• Chapitre 52 : L'échiquier maudit.

    C'est une de ces nuits trop calmes où l'on s'attend à une tempête. Les nuages se sont écartés pour laisser place à un disque lunaire brillant d'un éclat apaisant. Et parfois, il suffit d'une simple phrase pour déclencher le tourbillon.

    - Viens avec moi Bjorn, il est temps d'aller chercher notre capitaine.

    Miyanne sourit étrangement alors le nordique ne discute pas. La rousse est peut-être amochée mais elle reste d'une autorité égale à la sienne. Et puis… il est troublé. Forcément. Par la couleur de ses yeux qu'il ne verra plus jamais et par un certain nombre de détails qui ont changé. Les éclats chatoyants de Miyanne se sont fanés. Elle se déplace lentement. Sa démarche n'est plus celle, bondissante et vive, dont elle jouait à loisir pour faire tourner les têtes, les cœurs et tout ce qui pourrait se trouver un peu plus bas.
    A la place, cette déambulation lente et presque pataude la rend paradoxalement plus intimidante et son avancée en semble d'autant plus irrémédiable. Elle concentre toute son énergie pour atteindre son but, elle ne flâne plus. Sa fière chevelure automnale ne se balance plus sur ses hanches, elle tombe maintenant comme un vieux rideau triste. Elle est résolue. Elle tâte le terrain du bout de son bâton.

    Le temps de l'insouciance est définitivement révolu.

    - Comment ça s'est passé aujourd'hui ?

    Elle grimace et trompe la douleur par une conversation qu'elle voudrait sans doute anodine. Mais quelque soit le sujet que l'on aborde…

    - Pas mieux mais moins pire qu'hier. Les humains ont attaqué de manière plus conventionnelle. Une bataille sans surprise, comme si passés les premiers faits d'armes, on cherchait à se jauger mutuellement. Mais je n'y crois pas… c'est trop évident. Trop simple. Ils nous ont montré combien ils peuvent se montrer retors.

    Bjorn se gratte la barbe. Ça commence à le démanger ferme là dedans. Depuis combien de temps il n'a pas dormi ? Et comme en échos, Miyanne penche la tête et tourne son visage aveugle vers lui :

    - Tu parles comme si tu étais déjà las de ces combats.
    - Les humains ne nous laissent aucun répit. Mais Le Marcheur avait raison, si nous ne coordonnons pas nos efforts, ils nous vaincront. Hédion, Uath et Chobard sont morts le premier jour. Hier nous avons perdu Bort. La Coupe s'est renversée au milieu de la mêlée.
    - Alors c'est un mieux !

    Pendant une fraction de seconde, une paillette de la pétillante Miyanne traverse cette exclamation. Mais elle force le trait. Sa main glisse au bas de son bâton grossier. Elle s'appuie un instant contre ce qu'elle prend sans doute pour un arbre.

    - Tout le monde sait que tu fais de ton mieux Bjorn, mais tu n'es pas censé gagner la guerre à toi tout seul.
    - Heu… merci…
    Il a l'air gêné. Elle s'en étonne.
    - Hem. Tu veux bien enlever ta main de là ?
    - Oh pardon. Tu es… très poilu.

    Les deux lieutenants aux épaules voûtées reprennent leur chemin. Les grottes du Gardien ne sont pas très loin du cercle de pierres mais il devient rapidement évident que Miyanne ne pourra pas tout faire d'une traite. Une nouvelle halte s'impose et cette fois, Bjorn la guide sur un tronc, un vrai, abattu sur le côté par une vieille tempête.

    - Comment tu fais pour t'y retrouver ?
    - Je connais cet endroit depuis 120 ans… mais j'avoue que je suis un peu perdue quand même.

    Un court silence. Bjorn se rappelle d'une époque où ils étaient l'un et l'autre de tout jeunes elfes qui justement, ne connaissaient pas encore grand-chose de la vie. Une époque où le plus gros tracas était de perdre ses bottes dans la boue en cavalant joyeusement dans les marécages.
    Son regard tombe sur les jambes de la jeune femme, ses bottes, justement, élégamment lacées au mollet ne sont plus tellement fringantes. La semelle fendue, des traces noires sur le cuir fatigué. Mais où sont passées les tâches d'herbe et de pollen ?

