• Chapitre 8 : L'étranger : Résurrection

    Je cligne des yeux en émergeant de mon récit. Quelle soif !
    La taverne s'est peu à peu vidée de ses occupants. Du fol âtre, il ne reste qu'un petit tas de braises orangées qui agonisent tranquillement dans l'indifférence générale. Éparpillés dans la salle, une poignée de types trop hagards ou trop saouls pour se lever qui ne prêtent sans doute qu'une demi-oreille à mon verbiage. La plupart sont perdus dans des conversations marmonnantes dont ils ont sans doute oublié jusqu'au sujet. Avec leurs traits empâtés et leurs yeux rougis, ils se rejoignent dans la grande farandole des gueules de bois en gestation. Ca et là, d'autres ronflent chaotiquement, tombés dans les bras de Morphée dans des postures improbables...et souvent bavouillantes. Bastre ! Il est si tard que ça ou alors je suis barbant à ce point ?
    Promenant mon regard sur l'assistance décomposée, je profite de cette pause pour me désaltérer à longs traits. Je crois que c'est assez pour cette nuit. Je commence à remballer mes cliques et mes claques pour quitter la salle moite lorsqu'une voix rauque s'élève d'un recoin sombre.


    - Oh le scribe, ne pars pas au milieu de ton récit, je veux la suite.

    Uh ? Un pied se détend pour propulser une chaise libre dans ma direction. Le raclement soudain du bois sur le plancher inégal provoque son petit effet. Quelques têtes se tournent. Un gros lard ouvre un oeil vitreux. "Et un zsac de zsciure de bois ! Trois zétoiles...". Rien de sensationnel.
    Encore un peu transporté par la frénésie de mon récit, je me déplace, chope en pogne pour rejoindre ce buveur curieux noyé dans les ombres. De plus près, le mystère s'étiole comme neige au soleil. Un badaud banal et badin entre deux âges avec son lot de rides et de poils sur la figure. Une bouche tombante sur les extrémités et un nez pendu au milieu de son visage comme une anomalie de la nature. Bah...qui suis-je pour juger de l'esthétisme de mon prochain ? Pour autant que je sache, ma tête de buisson rayée de cicatrices rosées ne doit pas être bien plus charismatique.


    - C'est une histoire pas banale...il y a une suite ?
    - Hmm..oh sans doute.
    - Pourquoi ne pas continuer dans ce cas ?
    - D'accord, je suppose que je n'ai rien d'autre à faire pour le moment.

    Prenant place en face de lui, j'avale une nouvelle lampée de mousse acre. Hum où en étais-je ? L'autre ne moufte plus, patient et étonnamment attentif. Je me frotte l'oeil gauche avec conviction avant de reprendre :

    - "Cette empoignade m'avait laissé un goût amer sur la langue, mais nous avions réussi. Nous pouvions rentrer dans notre monde pour retrouver nos corps. Il ne restait qu'à avancer dans la lueur ondoyante.

    Pénétrer dans le portail nous a procuré la même sensation que celle de plonger en apnée. Pris d'une brève poussée de panique, j'ai eu du mal à respirer pendant plusieurs battements de cœur avant de réussir à reprendre le contrôle de mes poumons.
    Des fragments de mon voyage aller me revenaient par fragments. Je me souvenais d'une longue et pénible pente verglacée. Le retour s'annonçait difficile. Le passage pouvait s'assimiler à un col enneigé battu par des vents mugissants sans relâche. Mes petites sandales toutes mignonnes s'enfonçaient dans une épaisse couche de neige. Vraiment pas idéal pour crapahuter. Nous avons cheminé clopin-clopant comme deux éclopés.


    - Au fait...qu'est ce que tu voulais dire par "il est toujours trop tard pour choisir" ?
    - Heu, ça m'a semblé approprié. Pour marquer le coup quoi (un petit rire sec). Enfin je veux dire que ça m'est venu d'un coup.
    - Ah.
    - Oui.
    - Ca ne voulait rien dire.
    - Je sais.

