• Chapitre 67 : La mort de Bjorn (1)

    Il y eut une époque où les démons gîtaient sous nos planchers, dans ces vastes tertres connus sous le nom de Sidh. A l'intérieur même du ventre de la terre. Sortant les nuits de pleine lune pour absorber le sang des nouveau nés, infecter le bétail et gâter les récoltes sur pied. Attirant dans leurs nids impies les hommes vigoureux et les jeunes vierges par des baisers de miel fielleux. Piégeurs, trompeurs, empoisonneurs. Cruelles créatures condamnées à vivre sous le sol fertile de notre Delta béni de soleil. Enfermés dans leurs illusions fantasmagoriques, les démons rongeaient leur haine et leur jalousie. Ils enviaient notre soleil, nos blonds rejetons et nos humeurs riantes et paisibles. Ils tramaient leurs complots sous les racines de nos arbres parfumés.

    Longtemps, les hommes du Delta durent en subir les assauts, les outrages et les peines. Longtemps, les démons du Sidh  imposèrent leur terreur sur nos esprits.

    Pour mettre un terme à leurs malfaisances, il aura fallut de la ténacité, de la poigne, de l'orgueil et beaucoup d'audace. Toutes ces qualités étaient réunies chez le duc Maille de Sérénité, premier Dirigeant du Delta de Sérénité unifié.
    Ce fut lui qui mena les armées dans la plus vaste et meurtrière guerre de notre époque. Il traqua, débusqua et provoqua les démons dans un affrontement décisif. Le combat fut d'une violence peu commune. Les démons du Sidh n'entendaient pas se laisser abattre aussi facilement sur leur propre territoire. Leur hargne était à la mesure de leur folie. Et la haine qu'ils nous vouaient, cette seule animosité était suffisante pour les maintenir en vie.

    Alors Maille de Sérénité, le premier duc du Delta de Sérénité, montra qu'il était possible de réduire au silence les hordes effrayantes de ces sycophantes hurlants. A la pointe ensanglantée de sa légendaire épée, Crève-cœur, il traça les premières lignes de notre histoire.
    Il le montra, de sa propre main.

    Histoire Officielle du Delta de Sérénité, Livre Premier - Chapitre VII ; Des Conquêtes.

    Maille est en position, à quelques mètres seulement du colosse nordique répondant à l'étrange patronyme de "Bjorn". Les jambes légèrement fléchies, un pied en retrait, il darde son épée de la main droite avec un sourire où se mêlent une ardeur triomphante et une folie malsaine. Son beau visage est partagé par des émotions tellement contradictoires qu'elles font passer sur ses traits de fugaces contractions disgracieuses.
    Il y a d'abord la douleur bien sûr. La douleur de s'être automutilé au point que son épaule gauche est probablement irrémédiablement condamnée. L'os est fracassé, il le sent, les petits morceaux raclent les uns contre les autres. Les éclats pointus sont fichés dans sa chair rose. Le sang a éclaboussé jusqu'à son arcade sourcilière. Une douleur telle qu'elle blanchit les articulations et fait ressortir la très fine cicatrice qu'il porte au menton, seule imperfection notable sur son visage d'ange.
    Mais au-delà de ça, il y a la pure jouissance de l'instant. La sensation ineffable d'être seul à seul dans un moment de démence. La vraie condition pour se sentir vivant, c'est d'approcher à tout petits pas du seuil de la mort. Puis, gardant sagement les mains croisées dans le dos, de se pencher au-dessus de l'abysse et de plonger ses yeux dans cet outrenoir sans fond. Regarder le plus longtemps possible, inspirer profondément, retenir son souffle. Le retenir jusqu'à sentir les battements de son cœur contre ses tempes. Jusqu'à sentir une fine pellicule de sueur glacée recouvrir son épiderme. Et là seulement, savourer.
    Ensuite, il y a la pagaille des émotions propres à un homme qui se hisse au-dessus de ses pairs. Un homme capable de rassembler une armée gigantesque, de s'adjoindre le concours d'une race pratiquement éteinte et d'en combattre d'autres. Toutes ces impressions produisent leur effet sur le visage de Maille qui, nécessairement dans ce combat endiablé avec un démon, contrôle moins bien ses muscles faciaux. Mais même en la circonstance, d'aucuns seraient bien en peine de décrypter totalement le fond de ses pensées. Maille reste Maille. Impénétrable, façade lisse et aveuglante d'une muraille trop blanche pour qu'on puisse lire ce qu'elle cache.
    Le duc s'est choisit un duel spectaculaire. Ce n'est pas pour rien. Et avec un adversaire comme celui-là, il n'est pas question de perdre. Face à un colosse capable de renvoyer passivement les coups à ses assaillants, il ne s'agit pas seulement d'être fort. Il n'est d'ailleurs pas question de ça du tout. Voilà pourquoi il sied si bien à ce blanc sire fluet.

    Le colosse Bjorn n'a rien en commun avec lui, si ce n'est, à la rigueur, la vague impression globale de la couleur de ses cheveux. Musculeux comme lui est svelte. Massif comme lui est agile. Embroussaillé comme lui est soigné. Même la saleté ne rend pas le même effet. Sur le démon elfique, elle se comporte comme sur n'importe qui, maculant les poils, garnissant d'une croûte marronnasse les vêtements, parcelle de peau nue ou pilosité faciale. Mais sur le duc, elle s'aligne comme une coulée artistique. Le blanc de sa peau tranche sur le rouge vermillon de son sang. Là, les giclures de boue viennent y jouer un joli contrepoint d'un brun pâle. En résumé, Bjorn est ogresque, Maille est chevaleresque.
    Et ce dernier retourne un nouveau sourire crispé à son adversaire.

    - Non. Un bourreau, disais-je. Mon père était un bourreau.
    - Comme quoi la pomme ne tombe jamais loin du pommier, rétorque le thuadène en se faisant claquer les poings l'un contre l'autre. Alors tu t'amènes ?
    - Ne soit pas si impatient de te faire abattre. Je n'ai pas terminé mon histoire.
    - Je me fous de ta généalogie, humain ! Si tu veux tellement causer ancêtres, je vais t'envoyer les rejoindre ! AMENE TOI !
    - Tu peux vitupérer tes vociférations aussi violemment que tu veux mais tu voudras aussi écouter ce que j'ai à te dire. C'est important pour toi. Ce sont les derniers mots que tu entendras après tout. Si j'étais toi…
    - Mais tu n'es pas moi ! Et si tu ne te remues pas, j'irais moi-même et faire sauter les molaires pour que tu boucles ton clapoir ! Pigé ?
    - Bon, bon, bon. Contrariant. Admettons que je n'ai rien dit. Je vais frapper. Prépare toi.

    Bjorn est déjà prêt visiblement vu qu'il ne bouge pas un muscle. Les deux bras de chaque côté légèrement écartés, pour recevoir, parer ou frapper. Le duc sourit en coin. Il commence tout juste à l'exaspérer. Mais ce n'est que le début. Il ne faudra bien plus pour venir à bout de la résistance formidable de ce monstre blond. Les mots, ce n'est que pour insinuer. Pour tuer, il y a plus efficace. Il relâche enfin son souffle d'un coup sec.

    - Je vais frapper... à l'épaule gauche !

    Il s'élance en silence, saisissant tout juste au coin de l'œil l'éclat de surprise pure dans la pupille du thuadène. De surprise et de peur.

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  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Vendredi 7 Septembre 2012 à 00:10

    Première partie d'un nouveau chapitre. Hé oui, on délaisse un moment Thrace et Sakutei pour rejoindre un autre duo. Je m'amuse encore à penser qu'au début, j'avais imaginé Maille exactement à l'image de ce qu'est Bjorn. Et puis, j'ai changé d'idée au moment où j'écrivais son nom pour la première fois dans le chapitre 13.

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