• Chapitre 66 : Le Festin de Mara : Reliefs (2/3)

    Le Chaudron en fait, ce n'est pas si impressionnant que ça. Le Gardien ne fait pas amener de récipient en grande pompe, il ne demande pas qu'on fasse sauter les sceaux d'un antique tombeau qui contiendrait la précieuse relique. Non, tout ce qu'il demande à Miyanne dans un premier temps, c'est de se mettre à genoux et de creuser la terre avec ses doigts.

    - Jusqu'où ?
    - Ecoute bien. Après, je n'aurai pas le temps.
    L'écuelle de terre,
    Ravit les feuilles mortes qui,
    Arrosées de brouillard,
    Rendent un soupir de sève noire.
    C'est comme ça que tu peux créer la vie. Revivifier, insuffler, véritablement dompter l'onde fugace qui anime nos cœurs. Fais le ! Fais le vite et ne te trompe pas d'ingrédient !

    La tension monte. La guerre, avide, affamée, toujours pas rassasiée réclame encore une bouchée. Une bouchée de choix cette fois. Les soldats jaillissent d'entre les pierres levées, ils sautent, bondissent. Certains se font ramasser par le gourdin ravageur qui les attend à l'autre bout. D'autres se surpassent, glissent sur le côté, esquivent comme des anguilles ou trébuchent comme des crétins et parviennent à opérer leur premier assaut. Le résultat est sanglant. Et encore plus de fluide noir suinte sur le sol. La cape d'ombre du Gardien ne semble plus aussi épaisse qu'avant, elle s'effiloche à chaque impact, elle perd en substance. Bientôt. Bientôt. Le Gardien tiendra t-il assez longtemps ? Miyanne doit se dépêcher. Sans mélanger les instructions. Ce n'est pas vraiment dans ses cordes, mais bizarrement, elle opère très vite et très précisément. Comme si elle avait l'habitude des manipulations sous pression. Ce détail pourrait mettre une puce dans un des orifices auditifs du Gardien, mais il est occupé.
    Un humain cavale comme un dingue vers sa cible, le Gardien lui écrase la tête entre les deux épaules. Il porte bien son nom en cet instant, véritable protecteur de la faible et menue Miyanne. Il expectore un autre soldat et dans le nuage de sa cage thoracique en miette, réduit un crâne en bouillie rosâtre, fracasse un bras, reçoit un javelot dans le noir qui l'environne. Sans même frissonner, décoche son gourdin à droite, se fait harceler à gauche, fauche un entrejambe par un des nœuds de son bois (le nœud le plus dur broie le plus tendre), démolit une mâchoire, se fait méchamment percuter dans les membres postérieurs. Bon sang !
    Il va sans dire qu'il serait évidemment plus à même de mener le rituel lui-même mais alors ce serait à la lieutenant aveugle et affaiblie de se charger de la boucherie. Alors, dans ces conditions, impossible d'inverser les rôles. La seule question en suspens, c'est pourquoi avoir attendu le dernier moment… Sans doute une condition particulière qui ne s'est établie que très récemment.
    Du coup, Miyanne se concentre dans son coin, juste un peu en retrait. Suffisamment pour être tranquille pour le moment. Quelques minutes tout au plus. Il faut agir dans le bon sens. Elle griffe la glaise molle, la malaxe en boulettes au creux de sa paume et la rejette sur le côté. Elle ne se laisse chahuter par rien. Ni par les cris fauves et les agonies, ni par le crissement des cailloux sur ses ongles ébréchés, ni par l'atmosphère de plus en plus oppressante. Ces sons, ces chocs, les vibrations dans le sol et les brusques mouvements d'air qui accompagnent chacun des moulinets de l'arme favorite du Gardien.
    Elle serre les dents, en sueur, elle creuse. Sa peau s'écorche, ses doigts saignent mais elle a vu bien pire. Et mine de rien, peut-être que ça l'amuse. C'est facile de faire un trou dans un sol mou en plein milieu d'une bataille. C'est comme s'amuser à faire des pâtés pendant qu'une armée démolit tout un château à côté. Elle pourrait sourire si le sang encroûté sur ses joues ne se rappelait à son mauvais souvenir à chaque fois qu'elle esquisse le début d'une grimace. Immergée dans son labeur particulier, elle sursaute, les poings subitement serrés sur les cuisses lorsque la voix du Gardien l'enrobe d'une injonction crispée. Il ne peut plus tenir. C'est cuit.

    - Maintenant ! Miyanne ! Déchaîne le Chaudron !
    - AaaaaH ! Alors le Chaudron, c'est le…
    - C'est ça -HUmph- !!

    La dernière phrase est saluée par un impact fracassant. Un soldat en armure se fait catapulter un peu plus loin. Mais toujours d'autres lames se présentent. Elles percent l'aura noire. D'autres projectiles acérés filent. Les humains l'entourent, il est cerné et recule contre un des monolithes.
    Miyanne dans son petit coin de moins en moins à l'écart ne fait mine de rien. Elle pose lentement ses mains sur ses cuisses, un petit sourire coquet lui remontant la commissure des lèvres. Quel moment parfait pour prendre son temps !

    ***


    Allongé sur le dos, le souffle court, j'ai sous les yeux le spectacle le plus magnifique qu'il m'ait été donné de contempler depuis un moment. L'ondine volontaire et indomptable est en train de me faire les yeux ronds et incrédules d'une môme de quatre ans. Accroupie devant moi, les avants bras affalés sur les cuisses, elle me détaille de ses yeux aux reflets irisés de cobalt. Les expressions mouvantes de son visage perlé d'une fine transpiration m'évoquent les mêmes ondoiements que celles d'un cours d'eau. Elle a l'air perplexe, prise de court. Pour tout dire, désarmée.
    C'est inespéré. Pour une fois, c'est moi qui mène la danse. Et dans sa berlue, elle en oublie même son macabre objectif. Elle ne pense plus à trucider le grand thuadène. Nan, toute son attention est rivée sur ma modeste carcasse en train d'agoniser gentiment.

    - Tu ne vas pas mourir. Et ton visage… est intact.

    Affirmation brutale, sèche. Dénuée de sentiment. Juste un constat professionnel. Comme je ne sais pas exactement de quoi elle parle, je me touche la figure du bout des doigts. Prudemment. Tout a l'air en ordre.

    - C'est inattendu…

    Cette fois, une pointe de frustration mais aussi, je voudrais bien le croire, un peu de soulagement.

    - Au risque de te décevoir, ce n'est pas la première fois que je me fais tuer. En fait, à part Mélanargie, tout le monde y est parve-
    - Aaaaah ne me parle pas de cette garce !
    - Corde sensible ?
    - On a eu maille à partir.
    - J'ai aussi mes problèmes avec Maille oui.
    - Ne dévie pas du sujet.
    Je lève une main tremblante vers son visage aux traits limpides. Bien trop loin le visage. Tant pis.
    - C'est toi qui…
    - Comment tu fais ça ?

    J'essaie de faire fonctionner ma jugeote et j'accorde à Thrace une réponse énigmatique.

    - C'est un coup de Javel. C'est lui qui m'a collé ça dans son rêve, maintenant ça a grandi. Dramatiquement même.
    - Mais les blessures…
    - Apparemment elles disparaissent. De ce côté-là, j'ai pas à me plaindre. Figure toi qu'il me manque la moitié du bras gauche depuis qu'un fanatique du sabre me l'a tranché.
    - Oh.
    - Ça n'a pas l'air hein…
    - Le bras gauche… là où partaient les ramifications. Je l'ai tué ?
    - Le Kregg ?
    - Oui.
    - Non.
    - Sûr ?
    Je décèle dans cette interrogation le besoin qu'elle a de mesurer l'efficacité de son travail. Quoiqu'on en dise, cette fille est consciencieuse.
    - Disons qu'on se relaie. Quand l'un de nous deux s'absente, l'autre prend sa place. Ça m'a tiré d'affaire plusieurs fois. Mais c'est bien la première fois que c'est elle qui écrase.
    - Elle ?
    - Oh, oui. Ça aussi c'est une longue histoire.

    Nous sommes étrangement seuls dans cette confusion de cris, de heurts et de morts. Je relève légèrement la tête pour voir ce qu'il se passe mais l'ondine me bloque la vue. Ce n'est pas désagréable. Simplement pas pratique. Je reluque son lot de frusques lacérées et ce qu'elles laissent voir puis je repose la tête sur le sol. Je me sens trop vidé pour me relever. J'espère qu'il en va de même pour elle. Non pas que je tire une fierté toute virile à épuiser les filles au combat (d'autant que ce n'est pas moi qui me charge de cet aspect dans mon organisme bicéphale), mais j'ai vraiment besoin d'un petit armistice en guise d'apéritif à des négociations que je pressens périlleuses.

    - Bon, maintenant qu'on est hors propos tous les deux, on peut parler ?
    - Si tu veux. Ça n'a pas vraiment d'importance.

    Elle se tourne sur le côté, s'assoie et noue ses bras autour de ses genoux.

    - Au final, nos actions individuelles n'ont aucune espèce d'importance. On ne charge pas contre vents et marées.
    - Heu, tu te sens bien ?
    - Vas-y, cause. J'ai besoin de souffler un peu. Faire le point.

    Je m'assois à mon tour, avec moins de dignité dans les gestes mais ça me permet juste de voir la scène qui se déroule autour de nous. Les diligents soldats de Maille montent à l'assaut et le Gardien, se fait tailler en pièces. Je fronce les sourcils. Ouaip… de quoi va-t-on bien pouvoir parler ?

    ***


    - Miyanne !!

    Très lentement, la botte fatiguée de l'elfe rousse repousse le petit monticule de terre qu'elle s'est appliquée à endiguer sur le côté et rebouche aussi sec le cratère du "chaudron".
    La trahison subite n'échappe pas au Gardien qui malgré les coups répétés de ses adversaires trouve assez de morgue pour asséner un :

    - POURQUOI ?!

    Plein de colère et de folie. Miyanne a juste le temps de secouer ses jolies mèches cuivrées sous le soleil avant de s'enhardir à rire comme une écolière.

    - Je savais que ça marcherait. In-dé-tec-table. Réalisation parfaite. Maintenant j'ai enfin ce que je voulais ! Je n'ai plus besoin de me cacher. Adieu, thuadène. Adieu. Et merci pour ce précieux savoir. Je saurais l'adapter à des fins sans scrupule pour faire sortir de ces suaires sans sépulture des serviteurs parfaits. Merci ! AH AH AH merci ! Maintenant l'Art du Lien d'Ossement va connaître un bouleversement tel qu…

    La jolie tirade de Mélanargie qu'elle a sans doute préparée de longue date se fait malencontreusement couper par le fil tranchant d'un cimeterre qui l'étête proprement. Très net. Très précis. Les soldats humains ne donnent pas tous dans l'amateurisme. L'un d'eux commente.

    - Qu'est ce que c'était ?
    - N'importe ! Ils mijotaient quelque chose.
    - Finissons le travail, la Dame Noire attend.
    - Le duc de Sérénité !
    - Je me reconnais une autre allégeance.

    Il tend son épée à l'horizontale et désigne le couple avachi un peu plus loin. Une fille qui ne paye pas de mine et un freluquet barbouillé de sang, au crâne tondu qui bée à s'en décrocher la mâchoire. Aucun des deux n'est armé. Le second soldat, un briscard musculeux au faciès tavelé crache par terre.

    - Theu, les batailles c'est pas pour les donzelles et les couilles molles !
    Il se prend un crochet du gauche sous le menton aussi sec.
    - Ne manque pas de respect à ma Dame ! Fils de pute du Croze !
    - Sale connard !

    La tension monte. Et la guerre, la guerre a toujours le même visage.

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  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Vendredi 24 Août 2012 à 00:31

    Citation de Fallout ! Dix points pour la bonne réponse (trop facile).

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