    - Dis moi, Hédion n'est pas tombé au combat c'est ça ?
    Bjorn se secoue de sa rêverie champêtre. Miyanne a toujours eu cet effet sur son entourage.
    - Non effectivement. (Il se racle la gorge). Un assassin. On ne sait rien de lui hormis qu'il laisse des pointes à empenne noire dans les corps de ses victimes.
    - Et Sélène pensait à l'ondine n'est-ce pas ? Celle que le Gardien redoute et réclame tout à la fois ?
    La question semble mettre le colosse mal à l'aise. Il temporise.
    - Sélène a été accusée par les autres d'avoir tué Hédion. C'est absurde bien sûr mais…
    - Alors elle aura voulu laver son honneur. Je la connais bien. (Elle sourit mais ce sourire fond comme neige au soleil). Elle n'est pas faite pour la guerre tu sais.
    - Sigurd est avec elle. Il la protègera.
    - Ah Sigurd…

    Sigurd était, Bjorn s'en souvient, le dernier amant en date de la lieutenant bucolique devenue un peu trop mélancolique. Mais ça ne signifie pas grand-chose. Ou en tout cas, ça ne signifiait pas grand-chose pour la Miyanne d'avant. Et maintenant ? La question est d'importance, le nordique prend le temps d'y réfléchir, persuadé que sa compagne fait de même en face. Voyons, est-ce qu'une fille aussi inconstante et légère peut devenir posée et stable par la cause d'un traumatisme ?

    - C'est étrange tu ne trouves pas ?
    - Je trouve aussi.
    - On pourrait même dire que c'est confortable.

    Là pour le coup, il est perdu. Mais lorsqu'il fait mine d'ouvrir la bouche pour avouer qu'il pensait à autre chose, la rousse lui coupe opportunément la parole.

    - Nos meneurs tombent comme des mouches. Le Marcheur disparaît au moment où la bataille commence et te voilà, seul pour tenter de faire tenir les morceaux d'une armée qui se fait malmener corps et âme.
    Bjorn fronce les sourcils.
    - Que veux-tu dire ?
    - Ne trouves-tu pas qu'il y a une étrange coïncidence ? Le Marcheur exige d'abord le commandement absolu des troupes mais il savait que ce privilège lui serait refusé. Nous sommes trop fiers pour ça ! Mais par une étrange virevolte du hasard, les thuadènes se retrouvent peu à peu privés de leurs chefs de guerre. J'imagine qu'il guette son moment pour revenir en grand sauveur et… reprendre tout ça en main, auréolé de gratitude…
    - Tu es devenue voyante Miyanne ? Je suis… je ne sais pas. Ça me semble trop ténébreux pour notre capitaine.
    - Tu ne l'as pas trouvé changé ces derniers temps ? Déjà, quand nous sommes allés tous ensemble dans les grottes du passage…

    Elle a raison, il y avait définitivement quelque chose de différent. Il est pourtant bien placé pour le savoir. Encore un motif de se gratter les poils.

    - Alors tu penses qu'il serait derrière ces meurtres ?
    L'aveugle relève brusquement la tête et serre les lèvres assez fort pour les faire blanchir. Elle lui tend la main.
    - Je pense qu'il est temps d'aller le trouver. Aide moi.

    ***

    Il y a une vieille assiette sale pendue dans le ciel. Un éclat lunaire maladif qu'il déverse sa clarté douteuse sur le campement endormi. Il est tard, nous sommes loin des cantonnements de Mordaigle et l'agitation que provoquera l'annonce de sa mort n'a pas encore atteint cet endroit. Ça ne m'empêche pas de me sentir nerveux. Menacé de l'intérieur comme de l'extérieur. Sale temps.

