• I can't shake this feeling from my head
    There's a devil sleeping in my bed


    J'ouvre les yeux dans l'atmosphère moite de la taverne. Sans m'en rendre compte, je me suis laissé emporter par la fièvre du récit. J'en ai raconté bien plus à cet inconnu qu'à une amante sur l'oreiller. Etrange. Ce dernier assèche sa chopine et s'essuie les lèvres d'un geste ample.

    - Alors comme ça le scribe, t'étais au village de Bras le Teil au moment de l'attaque. Une sale affaire pour sûr. On raconte que la compagnie du baron Mordaigle s'est fait répandre. Les soldats se seraient repliés plus au sud.

    Un peu hébété par le retour au présent, je ne trouve qu'un vague borborygme à répondre, assorti d'un
    "- Ah bon" tout pâteux. J'ai la gorge sèche et la voix rauque. Comment ai-je pu me laisser aller à parler autant ? Faut croire que j'en avais gros sur la patate. On s'épanche plus facilement dans l'oreille anonyme d'un inconnu de passage qu'on ne reverra jamais. Oui voilà tout.
    - Ouaip. Et si comme tu le dis, les créatures de la forêt du sud sont surnaturelles, alors ça va tonner dans le Delta.
    - Gruh.
    Il est temps de m'humecter la glotte. Ca ne flotte plus du tout là dedans. Je jette un œil vers le bar, même le tenancier est avachi sur ses avants bras. Chaude ambiance ce soir ! Un regard par la fenêtre m'informe qu'en réalité, le soir s'est fait botter le train depuis belle lurette par la nuit. Laquelle se fait à son tour éjecter de force par une glorieuse aube frangée d'or. D'accord, j'ai passé la nuit à raconter mes aventures. Je retombe dans la mollesse.

    - C'est quand même fou cette histoire ! Et t'as vraiment le bras mangé par un os ?

    Et comment. Mais à présent, je porte une sorte de manchon en tissu qui me recouvre le bras du poignet jusqu'à l'épaule, passant sous la manche évasée de ma tunique. Je n'ai pas envie de me ramasser des pierres à la volée à chaque fois que je passe dans un village. Sage précaution à mon sens que de draper ses difformités quand on est un étranger sur une terre superstitieuse. Tout à coup moins bavard, je me contente de branler du chef.
    - "Je peux le voir ?"
    Ses yeux brillent. Bah…au point où j'en suis. Haussant les épaules, je dénoue les attaches du manchon pour le faire glisser le long de mon bras. La plaque lisse se dévoile dans la lueur orangée des torches. Toujours là oui. J'ai même l'impression qu'il gagne sur ma chair de jour en jour, mais sans en être sûr. Paranoïa. Le bonhomme plisse les yeux et se passe une langue épaisse sur les lèvres.

    - Intéressant. Oui, vraiment. Alors…tout ça c'est vraiment vrai.
    Il a le vocabulaire limité lui.
    - Hmm, oh oui.
    Et moi la verve asséchée.
    - …et heu. Alors t'es vraiment pote avec le seigneur Maille ??
    Seigneur ? Il a gagné du gallon. Mais ce n'est pas tant le titre que le nom qui le suit qui dérange mon interlocuteur. Comme je ne démens pas, il enchaîne :
    - Il va venir ici ?
    - J'espère bien !
    - Bon sang !

    Le voilà qui se lève subitement et jette une série de regards inquiets autour de lui. Ses yeux rougis de fatigue glissent sur moi. Il me jauge un instant puis paraît prendre une décision. Quelques piécettes tintent sur la table, il attrape maladroitement sa cape pendue à une patère.

    - M-merci pour l'histoire.

    Puis, tirant sa capuche sur ses traits, il trébuche en direction de la sortie. C'est sans doute ce qu'on appelle un accès de folie subite. Néanmoins c'est intriguant. Tout ça juste pour un nom ?
    Je me lève à mon tour. Un peu d'air frais ne me ferait pas de mal. Passant une main sous le col de ma tunique, je relace les attaches du manchon avant d'aller voir le barman. Ce dernier somnole, un filet de bave au coin des lèvres. Je lui plante un index dans l'épaule pour le réveiller.

