• Chapitre 61 : Le Festin de Mara : Trou Normand

    En conclusion, le Lien d'Ossement est une discipline difficile et rigoureuse. Il vous faudra de la ténacité, de l'implication et un savoir-faire sans faille. Songez qu'à chaque fois que vous entrelacez vos liens de vie avec un corps mort, vous partagerez ses sensations, ses douleurs et ses blessures. Songez que vous mettrez votre propre force de vie à l'épreuve ! Car si votre corps sera à l'abri, la douleur, elle, reste dans l'esprit et pourrait aussi bien le briser.
    A ce jour, nous ne sommes capable d'agir que, et j'insiste sur ce point, sur des cadavres. De même, il nous est impossible de rendre totalement sa personnalité à un défunt. Il est cependant notoire que certaines races y parviennent. C'est le cas des thuadènes.

    Extrait d'un cours de l'Université Noire dispensé par l'illustre Vadasco de Carras.


    - Mais qu'est ce que vous foutez bon sang ? Miyanne, tu ne peux pas t'en empêcher hein ? Toujours après forniquer avec tout ce qui passe à ta portée… tu es pire qu'une nymphe.
    Elle ne nie pas. Fière dans sa nudité, arrogante de la poitrine aux sourcils.
    - Des choses de la nature, c'est ce que je préfère !

    Un rire noueux secoue l'intrus bien mal introduit, bien mal venu, bien mal vêtu et bien mal léché. Par Mara ! Jamais moyen d'être tranquille ! Elutrine se résorbe aussi sec, l'amante surprise. Ha la fuyante, garce, c'est tout à fait son genre ça !
    Mais je n'ai pas le temps de rougir, j'ai encore les stigmates d'une ardente virilité qui pointe d'une glorieuse accusation lorsque la patte griffue du druide me tombe sur l'épaule. Il me lâche un échantillon d'haleine des bois en plein visage :

    - Il va falloir faire très vite maintenant. Nos rangs sont percés. Le Gardien est menacé. Si tu veux l'entendre, c'est maintenant !

    La dénommée Miyanne me sourit gentiment, déjà rhabillée de sa (très) courte tunique.

    - Habille toi quand même…

     

    ***



    Thrace rugit avec ferveur lorsqu'elle focalise enfin son adversaire. Elle ne sait toujours pas comment elle va le tuer. Elle ne sait pas si c'est possible. En cet instant, elle ne maîtrise rien et elle s'en moque, elle se contente de filer tout droit, interceptant sans merci les corps qui tentent de s'interposer.
    Sur un cri rauque, elle percute un musclé avec des gants de forge, elle renverse un gamin en capuche, lacère le visage d'un vieillard impotent et rebondit sur le côté d'une pierre levée.
    Son épée tremble littéralement d'excitation. Il est là ! Le Gardien !

    Sur sa droite, un grondement sourd l'averti de la présence d'un Seigneur Rouge. A sa gauche, en retrait, Morphal. Et derrière, elle les entend, les humains qui collent à son sillage. Ils ne sont que six pour venir à bout de cette formidable entité.
    Et le Gardien ne semble pas les redouter. Il ne bouge pas un poil, pas une corne. Rien de frémit. Il est assis sur son trône, l'air parfaitement serein… si tant est que l'on puisse qualifier de serein une formidable créature enveloppée de terreur noire.

    L'ondine gonfle ses poumons et bande ses muscles. Le démon rouge lève son épée. Morphal dresse ses phanères. Les humains hurlent.

    - Maintenant !!

    Ils fondent dessus d'un même mouvement. Les lames s'enfoncent, les coups portent. Rugissement, cris, vociférations. Les elfes qui leur courent désespérément après se prennent d'une folie fanatique. Et finalement, le Gardien bouge.

     

    ***



    J'enfile à la hâte, pelures et vêtements pendant que le druide confère rapidement avec sa jeune aveugle. Alors que je passe ma tunique, un timbre angoissé me parvient.

    - Ils sont là ! Ils assaillent notre maître ! Gawain, il faut faire quelque chose !
    - Du calme Sédiline. Du calme. Miyanne, file aider le Gardien.

    Je rajuste mon col pour dégager mon champ de vision. Une nouvelle arrivante se tient dans l'anfractuosité rocheuse aux côtés des deux autres. Elle se tord les mains, contestant de tout son être l'injonction du vieux noueux. Je suis étonné que ce dernier soit aussi posé. Il me semblait tellement animal… et maintenant, il a l'air d'un prédateur en attente. Alerte mais pas enragé. Ça ne le rend que d'autant plus menaçant à mes yeux. Il y a complot d'initiés ici. J'enfile mes bottes et tâche de suivre la conversation de ma position. La rouquine

    - Sédiline, tu as amené ce jeune guerrier avec toi ?
    - Sétoine. Oui, il est ici.

    Un autre larron s'encadre dans mon champ de vision. Armé de pied en cap. Il n'a pas l'air d'avoir combattu et visiblement, ça le turlupine… surtout au moment où son maître se fait attaquer. Mais au fait, si le Gardien meurt, je suis dans la panade moi !

    - Sétoine, désormais, tu es le protecteur de Sédiline. Tu as compris ?
    - Oui Druide.
    - Sédiline, enfile ses vêtements. Ce sont ceux que portent les humains. Ils te permettront de passer inaperçue. Toi, enlève ton armure, quitte tes attributs et passe cette cape. Personne ne doit vous reconnaître pour ce que vous êtes.
    - Mais… Druide… nous ne pouvons pas…

    Comme je m'y attendais, il coupe court d'un coup de paluche calleuse et tapote familièrement l'épaule de sa protégée.

    - Sédiline. Notre race va s'éteindre si personne ne fuit. Nous ne pouvons pas nous permettre ça n'est-ce pas ? Il faut faire vite. Tu portes la connaissance. Tu sais écrire, tu transmettras l'histoire de notre chute. Sétoine te protégera.
    - Et toi ? Pourquoi tu ne fuis pas ?
    Il ricane avec bonne humeur. Ce type est dingue.
    - Oh mais je n'ai pas l'intention de me sacrifier. Mais il reste quelques personnes que nous pouvons sauver. Je vais aller chercher Zétane.
    - Elle n'est pas morte ?

    C'est moi où j'ai eu l'impression d'entendre un "cette peau de laie" sous-entendu ?

    - Je ne pense pas… je ne sais pas. Peut-être. Ça en vaut la peine.

    Le jeune guerrier occupé à enfiler ses nouveaux atours plisse le nez.

    - Dis donc, où est-ce que t'as trouvé ça ? Ça renarde !
    Le druide gonfle les joues et fait un vague mouvement de la main. Je boucle mon ceinturon et passe le gant de maille à ma main d'un geste sec.
    - J'ai passé un peu de temps dans le camp des humains… ils ont des hardes qui traînent un peu partout.
    - Comment ça "qui traînent" ?
    - Oh je dis pas que parfois, y'a pas fallut enlever ce qu'il y avait dedans… mais c'est une autre histoire ! En tout cas ça alimentera les leurs. Maintenant filez ! Filez !

    Il les presse à coup de tapes dans le dos et s'échine à les faire partir par les bois. De là, ils pourront se glisser dans le camp et quitter le Sidh effectivement. En contournant… un pari audacieux mais faisable. J'ai un pincement de compassion pour ces deux là. Ils s'apprêtent à plonger d'un rêve à un monde sans merci.
    La fille relève sa capuche et se retourne au dernier moment pour prendre les mains du vieux roublard entre les siennes. De mon côté, je coiffe mon casque, boucle la jugulaire et fait quelques mouvements pour ajuster les coutures de ma tunique.

    - Père… nous nous reverrons. N'est ce pas ?

    Ce n'est pas le père de la paternité. C'est une marque de respect, je le sens. Une marque d'intimité, de complicité et de partage.

    - Oui oui oui.

    Il la prend dans ces bas. Il me semble qu'elle pleure. Le guerrier pose sa main sur son épaule.

    - Sédiline, les humains s'engouffrent par la brèche. Le tertre n'est plus sûr.

    Une clameur enfle en arrière plan. Toujours plus de cris. De violence et de mort. Je comprends maintenant pourquoi on me fait assister à cette scène. C'est un calcul pour me manipuler. Et j'y souscris. Je mets la main sur ma lame goutte, la passe lentement devant mes yeux et fais un rapide point de conscience. Oui, ma décision est prise.