    Mutisme morose. Nous avions pas mal reçu l'un et l'autre, mais je crois que nous étions surtout affligés par les derniers évènements. Après tout, la Mort est une porte qui se laisse entrouvrir sans un bruit... L'analogie avec notre propre progression était perceptible. J'ai jeté un œil du coté de ma compagne. A présent révélé, le visage de Thrace offrait un spectacle pour le moins étrange.
    Ses traits coulaient comme de l'eau mais son expression ne changeait pas pour autant. J'aurais pourtant juré y entrevoir des mouvements, comme une rivière parfois troublée par un écueil. Il m'était presque aussi difficile de déchiffrer ses mimiques songeuses qu'avant. Le flux partait de la racine de ses cheveux, épousait le contour de ses fines arcades sourcilières, ruisselait le long de ses pommettes rebondies et de sa mâchoire avant de se couler le long de sa gorge pour disparaître à la naissance de sa poitrine.
    La jeune ... fille (?) a dû percevoir mon examen et s'est arrêtée subitement. Bon, pas la peine de tournoyer autour du pot, je brûlais de savoir à quel type de rose j'avais affaire.


    - Hmm. Est-ce que tu as une maladie ? (c'est contagieux ?)
    - Non.

    Elle a pris un temps pour me dévisager attentivement, comme pour jauger mon aptitude à comprendre la vérité. La conclusion a dû être satisfaisante, ou alors le mensonge était bien enrobé.

    - Je suis une Ondine.

    Ca me disait quelque chose. Une créature de l'eau en somme. Voilà qui expliquait l'effet "ruisseau".

    - Hm. Et bien c'est la première fois que j'en rencontre une...je n'aurais pas imaginé une forme aussi humaine.
    - Je suis de l'eau Sakutei, je peux prendre n'importe quelle forme, épouser n'importe quelle surface. Je peux durcir ou me laisser fondre...voilà tout ce que je suis, une vague flaque à modeler. La seule exception, c'est mon visage. Là, je ne parviens pas à masquer ma nature.

    Une étrange mélancolie émergeait de sa déclaration. L'Ondine qui rêvait d'être humaine ? A moins que ce ne soit autre chose. C'est un vaste monde et les motifs de déprime sont aussi nombreux que les gouttes dans l'océan. Oui bon...mauvais exemple.

    - Je vois...ça explique pourquoi tu es parvenue à survivre plus facilement.
    - Détrompes toi, ça n'a pas été une paire de manches. Dans le rêve de Javel, je n'ai pas pu recourir à ma forme vaporeuse ou liquide. Et mes blessures sont bien réelles.
    - Bah tout ceci devrait s'arranger quand on réintègrera nos corps.
    - Hum, apparemment tu n'as jamais entendu parler de maux de coeurs.
    - Hein ?
    Elle a pointé mon épaule de l'index.
    - Ce que tu rapportes ne se verra pas sur ton corps, mais tu en garderas la trace en toi. Ne t'attends pas à ressurgir en pleine forme. D'ailleurs, si ton corps n'a pas été alimenté pendant cette période, tu risques d'avoir une mauvaise surprise.

    Du bout du doigt, j'ai effleuré le bord de ma blessure à l'épaule. Le tissu et la chair avaient brûlés, cautérisant la plaie instantanément. Au moins, pas de gangrène à redouter. Mais ça faisait un mal de chien.

    - Attends...mon corps peut mourir sans que je sois à l'intérieur ?
    - Bien sûr, compare ça à une transe. Tes besoins sont réduits mais toujours présents.
    - Bastre, mais alors Mélanargie pourrait me tuer d'un battement de cil !

    Thrace m'a lancé une œillade interloquée.

    - Ca ne t'as jamais effleuré ?
    - Fichtre non. J'avais d'autres soucis à l'esprit.

    Voilà qui jetait une nouvelle lumière inquiétante sur l'affaire. Une question me brûlait les lèvres :

    - Est-ce que ...
    - Non, il n'est pas mort. Ton corps est encore vivant, tout comme le mien. Tu le saurais.
    - Ah ?

    Elle m'a retourné un charmant sourire liquide. Ses dents blanches luisaient faiblement d'un éclat bleuté.

    - Oui, sans aucun doute. Parce que tu ne serais plus ici pour t'inquiéter. La conscience disparaît en même temps que la vie.
    - Comme c'est rassurant...
    - N'est-ce pas ?

