• - Loin de moi l'idée de remettre en cause ton génie mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.
    - Voyons Sakutei, un peu de bon sens.
    - Justement parlons des sens ! Ca pèse une tonne, c'est glacial à l'ombre et cuisant au soleil … et en plus ça pue !
    - Ttt, ne soit pas si précieux. Je ne me rappelle pas t'avoir vu froncer le nez devant ta propre crasse.
    - Ah mais ce n'est pas la même chose, moi je sens le "moi"…mais ça…j'ai l'impression de me trimballer une forge sur le dos. Et n'importe comment ça ne me va pas du tout.
    - Oh oh ! Tu te soucies de séduire maintenant ?
    - Je te parle de mon aisance ! De mes mouvements !

    Le sourire étincelant du blanc seigneur qui me fait face s'étire encore si c'est possible. A moitié avachi devant lui, j'essaie de le regarder sans trop loucher à travers la visière du casque qui me comprime les tempes. La brute en culbute et le truand blanc…ah la belle paire de cinglés.
    Maille fait mine de réfléchir à mon confort en se tapotant le menton du bout des doigts.

    - Tiens c'est curieux, pourtant ces armures ont été précisément conçues pour une meilleure souplesse aux articulations.
    - Ouais ben si tu veux vérifier par toi-même, enfile donc ça !

    Ma voix se fait acide à mesure que crache reproche sur reproche. Je me suis prêté de mauvaise grâce à son idée géniale, mais les lubies de Maille commencent à me "peser", si je puis dire.

    - Arrête de te tortiller comme un vers, tu vas réussir à fausser l'ajustement des plaques. Ne bouge plus maintenant. Maître Targe, allez y, procédez.
    - Dans le dos monseigneur ?
    Maille acquiesce d'un mouvement sec du menton.
    - Dans le dos.
    - Quoi ? Quoi dans mon dos !? Hey !!
    - Arrête de bouger Sakutei…

    Une brève saccade entre les omoplates achève de me déséquilibrer totalement. Je m'écroule face contre boue dans un tonnerre de ferraille. Quelqu'un se fend d'un soupir exaspéré.

    - Bon profitez en pour sangler l'épée et relevez le.
    - Une épée, tu m'as bien regardé ?

    Les serviteurs de Son Exquise Altesse le Duc s'empressent de répondre à ses directives et je me retrouve promptement harnaché d'un poids supplémentaire à l'arrière. A peine remis sur mes guiboles, mon premier geste est méchamment destiné à la bande de pantins serviles qui m'agitent des marteaux et des pincettes sous le nez depuis tout à l'heure. La volée s'égaille, j'en profite pour arracher ce foutu heaume d'un coup sec. De l'air !
    L'expression furibonde taillée sur mon visage suffit à tenir la petite bande à distance. Sans doute que l'armure qui me comprime le moindre muscle contribue également à me rendre plus menaçant. A moins que ce ne soit la boue qui macule ma tenue de métal qui ne les répugne. Les serviteurs de Maille ont l'air, à son image, assez portés sur la propreté. Curieuse obsession de la part de ses traînes-savate.

    - Bon Maille, ça suffit ! Pas question que je me coltine ce merdier pendant tout le voyage. Alors demande à tes larbins de m'enlever ça et reprenons la route avant que je…
    - Sakutei, Sakutei, Sakutei. Je n'aurais jamais cru qu'un rustre comme toi aurait fait tant de façons pour mettre une simple armure.
    - Rustre ? Moi ?

    Avec un soupir, le duc s'installe sur un siège de campagne et attrape un gobelet de vin que lui tend un autre de ses laquais. La pièce où nous sommes réunis n'est pas particulièrement exiguë mais je m'y sens à l'étroit. Cette couche d'acier vernis me donne l'impression d'avoir triplé de volume.

    - Tu vois, ton problème c'est que tu n'es pas assez subtil. Pas étonnant qu'un lourdaud comme toi s'attire toutes sortes d'ennuis.
    - Lourdaud.

    Je suis vexé. Le phrasé alambiqué de Maille semble d'autant plus efficace pour m'atteindre en pleine figure. Moi ? Pas subtil ?

    - Je vais te réexpliquer. En tant que duc, je ne peux pas me promener sans escorte, les gens se poseraient des questions. Et tu sais ce que je pense des questions…
    - Oui, oui, ça va. Pas la peine de me rappeler ça.

    Je tourne légèrement la tête pour regarder le giton de Maille. L'harmonie du visage d'ange du mignon Lodendron s'est brisée sur un écueil en forme de balafre qui lui strie la joue droite. L'égratignure est encore vive, sillon rosâtre qui semble promettre une cicatrice boursouflée si personne ne s'en occupe sérieusement.
    Incendier la bourgade ne s'est pas fait sans douleur…bien fait. Mais l'autre jour, j'ai quand même été stupéfait d'apercevoir une colonne de fumée noire s'élever à l'horizon. Et encore plus de le voir lui, réapparaître, tout fumant sur son cheval avec une étrange lueur dans le regard. Ce gosse est sans doute plus dangereux qu'il n'y paraît.
    Le tintement métallique d'un gobelet qu'on repose sur un plateau me ramène à ma grotesque situation. La tête légèrement penchée, les mains en pyramide devant les lèvres, Maille m'observe à travers le rideau ajouré de ses cheveux fins. Il reprend sur le ton de la conversation :

    - Le fait que je doive m'entourer d'une escorte te fournit le camouflage idéal. Avec la visière baissée, tu ressembleras à n'importe lequel de mes gardes personnels. Qui irait te chercher à l'intérieur de cette coquille ? Et quand bien même tu serais découvert, dois-je te rappeler qu'on cherche à te tuer ? Voilà tout à fait le genre de vêtement qui évite les confrontations trop hâtives avec la faucheuse.
    - Mouais.

    J'avance la mâchoire inférieure, dubitatif. Il faut reconnaître une certaine logique à son raisonnement. Jusque là, les attaques de Mélanargie m'ont toujours pris par surprise.

    - Tu as l'air encore plus idiot comme ça.
    - Lâche moi un peu tu veux.

    Il réplique par un rire tranchant comme un diamant. D'un geste rapide, il frappe deux fois dans ses mains. Ses serviteurs s'inclinent tous dans un bel ensemble et quittent l'armurerie. Excepté Londendron évidemment…le seul que j'aurais vraiment voulu voir disparaître de ma vue. Pour compenser, je lui présente mon dos massivement cuirassé. Maille se relève souplement.

    - Bien l'affaire est entendue. Nous repartons dans deux heures. Profite en pour t'habituer…

    Il laisse sa phrase en suspens, sans doute doublement conscient de l'ironie qui fleurit sur ses lèvres et du rictus menaçant qui déforme les miennes. Là-dessus, il fait signe à son mignon et retourne régler quelques affaires en suspens, sans doute faire tomber quelques têtes, ce genre de choses. Je me retrouve seul.
    Côtoyer Maille, c'est un peu comme confier les fils de son destin personnel à un maniaque des nœuds. Ca ne fait que deux jours que nous sommes ensemble et je me sens déjà relégué au rang d'observateur de l'écheveau qu'est devenu ma vie. Le problème c'est qu'avec Maille, écheveau rime souvent avec échafaud. Encore un reliquat paternel.
    Le duc agit en duc. Il décide tout, prévoit, manigance et trame. Au cours de notre petite trotte, pas moins de cinq patrouilles se sont présentées à lui. A croire qu'il leur avait fixé rendez-vous. Chose impossible … hein ? A chaque fois, il avait des ordres ou des consignes particulières à transmettre discrètement dans le creux d'une oreille attentive.
    On peut sans doute reprocher beaucoup de chose à cet étrange personnage qu'est devenu mon ancien ami, mais question autorité et organisation, il sait s'y prendre. Même mon penchant à renâcler et toujours discutailler commence à faire le dos rond face à ses mortelles manières mielleuses. Le point d'orgue a évidement été de me convaincre de faire un crochet par un de ses manoirs pour prendre de l'équipement. J'aurais dû me douter qu'il avait une idée derrière la tête. Sur ce point, il n'a pas trop changé d'ailleurs.
    Et me voilà à présent attifé comme les deux brutes qui accompagnaient Maille pour venir me retrouver.

    Je tente quelques pas timides. J'ai l'impression de m'enfoncer dans le sol à chaque fois que je pose le pied. Un bref coup d'œil par la porte ouverte m'informe que la pluie n'a toujours pas cessé depuis ce matin. Ca non plus ce n'est pas encourageant. Je sens les complications. Toutes ces histoires de rouille et de glissades quand on est lourd risquent de devenir douloureusement concrètes.
    Sous mes yeux, l'eau en excès dévale la cour en pente pour se déverser directement dans la pièce où je rumine tout seul. Quel est l'imbécile qui a conçu ce manoir ?
    Résigné pour le moment à marcher dans la combine de Maille je ramasse le casque noir et m'extirpe tant bien que mal pour aller gambader sous la pluie. L'eau qui dévale du ciel a tôt fait de nettoyer la crasse qui macule mon pectoral et avec un zèle tout aquatique, en profiter pour ruisseler le long de ma nuque. L'eau…

    L'eau.

    Je prends à évoquer Thrace une fois de plus, avec un étrange pincement au cœur qui me fait penser qu'il ne manquerait plus que je tombe amoureux pour parfaire mes emmerdements. Bah c'est le manque. Je dois bien admettre que les quelques heures passées ensemble dans le rêve de Javel étaient intenses. Mais maintenant ?