    - Hey vous fermez jamais ici ?
    - Grumph, graaah…trump. Theu theu. Hein ? Oh. Heu, non jamais. C'est une habitude ici, les tavernes restent ouvertes toute la nuit durant. Une connerie si vous voulez mon avis ouais !
    Grognon au réveil hein. Bon, je lui refile un peu de métal sonnant pour l'aider à faire glisser. Subitement, j'ai un gaillard tout frais, tout ouï devant moi.
    - Dites moi, qu'est ce que vous évoque le nom de Maille ?
    - Le boucher !! Pourquoi vous voulez en savoir sur lui ? Vous le cherchez ? Il vous cherche ? C'est dangereux ? Ne me dites pas qu'il est dans le coin !

    Bon j'en sais assez pour comprendre qu'il n'est pas en odeur de sainteté. Je laisse le tenancier ronger ses soucis et me détourne vers la sortie.
    Un vent vif balaye la plaine et s'engouffre en sifflant dans les ruelles. Le soleil pointe timidement son nez, nimbant les alentours de cette étrange couleur grisâtre qui précède le jour.
    Tertre-de-Lune est un patelin sans prétention mais qui dégage une certaine opulence. Je m'étire longuement à m'en faire craquer le dos. Sur le coté, un mouvement furtif me fait tourner la tête. C'est Kageisha. Je lui sers un de mes saluts ironique :

    - Hey salut vieille branche, t'as roupillé un peu ?

    Pas de réponse. Le sabreur n'a même pas décoché une syllabe depuis qu'il ma rejoint. Il se contente, et c'est plutôt étrange, de me filer le train partout où je vais et d'attendre sagement à l'extérieur quand je rentre dans un bâtiment. Je suppose qu'il est chargé de me garder à l'oeil pendant que le vieux Javel ramène péniblement ses os ici. Au début il me gênait, mais j'ai fini par m'habituer à sa présence. D'ailleurs je ne peux pas dire qu'il soit encombrant. Je ne l'ai jamais vu dormir, manger…ni même s'éloigner un instant pour pisser. Comme un garde silencieux ou un geôlier. Enfin peu importe pour le moment, de toute façon je n'ai pas les moyens physiques de lui demander de me lâcher.
    N'empêche, je me demande ce qui peut retenir le vieux. Il devrait déjà s'être pointé dans les parages depuis plusieurs jours. J'ai bien tenté de poser la question au shinigami mais il n'a pas plus répondu qu'à mes provocations puériles. Boarf. J'espère juste que Maille se pointera avant. J'aimerais autant disposer d'un allié fiable avant de repasser par une confrontation. Et l'attente devient vraiment insupportable. A cette pensée, un petit doute s'instille en moi. Qu'est ce qui peut bien effrayer les villageois à ce point au sujet de Maille ? Et ce titre de Seigneur, d'où sort-il ? Il n'aurait quand même pas dégagé Hédrin pour prendre sa place ?
    Décidant que toutes ces questions trouveront leurs réponses à son arrivée, je m'offre une petite marche le long des rues. Globalement, à part un bras encroûté, je suis en bonne forme. Ces quelques jours de récupération m'ont fait un bien fou. Mais j'ai l'impression que les évènements se sont précipités sans moi. A vrai dire je m'ennuie un peu. Que font les autres ? Et qu'en est-il de mon espérance de survie ? Sur ce point, la réponse ne se fait pas attendre.

    Alors que j'aborde un petit sentier qui s'échappe du village pour aller vers un petit bosquet, un craquement sec fend l'air. Quelque chose bouge dans le sous-bois. Mes sens s'affûtent, ma respiration s'accélère. Dans mon dos, Kageisha ne remue pas un sourcil. La lumière faiblarde du petit matin me révèle ce qui semble être une vague forme humaine. Une du genre qui progresse lentement entre les arbres sans se soucier de se prendre des branches dans la figure. Une du genre à sourire sans le faire exprès. Mon sang ne fait qu'un tour. L'aube est peut-être une bonne période pour faire marcher les morts.
    Fléchissant légèrement les jambes, je dégaine mon épée courte. Le zombie piétine un buisson sans détourner le regard. Il est plus fringuant que son prédécesseur. Oui, il pourrait sans doute même passer inaperçu dans une foule. Mon pouls s'emballe, il faut que je me calme ! Pour ça, je connais un bon moyen. Ma spécialité suicidaire :

    - Encore un cadeau de Mélanargie hein ! Amène toi saleté, je vais de renvoyer six pieds sous la terre que tu n'aurais jamais dû quitter.