    Lorsque je relève les yeux, les deux sont partis. Le druide pivote d'un coup et me regarde d'un air rusé. Il écarte les mains d'un air faussement gêné et s'avance comme pour s'excuser de m'avoir fait attendre. Je sais bien qu'il n'en est rien. Je me racle la gorge. Je suis prêt. Col relevé au nez, casque sur les yeux, respiration lente mais résolue.

    - Ah, Sakutei c'est ça ? Je voudrais te proposer un arrangement…
    - J'ai compris laisse tomber. Je me battrai pour vous. Je défendrai le Gardien.
    - Oh ? Tu as deviné ? Plus malin que tu n'en as l'air.
    - Si je veux mes informations, il faut que je les gagne n'est-ce pas ? On dirait que votre armée se fait plier. Plus personne pour empêcher l'inéluctable alors on recrute des mercenaires au pied levé.
    Il opine.
    - Seulement il n'est pas question de gagner cette guerre. La bataille est déjà perdue. Ton rôle consiste à empêcher le Gardien d'être tué. A n'importe quel prix.
    - Il peut donc mourir ?
    - Bien sûr !

     

    ***



    - AAAaaaaaAAAAAh !!!

    Thrace propulsée en arrière perdue dans son cri. Son petit corps n'est qu'une particule dans la tempête de rage qui se déchaîne. Sans crier gare, le Gardien s'est rebiffé. Lorsqu'il a levé les bras pour les chasser, tels des insectes irritants, l'ondine a pu voir un bref instant sous sa carapace de noirceur. Ils ne l'ont pas touché ! Leurs armes n'ont rien fait ! Absorbée par le néant. Ce foutu nécromancien avait raison.
    Elle tombe durement contre une pierre et se relève difficilement. Une telle force…

    A présente, l'immense créature attrape un gourdin de bois qui fait presque sa taille et le fait tournoyer par le milieu.

    - CREATURE IMPIES ! GOUTEZ A L'AMERTUME DE VOTRE ECHEC !

    Sous les yeux effarés de l'ondine, le gourdin frappe l'humain le plus proche avec une force suffisante pour lui faire éclater le crâne. Le Seigneur Rouge au nom imprononçable se jette sur lui avec rage. Son épée de géant choque le robuste gourdin… et c'est là que les choses tournent mal.
    Le Gardien effectue un mouvement lourd et irrésistible qui force le démon rouge à se garder de toutes ses forces. Il se fait littéralement écraser par la puissance. Et ne peut rien faire pour empêcher l'extrémité large du madrier d'entrer en contact avec sa poitrine. Le contact est électrique. Secoué comme par une décharge de foudre, le monstre colossal se raidit comme une brindille sèche. Il n'émet par un son. Rien. Il tombe droit. Déjà figé dans la mort.

    Thrace reconnaît ce pouvoir. Elle serre les dents. C'est le sien ! Le sien porté au centuple ! A la différence qu'il ne s'est pas repu de sa mort, il l'a provoquée de force. Il a aspiré sa vie !

    - ET MAINTENANT, REJETONNE MAUDITE, C'EST TON TOUR !
    - Pas notre championne bordel de merde de couillasse ! Sale pute ! Pas touche !! Arrière !

    Héroïque Morphal qui s'interpose sous l'avancée inexorable. Thrace sait déjà ce qu'il va se produire et elle ne peut rien faire pour empêcher les langues, les phallus et autres appendices de se figer à leur tour. Morphal n'offusquera plus personne. Plus jamais.
    La tueuse incapacitée se recule encore. Que se passe t-il ? Ça ne devrait pas se passer comme ça !!

    Le Gardien gagne encore en ténèbres. Sa stature augmente ? Sa présence devient dévorante. Elle se met à trembler et sous l'imminence de la menace, réagit comme un rongeur apeuré.

    Elle se vaporise.

     

    ***



    - Messeigneurs, au rapport !
    - Progression fluide sur la frange est. Nos armées ont terminé la manœuvre d'encerclement. Il ne reste plus qu'un amas de résistance au centre.
    - L'accès aux pierres est encore verrouillé par une cohorte de fidèles. Ceux là donnent beaucoup de fil à retordre à nos escrimeurs. D'après les capitaines, il faut plusieurs coups mortels pour achever un seul d'entre eux. Et de leur côté, ils ne lâchent pas prise sans avoir dérouillé plusieurs des nôtres.
    - Hmmm. Ensuite ?
    - Les démons rouges sont presque tous morts. Il en reste quelques uns qui vadrouillent au centre.
    - Très bien ils périront avec le reste de l'armée elfe.
    - Ce n'est pas si simple Monseigneur…
    - Ah non ?
    - Nos hommes ne parviennent plus à avancer sur eux. Nulle part.
    - Vous voulez rire.
    - Sans doute leur magie… il doit y avoir une explication irrationnelle à ceci.

    Le regard du duc s'éclaire d'un coup, un véritable feu grégeois sous orbites.

    - Non, c'est bien autre chose. Vous êtes très loin de la vérité baron. Ça signifie qu'il est là ! Notre principal adversaire ! Le capitaine des thuadènes. Leur maître guerrier. Celui que nous devons abattre pour leur porter le coup fatal !
    - Mais le Gardien…
    - Le Gardien n'est rien sans son capitaine. En tant que tel, il est leur Meneur, leur Protecteur, mais ce ne sont que des titres ronflant la majuscule à plein nez. Sa force est incarnée par celui-là. Si lui-même, le Gardien présente une formidable puissance, il ne possède aucune capacité martiale. Non croyez moi, tout est là ! La clé de notre victoire ultime !

    Les éminences hésitent. Le duc semble bien prolixe tout à coup. Faudrait-il en profiter pour l'interroger plus en avant ou bien se contenter de ce qu'il livre déjà à brûle pourpoint ? Finalement, quelqu'un ose, au grand soulagement de tous les autres.

    - Monseigneur, si je peux me permettre, comment se fait-il que vous soyez si bien informé ? Même nos meilleurs espions ne peuvent en dire autant sur l'organisation des elfes…
    Un doigt se lève, le questionneur rentre la tête dans les épaules craignant peut-être que ce simple geste de la part de Maille ne suffise à le décapiter.
    - Tout. Repose. Sur. La Préparation.
    - Et sur les relations… profère une voix qui se matérialise soudainement en arrière plan. Une voix ridée. Une voix a qui on donnerait facilement un teint cireux, lustré par les complots et les sournoiseries. Une voix pleine de rancœur. Et, étrangement, une voix a qui on jurerait qu'il manque deux doigts.
    Le duc sourit finement devant le sursaut de ses pairs. Le seul qui n'a pas l'air d'ignorer l'identité de cet invité surprise, c'est le capitaine Rogue. Pour cause, ils se connaissent visiblement assez pour échanger un froncement de sourcil et un mouvement de menton.

    - Tout vient à point qui sait attendre, renvoie le duc d'un ton enjoué. Bienvenue Templier Aan.
    L'intéressé hoche la tête avec déférence.
    - "Inconnu-des-Bois"… je vois que vous avez su vous arranger un point de vue appréciable.
    - Je doute que vous ayez manqué quoique ce soit de l'affrontement…
    - Monseigneur, je connais ce traîne savate, intervient le soldat couturé. Il officiait sous MES ordres avant de déserter comme une saloperie de fiente fuyante !

    Maille lui sert un de ses authentiques regards qui tuent.

    - Votre contribution est appréciée capitaine. Maintenant soyez sage et tâchez de vous faire oublier pendant que je discute.

     

    ***



    Kernal relève soudainement la tête hors de la boucherie. Il lutte fermement contre un mélange d'humains et d'elfes. Repoussant les premiers sans trop les endommager et massacrant les seconds avec bonheur. Mais là, c'est différent.

    - JETUK ! Thrace est en danger !

    Le grand maigre ouvre grand les bras et aspire profondément l'atmosphère de ce charnier d'acharnés.

    - Je le sens aussi. Elle vient d'affronter le Gardien. Morphal et Delfaderal sont tombés.

    Le roi démon inflige un méchant coup de taille horizontal. Il parvient dans un seul et même mouvement à rejeter les soldats qu'il ne veut pas tuer, éviscérer les elfes, écraser quelques têtes chaudes et à discuter avec son frère d'armes. Avoir quatre bras et une paire d'aile aide pas mal. Culminer à plus de deux mètres cinquante aide encore plus. Et pour finir, disposer d'un bouclier d'os, d'un fouet, d'une épée et d'une faucille étrange mais mortelle rend la tâche presque trop facile pour un guerrier millénaire.

    - Et elle ! Où est-elle ? Elle est en vie ?

    Le toubib déformé prend un temps pour sentir à nouveau l'ambiance. Il n'a pas besoin de se soucier de sa propre protection tant Kernal est habile.

    - Oui, elle s'est vaporisée. Je la vois. Elle flotte à deux cent mètres d'ici. Elle a perdu son intégrité.
    - Vois ce que tu peux faire.
    - C'est parti.


    ***

     

     Le druide sur mes talons, je rejoins le tertre aux pierres levées au moment où le débordement vient d'être contenu apparemment. Il y a eu comme un vague sanglante, laissant lorsqu'elle s'est retirée, des corps crispés, des grimaces et des grincements de dents. Les blessés dans les rangs des thuadènes ne m'impressionnent pas tellement. J'ai déjà vu pire. En revanche, les deux énormes carcasses pelées étalées sur le devant de cette misère, suintant dans leurs fluides corporels… ça, ça me flanque une boule dans la gorge.

    Je déglutis cette chose d'une manière ou d'une autre vu que je parviens à desserrer les mâchoires :

    - Quel genre de magie peut faire saigner à ce point… par Mara, ils n'ont même plus de peau…
    - C'est leur nature, m'interrompt mon comparse d'un ton inquiet. Les fomoires. Ne me dis pas que t'en as jamais entendu parler ?
    Je secoue la tête.
    - Ils sont comme ça ? Les muscles à l'air ?
    - Faut croire que ça leur plaît.

    Je sens bien que ce n'est pas le moment de s'étaler sur ce visqueux sujet. Du regard, j'examine l'étendue du désastre. Il reste quelques soldats pour défendre le Gardien. Une poignée autour des pierres et une bonne troupe occupée à contenir les assauts humains en contrebas. D'ici, je cerne d'emblée le problème : le gros de l'armée (ou ce qu'il en reste) est coupé du commandement. Les forces de Maille ont complètement noyé les elfes sous une marée implacables d'uniformes tous aussi variés les uns que les autres. Dans cette forêt de perches, je distingue les étendards de plusieurs baronnies qui se disputent la faveur d'être la première à casser la dernière ligne de défense.
    Pour le moment ça à l'air de tenir.

    - Sakutei ? Le Gardien consent à te parler.

    Grand moment pour ma petite personne. Je ravale ma salive pâteuse et enserre bien involontairement la poignée de mon épée goutte. Histoire de me donner une consistance. Mais il est tout simplement impossible de rivaliser avec la substance de l'impensable créature devant laquelle on m'introduit !
    Quand j'arrive pour défendre mon petit problème, j'ai la bouche sèche. Je ne sais pas si e devrais mettre un genou à terre, dire quelque chose de protocolaire, danser tout nu ou m'enduire de boue mais ce qui est certain, c'est que je suis parfaitement incapable de bouger un doigt. Un bourdonnement sourd monte à mes tympans.
    La forme sombre est penchée au-dessus de ma tête de buisson mal peignée. Il me domine dans tous les sens du terme. Et je viens d'annoncer au druide que j'allais défendre ça ? Sérieusement, je ne vois pas ce qui pourrait menacer une force aussi vive. La tête arbore une paire de bois de cerfs aux ramifications impressionnantes mais je ne distingue même pas la forme de son visage. Rien. Si ce n'est la pression de son regard. C'est comme si toute la lumière, toute mon ardeur et toute ma vigueur se faisaient aspirer par un puit de néant. Je prends peur. Mon estomac gargouille. Je ressens des élancements dans mon bras gauche et je suis pris d'un mauvais pressentiment quand à la réaction possible d'Elutrine. Le bourdonnement gagne en puissance, me noie la tête de fourmillements désagréables.
    J'ai déjà remarqué qu'en cas d'émotions fortes, le parasite a tendance à s'imposer plus facilement à moi. Mais à l'inverse, la barrière assez ténue qui délimite nos appartements dans mon corps d'origine a tendance à s'effacer. En gros, nous nous mélangeons. Ce serait plutôt mal venue de pratiquer ce genre d'alchimie impie pile devant le Gardien de la Nature. Un mastodonte fait de chair et de sève, d'écorce et de sang, de bile et de terreur noire.
    Le bourdonnement d'un millier d'abeilles, le crissement de centaines de branches, le froissement des feuilles…

    - QUEL EST TON AVIS ?

    C'est à ce moment que je réalise que le bourdonnement se traduit en syllabes et en paroles. On me parle ?! Je sursaute, les yeux grands ouverts.