    De retour dans la tente d'infirmerie qui commence à prendre des allures de quartier général, nous retrouvons le toubib de Crevant Laveine occupé à poser des cataplasmes sur un patient en sueur. Il nous salue à peine, un bref hochement de tête pour marquer notre entrée et se replonge dans son travail. Son tablier tâché ne fait plus vraiment honneur à sa profession… il a l'air crevé.
    Je me rapproche de la paillasse. Physiquement, le type n'a pas l'air en mauvais état mais ses yeux sont empoissés d'un suc orange vif assez répugnant. Comme une résine qui aurait suppuré de l'intérieur de ses orbites.

    - Qu'est ce qu'il a ?
    - Coup de l'elfe, la maladie magique. Il a mangé un fruit d'ici. On a pourtant mis en garde les soldats mais qu'est ce que tu veux…

    Il repose un instant ses mains rougies de chaud sur ses cuisses et me dévisage d'un regard creusé de cernes sombres.

    - Ça n'a pas l'air de s'arranger non plus pour toi. Toujours la maladie des nécromanciens qui te change en vampire ?
    - C'est un peu plus compliqué que ça…

    Javel me crochète par le bras pour m'entraîner au fond de la tente et me fait asseoir d'autorité sur un siège libre. Lui-même prend place en face tandis que Kageisha se sert une rasade de vin cuit. Je tique, c'est la toute première fois que je vois le shinigami s'alimenter. Oui, vraiment, quelque chose a changé.

    - Alors on dirait que je dois encore rattraper mon retard.
    - En fait gamin, tu es en avance ce coup-ci. Mais tu es allé trop vite pour moi. Le Kregg te dévore à une vitesse que je n'aurais pas crue possible. A croire que tu fais tout pour l'encourager !
    - Je fais de mon mieux pour cohabiter, répliqué-je d'un ton acide avant de me servir moi aussi à ce cruchon parfumé.
    Le vieux rêveur se caresse le haut du crâne.

    - Maintenant ça va se compliquer. Mais on va faire ce qu'on peut.
    - Bon je sais, je sais. Je n'aurais pas dû tuer Mordaigle. Mais c'était l'impulsion du moment ! Ces types voulaient tuer Maille.
    - Et alors ?
    - Et alors… ce n'est pas ce qui mettrait fin à cette guerre ! Maille mort, nous perdons également tout notre soutien ici et plus la peine de tenter quoique ce soit.
    - Alors tu vas défendre ton ami le duc ?

    Javel se relève et s'en va faire un tour dans la tente. Je le suis du regard pendant qu'il attrape un objet en métal et le fait rebondir deux fois dans sa patte noueuse avant de le fourrer dans sa poche. Il continue à musarder près de la lanterne du médecin.

    - Hé ! Ce n'est plus mon ami ! Je ne…
    - Ouais ouais ouais. Mais ces morts. Ça ne change rien de toute façon.
    Javel empoche une autre breloque. Qu'est ce qu'il trafique ?
    - Comment ça, ça ne change rien ?! Ils ont essayé de m'égorger !

    Une main se pose sur mon avant-bras, je remonte le long d'une manche noire quelque peu déchirée aux coutures pour trouver son propriétaire au visage mortellement sérieux.

    - Le seigneur n'est pas mort. C'était un… (Il se frotte le menton et finit par accoucher) kagemusha.
    - Allons bon.
    - C'est ça. Kagemusha.
    - Très bien merci. Bon, j'ai quand même rendu un fier service au duc ce coup-ci ! Il pourrait me couvrir !
    Penché quelque part dans les tréfonds de la tente mal éclairée, le rêveur me crie de loin sa réponse :
    - Et comment comptes-tu prouver qu'il y avait complot ?
    Il se relève et ramène à la table un petit coffre à ferrures qu'il abat lourdement sur le plateau. Le fait qu'il doive faire lui-même ces tâches en dit long sur l'évolution de ses relations avec Kageisha.
    - Ben… pourquoi j'irais tuer…
    - Tttttt. En plus, comme Kageisha te l'a dit, tu ne l'as pas tué.
    Je fronce les sourcils, il m'oppose sa main levée.
    - Kagemusha. L'ombre du guerrier. C'était un double.
    - Tu veux dire que ce n'était pas le vrai baron ?! Mais ces hommes…
    - Sont -ou devrais-je dire étaient ?- entraînés à simuler parfaitement. Tu as tué un sosie. C'est une protection classique chez les puissants. Maintenant il sait à quoi s'en tenir. Et tu es dans une panade encore plus profonde qu'avant.