    Un nouvel exemplaire de son rire cristallin. Maintenant qu'elle n'était plus filtrée par son masque, sa voix présentait des nuances étranges qui me laissaient rêveur. Un mélange de la fougue d'une adolescente et de la séduction d'une courtisane, le tout enrobé d'effets aquatiques inattendus dans une bouche humaine. J'ai repris ma route en méditant là dessus.
    Alors comme ça, Mélanargie ne m'avait pas achevé alors qu'elle en avait les moyens. Elle savait pourtant que je magouillais quelque chose qui ne lui plaisait pas. Alors pourquoi ? Bah, inutile de se tourmenter l'esprit, toutes mes hypothèses ne seraient que des châteaux de cartes érigés en lisière d'une marée montante.

    Les derniers mètres ont été les plus durs. Chaque pas nécessitait un effort de volonté battue en brèche par des rafales abrasives. De foutus grêlons tranchants s'étaient invités à la fête ! Apparemment le fait d'être de chair ou de flotte ne changeait rien au problème, Thrace grimaçait et jurait autant que moi sinon plus.

    Nous avons déboulé dans l'auberge en toussant et crachant comme des pestiférés. Une entrée remarquée. Clients malingres, serveuses plantureuses, mendiants pouilleux...tout le monde était terré au fond en se pelotonnant (et pelotant, certains en profitaient allègrement) les uns contre les autres. En fait on s'est vite aperçu que personne ne pouvait nous voir. Par contre, si j'en croyais leurs premières réactions, le tapage provoqué par notre arrivée nous avait apparemment précédé de plusieurs secondes. Sans doute à grands renforts d'éclairs et autres effets lumineux.
    Je me fichais comme d'une guigne de cette bande de mollusque qui commençait à se répandre sur le plancher en bredouillant des "c'est fini ?". Oubliant que j'en faisais moi même partie il y a quelques jours, j'ai promené un regard abruti sur la pièce avant de flotter vers l'arrière salle.
    Curieusement, nous étions apparu au niveau d'un cellier à demi-enterré. C'était probablement de là que Mélanargie avait expédié ses colis. Je me souvenais de l'endroit où toute cette histoire avait commencé. Dans le fumoir.
    Le vieux Javel n'était plus là, pas plus que la nécromancienne ou son protecteur obèse. Par contre il y avait des traces...et Thrace à mes cotés qui furetait de ci de là. Des tabourets renversés, une lampe à huile brisée sur le sol, il y avait du sang un peu partout. Hum.
    Je me suis approché de mon corps, raide et pâle comme la mort. Il (je !) respirait très faiblement. J'étais inquiet, ça n'a jamais rien de rassurant de se contempler soit-même dans une position mortuaire. Thrace s'est approchée par derrière. Elle a levé le pouce pour me signifier que tout allait bien.

    "- Aller, grimpe là dedans, ton corps est déjà dans un sale état.
    - Comment ?"
    - N'importe, c'est plein de trous...choisit en un et faufile toi. Je ne te les recommande pas tous cela dit.
    - Grumph."

    La bouche, c'était le plus classique avec les spectres. Mais j'étais présentement motus et bouche cousue. Les oreilles ? Les narines ? J'ai haussé de mes épaules immatérielles avant d'opter pour le nez. Les voies respiratoires me semblaient plus propices pour retrouver le souffle.

    C'était comme enfiler un vieux vêtement usé mais familier. Au début, j'avais l'impression de glisser sur une plaque de verre. Peu à peu, le boyau est devenu plus spongieux...ma progression ralentissait d'autant. J'avais l'impression de me répandre. Je me dissolvais mais sans pour autant perdre conscience de mon unité. Ca venait. De la pointe du menton au bout des orteils. Je sentais. Chaque membrane, chaque cheveux, chaque égratignure m'appartenait de nouveau.
    Une intense faiblesse s'est immédiatement emparée de moi. J'avais l'impression que mes yeux allaient tomber au fond de mon crâne vide pour rouler sous ma cage thoracique désespérément creuse.
    Réaction immédiate, je me suis redressé d'un bloc pour vomir. De la bile et un étrange liquide verdâtre malodorant. Mes hauts-le-coeurs n'ont pas cessé alors que je n'avais plus rien à rendre. Je suis retombé sur ma couche, en proie à une détresse de naufragé. Il fallait que je bouge de là.
    Quelqu'un s'est approché. Thrace ? Non, c'était un homme en tablier.


    "- Ca alors, z'êtes revenus à vous !
    - Hein ?
    - Fieu, m'avait bien semblé entendre des bruits. Faites excuse, j'ai point réagit de suite. Ce bon dieu de coup de tonnerre ! On a cru que la baraque allait nous tomber dessus."

    Coup de tonnerre hein ? Amusant comme l'esprit trouve rapidement des explications logiques à l'inexplicable. J'ai agité une main tremblante.

    "- De l'eau...

    Le type a remué son imposant postérieur et m'a apporté une louche tirée d'un tonneau. Pouacre ! C'était plus fort que de l'eau ça ! Le liquide m'a mis le feu aux tripes. J'en ai redemandé pour la peine. Après quatre ou cinq lampées je commençais à délirer. L'aubergiste m'a collé quelques claques avant de m'attabler de force devant un bol de bouillon suspect. Grumph, j'en venais à penser que j'étais mieux là bas. J'ai plissé le nez avec éloquence.

    - Soupe de poulet. Buvez ça et ça ira mieux.
    - Gnognongnon.

    J'ai rechigné mais j'ai finalement lapé le breuvage jusqu'à la dernière goutte. L'aubergiste m'a ensuite servi quelque chose de plus consistant.
    Un brin revigoré par la pitance et l'alcool, j'ai commencé à déployer mes idées comme un jeu de carte en éventail dans ma tête. Première énigme de taille vu l'endroit : l'aubergiste n'avait pas l'air de s'inquiéter du paiement. Hum. Je l'ai attrapé au coin du bar.


    "- Qui a payé pour moi ?
    - Vot' soeur pardi...oh ça va pas ? ' Tirez une drôle de tête.
    -thumb- Tu parles !
    - Ma soeur hein. Une jolie jeune fille aux cheveux blancs ?
    - Elle même. M'a laissé dire qu'y fallait prendre soin d'vous jusqu'à ce que vous reveniez."

    Ah ! L'enfoiré s'en était mis plein les poches oui. Vu l'état pitoyable dans lequel je m'étais relevé j'ai soupçonné qu'il ne s'attendait pas à me voir ouvrir les yeux de sitôt. Alors pourquoi dépenser de l'argent pour un futur cadavre ? Je l'avais échappé belle, pour un peu j'aurais été bon pour me creuser un tunnel pour sortir de terre comme un mort-vivant décharné. Bah tant pis, la cupidité de mes contemporains n'était plus une surprise depuis longtemps. En fait celui-là n'avait pas été si entreprenant qu'il l'aurait pu.

    "- Alors, c'était il y a combien de temps ça ?
    - Oh...quatre, cin' jours."

    Le type s'est absorbé dans ses travaux de chiffons. Waho, moi qui pensais m'être absenté moitié moins longtemps. Encore un élément à prendre en compte. Je me suis accoudé au bar pour cogiter. Mes jambes tremblotaient encore un peu mais globalement j'étais valide. Un bon point. Du coup autre question : et Thrace ?
    J'ai tourné la tête de droite et de gauche. Merde, plus moyen de la repérer. Forcément crétin, si elle était toujours sous forme spectrale, c'était compromis. D'ailleurs, elle avait probablement dû prendre la tangente à la recherche de son propre corps.
    Et moi qu'allais-je faire à présent ?
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  • Commentaires

    1
    O-Ren-Kimi Profil de O-Ren-Kimi
    Lundi 5 Octobre 2009 à 14:02
    Oui, que va -t-il faire maintenant?^^
    Le combat avec le Quincy etait absolument génial et j'adore l'idée de ce monde modelable  ça me fait penser au film "l'effet papillon" ou a "au delà des rêves". J'adore surtout cette idée de choses nen fixe qui peut ouvrir toute sorte de situation a partir d'un point donné.

    Une ondine!!!!!^^ Vite developpe parce que ça aussi c'est des "créatures" plus qu'interessante (enfin ne la fait pas mourir trop vite lol).
    C'est cool j'ai lu ce chapitre vendredi dans le train et devant mon enthousiasme, Maria (l'autre guide) l'a lu^^ Tu as une adepte de plus lool.
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    2
    Mardi 6 Octobre 2009 à 18:44
    Merci du fond du coeur Akemi :). Et que dire, si en plus tu me fais de la pub, je suis aux anges \o/
    Dis tu veux pas devenir mon agent ?

    Alors la suite...hé hé et bien la voici. Maintenant que Sakutei est de retour dans le monde réel, il va falloir faire le point. Quelques personnages disparaissent pour un temps...le temps de monter l'intrigue en chantilly autour d'une nouvelle conspiration :D
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