    - P-pardon…
    - HMM, COMMENT ÇA "PARDON" ? TU N'ECOUTAIS PAS ? ON T'AMENE DEVANT UNE CREATURE DIX-MILLE FOIS PLUS SAGE, PLUS ANCIENNE, PLUS PUISSANTE QUE TOI ET TU AS LE TOUPET DE FAIRE L'OREILLE DISTRAITE ?

    Je ferme les yeux sur un sourire crispé. Et meeeerde. Et pourtant, il y a comme une note amusée dans le ton de ce tonnerre lugubre.

    - AH TRES BONNE IDEE !

    Je suis pratiquement fauché par la salve sonore mais en arrière, on me crochète les aisselles. Je me rebiffe mais quelqu'un me maintient de force.

    - GARDE LES YEUX FERMES HUMAIN. CE SPECTACLE, TU NE PEUX PAS LE SOUTENIR.

     

    ***



    Une coupe à la main, Maille dévisage le vieux sorcier avec tout ce que son visage peut exprimer de calcul. A son attitude précautionneuse, sa manière de siroter son vin sans même le faire tourner sous la langue, et la présence soudaine d'une demi-douzaine de gardes noirs, n'importe qui pourrait déduire qu'il se trouve là en face d'un esprit qu'il ne domine pas. Un intellect au moins égal au sien. Peut-être plus.
    Le duc est prudent. Il ne laisse aucune ouverture.

    - Et bien, avez-vous terminé ce que vous vouliez faire dans le Sidh, Aan ?

    Le templier a les fossettes si décharnées qu'on croirait voir l'emprunte de ses dents en filigrane de sa peau ridée.

    - Pas tout à fait "Inconnu des Bois". Je n'ai pas trouvé tout ce que je voulais.

    Il se masse l'épaule comme pour soulager une douleur. En réponse immédiate à son mouvement, une arbalète se couche dans sa direction. Le vieux se fige, les sourcils levés sur une interrogation. Maille lève deux doigts.

    - Ça ira Messire Sreng. Ne soyons pas si impolis.

    Le gros chevalier noir est revenu de la bataille après avoir mené les premières charges. Son armure est encore maculée et il se dépare de plusieurs éraflures sur le pectoral mais il a l'air parfaitement reposé. Il replie son bras armé vers le haut mais ne bouge pas d'un pouce supplémentaire.
    Le templier dénude ses lèvres parcheminées sur un sourire de dents plates et reprend :

    - J'ai localisé un deuxième artefact de puissance chez les thuadènes. En revanche je ne suis pas parvenu à trouver la nécromancienne.
    - Comment avez-vous dit qu'elle s'appelait déjà ?
    - Mélanargie. Elle est une disciple de l'Université Noire. Récemment nommée à la tête d'une discipline obscure qu'ils appellent "Le Lien d'Ossement". Je sais qu'elle est ici. Dans le Sidh. J'ai vu la trace de son ouvrage. Mais je ne l'ai pas trouvée, elle.
    Maille replie une main sous son menton
    - Vous semblez bien renseigné sur le sujet…
    - Surveiller les nécromanciens fait partie de la mission de mon ordre. J'aurais voulu lui mettre la main dessus avant d'agir.
    - Mh mh…

    A cet instant, on transmet un feuillet au duc qui s'excuse courtoisement devant son interlocuteur avant de le parcourir. Il replie le papier et le glisse dans son pourpoint sans commentaire. Son visage n'exprime aucun changement. Il ferme les yeux un court moment et chasse une mèche blonde qui s'interpose dans son regard.

    - Des ennuis ?
    - Non tout au contraire ! Mais rien qui ne concerne notre entente au premier chef.
    - Alors êtes vous disposé à remplir votre partie de notre accord ? le presse le dénommé Aan.
    - Etes vous capable de faire ce que vous m'avez promis dans la forêt l'autre jour ?
    - Maintenant oui, répond le vieux sans hésiter. Et ce disant, il émane de lui une telle confiance, une telle arrogance… qu'il faudrait sans doute plusieurs heures de chevalet pour les lui faire perdre. Une idée qui séduit sans doute le duc un court moment, comme une distraction de bonne société. Mais il lève la main droite et fait mander son conseiller gris.

    - Faites amener le coffret. Vous avez besoin du cœur des fomoires je suppose.
    Il opine.
    - En effet. J'ai la main des thuadènes. Pendant un instant critique, ils ont commis l'erreur de catalyser l'entièreté de leur magie dans une seule personne. En combinant ces deux morceaux, je pourrais retourner leur pouvoir contre eux. Et avec ça… leur Gardien ne sera plus qu'un fétu de paille prêt à s'embraser !
    - En vérité je préfèrerai le capturer vivant. Mais son sort m'importe bien moins que celui de ses armées qui elles, doivent périr. (Il ajoute après une courte pause, d'un air glacé). Intégralement.
    - Ça sera très facile. Il me suffit de…

    Le duc se relève, dépose sa coupe à peine entamée sur la table de campagne et écarte les mains.

    - Faites en sorte que je n'ai pas à être déçu de vous et tout ira bien. Je compte sur vous pour agir exactement lorsque vous verrez le signal lumineux décoché. C'est à ce moment  là que nous aurons besoin de magie. Pas avant.

    Puis il s'éloigne de quelques pas pour retourner suivre la progression du combat. Ou plutôt sa stagnation ! Il soupire avec un contentement presque sensuel. Puis, tirant le message de sa tenue immaculée, il relit les quelques lignes qu'il contient et pouffe dans son coin. Encore une manière d'avoir quelques coups d'avance. Froissant le document dans sa paume, il le confie à l'un perpétuels anonymes qui se tapissent silencieusement dans son sillage. Son "mangeur de papiers" l'avale sans délai, pour faire disparaître les traces.

    S'éloignant encore de quelques pas. Il faudrait être doté d'une ouïe hors du commun pour l'entendre murmurer par-dessus les bourrasques :

    - Alors comme ça le Temple n'existe pas… (Puis tout haut, ne détachant pas une seconde son regard de la mêlée). Messire Sreng regroupez votre escadron d'élite ! Mon cheval !

     

    ***



    Jetuk se déplace trop vite. Il bouge, esquive, passe, bouscule. Personne ne parvient à l'atteindre. Ni flèche, ni dard, ni pique. Le grand fomoire est tout simplement insaisissable, chose impensable vu sa stature. Il franchit un rideau de lances, projette quelques récalcitrants par-dessus son épaule, fauche les impatients à grands gestes des bras et progresse, toujours plus loin.
    Il l'a presque rejointe maintenant. Elle est là. Il la sent mais il ne peut pas vraiment la voir. Elle moutonne, blessée, perdue, désorientée. Totalement déphasée. Le démon se désaxe la mâchoire. Le maxillaire inférieur se scinde en deux dans un crissement cartilagineux à faire dresser les poils de la nuque. Du suc poisseux suinte. Il écarte un combattant trop précipité et se concentre pour moduler un sifflement. Entre ses dents déformées, le son acquiert une tonalité singulière parfaitement insupportable.
    Comme un grand monstre de tendons penché au dessus d'un champ de blé aux pointes acérées, il étend la main, puis l'étend encore. Il déplie ses longs doigts et siffle encore.

    - Aller, aller… viens petite…

    Des lames s'abattent sans merci sur ses tibias, ses mollets apparents et autres muscles. Mais lorsque son péronier latéral se fait finalement hacher à coups répétés, il se contente de ramasser le lambeau de chair de sa main libre et le remet en place sans même détourner les yeux. Les soldats, elfes ou humains, ont beau s'acharner sur lui, il semble impossible de le démolir durablement ! En fait, ils pourraient peut-être y arriver s'ils n'étaient également occupés à s'entre-massacrer. Hélàs, petit à petit, leur bûcheronnage porte ses fruits. Cette fois le Seigneur Rouge ne peut pas compter sur la présence d'un autre frère pour le protéger, il encaisse tout sans se défendre.

    Jetuk continue d'appeler Thrace. Il l'amadoue comme on le ferait d'un animal blessé et méfiant. Il coulisse des articulations pour mieux l'inviter, il stridule avec persistance, faisant éclore de la haine et de la fureur autour de lui. Il ignore royalement les dégâts qui lui sont infligés. Les flèches qui s'abattent sur sa colonne vertébrale. Les coups de masse qui font craquer les os de ses pieds.

    Il appelle. Maintenant cela ressemble à un sacrifice. Une offrande qu'on ferait à une déesse. Ou du moins, ça sa fille... mais ça, il l'ignore.