    Je grince des dents. Encore un retour de bâton dans l'échiquier.

    - Bon maintenant que tu es au courant d'une partie des choses, on va passer à la suite.

    Le vieux fait basculer le couvercle du coffre pour révéler un assortiment de fioles et de flacons de verre. Il pose sur la table le fruit de sa récolte : une gamelle en métal, un torchon humide et une pipe en terre.

    - Tu comptes nous faire un numéro de divination ?
    - Ce matériel devrait t'être familier non ?
    - Désolé, je ne suis pas toxicomane moi.
    Il marque un temps d'arrêt sans doute pour savoir si je me moque de lui et si, le cas échéant, ça vaut le coup d'aller chercher sa canne. Il finit par hausser les épaules.
    - C'est pourtant ce qu'a dû utiliser la fille pour t'envoyer dans mon rêve la dernière fois.
    - Ah non ! On ne va pas recommencer !
    - Il n'y a pas d'autre solution. Mais si tu n'es pas d'accord…
    - Ne le dis pas.
    - Je vais devoir y forger, achève le shinigami à sa place en massacrant la prononciation et probablement une autre règle grammaticale obscure.
    Je lâche un profond soupir.
    - Je préférais quand c'était Mélanargie. Elle était plus convaincante.

    Bon gré, mal gré, on m'installe donc sur une paillasse pendant que Javel prépare dans la gamelle un mélange nauséabond. Quelques minutes plus tard, il me tend la pipe fumante. Ai-je le choix ? Je tire une première bouffée qui m'arrache des larmes.

    - Est-ce qu'on est sûr que ça va servir à quelque chose de retourner dans ton pays délirant imaginaire ?
    - Ah ça non. Je ne veux pas que tu retournes dans mon rêve ! C'est trop personnel. Tu aimerais que m'invite dans tes pensées intimes ? Tu voudrais que j'aille jeter un œil dans ton pantalon sur tes secrets inavouables ?
    - Hein quoi ?!
    - Je t'ai raconté des bobards. C'est juste pour que tu tiennes tranquille le temps qu'on opère.
    - Javel, ... espèce ... d'enfoiré…

    Mais c'est trop tard bien sûr, je suis déjà pâteux jusqu'aux dents (que j'ai fort longues à présent). Balancer la pipe en direction de cette bobine ridée d'amusement et de satisfaction potache ne change rien. Dommage…
    Je tombe sur le dos, la respiration lente et le pouls mou. Je m'attends à décrocher d'un instant à l'autre mais non, rien ne se passe. Je reste éveillé et conscient. Juste incapable du moindre geste. Comme si on m'avait soigneusement décollé de mon corps, nerf par nerf jusqu'à ce que je flotte sous forme ectoplasmique au dessus de mon crâne.

    Et je ressens encore. Je vois. Je perçois un visage en filigrane. Qui. Se découpe. Dans l'ouverture. De la tente. C'est un barbu au rire tout aussi poilu. Que son visage. Le toubib s'approche. Lui aussi. On parle. On murmure. Non. De l'écho en pagaille. Quelqu'un approche. Un tampon de tissu contre mes narines. Je respire.

    Et subitement, c'est un déferlement de sensation aigues qui me recolle à la réalité aussi brutalement qu'une gueule de bois en plein soleil après midi. Je patauge dans un bouillon de mots, de picotements et de frétillements osseux. Frétillements oui. Comme si un serpent visqueux déroulait ses anneaux dans mon abdomen. Je ne souhaite cette sensation à personne. Je ne sais pas ce qu'ils bricolent mais je ne peux toujours pas bouger. En revanche maintenant, je perçois les choses de manière excessivement claires.