    A ma grande terreur, il répond.

    - Sa-ku-tei. Aaaaah. Sa-ku-tei. Saaaaah.

    Le bougre peut parler ! Par la déesse ça me rend encore plus fébrile. Et qu'est ce qu'il peut puer ! Plissant les yeux, je pointe ma lame à l'horizontale devant moi. Le zombie est mou, c'est mon avantage. Un coup d'œil à droite, Kageisha est immobile, les bras croisés. Il n'a pas l'intention d'intervenir. Très bien, je n'ai pas besoin de lui.
    Un coup de botte dans une racine, je m'élance, la rage au coeur. Mon épée siffle. Le mort interpose son bras. Je lui tranche le biceps, saute sur le coté et reprend mon souffle. L'autre commence à pivoter. Aller ! Je donne franchement de l'épaule pour le déséquilibrer. Il ne bouge pas. Ma lame s'enfonce goulûment dans ses chairs. Je lui lacère le bide. L'odeur est répugnante, le sang noir s'écoule pâteusement sur les feuilles. Ma bouche se tord sur un rictus sauvage. Je continue à danser autour de lui.

    - Saloperie !! Crève ! Crève ! Crève !

    Je ponctue chaque point d'exclamation de méchants coups d'épée. Pas moyen de le trancher correctement, sa peau est dure comme du bois. Mais les entailles que je lui inflige s'ouvrent béantes sur ses entrailles. Ca crisse, ça plisse, ça glisse. La sueur dégouline le long de mes tempes, me pique le nez et ruisselle dans mon dos. L'autre réagit trop lentement, ses coups sont maladroits et patauds. Faciles à éviter, mais je fatigue. Il faut en finir.
    Je bondis en arrière pour prendre un peu de recul. Un brin étonné de ma propre combativité. Le vieux Sak était plutôt du genre à prendre un sac de jambes à son cou à la première occasion. Dévoilant mes dents sur un sourire féroce, je lève les deux bras au dessus de la tête pour fendre la sienne.
    La lame capte un rayon de soleil avant de plonger, sillon aérien mortel. Plonge ! Plonge et frappe le cuir étonnement dur du mort-vivant. Le choc manque de me démettre l'épaule, la vibration se ressent jusque dans le creux de mes os. C'est terminé. Le zombie tombe à genoux, dix centimètres de métal enfoncés dans le crâne. Le souffle court, je prends appui avec ma botte pour dégager mon arme. La sueur rend ma prise glissante et je suis obligé de m'y reprendre à deux fois pour la retirer.

    - Et bien et bien, t'as finis ton cirque maintenant ?

    Cette voix ! Sépulcrale jusqu'au fond du caveau, presque dédoublée par un écho impossible. Non ce n'est pas Kageisha qui ne remue toujours pas. Ce timbre rauque, c'est ma victime. Je me pétrifie, glacé de terreur. Le zombie tourne la tête brusquement. Le sang qui s'échappe de sa dernière plaie s'écoule lentement sur son visage, formant un masque tribal effrayant.

    - Tu ne croyais quand même pas m'avoir aussi facilement petite créature chaude !

    Il se relève avec une agilité totalement improbable vu son comportement jusque là. Et merde ! J'ai à peine le temps de lever mon arme qu'il attaque. Son bras meurtri et poisseux cogne contre mon épée sans se soucier des dommages. Coinçant la lame dans sa plaie, il replie le coude et se colle à moi. Une bouffée de tombeau me prend à la gorge. Son sourire mauvais et tâché de noir se dévoile dans toute sa laideur. Yurk. Une étreinte d'acier s'abat autour de ma taille. Enlacé par le déterré, je m'agite comme une mouche prise dans une toile.

    - Alors une petite valse avant d'y passer ? AHA AHAHAHA !

