son bord, il y a cet énorme morceau de femme qui brandit un poing rond sous un pif rougeaud avec la ferme intention de faire boucler le clapet de son propriétaire, l'arrogant Jampre. Les thuadènes la surnomment Casse-crâne, à cause de sa propension maladive à manier le gourdin plutôt que l'épée. Une pratique souvent condamnée par ceux qui, comme Jampre ou le gros Hédion, préfèrent la pure et fine tradition de la lame. Encore des conneries ; bien qu'il ne prenne jamais part aux combats, Le Dagda Nuadien lui-même manie une masse.
    Et il y en a d'autres, des thuadènes responsables de cohortes mineures, des artisans, tel l'imprononçable Gord'deo'deo'deomana, que tout le monde raccourcit par Gord.

    Chez les opposants, plus nombreux, la situation est confuse. Il semble que Jampre rassemble autour de lui une poignée meneurs, surtout des potes de beuverie. Hédion et Skeld, bien sûr, mais aussi sa propre sœur, Syldane (une vraie beauté brune aux yeux de biche qui manie une épée trois fois plus longue que sa cuisse). A la grande déception de Luk, le rusé Magard est également des leurs. Il n'aurait jamais pensé que cet être chafouin s'acoquinerait avec ces vieux briscards pétris d'orthodoxie.

    Mais n'est pas tout. Il reste le plus surprenant ; une troisième faction semble se former autour de duo formé par le Barde et le Porteur de Mémoire. Moins nombreux mais apparemment farouchement déterminés, ils comptent juste assez de partisans pour tenir sur les doigts d'une main.

    A la grande cohue se succède une sorte de repli stratégique généralisé. Les membres du conseil se scindent progressivement en trois groupes pour conférer entre eux.
    Au final, le Marcheur fédère surtout des jeunes têtes brûlées, des bourrins et des gens d'action aux idées nouvelles qui se sont imposés au conseil par leur volonté et leur ingéniosité. En face, Jampre et sa bande de tradis encroûtés, inamovibles piliers toujours là, se tapent mutuellement sur les épaules. Et entre les deux, le Barde et le Porteur de Mémoire renfermés sur leurs instincts  de modération et de réflexion. Un vrai petit club de pacifistes et de chiffes molles.
    Luk est franchement déçu de voir que le Barde s'est rallié à eux. Il pensait sincèrement avoir son appui depuis le début mais comme d'habitude, ce dernier ne réagit jamais comme on pourrait s'y attendre.

    Autour de lui, on crie, on scelle des pactes hâtifs, on se trouve des appuis et des antagonismes spontanés. Des bordées insultes s'échangent entre les groupes. Ce temps lourd rend tout le monde fou.
    Les thuadènes sont par nature farouchement attachés à l'individualisme, chaque meneur faisant montre d'une personnalité assez forte pour revendiquer ses propres idées et les jeter à la tête des autres. Il faut croire que ces circonstances exceptionnelles ont conduit tout droit à une nouvelle forme de pagaille où des nouveaux chefs sont hissés à la tête de leurs pairs. Tout ça à cause d'un simple et méchant coup de gueule. Une autre tradition de bafouée et c'est toute une organisation séculaire qui s'écroule en un instant !
    Luk se sent lui-même dépassé par la portée de son acte, il baigne en pleine confusion rageuse. Que doit-il faire ? La question reste suspendue entre deux eaux comme une vive empoisonnée. Il aimerait l'ignorer mais ne voudrait pas s'y piquer par négligence. Il n'a pas le choix, il faut prendre le taureau par les cornes, le chevaucher et ne plus desserrer les cuisses.

    Oui, il faut profiter de ce remue-ménage pour agir. Maintenant et vite.

    Les sons refluent soudainement comme une marée incohérente charriant des galets et des grains de sables qui brûlent ses yeux et crissent sur ses dents. Il cligne des paupières sous son casque.


    - … c'est pour ça qu'il faut agir maintenant ! Qu'en penses-tu Marcheur ?
    - Oui, oui ! Passons maintenant aux choses sérieuses, pendant qu'ils discutaillent sans fin.
    - Bien parlé.
    - Hey y'a plus rien à boire ?
    - Fini la langue de pisse-froid ha ah !
    - Oh mais ta gueule… Marcheur ! Marcheur !

    Perdu dans l'énormité des conséquences de ce simple coup d'épée, il prend enfin conscience qu'on le sollicite. Ça fait même un sacré moment que ça dure et ça prend même un aspect diablement définitif. Il n'écoutait pas mais à cause de son heaume, personne n'a rien remarqué. Ils prennent peut-être son mutisme pour de l'attention.
    Il relève soudainement la tête mais au lieu de répondre, pivote d'un bloc et cherche des yeux son fidèle lieutenant. Bjorn se tient un peu en retrait, les traits décomposés par ce spectacle avilissant. Il lui fait signe et la montagne blonde se fraie un chemin, visiblement à contrecœur, au sein des partisans enfiévrés de son capitaine.
    Et au milieu des exclamations, des congratulations et autres signes de connivence, il parvient à accrocher l'oreille du nordique pour lui souffler :

    - Va chercher des soldats de confiance. Vite.

    Puis se retournant vers les autres.


    - Assez ! Assez ! Reformez le cercle nom d'un chien !

    Peine perdue, ses imprécations sont noyées par les vociférations de l'assemblée. Luk joue des épaulières pour se ménager un peu plus d'espace et tente de rallier le centre du tumulte. Il atteint finalement le centre même du replat, l'endroit où son épée se dresse comme une provocation.
    Réunissant toute la force qu'un homme comme lui peut réunir, Luk écarte les deux bras (filant au passage et sans le vouloir une claque à un dénommé Nemed) et projette un filet de sang noir à la ronde.


    - SI-LENCE ! Si-lence ! Qu'est ce que c'est que ce foutoir ?!
    - Ouais fermez la, séditionnaires ! Ecoutez la voix du Marcheur ! Clame une autre femme.
    - Traîtresse !
    - Butor !
    - Catin !
    - Gamines !
    - Crétins !

    Un poing s'écrase sur un nez. Ça dégénère. Quelqu'un tire une lame. Le sifflement caractéristique arrache des grognements à tous les habitués. Les guerriers répondent en cœur. En un instant, tous les combattants se défient mutuellement, armes aux poings et postures menaçantes. Les autres se pressent dans les coins, protégés ou tenus en respect selon leurs affiliations.
    Jampre affiche une grimace abominable lorsqu'il appose la pointe de son épée contre le pectoral de Luk. Ce dernier ne fait même pas mine de vouloir récupérer la sienne, pourtant à portée de main. Il se contente de toiser son agresseur, impassible et immobile.
    Cette manifestation de calme inattendue suffit à capter l'attention de tous. Le centre d'intérêt, le responsable de l'agitation est menacé directement.

    - Marcheur, siffle le vieux Jampre d'une voix acide, pour ce manquement aux plus anciennes traditions, tu...
    - Quoi ? Tu veux me tuer ? Hé bien vas-y. Ça fera de moins pour les humains.

    Le vétéran fronce les sourcils, il hésite, se passe plusieurs fois la langue sur les lèvres. Défier le capitaine des armées est une chose, le tuer alors qu'il est désarmé en est une autre. Quand à lui retirer ses fonctions ou sa place, c'est tout bonnement impossible. Luk le sait, tout le monde le sait. Pour le contrer, il faudra le tuer.
    Si Jampre a un soupçon de jugeote, il comprendra que poursuivre son geste ne fera qu'empirer les choses. L'empoignade dégénèrerait immédiatement en massacre. Et sans chef pour les mener au combat, les thuadènes n'auront plus qu'à se coucher sur le flanc et à attendre.
    La situation est critique et Luk a bien l'intention d'en profiter au maximum. De sa main poisseuse de sang, il empoigne la lame de son adversaire pour la porter contre sa gorge.


    - Tu vois, tu appuies et c'est fini. Une simple pression et tu es débarrassé de l'inconvenant qui a le toupet de défier les mots pour empêcher les morts.

    Le coup classique. Comment pourrait-il s'exécuter sans se couvrir de honte maintenant ? Bien sûr, Jampre ignore que son commandant a fait demander une troupe de soldats qui ne saurait tarder maintenant.

    - Ça suffit Jampre ! Rengainez tous vos épées ! Intime le Porteur de Mémoire.

    Les guerriers hésitent, ils ne sont pas majoritaires au conseil. La voix des armes est toujours tempérée par les autres. Les poignes ne semblent soudainement plus aussi sures à mesure que l'accès de fièvre retombe. Luk sourit froidement et rabaisse l'épée de son adversaire d'un geste lent. Il fait trop chaud, il dégouline littéralement sous son heaume et des gouttes salées perlent sans cesse au bout de son nez. Mais personne n'en voit rien.

    - Les thuadènes ne s'entretuerons pas, assène Le Marcheur d'un ton uni.

    Rouge aux oreilles, Jampre baisse la tête et laisse son bras armé retomber, ne sachant visiblement pas trop s'il doit frapper ou laisser. L'éclat de ses dents serrées est visible sous le raisin sec et rouge qu'est devenu son visage. La tension diminue encore d'un cran.

    - Frères et sœurs, nous nous laissons dévorer par nos passions. Ne nous trompons pas d'ennemi. Ceux que nous devons affronter sont en ce moment même dans les cavernes du passage. Ils ne tarderont plus à émerger. Et moi, je viens pour organiser les choses et sur quoi je tombe ? Une bande de gamins ?!

    Une jeune blonde au teint frais laisse échapper un rire. Sélène, la maîtresse des rituels, n'a pas l'air dans son assiette, elle déglutit bruyamment. Son accès d'hilarité est sans doute juste la manifestation de sa nervosité. Pourtant, cette simple saccade incontrôlée suffit à dénouer quelques muscles.
    Luk le sent, il peut reprendre la situation en main. Encore quelques mots.

    - Les choses n'auraient pas dû tourner ainsi. Je… m'en excuse.

    Cette fois, il fait mouche. Le Barde saute sur cette main tendue pour avancer la sienne. Un unique soupir de vent frais vient momentanément rafraîchir les nuques chaudes comme une caresse salutaire.


    - Beaucoup de pression sur les épaules d'un homme lui fait parfois perdre le contrôle de ses nerfs. Tu devrais te reposer Marcheur avant de devenir Rampeur.

    Quelques rires secs saluent cette saillie sans que personne n'ait vraiment l'air de goûter la plaisanterie. Plusieurs semelles raclent le sol, indiquant que leurs propriétaires aimeraient sans doute se rasseoir pour souffler.
    Mais le torchon brûle encore, le Porteur de Mémoire darde toujours ses yeux perçant au plus profond de l'âme du capitaine. Lui, ne pardonnera pas l'insulte qu'il lui a été faite, malgré sa sagesse et son ancienneté. Plusieurs sont encore suspicieux, peut-être prêts à mettre ce différent de coté pour le moment, mais certainement pas à l'oublier.
    Luk est parfaitement conscient de tout ceci. Il aimerait vraiment revenir quelques instants en arrière, mais c'est trop tard. Il a divisé son peuple. Cette idée forme une grosse boule gluante au fond de son estomac qui lui coupe les jambes. Il cueille sa transpiration sur ses lèvres et s'efforce de reprendre une attitude digne de ce qu'il est et représente.


    - Je sais que ce que je demande est sensible.
    - Ça tu peux le dire !

    Cette fois les rires sont plus marqués. Luk toussote pour ramener les attentions.

    - Ecoutez, il faut vraiment changer d'attitude. Il n'est pas question de foncer tête baissée. Les humains sont nombreux et rusés. Bon, je ne voulais pas en parler mais je n'ai pas le choix. (Un instant de bref silence pour suspendre tout le monde à ses lèvres). J'ai reçu ce matin un avertissement de la bouche même du Druide.
    - Pfeu ! N'importe quoi !

    Voilà pourquoi il ne voulait rien en dire. Personne ne va le croire. Sur le coup, qu'on mette sa parole en doute ravive les flammes de son brasier intérieur mais il noie tout ça sous une bonne couche de dignité impassible. La corde raide. Il faut tenir.

    - Marcheur, vraiment je ne te comprends plus. Tu débarques, tu cries, tu trépignes et ensuite tu nous sers des absurdités qu'on ne risque pas de croire après un coup d'éclat pareil. Qu'est ce que tu cherches au juste ? Et puis, enlève ce foutu casque enfin ! Ça rime à quoi de rester dans l'ombre comme ça ? C'est nous les gamins ?!

    Luk fronce les sourcils. A nouveau face à ce choix délicat. Doit-il adopter une conduite raisonnable qui mènera très probablement à une interminable et pénible discussion ? Ou bien doit-il opter pour la violence, avec les conséquences chaotiques dont il a pu saisir l'amertume de l'avant-goût. D'ailleurs, les dégâts de ce petit esclandre semblent déjà irréversibles. Les bavardages sont pourtant tellement oisifs et inutiles !
    Le sang goutte au bout de ses doigts, la sueur roule, la salive s'empâte. Il fait si chaud…
    Le Marcheur-des-Cieux n'en peut plus. Il lève son pied et appuie doucement la pointe de sa botte contre la tranche de son épée. La lame s'incline lentement vers le sol, jusqu'à se faire déraciner et tomber. Alors il la piétine franchement foulant au pied ce symbole, la fierté de leur forge et de son rang.


    - Il faut changer, murmure t-il de cette voix presque inaudible qui capte pourtant si bien les attentions. J'ai besoin du commandement total et complet de nos cohortes.

    Des exclamations retentissent à nouveau. Combien de fois Luk va-t-il encore bafouer leurs principes ?! Qu'est ce que signifie ce geste ? Est-ce un reniement ?! Mais l'intéressé ne répond rien. En cet instant, un vague sourire étire ses lèvres parcheminées. Il a soif d'une manière qu'il ne peut plus tarir. Il est passé au-delà du déshonneur, de la hargne et de la haine. Maintenant, un nouveau gouffre s'ouvre dans son cœur, quelque chose de terrible s'y love et y fait son nid. Tout ça est tellement idiot. Il se bat pour sauver des gens qui ne lui témoigneront aucune reconnaissance. Est-ce que ça en vaut la peine ? La question ne se pose pas. Il est né pour ça. C'est ce que personne ne semble comprendre ici.
    Et en cet instant bénit, alors que les éclats reprennent, le tumulte d'une petite troupe fait trembler le sol. La pointe des casques apparaît, puis les cuirasses, les épées tirées, les bottes qui soulèvent la poussière. Luk ne relève pas la tête, il sait ce qu'il se passe. C'est sans doute une mauvaise chose mais c'est ce qu'il a décidé.


    - Marcheur ?! Que signifie ce merdier ??

    Les soldats, silencieux et expéditifs, entourent l'éminence et pointent leurs épées pour former une véritable étoile de pointes. Les membres du conseil se rebiffent, des coups claquent mais personne n'engage vraiment le combat. Les hommes menés par Bjorn sont tout simplement beaucoup trop nombreux. C'est bien, il n'a pas fait les choses à moitié.
    Des regards éperdus à la ronde. Personne ne peut croire que ce soit réellement en train d'arriver. Des thuadènes portant les armes contre leurs propres meneurs ?
    Un autre coup de tonnerre ébranle les hauteurs. Les incessantes questions, supplications qui fusent autour de Luk ne semblent pas le pénétrer. Il reste immobile au centre, la tête baissée, en proie aux innombrables doutes qui constituent son seul et bien trop copieux repas du jour.
    Une jeune femme lui prend la main, Trifine, elle le presse de ne pas faire ça. Mais "ça" quoi ? Luk tourne la tête. Elle pleure ! Est-elle à ce point persuadé de la noirceur de son cœur qu'elle pense qu'il va tous les faire tuer ? Les choses en sont-elles arrivées là ? C'est cette manifestation humide, plus que tout autre remise en doute qui porte un coup fatal aux vestiges de ce qu'était l'honneur du plus guerrier des thuadènes.
    Luk relève enfin la tête. Il croise le regard de Bjorn. Son lieutenant n'attend que son ordre. Il n'y a pas eu besoin de lui expliquer pourquoi ou comment, comme d'habitude le nordique fait preuve d'une loyauté indéfectible et d'une clairvoyance hors du commun. Mais même à distance, il peut lire la supplique dans ses yeux clairs. Lui aussi, implore son capitaine de ne pas en venir à cette extrémité.

    Comme au ralenti, le Marcheur observe avec intérêt les déformations des visages, une mâchoire qui se déroche, sa langue qui en jaillit. Maintenant Jampre ressemble vraiment à un pruneau cramoisi. Tous, doutent. Tous s'insurgent.
    Alors, toujours pris dans cette strate temporelle qui baigne les mouvements d'une épaisse mélasse, Luk élève sa main droite noire de sang séché. Il lui suffit de faire un mouvement pour déchaîner la mort autour de lui. Voilà donc ce que signifie, "tenir des vies au creux de sa paume".


    - Confiez moi le commandement direct de toutes les troupes. C'est tout ce que je demande pour gagner cette bataille.

    Sa voix est plus sombre que jamais, sa posture plus ténébreuse. En fait, sa silhouette même semble frangée d'une étrange aura bleuté.

    - C'est du chantage !
    - Non, répond il avec ce calme si effrayant, si je voulais t'entendre chanter Hédion, je t'aurais demandé une chanson. Je veux tes troupes.
    - Ce n'est pas ainsi que les thuadènes combattent !
    - Ce sera bientôt le cas.
    - Marcheur, tu es fou !
    - Arrête ça. Menacer le conseil, tu es vraiment…

    Luk interroge maintenant Sétoine du regard. Le jeune homme semble en proie à une intense confusion mais lorsque le contact s'opère, il hoche la tête pour signifier sa confiance et son approbation. Mais alors, une infinie tristesse se dédouble de ce mouvement simple et coupable. Autour, les appels continuent :

    - Marcheur, je suis avec toi, tu le sais bien ! Mais là tu vas trop loin.
    - Ah ah, vas-y, déchaîne donc tes hommes. On va bien voir combien de temps ils tiendront.
    - Tais-toi imbécile ! Tu veux tous nous faire tuer ?? Tout le monde n'est pas armé ici balourd !
    - Et alors ? Qu'est ce que j'y peux ?

    Des chamailleries. Ils ne peuvent donc pas s'en empêcher même ainsi. Vraiment c'est… juste lamentable. C'est au tour de Sigurd d'être soumis à l'œil inquisiteur. Le blond est parfaitement livide et totalement impassible. Ses yeux sont vides de tout sentiment. Quelque chose est brisé en lui et seul son rictus donne un peu de relief à son visage. A son tour, il branle sombrement du chef.

    - Crois moi Marcheur, tu peux tous nous massacrer, ça ne te conféreras pas la main mise sur notre peuple !
    - Renonce à cette folie ! N'est ce pas toi qui nous accusait de nous tromper d'ennemis ?

    Luk tient toujours son bras levé. Il commence à prendre des fourmis et voudrait bien le rabaisser, seulement s'il le fait, ce sera le signal. Voyant que le capitaine reste immobile et silencieux, les autres comprennent que leur sort n'est pas scellé. Les sommations se font d'autant plus pressantes ! Uath tente même de passer au travers de force mais se fait repousser après avoir tout de même éventré deux hommes d'un seul coup de taille. Si les deux nordiques du conseil entrent en rage berserk, il ne sera plus question d'hésiter, ce pourrait être à tout instant. Le temps presse.


    - Marcheur je t'en prie !

    Et soudainement, le chaos. Croyant sans doute que Luk ne remarquerait pas une attaque de dos, Hédion charge par surprise. Quelqu'un crie un avertissement, Luk pivote trop rapidement, la lame grise du guerrier crisse sur son flanc et s'enfonce directement dans la poitrine de Trifine, la charpentière qui se tenait à ses pieds.
    Cette dernière ouvre des yeux ronds de stupeur. La douleur prend ensuite le dessus. Insupportable, irrépressible, définitive. Elle se tortille mollement et se recroqueville sur le coté. Hédion, médusé n'ose plus bouger. Sa lame s'extirpe d'elle-même du corps fin et gracieux qu'il vient de planter. Le sang s'étale paresseusement sur sa tunique brodée de pétales, ajoutant la corolle pourpre d'une fleur de mort au pistil de fer.

    - Par la déesse…
    - Je… je ne voulais pas… bégaye le gros gaillard ventripotent en sueur. Ses cheveux courts et fins sont plaqués en mèches désordonnées sur son front luisant, il souffle lourdement derrière ses bajoues tombantes.

    Trifine, la douce et gentille Trifine. Encore. Encore cette image. Luk titube, incapable de réagir. Il est là, le bras levé, à moitié retourné avec sur les tibias, le corps encore tiède de la jeune femme. Quel étrange empilement ; son épée, ses pieds, la fille, la blessure mortelle.
    Son sang coule maintenant sur ses bottes. Ses yeux vides sont levés vers le ciel, ou plutôt vers les fentes noires de cet abominable casque cornu et crochu. La dernière chose qu'elle aura vue. Et jusqu'au bout, son expression brisée par la souffrance aura gardé quelque chose de sa supplique. Elle est morte en plaidant pour la vie.


    - Mon semeur de chaos est à l'œuvre, mais il répand la graine au mauvais endroit et au mauvais moment.

    L'interessé sursaute vivement. Le Gardien est là, force tranquille, écrasante et pleine d'une vie trop flagrante pour être niée. L'herbe alentours semble soudain plus verte, le ciel moins bas et l'air plus vif. La gigantesque ombre aux brins iridescents s'avance silencieusement au milieu de l'assemblée tandis que se dissipent les derniers échos de ses paroles. Le Dagda Nuadien qui déboule ici, c'est trop pour une journée déjà riche en émotions.

    Luk baisse les bras… dans tous les sens du terme.


    Heureusement, Bjorn est lui-même trop ébahi pour lancer les soldats au carnage. D'ailleurs, personne ne réagit à ce qui devait être leur condamnation. Ça n'a soudainement plus aucune importance.
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  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Dimanche 6 Juin 2010 à 10:14
    Ce chapitre est contrariant. J'ai galéré a l'écrire et ça ne me satisfait toujours pas ><. La fin est un peu abrupte nan ?
    L'idée était de décrire l'état de confusion dans lequel est plongé le Marcheur, pour aboutir a des décisions contradictoires à ses attitudes... et vice et versa. 'Fin bref, c'est pas trop ça.

    Bon, depuis le temps que ça s'annonce, il serait temps de passer aux choses sérieuses.
    2
    Sakutei Profil de Sakutei
    Dimanche 6 Juin 2010 à 10:25
    Définitivement contrariant... je pense que je le referai plus tard.
    3
    O-Ren-Kimi Profil de O-Ren-Kimi
    Dimanche 6 Juin 2010 à 23:35
    Oui la fin est un peu raide et un peu fouilli mais on comprend quand même bien le trouble de Luk. Par contre je me suis un peu perdue juste après que Luk casse sa lame et la séparation en clans dans tous les personnages. Enfin pas trop perdue quand même. En fait c'est la tournure que ça prend qui est étrange mais pas si mal écrite que ce que tu penses^^. Mais Luk est déjà perturbé depuis quelques chapitres et celui là montre bien ce trouble. 
     Bon il n'empêche que je suis impatiente de savoir ce que ça va donner tout ça^^. Darkside ou pas? :p
     La suiiiite steup!!!! (oué qu'ils s'entretuent tous comme ça ils laisseront Sakutei tranquille lol, nan ça serait trop ennuyeux...)
    4
    Sakutei Profil de Sakutei
    Mardi 8 Juin 2010 à 23:12
    Beh oui je suis bien d'accord avec toi ^^.
    Et à la base, ce chapitre allait être 2 fois plus long avec plus de baston, plus de furie, plus de sexe...heu. Bref, j'ai écourté et j'ai bien fait parce que c'est le foutoir !
    Mais mais mais, j'avions prévu de clarifier au moins un détail concernant le conseil thuadène : voir dans le post posté il y a quelques minutes x).

    Alors oui, je réécrirai ce passage mais pour le moment, on va continuer en gardant en tête les points suivants :

    - Luk est troublé (merci Sak).
    - Il a tapé une crise dictatoriale au conseil.
    - Trifine est morte à cause de ça et le Gardien fait son coming out.
    - ça va botter des culs !

    Bon et maintenant on reprend :]
    En tout cas merci pour ton soutien indéfectible et tes précieuses réactions Akemi !
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    5
    Sakutei Profil de Sakutei
    Mardi 8 Juin 2010 à 23:13
    Ah oué et aussi je me suis planté, Syldane est la soeur d'Hédion, pas de Jampre.

    (Bah oui, on comprend mieux maintenant n'est-ce pas ?)
    6
    O-Ren-Kimi Profil de O-Ren-Kimi
    Mardi 8 Juin 2010 à 23:54
    Non je comprends pas mieux loool la soeur du frère de l'oncle c'est toujours flou^^  Mais pour les points énumérés ça j'avais bien compris. Moi le problème c'est que je suis encore un peu flou dans tous les noms Thuadène, je les ai pas encore tous remis en place contrairement aux formoires ou aux autres mais ça commence à se préciser^^. Ne rajoute pas trop de perso sinon pour le coup je vais crawler lool.
    Allez la suiiiiiite Sak sitepléééééé 
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