    - Ah ! Je savais bien que j'en avais mis un peu trop. J'avais pas pris en compte la perte de corpulence due au Kregg. Ça devrait aller mieux maintenant.
    - Bien, très bien. C'est incroyable. Quelle conformation !

    Le nouveau venu barbu se rapproche de moi. A sa voix, je reconnais le conducteur de la charrette. Mais je reconnais aussi autre chose d'un peu plus inquiétant sur sa tunique : un aigle doré. Un homme de Mordaigle. Je suis… aaaah ! C'était un piège ! Il faut que je me lève !

    - C'est vraiment fascinant.

    Je suis encore dans les brumes ! Elutrine aussi a perçu un danger, je la sens courir à côté de moi pour reprendre le contrôle de mon corps. C'est une course maintenant, le premier de nous deux qui…

    Mais Elutrine !
    C'est la première fois qu'il la voit ?
    Je croyais que tu étais une sorte de serpent !
    Et non.

    Le temps de l'ébahissement me fait perdre une bonne longueur dans notre lutte acharnée. Elle gagne évidement et je vois mon bras gauche changer de forme au moment où le barbu se penche au-dessus pour l'examiner. Ça va faire mal !
    Le membre torturé se redresse à la verticale se couvre d'aiguillons et prend une forme de vilaine faucille. Elle va frapper !

    - Ohla ! Ola !

    Le barbu fait un geste du bras et place ses mains d'une manière plutôt originale pour quelqu'un désirant parer un coup destiné à lui carotter la jugulaire. Et contre toute attente, Elutrine ne parvient pas à le frapper. Elle rencontre une résistance invisible qui l'empêche de se frayer un chemin jusqu'à sa gorge.

    - Mais c'est qu'il mordrait l'animal. Javel ! Passe lui du fer.

    Et au moment où sa capuche retombe en arrière, je reconnais mon interlocuteur du soir : voilà pourquoi Javel savait que j'avais tué un double… ou un cague à mouche… Ce type n'est pas un homme de Mordaigle. C'est le baron lui-même !

    Des chaînes se referment autour de mon bras gauche, on contient la serpentine Elutrine (qui n'a en fait rien d'un reptile), on la muselle et d'une pichenette gazeuse, on l'envoie valdinguer dans les tréfonds de mon esprit en appliquant un nouveau mouchoir sur mon nez. Ils connaissent leur affaire.

    - Ça ne tiendra que quelques minutes maître, prévient le vieux rêveur.
    - Je n'en ai pas pour longtemps. Je vais lui parler.

    Mais oui ! Tout s'explique ! Je pige tout ! Javel est aux ordres de Mordaigle depuis le début !

    Kageisha retourne un sablier. Le baron s'approche à nouveau et relève ma tête en passant sa main sous ma nuque. Je ne sens pas le contact de sa peau, je dois encore avoir de l'os qui s'est propagé par là. Un grand sourire aux dents jaunes s'ouvre comme un croissant de lune maléfique devant mon regard vaseux.

    - Salut, on ne se connaît pas. Je suis Hidelmark. Maître ès Source d'Âme à l'Université Noire. Dompteur des esprits des morts. On va faire du bon travail ensemble.

    Merde. Je pige plus.

    - Pour commencer, il va falloir marquer ce Kregg sauvage pour qu'il se tienne tranquille. C'est la première fois que j'en vois un aussi développé ! C'est incroyable !
    - Maître, le temps !
    - Oui oui.

    Je ne sais pas qui a raison ou qui a tort mais ce qui est sûr, c'est que l'étrange fille en robe blanche que j'ai entraperçu dans mon esprit est en train de remonter la pente à grand pas griffus rageurs. Elle aura tôt fait de revenir à la charge. Elle grogne, bave, crache et montre des crocs pour se réapproprier mon corps.
    Et en haut, le grand barbu qui me paraît soudainement immense, le faux baron, le nécromancien, le maître de Javel, le vrai… le faux… je ne sais plus ! Bref, cet homme qui conduit aussi les chariots pose deux doigts dans le creux de mon coude.

    - C'était là ?
    - Non sur le poignet. Oui, c'est là qu'il s'est enraciné.
    - Là donc.
    - Oui.
    - Allons y !

    Je sens l'équivalent d'une décharge électrique dans me secoue le bras au point que j'ai l'impression de me déboîter l'épaule. La douleur de la piqûre reste encore.

    - J'arpente un sol parsemé d'asphodèles. Je mène l'attelage à vive allure de ce monde ci pour atteindre le monde suivant. Je glisse mes graines dans les interstices pour faire croître la marque des ténèbres !

    Une douleur atroce me cisaille la colonne vertébrale. C'est clair, je vais finir paralysé. La voix du barbu enfle encore, je ne vois plus que le gouffre béant de sa bouche. Ce trou bordé de poils rêches et hirsutes qui se dressent comme une flore sauvage.

    - J'invoque le nom de Mara dans ce corps ! Que la Déesse Noire investisse creux, caves, veines, os et tendons ! La volonté des vivants doit s'affirmer sur celle des morts ! Par le règne éternel de Celle qui Souffle, je conjure l'invisible de se rassembler dans le visible. Maintenant !

    Tout s'efface. Je retombe haletant sur ma couche. Il va sans dire que j'ai encore mal à la tête…

    - Et voilà, c'est terminé. Il est marqué. Voyons… je voudrais tenter quelque chose. Bon ce n'est pas ma spécialité mais ça me démange un peu vu l'occasion…
    - Maître ?
    - Silence… je vais profiter des énergies déjà en place pour appliquer la Vadasco de Carras.

    A l'issue d'une brève incantation fumeuse, le nécromancien darde ses deux mains en l'air comme s'il tenait les fils d'une marionnette. Je redoute le pire. Et soudainement, mon bras gauche se lève. Contre ma volonté, ça c'est habituel, mais surtout contre celle d'Elutrine ! C'est lui qui le dirige ! Comme un pantin !

    Ils ne peuvent pas tolérer ça !
    Pour une fois je suis d'accord avec toi.
    C'est LEUR corps.
    Ça alors tu admets qu'on partage finalement ?
    Pour le moment.

    Mon bras se balade dans l'air, parfaitement étranger aux sollicitations muettes de nos deux esprits.

    - C'est formidable Javel ! Quelle réussite ! Comment as-tu fait pour les lier à ce point ? Je sens leurs esprits, ils sont parfaitement imbriqués ! Comme s'ils étaient nés ensemble ! C'est impossiblement idéal !
    - En fait… je pense que c'est lié à la résurrection des thuadènes.
    - Mais oui ! Mais oui ! Tu as raison ! On aurait dû y penser plus tôt. Tuer le sujet infecté puis le faire revivre pour que les deux esprits se partagent le corps à part égale.

    Ils continuent à parler mais leur dialogue technique ne m'intéresse pas car j'ai pour ma part, une conversation avec l'hôtesse des lieux.

    Ils peuvent le contrer.
    Ça…
    Celui-là est fort en magie des esprits mais il contrôle mal les liens.
    Mais qu'est ce que tu racontes.
    Qu'il regarde par lui-même !

    J'ai alors un nouveau regard sur cette excitation ambiante. Un voile sombre passe sur ma vue. Je perçois les choses de manière plus scintillante, tout en teintes vertes…

    Qu'est ce que c'est ??
    Sa vue.
    Ta vue ?
    Elle confirme.
    Sa vue.
    Incroyable.
    Est-ce qu'il voit maintenant ?

    En effet je vois. Une vieille pelote de laine effilochée qui relie mon bras aux mains du nécromancien. Je vois ces filaments maléfiques gorgés de vie. Je vois ces liens. Je les vois ! Elutrine me guide en faisant bouger mes yeux à ma place. Elle me montre un endroit précis.

    Ils plongent dans son cœur.
    J'ai compris.
    Il faut trancher au plus près. Ce qu'ils enlèvent, c'est ce qu'il perd. Et ce qu'ils gagnent.

    Ce n'est décidément pas facile de comprendre un parasite d'os qui s'exprime uniquement à la troisième personne mais j'ai au moins intégré une chose, on peut trancher les liens. On peut l'empêcher de nuire.

    En combinant nos forces ?
    En combinant leurs forces.

    Nous frappons au même moment. D'abord en remontant le lien selon un angle vicieux jusqu'à venir tout contre son cœur, cet organe si fragile ! Je remarque alors que les pulsations qui remontent le long des fils du marionnettiste sont exactement accordées sur ces battements. Non pas exactement en fait. En passant avec Elutrine, nous avons troublé le flux.

    Attends.
    Il faut trancher maintenant !
    Non, attends.

    J'imprime une nouvelle secousse au lien. Une nouvelle fois le cœur se désaccorde et une faible toux s'échappe du nécromancien. Oui c'est ça ! Je me met alors à bondir sur ce fil maléfique, je le fais vibrer, je le force à se distorde ! Le gondolement s'amplifie, s'amplifie encore, oui ! Elutrine m'accompagne maintenant. Nous conjuguons nos forces. Plus grandes ! Plus grandes amplitudes !

    Et brutalement ça claque. Le cœur, le corps, le lien. Tout. Ce salopard tombe en arrière en crachant un mince filet de sang. Son corps s'écroule dans la poussière. Arrêt cardiaque ! Je l'ai eu ! On l'a eu !

    - Maître !

    Javel se précipite. Je me relève d'un bond, prêt à fuir par l'ouverture de la tente mais l'imperturbable Kageisha me barre la route.

    - Ecarte toi, je n'ai rien contre toi mais… ouch…

    Son poing s'écrase contre mon estomac. Je me plie en deux, jusque comme il faut pour réceptionner son coude sur ma nuque.

    - Quand on fuit, on rallonge pas sa mie.
    Je crache moi aussi par terre, un mélange de bile et de mon dernier repas. Je parviens un gargouiller un :
    - Ça ne veut rien dire… avant de m'écrouler par terre.

    Mais ce n'est pas terminé. Je roule sur le côté, me rattrape au bord d'une table qui se renverse. Les fioles se brisent, un liquide s'enflamme. Je remonte sur le côté. Kageisha est bloqué dans la fumée noire. Vite ! Je passe en coup de vent devant le toubib abasourdi le rabat de la tente est là, à quelques…
    Je me retrouve nez à poil avec le baron. Il sourit encore plus largement (ce qui ne contribue pas à le rendre amical) et me repousse d'une seule main sur l'épaule.

    - Je suis Hidelmark, on ne me tue pas comme ça.

    Je retombe en arrière dans les débris de la débâcle avec les autres pions de l'échiquier ; Javel, Kageisha et le médecin. Même Elutrine est choquée.
    Pour marquer ses dires, le nécromancien soulève sa tunique frappée du blason Mordaigle et présente son torse velu à nos regards ahuris. Une fine cicatrice en barre le milieu. A peine visible sous cette lumière.

    - Opération de double cœur. C'est un vieil ami à moi qui m'a fait ça. Mais je suppose que le nom de Jetuk ne vous dira rien. Quoiqu'il en soit… je ne suis vraiment pas très doué avec cette discipline un peu délicate. (Il rit de bon cœur, j'en prends un frisson glacé dans le dos). Mais quelle avancée ! Imaginez un peu ce qu'un véritable maître ès lieur d'ossement pourrait faire !


    ***

    En haut, le grand disque couleur d'ossement éclaire les restes de la scène du carnage. La fille en noir est assise à même le sol, la tête buttée en arrière contre un tronc moussu. A côté, la troupe des morts se tient parfaitement immobile. Des hommes et des femmes aveugles à leurs tourments respectifs qui parlent d'une seule et même voix. Même si l'ondine soupçonne qu'en réalité, la nécromancienne pourrait n'en faire parler qu'un seul si elle le voulait. Elle le fait probablement exprès pour se donner un effet de style.