     

    ***



    Et elle y répond !
    Noyée dans sa souffrance, perdue. Elle perçoit l'onde. C'est quelque part plus loin. Il y a une forme familière. Un allié. Un ami. Elle se laisse couler doucement… encore mal assurée. Elle s'enroule autour de ses doigts griffus couverts de lambeaux de chair séchée. Elle passe entre les os du poignet, remonte le long du premier coude. Et là elle trouve une source.
    Il y a du jus dans Jetuk. Elle s'en souvient maintenant. L'ichor du démon est une cure de jouvence.

    Thrace s'enroule plus étroitement autour du membre contrefait. Une vilaine entaille s'ouvre au moment où l'un des humains parvient à l'endommager. Jetuk l'encourage. Son sifflement prend corps. Il lui parle.

    - Abreuve toi petit ondine tueuse. Bois moi maintenant. Bois tout ce que tu peux et fais ce que tu dois faire pour notre peuple ! Pour notre vengeance !

    Des particules du sang de Jetuk s'entremêlent déjà aux siennes. Elle sent son intégrité reprendre de l'assurance. Elle ondoie plus agilement. Son volume gonfle, comme une rivière chargée de pluie. Elle gagne en espace. Et de se fait, peut continuer à boire les blessures de Jetuk d'autant plus facilement. Au second coude, il y a un geyser. Quelqu'un vient de retirer une pique barbillonée qui arrache un gros morceau.

    Jetuk tombe à genoux. Sur son premier échelon. Thrace continue de boire. Elle doit faire vite ! Elle se concentre. Quelques embruns deviennent cheveux. Sa main se reforme. Le gant noir qui la recouvre s'orne d'un nouveau symbole sur le dos ; un animal ailé.

     

    ***



    La brève accalmie est terminée ! La mêlée devient soudainement plus furieuse que jamais. Les coups s'intensifient de toutes parts, les guerriers hurlent. Luk lève le poing.

    - Tenez la ligne ! Teneeeez !

    Il soulage un point faible à grands coups de taille, recule et examine à nouveau la cohésion. Bien, il n'y aura pas plus d'elfes à réunir. C'est maintenant ou jamais…

    - Une nouvelle charge des chevaliers noirs !!

    Le capitaine des thuadènes se prend d'un sursaut. Il pensait en avoir terminé avec eux ! Il laisse un long et puissant grondement monter du fond sa gorge et soudaine, on l'attrape par le coude. Le pauvre Bjorn manque de se faire décapiter pour le compte. En bon habitué, il se baisse d'instinct et pointe les chevaliers d'un doigt stupéfait. Quelque chose de puissant et de racé est en train de leur foncé dessus... et ça n'a rien d'un alcool fort.

    - Semeur, il y a un cavalier blanc dans leurs rangs.
    - Mais... c'est leur chef !

    Il n'en croit pas ses yeux non plus. Le meneur des humains qui plonge lui-même au coeur de la bataille alors qu'il contrôle pleinement la situation ? Ça ne peut signifier qu'une chose.

    - Alors on en est là…
    Le lieutenant acquiesce et beugle par dessus les cris pour se faire entendre.
    - C'est une chasse. Ils viennent pour la curée. Ils viennent pour nous achever.

    Luk croise ses deux épées sur son pectoral tordu.

    - Pas si j'emporte sa tête avant !



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  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Vendredi 16 Septembre 2011 à 23:50

    Ceci est un test, comme je suis absent ce we, je fais une preview en différé :]

    La suite du "Trou Normand", c'est pour lundi ! Et puis ensuite, on aura sans doute le droit à un autre plat, fromage, dessert... un vrai menu gastronomique cette baston.

    2
    Moo Profil de Moo
    Dimanche 18 Septembre 2011 à 21:59

    Comment ça preview ? Va y avoir un chapitre 61 plus conséquent dans par la suite ?

    A propos de suite... la suuiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiitttte :D

    3
    Sakutei Profil de Sakutei
    Dimanche 18 Septembre 2011 à 22:08

    Oui voilà, je vais finir de publier celui-là demain :D

    Je voulais juste tenir le rythme en faisant une preview exceptionnellement

    4
    Sakutei Profil de Sakutei
    Mercredi 21 Septembre 2011 à 18:08

    Pouarf, finalement fini :P

    Je hais les débuts de semaine qui raclent le pavé !

     

    62 soon !

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