• Il faut étreindre le vent pour ne pas craindre la tempête.

    Je suis un étranger en terre inconnue. Ma tête tourne encore un peu...mais est-ce uniquement à cause de ce transfert spirituel ? Il y a ce nom, flottant à la lisière de mes pensées comme une bulle de savon. Je n'ose pas me focaliser dessus de peur de l'éclater. Quand je tente de la cerner, je vois une ombre en forme de visage. Impossible d'en savoir et ce n'est pas le moment de jouer les romantiques égarés.

    Il fait nuit et je suis dans ce qui semble être une forêt bruissante tissée de bourrasques. Le ciel a l'air assez dégagé pour me permettre de marcher sans luciole, je décide donc de faire un peu de reconnaissance. Rajustant ma besace bourrée de papiers et d'instruments de mesure, je remonte mon écharpe sur le nez et m'avance prudemment entre les troncs.

    Suis-je vraiment dans le monde onirique de ce rêveur décharné ? Suis-je dans l'univers de Javel ? C'est possible...tout comme je pourrais être en train de dégobiller tripes et boyaux dans une fosse puante, trop ivre pour me rendre compte de la réalité. Peu importe, je pense par ici donc je suis par là.

    Mes premiers pas hésitants ne sont guère encourageants. Plusieurs fois, je trébuche sur ce qu'il semble être des ossements. Ca crisse, ça craque...il me semble parfois percevoir un lambeau de soupir ou un fragment de murmure entre les troncs. Ca s'annonce mal, le monde de Javel a ses prédateurs. Ma main écorchée se presse craintivement sur le fourreau de ma petite épée. Et elle me semble bien ridicule dans cette atmosphère menaçante. Déjà quelques gouttes de sueurs me piquent la nuque.

    Mes pas me portent dans une clairière baignée de lune. Il règne une étrange atmosphère de sérénité dans ces lieux. Et pourtant, ça n'a rien de rassurant. Sur les cotés deux monolithes impressionnants gardent l'entrée d'une sorte de renfoncement. Un sanctuaire ? Un ossuaire plutôt oui. Tibias et phalanges s'entremêlent et s'enlacent pour mieux jaillir à travers des cages thoraciques et des orbites creuses. On dirait une construction végétale...mais ça me fiche surtout une sacrée coulée de glace dans les tripes. Et il y a quelqu'un. Je m'avance à pas feutrés, mettant en oeuvre tout mon talent de furtivité : des années de savoir-faire pour passer inaperçu en rentrant après des beuveries un peu prolongées. Plus qu'un art de vivre, un véritable instinct de survie.

    D'un revers de manche, j'éponge mon front humide. Oui, pas de doute, une silhouette entièrement vêtue de blanc et noir est agenouillée quelques pas devant moi face à une sorte d'autel. Qui que ce soit, il est en plein recueillement. Comme je sais être quelqu'un de délicat, j'opte pour une retraite prudente derrière le monolithe le plus proche. Mais je ne peux m'empêcher de continuer à observer.

    L'intriguant personnage se relève quelques battements de cils indiscrets plus tard. Ses longs cheveux noirs sont retenus en deux endroits par un étrange ornement blanc comme l'os. L'homme fait un geste rapide du poignet que j'ai à peine le temps de capter. Sans un bruit, il dégaine un long katana et se tourne face à l'entrée du sanctuaire. Un reflet de lune vient lécher le tranchant acéré de la lame. Je suis paralysé.

    Je peux maintenant lire l'expression tout à la fois triste et résolue sur son visage. Il y a là toute une souffrance refoulée et claquemurée derrière un code rigide. C'est bien un guerrier. Et un du genre très dangereux. Je ressens à présent tout ce que ma situation pourrait avoir de précaire si ma présence vient à être découverte. Ô Fille de Cérès, moi qui suis ton plus fervent serviteur, ne m'abandonne pas maintenant ! Comme si une prière de pochtron pouvait changer quelque chose...

    Le guerrier replie son bras pour porter sa lame argentée tout contre son visage.


    - Shire Sebonzakura.

    A la limite de l'audible...et tellement résolu que j'en prend la chair de poule. Mais que se passe t-il ici ?! Une ondulation métallique traverse l'espace...comme un reptile aux écailles de métal. Et soudain, je me retrouve environné d'un nuage de flocons pâles qui tournoient et virevoltent dans l'air. Non, pas des flocons...plutôt des pétales. Une touche de poésie dans cette atmosphère macabre.

    Je ne peux rien faire, ma main est crispée inutilement sur la garde de mon épée. Je sens le danger tout autour de moi...sans en comprendre la substance. Le dos tout en sueur plaqué contre la roche froide, j'attends.


    - Ryoka je sais que tu es là. Ta place n'est pas ici. Tu devrais retourner dans le monde réel.

    Sa voix est si posée...il en émane une autorité naturelle que même mon instinct frondeur se refuse à défier. Les pétales se concentrent autour de moi dans une danse harmonieuse. Je ne sais alors pas exactement ce qui me pousse à agir ainsi. Me dégageant du rocher, je tombe à genoux devant l'étrange guerrier impassible.

    - Mes profondes excuses. Je ne sais pas comment je suis arrivé ici...et je m'en vais sans plus attendre.

    Pas de réponse, je prends ça pour une incitation polie à dégager. Je ne me fais pas prier. Me relevant sans grâce, je file en direction des bois. Je galope à en perdre haleine jusqu'à ce que l'air devienne trop brûlant pour ma gorge.

    Je m'effondre haletant contre un tronc. Une main pressée contre ma poitrine, je tente de reprendre emprise sur mon corps et mon esprit. Je ferme les yeux quelques instants pour tenter de surmonter cette vision tout à la fois si magnifique et si terrible. Mêlée aux odeurs de résine et d'humus, il plane dans l'air une odeur diffuse de cerisier. Uh ? Une légère piqûre contre ma pomme d'adam me fait sursauter.


    - Foutre rouge !
    - Tu n'es pas encore parti.

    C'est une constatation, pas une question. La pointe de son katana me titille la gorge. Il lui suffirait d'un geste pour me décapiter. Comment est-il arrivé jusqu'à moi aussi vite ? Il ne semble même pas essoufflé.

    - Je...
    - Tout ceux qui perturbent l'équilibre de la société des âmes doivent être exécutés. Je vais me répéter une dernière fois, tu n'es pas à ta place.

    Je n'arrive pas à formuler une simple parole. Effectivement, je me sens déplacé, pataud et vulgaire à coté de lui. Mais qu'y puis-je ? Déglutissant péniblement, je m'apprête à subir mon châtiment. Il me semble que c'est une punition appropriée. Mais je ne comprends pas pourquoi ce genre de schéma de pensée me semble si naturel tout à coup.

    Alors que je m'apprête à baisser la tête en signe de soumission, une bulle s'échappe du flot tumultueux de mes pensées. Une sphère fragile aux reflets chatoyants. Elle plane dans mon esprit et prend la forme d'un visage. Ah...c'est une scène sentimentale...et ça marche. Des larmes coulent librement sur mes joues de baroudeur mal léché. Pourtant mon regard refuse d'offrir cette faiblesse à mon exécuteur. Je suis un cogneur cartographe un brin hâbleur, pas une chiffe molle !

    Mon regard s'étréci et se rive aux iris grises de mon vis à vis. Reculant d'un pas, je dégaine ma lame courte et la pointe à l'horizontale devant moi. Il me laisse faire, c'est évident. Qu'a t-il à craindre de moi ? Peut-être plus qu'il ne le pense.


    - Je ne sais pas ce qu'il m'arrive depuis quelques instants mais on dirait que j'ai perdu la tête.
    - Oh. Il n'a pas l'air impressionné par mon revirement. Maintenant que tu as dégainé, il n'y a pas de déshonneur à te tuer.
    - Ah...?

    Merde. C'est tout ce que j'ai le temps de penser. Mon adversaire disparaît de ma vue. Quelque chose me larde le dos...la colonne vertébrale et la poitrine. Le goût du sang arrive sur ma langue avant même que la douleur de monte à mon cerveau. Je tombe à genoux en crachant un flot rouge.

    Mon regard flou capte la silhouette noire et blanche de guerrier. Il est de nouveau devant moi, son arme est déjà au fourreau. Il sait que c'est terminé. Je tombe en avant, souillant la terre molle de mon sang d'étranger. Je voudrais bien dire quelque chose pour conclure, mais ma gorge gargouille quand je tente d'articuler. C'est terminé. Je tombe en avant, mangeant une pleine bouchée de cette terre qui sera mon tombeau.

    Une épitaphe en forme de visage ? Non raté, c'est une petite fleur de cerisier qui occupe les derniers lambeaux incohérents de mon esprit.

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