    - Alors comment vas-tu procéder maintenant Thrace ?
    - Je n'ai pas besoin de toi Mélanargie.
    - Alors laisse moi te donner un simple conseil.
    - Je ne t'écoute pas.

    La tueuse se plaque les mains gantées contre les oreilles et se met à chantonner un vieil air de sa composition. Elle a vraiment besoin de se changer les idées. Sans attendre, elle se relève et procède à une virevolte gracieuse qui l'amène au centre de la clairière où elle s'apprête à faire ses adieux à cette troupe de macchabées pour prendre la voie des brumes.

    - Thrace !

    Il aura fallut toute la puissance de ces poumons fanés pour percer sa carapace. L'ondine lui fait un petit salut et lève les deux mains vers le haut.

    - Si tu ne tues pas le Gardien d'ici deux jours, il sera trop tard !
    - Ouais ouais. Retourne jouer avec tes poupées.

    Elle s'évapore.

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  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Vendredi 13 Mai 2011 à 12:42

    J'avais bien dit vendredi nan ? :D

    Nouvelle formulation que l'on doit à Kageisha, après "quand on tire on raconte pas sa vie". On le droit a "quand on fuit, on rallonge pas sa mie". Pas facile d'apprendre une langue sur le tas huk huk.

    2
    O-Ren-Kimi Profil de O-Ren-Kimi
    Dimanche 12 Juin 2011 à 23:13

    Ok Sak ce chapitre est génial!!! J'aime comment tout se regroupe mais encore plus la tournure que ça prend. Le passage avec Elutrine est tout simplement étonnant et je me surprend même à avoir beaucoup de sympathie pour elle. Finalement au fil des lignes je me disais que ça serait dommage de perdre une aide aussi précieuse et aussi liée... 

    Je me languis aussi de voir ce que va donner le retour de Luk aussi. Enfin pour le coup je crie doublement la suiiiiiiiiiiiiiiiite siteplééééé!!!

    Sak t'es un génie!

    3
    Sakutei Profil de Sakutei
    Mardi 14 Juin 2011 à 23:32

    Waho merci !

    J'ai beaucoup de soucis qui ralentissent mon écriture en ce moment mais c'est le genre de message qui redonne du coeur à l'ouvrage !

     

    Elutrine est un cas spécial oui ^^. Mais comme pour la plupart de mes personnages, j'essaie de les rendre tous potentiellement sympathiques mais aussi potentiellement sadiques / égoïstes / méchants ou plus simplement, un mélange de perversion-narcissique :D.

     

    Bon sérieusement, j'essaie de poster très bientôt (avant la fin de la semaine sûr).

    4
    O-Ren-Kimi Profil de O-Ren-Kimi
    Mercredi 15 Juin 2011 à 02:00

    Mais c'est reussi parce que je n'arrive pas à detester ceux qui devraient être antipathiques même si par moment j'ai envie de les étrangler, il se trouve toujours un passage où ils sont surprenants dans leur complexité, voir même "attachants" ce qui fait que je les aime tous. Bon bien sur j'ai mes chouchous lool mais oui ils sont tous "potentiellement" comme tu veux qu'ils soient, bravo^^.

    J'espère que tes soucis ne seront que passagers (naaan pas pour que tu écrives plus vite lol). GANBARE!!!!

    5
    Sakutei Profil de Sakutei
    Vendredi 17 Juin 2011 à 12:13

    Elutrine est même du genre "agrippante" :D. Merci pour tes encouragements !

    La bonne nouvelle, c'est que j'ai pratiquement terminé d'écrire la suite (la mauvaise c'est que j'ai des trucs à faire cet aprem ._.). Donc si tout se passe selon le master-plan je devrais être en mesure de poster entre ce soir et cette nuit.

    Et à mon avis, il y aura encore de la surprise dans la chopine :]

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