    Le rire est encore pire. Suraigu et compulsif. Mon regard fou se fixe sur la silhouette immobile du sabreur. Pourquoi ne m'aide t-il pas ? Le zombie m'envoie un coup de poing dans le ventre. Je me plie en deux, estomaqué. Il me frappe à nouveau au visage. Je tente de répliquer sans succès. L'autre m'envoie mordre la terre à pleines dents. Je prends conscience que je pourrais vraiment y passer cette fois. Quand on raconte une histoire à quelqu'un, on sait qu'on va s'en sortir puisqu'on est là, tranquillement installé avec une bière, à faire monter le suspens pour le plaisir de la chose. Mais maintenant …
    –Ouch- Une douleur au creux des reins. Je me redresse sur un coude. Le temps de voir le zombie plonger sur moi. Je roule dans les feuilles, évitant de justesse un nouveau baiser de mort. Mon pied cogne contre ses tibias mal protégés par un pantalon pourrissant. Ca m'arrache une grimace de douleur et un autre juron intestinal. Chiasse ! La seule arme valable que je possède est toujours prise dans le creux de son coude, comme une ailette de métal qui ferait partie de lui. Valable est peut-être encore un bien grand mot pour ce petit truc. Il fonce, je me redresse dans un merdier de branchettes pour mieux butter contre une souche. Je parviens à lui filer un coup de talon dans le ventre qui le fait reculer de quelques pas. Mon regard file à nouveau vers le shinigami impassible. Aller quoi ! D'instinct, je lève un bras pour me protéger le visage.

    - Hey…Kageishaaaargh

    L'autre vient de me tordre le poignet. Il pousse son avantage et son corps nauséabond. Ses doigts froids s'enroulent autour de ma gorge et commencent à serrer. Je trébuche, une main refermée autour de son avant bras et l'autre tentant naïvement de récupérer mon épée prisonnière. Il me file une bourrade, je glisse. L'air commence à manquer. San raison particulière, mon regard ricoche de son rictus répugnant au fragment d'os qui me dévore le bras. Le manchon protecteur s'est fait arracher pendant la lutte. Je fronce les sourcils en détaillant mon blanc parasite. Il y a du nouveau. En forme de pointe. Une petite pique qui dépasse légèrement de mon poignet, comme une tige éclosant d'une graine. Courbant le poing, je rétracte brutalement mon bras gauche pour lui enfoncer violemment la pointe osseuse dans l'œil.
    Le coup lui arrache un hurlement typiquement humain. On dirait même qu'il y a un soupçon de voix féminine à travers les échos. L'étreinte se relâche, j'en profite pour me dégager mi-tombant, mi-roulant au sol. Un rugissement plus tard, le zombie est de nouveau d'attaque. Son œil crevé dévoile une orbite creuse et noire. Je dérape en reculant, la panique me tient entre ses fils de marionnettiste. D'une voix essoufflée, j'en appelle encore au sabreur noir.

    - Kageisha…à l'aide…bordel…Réagis !

    Le shinigami ne remue pas. Soit son code d'honneur lui interdit de m'aider, soit il refuse de me sauver la mise. Dans les deux cas je suis mal. Le mort s'avance lentement, il a perdu un peu de sa vigueur. Je me relève en titubant et me met à courir dare dare, écartant les branches et les feuilles par gestes saccadés. Tout en galopant, je cherche frénétiquement les bâtiments rassurant du village. Il me faut quelques foulées supplémentaires pour me rendre compte que je suis parti dans le mauvais sens. Et merde ! Et encore quelques autres pour déboucher dans le pire endroit envisageable vu la situation.

    C'est un cimetière.

    Petit, fleuri et mignon. Mais peuplé de cadavres ! La peur me tétanise, j'entends des craquements dans mon dos. Et sur le coté, subitement un souffle d'air. Je frôle l'arrêt cardiaque avant d'identifiant la silhouette sombre et hautaine du dieu de la mort. Il m'a suivi sans effort. Je le foudroie du regard avant de décider une fois pour toutes de l'ignorer tout bonnement. Au moins, ce sursaut d'adrénaline m'a redonné un peu de tonus. Marchant sur des œufs, je louvoie entre les tombes, craignant plus que jamais de voir surgir une main décharnée pour m'attraper les chevilles. Il faut absolument que je regagne la sécurité du village. Voyons, il ne doit pas être bien loin.
    Là bas, les craquements s'intensifient. Mon bourreau est sur mes traces. Je localise une petite cabane en bois adossée au muret d'enceinte. Probablement celle du fossoyeur. Ma chance de trouver quelqu'un ! Écartant les branches tombantes d'un saule particulièrement pleureur, je pousse la porte vivement. Désillusion, personne. Un intérieur misérable couvert de poussière. Je ressors aussi sec, armé d'une pelle rouillée dégottée au passage.
    Mon avant bras gauche me fait un mal de chien. La douleur me force à y accorder un peu d'attention. Merde ! Du sang s'écoule sur le dos de ma main. Qu'est ce qu'il me fait ?? J'ai l'impression que ça se resserre. Une pensée s'impose dans mon esprit malmené :
    "Il ronge mes chairs". Je lâche un glapissement et tente à nouveau de l'arracher. Grah ! C'est encore pire quand j'y touche. La pointe saillante au niveau de mon poignet est en train de se faire rejoindre par une paire de petites sœurs. Quand je le fixe il ne bouge pas, mais dès que j'y reviens il a changé. Comme une fleur en train d'éclore qu'on ne peut pas suivre à l'œil. Chose étonnante, il est toujours d'une blancheur immaculée, même pas une trace du sang du zombie. Je ne peux pas en dire autant du reste de ma personne.

    Un grondement sourd en provenance de l'arrière du cimetière me ramène à la situation. D'un revers de manche, j'éponge la sueur qui me dégouline du front. Il faut que je me débarrasse de ce cadavre ambulant. Le voilà qui débouche du bois, défonçant le muret au passage plutôt que de l'enjamber. Mes phalanges blanchissent, j'assure ma prise sur le manche de la pelle.
    Oui aucun doute, il est moins vif qu'avant. Mais c'est peut-être encore un leurre. Tous sens en alerte, je recule lentement vers la grille. Le grincement rouillé me paraît suffisamment fort pour réveiller tous les occupants du cimetière. La trouille me dévore les tripes. Une bourrasque de vent me ramène l'odeur putride de mon adversaire. A bouts de nerfs, je prends conscience que je ne peux pas me permettre d'errer dans le bosquet avec ce truc en maraude. Il faut que je le neutralise pendant que je sais où il est…avec une pelle. Tapis au coin du mur, je m'applique à contrôler les battements de mon cœur. Je ne peux pas m'empêcher de penser que c'est une connerie sans borne de rester là à gaspiller mon avance. Je pourrais encore fuir, détaler sans bruit. Il ne m'a pas encore rattrapé.
    Pourtant mes yeux continuent de chercher une aide potentielle. Des stèles, la cabane du fossoyeur. Non rien à en tirer. Il y a une sorte de vasque primitive à l'entrée du cimetière. Un gros bloc de pierre massive creusé d'une cavité concave au sommet. Impossible de s'en servir, mais c'est suffisamment large pour que je puisse m'y abriter. Ce n'est pas très haut, mais ce sera probablement plus solide que le muret qui n'a pas l'air d'impressionner l'autre macchabée.
    En deux enjambées, je traverse la zone pour me planquer à l'ombre de la pierre grise. J'entends le martèlement sourd des pas de mon adversaire sur la terre molle. Il est proche. Je me redresse doucement, dos courbé et pelle prête à frapper. De loin, je dois ressembler à un fossoyeur entreprenant, tentant de réprimer une révolte de ses locataires. Cette image m'arrache un petit rire sec et nerveux qui pourrait bien dégénérer en crise hystérique. Je jugule le tout en toussotant discrètement.
    J'attends, les yeux exorbités et les oreilles tendues. Hey, plus rien. Plus un bruit. La curiosité et l'impatience moissonnent tranquillement leur tribu sur mes nerfs. Je finis par risquer un regard au dessus de mon abri. Rien en vue ! Le zombie a disparu. Je me retourne vivement, regardant tout autour de moi, mais ne trouve plus aucune trace de lui. Incroyable.

    J'esquisse quelques pas prudents. Pas la peine d'interroger cet abruti de Kageisha, je connais déjà sa réponse en forme de points suspendus au creux de son regard froid.
    Je finis pas le dégotter ce foutu cadavre. C'est trop…Ah ah ! Cette fois, un vrai rire de cramé s'empare de moi. Je laisse la tension s'échapper jusqu'à ce que je reprenne le contrôle de mes muscles. Un nouveau regard sur mon adversaire. Uh uh.
    On dirait que ma pelle va retourner à son usage initial. Ce trépassé dépassé a trouvé le moyen de s'enfiler dans une tombe ouverte. Retour à la case départ en somme. Mais ce qui m'arrache des ricanements, c'est qu'il continue à marcher…enfin à creuser vers le sous-sol comme s'il allait toujours dans ma direction. Vu d'ici, il fait beaucoup moins menaçant. Avec un sourire méchant, je lève ma pelle une fois. Le tranchant retombe sur sa nuque offerte qui se brise sèchement. Ca n'y fait rien, il continue de gigoter. Bon, il y a un tas de remblai sur le coté. Me crachant dans les paumes à la façon d'un ouvrier, j'entreprends de jeter des pelletées de terre dans le trou jusqu'à le reboucher totalement. Pour faire bonne mesure, j'ajoute quelques solides caillasses sur le dessus. Le dénouement de ce combat me plait particulièrement. On peut dire que je suis parvenu à mettre ma menace bravache à exécution. Six pieds sous terre le puant ! Ah ! Grisé par la sensation extrême d'avoir échappé à une mort certaine, je sautille allègrement autour de la tombe en prenant des poses excentriques. Je deviens cinglé.

    Finalement à bout de souffle, je m'adosse à la vasque. Retour sur terre et ses turpitudes. Ce bras me fait toujours mal…d'inquiétant c'en devient franchement critique. Le sang continue de goutter au bout de mes doigts mais je crois que la pression s'est relâchée. Je ne suis pas rassuré pour autant mais il faut que je garde la tête froide. Quand je dors, il y a un démon dans mon lit avec moi. Il est là, triturant mon bras...j'ai peur qu'il ne m'influence ou me contamine. Une déglutition pénible salue cette idée, il ne faut plus y penser tant que je n'ai pas les moyens d'y remédier.
    Je me hisse debout pour boire un peu de l'eau qui stagne au creux de la pierre. Au passage j'en profite pour me débarbouiller un tantinet. Fidèle à mon idée de penser à autre chose, je me focalise sur ce dernier combat. Poarf. C'était chaud…et ce coup-ci, je ne suis même pas venu à bout du macchabée. Le salopard suivant risque d'être encore plus dur si Mélanargie continue à corser son jeu. Soucieux, je m'accoude au rebord grossièrement taillé pour réfléchir. Ce n'est pas bon. Comment vais-je m'en tirer la prochaine fois ? Avec une chaussette bourrée de gravier ? Il faut que j'arrête de jouer en solitaire. Et c'est bien pour ça que j'ai contacté Maille d'ailleurs !
    Me massant distraitement l'épaule gauche, je reprends ce qui me semble être le chemin du village. La petite promenade était suffisamment récréative pour que je reste cloîtré pendant quelques jours en quête d'un ennui de très bonne qualité !

    A mon retour, un petit attroupement attire mon attention. Les gens sont fébriles, tendus même. Quelques pas vers le cœur de l'agitation m'en révèlent la raison. Ce sont des cavaliers. Quatre types qui, malgré la chaleur, sont tout emmitouflés de couleurs chamarrées. Tête curieuse parmi les têtes apeurées, je croise les bras pour dissimuler l'os tout en m'avançant. Qui sont-ils ? La réponse tombe en même temps que la capuche du premier chevaucheur, dévoilant le visage fin et séduisant de Maille. Sa voix s'élève, claire et joyeuse comme un merle au petit matin :

    - Hey la compagnie ! Y'a-t-il un dénommé Sakutei parmi vous ?

    Ah. A ce stade, je n'ai pas encore précisé que Maille est un homme…du genre qui fait dire aux autres qu'il n'en est pas un. Mais aucune inquiétude, je sais que je ne suis pas son genre.

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