    Je déboule en m'ébrouant dans l'écurie avec un air préoccupé. Là bas, dans un des boxes, il y a un cheval d'une race tarabiscotée avec un nom à se couper la langue et une teinte de noir que je ne différencie pas de ses congénères. Un autre symbole de mes complications. Je vérifie quand même l'équipement supplémentaire qui nous sera alloué pour la suite du voyage.
    Histoire que cette petite halte dans le manoir ne soit pas qu'une occasion de me rendre imperméable aux coups d'épée, j'ai demandé à Maille de me fournir de quoi regarnir ma besace de cartographe. Tout est là, dans les sacoches de cuir. Je ne sais pas si j'aurais l'occasion de m'en servir, mais le contact de ces instruments usuels me réchauffe le cœur.
    Alors que je suis en train de farfouiller dans mes affaires, mes doigts effleurent les contours d'un objet un peu trop familier justement. Une pièce ronde avec un lacet de cuir. Sans même y jeter un œil, je sais ce que c'est.

    - Et merd-euh.

    L'amulette du Templier. Encore et toujours cette breloque. Ma rencontre avec le vieux sorcier remonte à plus d'une semaine maintenant mais je n'ai toujours pas réussi à me débarrasser totalement de son emprise. Aller solliciter son aide était visiblement une erreur monumentale.

    - Messire ?

    Le ton plus que la voix me fait sursauter. Je ne me souviens pas qu'on se soit un jour adressé à moi avec ce respect distillé dans une soupe de crainte servile. Désarçonné, je me retourne avec un sourcil haussé. C'est un jeune garçon en tenue écrue. Comme je ne réponds pas, il prend l'initiative.

    - Le Duc vous fait mander dans la salle à manger.
    - Ah ? Je viens.

    C'est un Sakutei tout ferraillant et dégoulinant de pluie qui pénètre dans le bâtiment principal du manoir. Le page m'entraîne d'emblée dans une grande pièce sur la droite. Je reprends mon souffle sous les assauts incohérents de masses d'air chaudes, chargées d'effluves humaines et de parfums de cuissons. Il y a un paquet de monde et de la viande sur les tables. Les conversations bruissent, des rires explosent, des appels traversent l'atmosphère grasse.

    - Ola ! Sakutei, avance un peu par ici !

    Maille se trouve à l'autre bout du banquet, mais il ne mange pas. Apparemment en pleine réunion stratégique avec une bande de couturés grisonnants. Ce ne sont pas tellement les courtisans enfarinés qu'on s'attendrait à voir graviter autour d'un noble.
    Alors que j'avance entre les tables croulant sous les mets, je me fais la réflexion que ce ne doit pas être la population habituelle du manoir. Des vraies trognes de soldats. D'où viennent tous ces types ? Maille aurait-il encore réussi à tout prévoir à l'avance ?

    - Tu te prépares à la guerre ou quoi ?
    Ma remarque arrache des sourires indulgents d'un coté et des reniflements méprisants de l'autre. Encore les pieds dans un plat que je ne connais pas.
    - Sors un peu de ta grotte de temps en temps Sakutei. La guerre est déjà déclarée.
    - Hein ? Encore un point pour moi.
    - Voyons, tu étais toi-même à Bras-le-Teil lorsque les Fir Bolgs ont lancé leur assaut non ?
    - Oui je me souviens bien de l'épisode. Les gars du baron local parlaient de brigandage.
    - Comme c'est touchant de ta part d'être encore si naïf. Ca ne t'a pas paru étrange ?
    - Si ! bien sûr que si.

    Ma voix sonne faux mais le pire c'est que c'est vrai. Le déploiement de toute cette force pour simplement botter les fesses d'une bande de maraudeurs m'avait effectivement étonné. J'avais distraitement biffé ce souvenir, tout occupé que j'étais à éviter de trépasser par accident ou à dessein. Et encore une fois, je passe pour le pataud. Maille a peut-être raison, il est temps que je me réactive les méninges.

    - Alors c'est une guerre.
    - C'est exact. Mais ce n'est pas pour ça que je voulais te voir. (il pointe son doigt sur une carte déroulée sur sa table). Tu connais bien le Delta n'est-ce pas ?
    - Pas vraiment en fait. J'étais justement occupé à cartographier quand toute cette… histoire a commencé.
    - Hm.
    - De quoi s'agit-il ?
    - Pour aller chez les thuadènes, nous allons remonter par là.

    Pendant un moment, Maille m'expose les grandes lignes de notre trajet. Au programme : plusieurs jours de vagabondage en direction du nord-ouest. Mes yeux exercés à la lecture de ce genre de document me permettent de repérer les étapes et les obstacles. Mon coté scribouillard s'émerveille une fois de plus devant la finesse du trait. Risquer une telle œuvre dans un tel parcours…

    - Tu comptes emporter cette carte pendant le voyage Maille ?
    - Hum, oh oui sûrement
    - Laisse là ici, elle sera plus en sûreté. Je vais en faire une copie de mémoire.
    - Pourquoi une bête copie quand on peut disposer de l'origina…
    - Laisse moi faire, c'est mon rayon.

    Voyant que je suis résolu, il laisse glisser d'un geste de la main et passe à autre chose. Il me reste un peu de temps pour avaler un morceau. Le fumet de rôtisserie commence à me faire saliver méchamment.
    Je m'installe entre deux costauds qui se poussent inconsciemment pour me faire de la place. Avoir son armure possède quelques avantages… Devant moi, du porc en sauce accompagné d'étranges fruits jaunes coupés en quartier. C'est pas mauvais, plus consistant que les habituelles pommes en tout cas. Je me tourne vers mon voisin de droite en grinçant légèrement :

    - C'est quoi ça ? On dirait des pommes mais pas vraiment.
    - Oh c'est une racine.

    Rien d'autre. Bon, une pomme de la terre en somme. J'engloutis quelques bouchées supplémentaires avant d'arroser le tout de bière brune. C'est plutôt étrange de manger en présence d'une réunion. Visiblement, ça ne gène pas grand monde. Maille est un duc à part. Maintenant que j'y pense, toute cette compagnie ressemble effectivement à un bout d'armée en campagne. La guerre…la guerre…le passe temps favori des hommes qui revendiquent leur virilité à la pointe de l'épée.
    Il y a trop de tenants qui m'échappent pour que je puisse entrevoir les aboutissants mais il y a une chose qui m'interpelle. Pourquoi Maille qui semble si occupé à organiser ses troupes prendrait du temps pour m'aider dans mon affaire personnelle ? Y'a-t-il un lien avec toute cette agitation ? Il se pourrait bien qu'on se serve de moi à un niveau qui ne m'apparaît pas encore. Cette idée mérite réflexion. Je décide de faire quelques pas dans le hall pour m'aérer l'esprit.

    Depuis quelques temps les évènements se sont bousculés sans que je puisse vraiment faire le point. Je m'immobilise face à un grand miroir, tout étonné du spectacle que j'ai sous les yeux. Avec cette armure sur le dos, mon reflet ne m'est pas familier. Pectoral noir, épaulière noires, jambières n…enfin la couleur ne change pas. Seules deux différences notables me distinguent des sbires de Maille.
    Tout d'abord, cette épée massive dont je ne vois que la poignée dépasser de mon épaule gauche. Les autres "noirs" que j'ai vus la portaient au coté. On les comprend. Vu la longueur de la lame et l'allonge de mon bras, il me sera tout bonnement impossible de tirer cette arme en une seule fois. Un sourire étrange étire mes lèvres quand j'imagine le ridicule d'une situation de combat où l'un des combattants se retrouverait contraint de dégainer en trois étapes.
    Bah, je n'ai pas prévu de m'en servir. Je suppose que ce tranchoir n'est là que pour compléter mon costume.
    Deuxième différence, je ne porte pas de brassard métallique à gauche. J'en ai déjà un d'une autre sorte. Mon parasite personnel en os. Impossible d'y sangler une pièce d'armure sans m'arracher des cris hystériques. C'est comme si la "chose" se rebellait. Il ou elle ne semble pas avoir bougé depuis mon dernier combat contre le zombie. Je ne l'encourage pas à reprendre mais je n'espère plus m'en débarrasser. Curieux comme on s'habitue vite…
    Repenser à ce combat me fait cheminer dans la galerie d'images que collecte en permanence mon esprit. Je revois les feuilles mortes, la chair putréfiée, mon propre sang roulant entre mes doigts, les pierres tombales. Et puis il y avait ce grand guerrier vêtu de noir…

    Kageisha ! Bon sang ! Comment ai-je pu l'oublier ! Une horrible coulée de glace cascade dans mes tripes. Le choc se reflète sur mon visage. Je me dévisage moi-même avec mon air hagard et mes yeux ronds. Je bats frénétiquement le rappel de mes souvenirs. Impossible de déterminer quand il s'est éclipsé. Probablement au moment où j'ai renoué avec Maille. Merde. Merde. Merde. C'est en laissant les choses s'échapper comme ça qu'on se fait poignarder dans le dos.
    D'instinct, je me détourne du miroir pour jeter un regard dans la salle à manger. Les gars se bâfrent. Maille et son état major ne sont nulle part en vue. Je m'attends presque à voir le shinigami surgir de derrière une tenture pour me pointer son sabre sous la gorge.

    2 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique