• - Ensuite il semble que le Contreur soit tombé sur un os.
    - Oh ?
    - Oui…eur dal… os

    Les échos mangent une partie du dialogue mais la substance reste compréhensible. Même au milieu des stridulations étranges, des écoulements et des raclements.

    L'avantage d'être réduit à l'état d'un petit nuage doté d'une conscience, c'est de pouvoir se faufiler n'importe où pour espionner. LES inconvénients de se retrouver éparpillé dans l'air comme une respiration humide peuvent être jetées à la diable dans un gros sac avec une grosse étiquette : "tout le reste". Parce qu'à part reluquer tout ce qu'il est possible de voir avec des gouttelettes en suspension en guise d'yeux, Thrace ne peut pas faire grand-chose d'autre.

    - Le seuil des morts ? Franchi oor cilement ?
    - Oui Dagda Nudien. Agda près dien rivière.

    Cela dit vu la situation, ce n'est pas forcément si terrible. Quoi de plus captivant que d'écouter une conversation privée sans être repérée ? Oui, l'ondine peut aussi écouter. Mais c'est un peu plus complexe à expliquer. Bref, l'important est là : Thrace se délasse tranquillement dans une vasque en pierre tandis que sa cible discute à quelques mètres. Pénétrer dans le palais du Gardien n'était vraiment pas un problème à partir du moment où elle s'est évaporée. Non, ça deviendra coton quand il s'agira de frapper alors que ses poings ont autant de percutant qu'une flaque. Un coup d'eau sur une épée.
    C'est pour ça que Thrace se contente d'écouter, lovée sur elle-même pour préserver le cœur de son essence.

    - Ensuite ?
    - Je ne sais pas. On ensui trace.

    Un clapotis nerveux dans le bassin. Comment !! Ils connaissent son nom ? Non, impossible, elle divague. L'ondine ondoie dans son petit réceptacle. Ils ont perdu sa trace. C'est ça. Et jusque là, c'est une bonne chose. La conclusion de sa rencontre avec Grimm-le-pervers aura au moins eu cet avantage.

    L'entretien semble terminé. Thrace risque une goutte au dessus du rebord pour mieux voir. Une petite créature dotée d'oreilles pointues s'incline profondément devant une ombre majestueuse qui se découpe dans le contre-jour des torches. Même vu de loin par le brouillard, le Gardien impose son aura de puissance tranquille, irradiant du simple fait de son existence. A vue de nez, indélogeable.
    Voilà sa cible. Pas du petit lait. Du grand, voire du très très grand. Malgré sa taille, il semble proportionné comme un humain quoique légèrement plus élancé. Seule différence notable à cette distance, les imposants cors de cerfs qui se ramifient à partir de sa tête. Difficile de vraiment détailler avec cette luminosité défavorable. Les contrastes trop marqués ont tendance à exagérer les impressions. N'empêche…
    Thrace s'agite. Si elle avait eu une bouche, des pommettes et des yeux, elle en aurait tiqué. Comment se débarrasse t-on de l'intemporel ? Le Gardien est là. Il l'a toujours été et il est difficile d'imaginer qu'il pourrait ne plus être là un jour. Voilà le genre de pensées qu'il inspire de loin. Alors s'il faut en plus se rapprocher pour lui coller un couteau sous la gorge…autant aller expliquer à une montagne qu'elle serait bien gentille de bouger ses fesses un peu plus loin pour dégager la vue.

    Thrace se replonge dans son bassin pour réfléchir. Ses idées se mélangent, aucune n'est digne d'intérêt. Elle tourne en rond. Pas moyen de raisonner correctement sous cette forme. Trop éparpillée, trop tiraillée par sa nature aquatique. Elle a envie de ruisseler, de cascader, de ramper dans les cavernes et de rejoindre un océan ataraxique, pas de cogiter sur la manière d'ôter la vie à la Vie même. Si seulement elle pouvait se reformer... Mais elle n'a pas assez d'énergie pour ça, il lui faudrait de l'eau. De l'eau pure, pas celle de ce monde. La blessure que lui a infligé Grimm est trop profonde pour être soignée par l'humidité de l'air et consommer autre chose ici la contraindrait à y demeurer jusqu'à sa mort. Laquelle ne se ferait sans doute pas trop attendre d'ailleurs. Sale temps ! Il faut qu'elle se concentre sur son environnement. Examiner les possibilités. Thrace ouvre ses perceptions au maximum pour refouler son instinct élémentaire.

    Une atmosphère étrange se dégage des lieux. Mais elle n'en aurait pas attendu moins. Les crépitements des torches se mêlent aux bruits ondoyant de gouttes en train de s'écouler le long de stalactites pour ricocher sur le sol de pierre plus bas. Ici, tout semble plus ancien, plus pénétré de sagesse et sans doute également plus pénétrant.
    La folie crissante des bois enchevêtrés a cédé la place aux ronflements sourds de la rocaille ancestrale. Le minéral semble plus posé, là où le végétal brillait par son exubérance. Il y a donc une forme de vie dans la roche aussi.

    - Dagda Nuadien ?

    Oh, elle s'est laissée flotter. Thrace se hausse d'un brin pour observer. Cette fois, elle décide de se rapprocher pour ne pas subir les échos. C'est un autre petit animal à quatre pattes. Il dégouline d'une servilité répugnante envers son maître. Ce dernier ne fait pas mine de le remarquer mais l'autre reprend quand même.

    - Deux autres intrus ont pénétré dans le sidh maître.
    - Deux autres.
    - Les deux premières barrières ne les ont pas arrêté. Et … heu.

    Il semble gêné tout à coup.

    - Et bien ?
    - Le Fou n'a pas réagit. Il n'est pas là.

    Oh oh. Le fou ? Pas besoin de chercher longtemps pour deviner de qui il s'agit. Une onde de satisfaction traverse le corps éthéré de Thrace. Grimm n'a pas l'air d'avoir aimé le traitement à chaud.
    Le Gardien ne répond pas. On pourrait sans doute juger qu'il se perd dans ses pensées. De plus près, il semble fait d'écorce plutôt que de chair. Des filaments bruns et étirés au point d'en paraître translucides partent de son corps en divers endroit et se courbent lentement autour de lui comme des épis de blés fauchés par le vent.
    Finalement, il lève une main, paume vers le haut. Le talent d'observation naturel de Thrace lui glisse un note à propos de ces étranges onze doigts recourbés et effilés comme des racines.
    La Gardien se concentre. Il aspire une partie des énergies de la grande salle voûtée. La sensation est désagréable, Thrace est obligée de battre en retraite. Même le petit quadrupède poilu et cornu s'affaisse un peu plus à ses pieds.

    Une lueur brillante éclot dans le creux de sa paume et soudain, elle voit. Comme à travers une fenêtre ouverte dans les cieux. Deux hommes cheminent dans les prairies du sidh. L'un des deux boite…et l'autre semble tituber comme un cadavre ambulant. Comme si la hache jetée en travers de son épaule était un fardeau trop pesant pour sa carrure pourtant impressionnante.

    - Quelqu'un a invité cette mort sur mes terres ! JE VAIS M'OCCUPER DE "CA".

    La voix massive coupe court à toute tentative d'échos joueurs. Ca ne rigole plus. Le Gardien n'a pas l'air jouasse. Thrace envisage une retraite stratégique lorsque les imposants andouillers
    pivotent brutalement vers elle. Un lapin pris dans un rayon lumineux n'aurait pas plus réagi. Repérée !! Le visage noyé  d'ombres du Gardien s'enlumine soudainement d'une paire de braises incandescentes. L'ondine frémit. Le regard ardent vient la transpercer jusque dans l'essence de l'intérieur de son intimité. Si elle avait eu des dents, elles auraient crissé. C'est encore pire que les caresses indécentes du Fou !

    - Et toi qui es-tu pour m'espionner ainsi ? Toi qui a renié ta race et ton rang. Que fais tu ici à verser impunément le sang de mes créatures ?

    Ces paroles brisent le charme, mais elles sont en train d'en tisser un autre plus dangereux. L'ondine se secoue et s'envole d'une saccade vers les hauteurs obscures. Là haut, il y a une petite faille. Vite ! Les menaces du Gardien la poursuivent encore tandis qu'elle se faufile dans l'interstice.

    - Je sens la marque de l'eau sur toi. Souillée par le sceau de la terre, du métal, la chair des humains. Tu es corrompue, alourdie. Confesse toi à moi et je te rendrais ta nature. Ou alors péris telle que tu as choisi de demeurer !

    Les dernières syllabes que perçoit Thrace évoquent un rire orageux. A peine dehors, elle se fait surprendre par une bande de follets qui viennent l'assaillir. Plus la peine de finasser avec ses merdaillons ! L'ondine se rassemble et se met à virevolter autour des flammèches agressives. Le ballet aérien ne manquerait pas d'une certaine grâce pour un observateur non-averti, ponctué de sons indescriptibles qui évoquent l'appétit des flammes et l'emprise de l'eau.

    Thrace enchaîne les piqués et les pirouettes. Elle ne mégote pas sa peine car maintenant, elle entrevoit une issue. Pas question de se faire piéger ici et maintenant ! Un follet éclate en une gerbe de cendres lorsqu'elle le traverse de part en part. Dans le même mouvement, elle noie les ardeurs flamboyantes d'un autre. Les fragments de corps sans vie dansent dans les bourrasques. Ca chuinte, ça carbonise et ça trempe.
    L'ondine surclasse ses adversaires par sa rapidité et son agilité, mais elle peine à maintenir sa cohésion. A chaque contact avec un follet, elle perd une partie de son essence. Et au point où elle en est, chaque goutte compte. Si elle avait eu des fesses, elle les aurait serrées.
    Les follets reçoivent toujours plus de renforts. Le Gardien la tient dans son poing ! Changement de stratégie. Thrace fonce vers le sol et taille la route jusqu'à la rivière riante qui traverse le sidh.

    Sous l'eau, ils ne peuvent pas l'atteindre. Mais c'est risqué. Affaiblie et malmenée par le courant, elle est encore plus encline à se laisser dissoudre. Tout ici n'est que piège ! L'ondine file dans les remous toujours plus loin, poussant ses capacités au delà de ce qu'elle aurait cru possible. Si elle parvient à atteindre les deux hommes avant qu'ils ne se fassent écharper, elle a une chance de s'en sortir. En fait, même s'ils se font tuer, c'est encore jouable. Le tout c'est de trouver les corps. Pourvu qu'elle tienne jusque là !
    Malgré elle, un détail la titille. Le Gardien a évoqué l'intrusion comme s'il s'agissait d'une forme de mort particulière. "Cette mort". Thrace pressent que c'est important mais ne parvient pas à mettre le doigt dessus. Pour ça, il faudrait déjà qu'elle puisse s'en recomposer un. Vu les circonstances, elle est bien obligée de remettre ça à plus tard.

    D'après ses estimations, elle n'est plus très loin de la bouche de la grotte qui conduit à la sortie. Jouable, jouable ! Thrace jaillit de l'eau en un geyser bouillant d'excitation. Elle reprend un peu d'altitude pour repérer ses cibles. Le bord de son champ de vision est déjà irrité par le crépitement tempestaire d'un vol de follets qui lui fond dessus. Vite, vite, viiiite !

    Là !

    Il ne reste plus qu'un des deux gaillards. Le boiteux, face contre terre. Thrace s'impose une nouvelle cadence infernale pour rallier l'humain avant ses adversaires. Au moment où elle s'approche, un couteau de jet la traverse en sifflant. Inoffensif. Le boiteux s'est redressé sur un coude pour tirer. Il saigne en plusieurs endroit, note-elle sans s'émouvoir.

    - N'approche pas saleté ! J'suis pas fini par la déesse !

    Cause toujours, j'ai le feu au derrière. Thrace repère la gourde pendue à la ceinture du bonhomme. Sa chance ! Elle étire ses connections au maximum et parvient à se glisser sous le bouchon. De l'eau ! de l'eau ! Elle aspire goulûment toute la réserve contenue dans le petit flacon.
    Son hôte du moment se met à couiner. Probablement les follets. Thrace se rassemble et fait sauter le bouchon de l'intérieur. C'est mieux mais pas suffisant. Elle se dilate, insuffle de la chaleur dans son essence et enveloppe le blessé dans une brume vorace. Le sang aussi, contient une part d'eau. Elle se nourrit des blessures, fouille plus profondément dans la chair pour extirper la moindre parcelle de liquide exploitable.
    Toute emportée par l'extase du moment, elle le viderait jusqu'à le dessécher si la fête ne se faisait pas subitement interrompre par la joyeuse assemblée du grand brasier.

    Cette fois la riposte sera douloureuse. Pour eux. Thrace émerge de sa transe, à nouveau gorgée de puissance et peut-être même un peu plus. Le sang de l'humain lui a conféré quelques éléments supplémentaires qu'elle ne trouve pas dans les ruisseaux. Ceux là même qui lui permettent de prendre sa forme solide. La vapeur moutonne, cotonne, devient une crème onctueuse qui s'étire et se fige. Insensible aux brûlures infligées par les étincelles furieuses.

    Le premier follet qui passe à sa portée se fait étouffer dans une poigne implacable. Thrace écarte les bras d'un coup sec et projette une myriade d'aiguilles de glace. Les dards fauchent les petites créatures, laissant beaucoup de cendre en suspension dans leurs sillons. Le reste de la nuée décide bravement d'aller reconsidérer la situation quelque part ailleurs. Les follets font volte face et s'égaillent dans le plus grand désordre, se terrant sous la moindre motte de terre, filant vers les rayons sécurisants du soleil. En quelques minutes, il n'en reste aucun en vue.

    La jeune tueuse se redresse dans sa tenue de cuir noire. Ses cheveux sont un peu plus long qu'avant et une étrange mèche bleue sombre s'est invitée dans sa crinière. Elle les rejette en arrière d'un revers de main et examine son nouvel accoutrement. Ses vêtements aussi ont changé. Toujours fonctionnels mais d'une coupe plus agressive.
    Ses élégantes bottines à lacets ont laissé la place à une paire de bottes larges bouclées en trois points sur le mollet. Ses gants suivent la même mode, plus évasés au niveau du poignet que leurs prédécesseurs. Thrace s'est également dotée d'un nouveau plastron de cuir sanglé sur sa poitrine qui évoque un peu les ailes d'un oiseau au niveau des épaules.

    - Foutrenoir ! Je savais pas que j'avais une gourdasse magique dans la besace. Merde ! Mais qui t'es toi ?! Un génie des eaux ?!

    Le boiteux est effaré par l'apparition qui vient, mine de rien, de lui sauver la mise en giclant de sa gourde. Thrace lui décoche un sourire reconnaissant. Elle s'est nourrie de lui et de ses provisions. Le tribut est lourd, il aurait sans doute préféré mourir. A présent, il chevrote comme un vieillard et son visage a pris une bonne trentaine d'années, ridé, desséché. Tel est le pouvoir de l'eau sur le corps.

    Cela dit, pour le moment il ne s'en est pas encore rendu compte. Ses yeux écarquillés sont fixés sur le visage ruisselant de Thrace. Non, plus de masque pour le moment. Elle veut jeter de son pouvoir et sa nature à la face cette bande d'elfes hautains qui pensaient pouvoir la dompter.
    Comme elle s'est régénérée aux dépends de ce pauvre bougre, elle se sent obligée de lui laisser une petite explication en guise d'oraison funèbre.

    - Je suis une ondine. Mais pas d'ici. Les thuadènes et moi…ne sommes pas en bons termes. Merci étranger. Grâce à toi, je suis de retour en force !
    Elle salue son exclamation par une courbette et un V de son index et son majeur. Avec sa forme humaine, elle retrouve aussi tout son pétillant et sa fougue habituelle. L'autre semble moins enthousiaste et baisse les yeux. La réaction ne se fait pas attendre…
    - Qu…AAh ! Mes mains ! Mes mains !
    - Désolée.

    Ouais désolée, mais avec un petit sourire en coin en supplément. Elle est trop heureuse pour se laisser aller à la compassion sur ce coup là. Le vieillard qui tâtonne tant bien que mal en face d'elle pour se mettre debout ne s'y trompe pas.

    - Saloperie…on devrait pendre et brûler vif tous les connards de poètes qui ont romancé les ondines.
    - En tout cas, ça ne t'a pas enlevé ta morgue.
    - Je vais t'y envoyer à la morgue moi !

    Il se redresse d'un coup et tente de lui porter un coup faiblard qui se bloque à mi-course, interrompu par un craquement osseux désagréable. L'ondine recule d'un pas et le couve d'un regard amusé tandis qu'il achève de se décoincer le dos.

    - Vas-y doucement. Tes articulations ne seront plus jamais comme avant.

    Thrace ne peut pas effacer ce sourire impertinent de sa figure. C'est différent. Elle se sent plus tranchante, dopée par la nécessité de survivre et de vaincre. Et d'ailleurs, pour approcher le Gardien, c'est pas encore gagné. Et une pensée en amenant un autre…

    - Dis moi, tu es seul ici ? Il n'y avait pas un autre homme avec toi ?

    Il ne répond pas. Sa bouche réduite à un mince trait revanchard, prêt à emporter ses secrets dans la tombe. Ses doigts craquent à chacun de ses gestes tandis qu'il tripote son ceinturon. Thrace prend une inspiration.

    - Ecoute, passons un marché. Je t'aide à sortir d'ici et tu me donnes quelques infos d'accord ?

    L'homme relève la tête. Et là, sa rage explose. Avec une vitesse surprenante vu l'état de son corps, il écarte la main hauteur de figure. Deux pointes accrochent un éclat de soleil en filant vers la jeune fille. Thrace n'a que le temps de pivoter et grimace sous la morsure de l'acier. Un genou à terre, elle extirpe le poignard de son épaule et le rejette par terre. La blessure n'est pas trop profonde mais elle se fait déjà esquinter ! Furieuse, elle cherche le fuyard du regard.
    Car en plus il tente de se carapater ! Pépé cacochyme qui parvient à peine à marcher et s'imagine pouvoir disparaître sans craquer des genoux. La jeune fille ramasse l'un des poignards et se coule derrière lui en trois enjambées. Rien de plus convaincant que la caresse effilée d'une lame sur la gorge pour mâter les ardeurs les plus débridées. Elle est vexée d'être blessée mais sa voix reste rieuse lorsqu'elle reprend la parole. C'est sans doute ce détail qui fait trembler sa victime.

    - A vue de nez, je dirais que tu as maintenant le corps d'un vieillard de 80 ans. Ca te laisse quelques mois d'espérance de vie. Mais si tu y tiens, je peux abréger ce délai tout de suite.
    - Sorcière !
    - Ondine. Je te l'ai déjà dit.
    - Pareil au même.
    - Maintenant assez rigolé. Causons un peu toi et moi.

    Elle le fait pivoter d'autorité pour planter son regard dans le sien. Ses yeux n'ont pas pris l'âge qu'accuse le reste de sa carcasse. Ils expriment toujours l'énergie et la volonté de combattre. Cet homme ne veut pas mourir. Un arrangement est possible.

    - Je réitère ma proposition. Attention, c'est ma dernière offre.
    - Va au diable. Je ne dirai rien. Tue moi !
    - Tu ne manques pas de cran. Bon comme tu voudras.

    Thrace relève le poignet et commence à tirer sur le poignard. Une larme de sang perle sur sa gorge flétrie.

    - Attends !

    Elle retire légèrement sa main et penche la tête. Il est mûr.

    - D'accord. D'accord, tu gagnes cette manche. Qu'est ce que je dois faire maintenant ?
    - Dis moi ce qui t'amène ici. Et qui est venu avec toi. Enfin déballe ton sac quoi, il se pourrait que nos intérêts ne soient pas aussi divergents que tu ne le penses.
    Il grommelle.
    - Et les thuadènes ?
    - Ca va pour le moment. Ils sont de nature joueuse et ne viendront que lorsqu'ils auront un plan bien sadique. Ce qui prend du temps à élaborer.
    - Bah. (haussement d'épaules). J'ai été envoyé par un Templier pour rencontrer le Gardien du Bosquet. On était deux sur ce coup. Moi et un autre costaud. Il…
    - Les noms de tout ces gens ?
    - Le Templier, j'en sais rien. Mon compagnon s'appelait Trempe.
    - Et toi ?
    - Je..l'Artincheur. C'est comme ça qu'on m'appelle.
    - Continue.
    - On devait entrer et repartir normalement. Rien de trop compliqué. Le problème c'est qu'il n'y avait personne à l'entrée. Pas moyen de faire le rituel. On a été obligé de s'introduire et c'est là que la merde s'est déversée à pleins seaux sur nous.
    L'Artincheur lève la paume pour faire reculer la lame menaçante et s'assoit sur un rocher napé de mousse. Il accuse le coup maintenant.
    - Je savais que c'était une idée foireuse, mais Trempe était buté. Je ne le reconnaissais pas. Enfin je ne l'avais jamais vraiment connu mais il était étrange. J'ai fini par comprendre pourquoi assez vite.
    Pause suspens. Il reprend son souffle et s'humecte les lèvres.
    - Trempe était mort. Et ça, bien avant qu'on commence cette mission suicide.
    - Mort ?
    - Ouais. Mort vivant ! Un putain de nécromancien a transformé mon camarade en zombie !

    Les mots du Gardien reviennent aux oreilles de la jeune fille. "Cette Mort". L'allusion est évidente maintenant. Les thuadènes détestent les nécromanciens et c'est bien entendu réciproque. Ce n'est pas pour rien que Mélanargie l'a envoyée ici. Pourrait elle être impliquée là dedans ? Possible.

    - Mort vivant…mais le Templier ?
    - Berné je suppose. Certains de ces salopards de sorciers sont particulièrement habiles avec ce procédé.
    - Hum. Pour ce que j'en ai vu, ton compagnon, n'avait pas l'air si difficile à démasquer.
    - Quoi tu l'as vu ?
    - Passons là-dessus. Continue.
    - Poarh. Je m'en fous. C'est après le Contreur que les choses se sont détériorées. La brutasse m'a salement lacéré la jambe et pendant que j'étais à terre, il a littéralement empalé Trempe. Un coup qui aurait dû le tuer. Mais non, il s'est relevé et à continuer à bûcheronner. On a pu repartir en…
    - Vous avez tué le Contreur ?! Waho !
    - Non on ne l'a pas tué. Il s'est enfuit.
    - Ah. (déçue).
    - Ensuite, on est arrivé ici et on s'est fait attaquer par tout un tas de bestioles bondissantes. Elles m'ont laissé pour mort. Je ne sais pas ce qu'est devenu Trempe. La suite nous est commune…hélas.

    Thrace glisse le petit poignard de jet à sa ceinture et attache une partie de ses cheveux en arrière avec un lien de cuir.

    - Bon, et qu'est ce que vous deviez faire avec le Gardien ?
    - Je devais lui demander assistance dans la guerre contre les Fir Bolgs. Une mission spéciale. Mais bien foirée…le patron va être furax.

    L'ondine se raidit subitement. Une guerre ? Les Fir Bolgs ? L'idée lui file une boule dans la gorge bien malgré elle. Pour cacher son trouble, elle fait mine d'inspecter les environs et finit par pivoter face à son interlocuteur.

    - D'accord l'artichaut…
    - (soupir) Pourquoi personne n'arrive à s'en rappeler correctement.
    - Bon quelque soit ton nom, tu as gagné un billet de retour. Je vais tuer le Gardien et ensuite on dégage.
    - QUOI ?!

    Un sourire étrange étire les lèvres de la séduisante jeune fille.

    - Tu as raté ta mission. Considère toi comme hors jeu. Mais je ne pars pas d'ici avant d'avoir fini la mienne. Si tu veux survivre, accroche toi à moi. Prends ça comme une faveur que je te fais par reconnaissance.

    Une curieuse impression de déjà vu. Comme dans le rêve de Javel, elle se retrouve à vouloir sortir en vie d'un univers onirique. Et encore une fois, elle se retrouve avec un compagnon de circonstance. Enfin, avec Sakutei c'était un peu plus marrant…à part le passage "rédaction" qui était chiant à mourir.
    Mais le vieux en face d'elle semble vouloir introduire une déviance par rapport à l'histoire précédente.

    - Non. Laisse moi ici. Je ne te dois rien et toi non plus. On est quitte et tu me quittes. D'ailleurs, je ne vois pas pourquoi tu voudrais t'empêtrer de moi. (Après une ou deux déglutitions, il ajoute) Et je n'abandonnerai pas ma mission ! Je veux garder le Gardien en vie et tu veux le tuer. Ce qui fait de nous des ennemis. Rien de personnel bien sûr mais on ferait mieux de mettre de la distance.
    - Je…
    - Tais toi ! J'ai encore le droit de décider ce genre de chose. Tout le monde me trahit, Trempe, Javel et même Sakutei. Je garderai au moins ma loyauté envers mon vrai patron.

    Abasourdie par cette cascade de noms familiers, Thrace reste pétrifiée un instant. L'autre en profite pour se relever et tourner les talons. Javel…Sakutei…comment ? A croire qu'il vient de lire dans ses pensées. Médusée et incapable de réagir, elle le laisse partir comme elle laisserait filer une grosse araignée découverte par surprise sous un meuble.

    Un instant plus tard, elle pivote et part dans la direction opposée. Bon, alors c'est chacun pour soit.

    4 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique