• Notre arrivée dans l'atmosphère humide et fraîche de la grotte provoque un certain nombre de commentaires…

    - Woh. Pas dégueux.
    - Délectable.
    - Hm.
    - …

    …pour le moins réservés. Oui, nous sommes lamentablement blasés. En fait, le seul qui rend honneur aux efforts déployés par les thuadènes pour en jeter à la figure des touristes, c'est le jeune Lodendron. Il roule ses grands yeux et gonfle ses joues avant de relâcher son souffle sur un sifflement admiratif.

    - Waaaah ! Regardez toutes ces lumières ! Et le sol…on dirait de la pierre veinée comme du bois. C'est incroyable !! Waaah !
    Un sourire en coin, je me tourne vers Maille en faisant grincer mon armure.
    - Eh beh, qu'est ce qu'il lui prend lui ? Je ne l'ai jamais vu lâcher autant de mots.
    - Lodendron est très sensible à l'esthétisme, relève t-il simplement en dégageant quelques unes de ses mèches intrépides.

    Tout ça c'est bien beau effectivement, mais ça en nous dit pas quelle voie choisir. Personne en vue, pas d'accueil ou de résistance, il va falloir avancer de nous mêmes. Je prends un temps pour observer chacune des ouvertures percées dans les parois concaves de la grotte. Aucune ne me dit rien qui vaille. Du coup je décide de me reposer sur Maille.

    - Laquelle ?
    - Celle qui descend, ça sera plus facile pour mener les chevaux.
    - Ca m'étonnerait qu'on puisse garder longtemps les bêtes avec nous tu sais.
    - On verra bien.

    C'est un Javel bien laconique qui prend soudainement les devants. Il nous dépasse en marmonnant quelque chose que je ne préfère pas comprendre et fait claquer sa canne contre un des murs avant de s'engager résolument dans le boyau du centre…celui qui monte. Les épaules du duc s'affaissent imperceptiblement sous la contrariété. Il fixe le trou noir de l'ouverture dans laquelle le vieux et son serviteur viennent de s'engouffrer. Ah la belle équipe soudée ! Je me racle la gorge, conscient de la tension qui recommence déjà à monter.

    - On ferait quand même bien de rester groupés.
    Il ne répond pas tout de suite, pesant sans doute le pour et le contre. Finalement, il soupire et se tourne vers son blond giton.
    - D'accord, Lodendron, reste ici pour t'occuper des montures. Tu n'as qu'à ressortir pour les faire paître (puis à mon adresse). On récupère quelques provisions et on y va.
    J'attrape une sacoche de vivre bouclée sur la selle du Groningen pour la passer en bandoulière.
    - Je me demande si c'est grand…
    - Aucune idée. Tiens, attrape ça.

    Il me lance une gourde en peau que j'ajoute à mon paquetage. Haussant les épaules, je m'engage à la suite de Javel tandis que Maille prend un temps supplémentaire pour récupérer son "petit matériel". La lanière de la sacoche me cisaille la gorge, j'y remédie en l'allongeant de quelques crans mais du coup, la poche renflée me bat les mollets.

    - Pas très pratique. En cas de combat tu crois qu'on pourra demander un petit temps pour passer au vestiaire ?
    - Voilà pourquoi je voulais garder les chevaux…ce vieillard ne comprend rien aux commodités.
    - Laisse tomber, il est encore plus coriace que moi et probablement encore moins encombré de scrupules que toi.

    Le duc dégage une des lanières de cuir sanglées à son gigantesque fourreau et l'enroule à son poignet. Il attrape la bride entre ses doigts et balance le tout par-dessus son épaule. Même comme ça, plaquée contre son dos, la pointe de la lame gainée racle parfois le sol. Quelle idée de se trimballer une épée pareille ?

    - Boucle la Sakutei.
    - Je n'ai rien dit !

    Nous retrouvons Javel quelques minutes plus tard à une nouvelle intersection. Il a pris la peine de nous attendre mais ne s'embarrasse pas à nous expliquer quoique ce soit. Sans hésiter, le vieux rêveur nous entraîne sur la gauche entre deux stalagmites colorées, comme s'il connaissait le coin.
    Ma foi pourquoi pas ? S'il faut en venir à grogner, j'aime autant ne pas être celui qui se ramassera la merde des autres à la figure. Et pour ma part, je suis un très bon râleur quand il faut s'y mettre.
    Kageisha emboîte le pas de son maître sans nous adresser un regard. Chaude ambiance. Laissant Maille passer devant, je rajuste mon ceinturon d'une saccade et m'assure que la sacoche que je transporte ne s'est pas déchirée sur les dentelures de mon armure.

    Le dédale est impressionnant. Au sens qu'il fait forte impression sur mes sens. Ces jeux de lumières tamisées me donnent un peu le tournis. Mes semelles foulent alternativement des sols mous, spongieux…pour butter ensuite sur des reliefs durs comme la pierre. Il ne fait ni chaud ni froid et pourtant je ne me sens pas particulièrement à l'aise. Sans doute un des effets de l'enfermement. Ajoutons à cela que j'ai régulièrement envie de me gratter à la jonction de mon bras d'os. Là où le Kregg rencontre la chair. Les démangeaisons se propagent parfois jusqu'à l'épaule, au point que je commence à avoir le creux du coude salement irrité à force de le racler avec mes ongles.

    Il règne définitivement une ambiance menaçante dans le nid des thuadènes. Personne en vue et pourtant on se sent constamment observés. Lors d'une courte halte, Maille me fait remarquer qu'il y a des mouvements furtifs dans certains recoins. En fait, ce qui nous paraît être un solide tunnel de pierre bien concret se révèle être beaucoup moins défini que ça. Des … choses … le traversent de part en part comme s'il ne s'agissait que d'une barrière de fougères. Ombres diaphanes qui nous laissent la nuque en sueur et une curieuse sensation de déjà-vu sur la langue. Je ne saurais dire pourquoi.

    Relevant les yeux de la gourde, je jette un œil à Javel qui n'a toujours pas pipé mot depuis notre entrée dans la grotte. Sa trogne ridée aux sourcils froncés en dit plus long qu'un discours sur son désir de ne pas être dérangé. Pour le moment, concentré sur le boyau béant, il se frotte le menton comme s'il faisait le point sur notre progression. Je n'arrive pas à comprendre comment il peut s'y retrouver. Même s'il est déjà venu, ce dont je doute, ça relève d'une prouesse ! C'est quand même pas mal d'avoir ce vieux renard avec nous. Grâce à lui…

    - Bon, ne le prenez pas mal. Je crois qu'on est perdus.
    Je sursaute au son inattendu de sa voix légèrement chevrotante.
    - Javel ! Qu'est ce que ça veut dire ?
    Il me retourne un regard acide qui sous-entend qu'il considère qu'il s'est excusé et qu'il n'a pas l'intention de s'étendre plus longtemps là-dessus.
    - Tu comprends pas ce que je dis gamin ? On est paumés. (Il écarte les mains dans un geste d'impuissance.) Voilà la situation. Pas la peine de s'énerver CA N'AVANCE A RIEN !
    - QUE MAIS SI. QUOI ?! ATTENDS UN PEU MON GAILLARD !

    Je rugis et m'avance de deux enjambées avec la ferme intention de lui en décoller une. J'ai déjà précisé que je suis un très bon râleur ? Kageisha s'interpose carrément entre moi et ma cible, une main déjà posée sur la poignée de son redoutable sabre. Ses sourcils à lui sont autrement plus intimidants quand ils commencent seulement à s'infléchir. Alors si je crains ces petits poils que dire du reste… Prudent, je reste à distance et darde un index vengeur en direction de Javel, gardant quand même le shinigami à l'œil.

    - Je croyais que tu savais où on allait, ça rime à quoi cette attitude de prophète éclairé si c'est pour juste avancer au hasard ?!
    Je me force à baisser d'un ton, même si j'éprouve un certain plaisir à piquer ma petite crise. Ca dénoue les nerfs et ça brise cette atmosphère oppressante.
    - Hey ce n'est pas de ma faute, il y a une magie puissante à l'oeuvre ici…
    - Blablabla, c'est ça. C'est toujours la même chose ! Les mêmes excuses pitoyables. Merde !
    - Du calme, du calme.
    Maille m'attrape par l'épaule pour me faire reculer. Rien que ce geste me donne envie d'aller plus loin en lui criant de me lâcher d'un ton qui voudrait dire "Retiens moi !".
    - Je SUIS calme. Explique moi pourquoi je ne suis pas en train de tabasser ce vieux sénile ! Taaaah. Quand je pense que je lui faisais confiance.

    Je serre le poing devant mon visage, je mâchonne mes lèvres à m'en faire naître des pointes de douleur. Maille me fait pivoter de force et me file une claque retentissante qui résonne un moment sous la voûte de pierre. Je le regarde, choqué.

    - Sakutei, Sakutei… -Je devine ce qui va suivre- … Sakutei. –Gagné- Si tu continues à t'exciter comme ça, je vais devoir d'envoyer rejoindre Lodendron. Alors calme toi et tâchons de réfléchir un peu.

    Ce ton de petit chef commence à me taper sur les nerfs mais je dois bien convenir que je suis un brin dégondé. Je ferme les yeux, prends une lourde inspiration et me détourne brutalement de Maille pour aller boire un peu d'eau. Le liquide frais me redonne un peu de clairvoyance. Je secoue la tête deux trois fois et conclue ma petite prestation par un soupir théâtral.

    - Là. C'est fini ? (Je lève les yeux au plafond) Bon, Javel, sais-tu où nous sommes exactement ?
    - Oui et non. C'est l'entrée du sidh, une illusion qui sert de porte entre notre monde et le leur.
    Je m'avance à nouveau pour les rejoindre.
    - Mmmh, elle a pourtant l'air bien concrète cette illusion.
    J'illustre en faisant claquer la pierre de l'extrémité renforcée mes bottes ferrées
    - Bien sûr ! Les thuadènes sont les plus grands magiciens qui aient existés. Tiens pour acquis que la moindre de leurs illusions pourrait bien te larder de part en part et t'offrir une mort bien réelle elle.
    Javel reprend son ton professoral. Entre lui qui caquette comme un pontife et Maille qui temporise avec ses airs de monarque, je suis bien loti.
    - Et donc…
    - Et donc en théorie, il suffit de s'y enfoncer pour passer. Peu importe la direction du moment qu'on avance.
    - Je ne vois pas où est le problème, intervient Maille, on n'a qu'à continuer dans ce cas. Qu'est ce qui te fait croire qu'on est perdus ?

    Javel nous dévisage l'un et l'autre avec un air navré et fait claquer sa canne à ses pieds. Comme aucun de nous ne réagit, il pointe un doigt impatient sur le sol. Je fronce les sourcils avant de remarquer la petite trace crayeuse qu'il s'efforce de nous désigner. Un trait torsadé qui n'évoque rien de particulier pour moi si ce n'est que le dessin à l'air récent.

    - On tourne en rond, explique t-il. J'ai demandé à Kageisha de poser des jalons sur notre parcours.
    - Oh vraiment ? Je ne l'ai pas vu faire.
    - On s'en fout de ce que tu vois ou pas. L'important est là : on repasse par les même points depuis tout à l'heure. L'illusion est bouclée et nous avec. Ce qui fait que je doute même qu'on puisse en sortir. Il faut s'arrêter et réfléchir, marcher sans but ne pourra conduire qu'à une mort certaine !

    Cette fois je percute avec une certaine anxiété. Ma première pensée file vérifier l'état alarmant de nos provisions. La seconde me donne une note globale concernant les risques de mauvaises rencontres, les ampoules aux pieds, la fatigue et les besoins naturels. Quand à la troisième, elle se contente de tourner en rond sous mon crâne en tapant des pieds. Je ne sais pas quoi faire.

    Les autres non plus apparemment. Maille est occupé à se frotter la nuque avec une sorte de tragédie dans l'attitude qui n'est pas sans évoquer celle des héros mythiques. Kavel et Jageisha s'emmêlent les syllabes dans une de leurs discussions absconses.
    Pour ma part, le dos appuyé contre le mur scintillant de vert, je ferme les yeux pour m'introduire à mon tour dans les méandres de mes particularités personnelles.

    Hey le Kregg t'es réveillé ?
    Elle seule est là, comme toujours. Elle veille et la proie approche !

    La sensation de sa voix est différente. Plus rugueuse, mais également plus féminine. Comme si elle émanait d'une femme récemment étranglée. Je me souviens alors que le parasite a parlé de "finition". Sans doute s'agit-il d'un des signes de son évolution vers la phase finale. Phase finale qui, si j'en crois Javel, consistera à me tuer.
    Pour le moment, le pessimisme débridé qui s'abat sur mes épaules m'empêche de donner à cette idée toute la terreur qu'elle devrait légitimement m'inspirer. Je ne me vois pas survivre jusque là.

    Bon le Kregg, une idée pour nous tirer de là ?
    Son nom est Elutrine. Le Kregg a achevé sa première métamorphose.
    Elutrine ?
    Le Kregg aime les mots mais pas dans le même sens. Elle a retourné la rotule mais comme ce n'était pas beau elle l'a changé. Pas assez féminin.

    Rotule ? Elutor ? Elutrine…je crois que j'ai hérité d'un parasite inventif. Mais sans doute aussi un brin dérangé. Quelle chance.

    D'accord mais ce qui me préoccupe pour le moment…
    Peut-elle l'appeler Ietukas ?
    Quoi ? Qui appelle qui comment ?
    Elle pour lui bien sûr ! Ajoute-il (elle ?) sur un ton joyeux.

    Je me mets à penser de manière confuse. Le Kregg instille des sensations désagréables dans mon esprit avec ses tournures de phrases à la troisième personne. Et puis qu'est ce que c'est que cette histoire de genre ? C'est un être vivant oui, mais alors une femelle, ça reste à prouver.

    Dis moi, tu as un problème avec "je" et "tu" ?
    Elle ne peut pas dire. C'est lui qui parle bizarrement.
    D'accord, c'est pas grave.

    Je coupe le contact, soudainement abruti de fatigue. Je fais un signe de main droite (je ne tiens pas à solliciter la gauche plus que ça) à Maille qui me répond de la tête. Bon, il est temps de se bouger.

    - Javel, je crois que discuter pendant des heures ne va pas y changer grand-chose. On est peut-être coincé ou alors on a tout bonnement tourné en rond de nous même.
    - Impossible.
    Il est catégorique le bougre. Et bien moi aussi je change de catégorie.
    - Bon, si on bascule dans l'apathie, je préfère encore mourir en explorant les couloirs.
    Maille relève la tête, interloqué.
    - Tu ne prétends quand même pas…
    - Maille. Pourquoi on est venus ici hein ? Pour me tirer des griffes de Mélanargie. La belle affaire si on crève la gueule ouverte à deux pas du but. Non je ne resterai pas ici à me triturer les méninges sur un problème insondable. On passe ou on trépasse. C'est tout l'un ou tout l'autre !
    - Je ne te connaissais pas si hâbleur ryoka, lâche Javel en ricanant.
    Je me tourne vivement vers lui, dopé par mon propre discours.
    - Javel ! Répond moi, pourquoi tu es venu ici ?
    - Et bien pareil que toi je suppose. Mélanargie n'en a pas qu'à ta peau tu sais. Elle veut aussi s'emparer de mon rêve. C'est toujours d'actualité ça, et c'est pour ça que je cherche l'assistance des thuadènes.
    - Exactement. On est ici pour agir, pas pour se lamenter.
    Le vieux hoche la tête avec dénégation.
    - Ca ne sert à rien de courir comme des dératés. Qui sait quel genre de surprises les elfes réservent aux intrus. Je me suis un peu renseigné avant de venir. Crois moi, c'est un sale pétrin. C'est pour ça que je ne voulais pas entrer !
    Maille se relève souplement et passe lentement ses doigts dans ses cheveux.
    - Tu as raison Sakutei. Ce n'est pas non plus mon genre de rester assis les bras croisés. Et puisque visiblement pour une fois nos cervelles n'aident pas, je suis d'accord pour opter pour les bras.
    Ce disant, il ramène sa lourde lame devant lui et tapote le pommeau avec une certaine conviction. Malgré ça, le rêveur est toujours assis en tailleur, les traits tirés et la mine parcheminée.
    - Javel, quand je me suis fait enfermer dans ton rêve, tu pensais que j'allais y rester n'est ce pas ?

    Ce souvenir lui fait dresser l'oreille. Il relève le menton et me lance un long regard appuyé. Un échange muet au cours duquel les mémoires s'agitent. Finalement, un pâle sourire s'étire sur ses lèvres sèches.

    - Tah. Je n'arrive pas à croire que c'est toi qui me fais la morale. C'est d'accord, allons tenter notre chance plus loin dans ce labyrinthe.
    Je lui rends son sourire en tendant ma main droite pour l'aider à le relever. Ouch ! Ce fumier m'assène un solide coup de canne en récompense et se relève d'un bond comme s'il avait vingt ans.
    - Le vieux n'est pas fané ! Hey hey.

    Et le voilà qui reprend la tête du groupe avec tout l'enthousiasme d'un adolescent. Je me gratte la tempe, amusé et légèrement intrigué par mes propres capacités de galvanisations. Allons bon, voilà que je me découvre orateur.
    Le guerrier noir passe juste à coté de moi et marque un petit temps d'arrêt à mon niveau. Nos regards se croisent.
    Même si je peux presque ressentir physiquement la répugnance manifeste que j'inspire à Kageisha, je lis dans ses yeux une forme de gratitude inattendue. Sans doute reconnaissant d'avoir redonné sa fougue à son maître. Mais quelque soit ce sentiment, il s'estompe bien vite en surface, rabattu par un froncement de sourcils sévère. Je ne réponds pas par une de mes provocations habituelles. Tout juste si je hausse un sourcil. Il faut croire que je m'assagis. Rebouclant mon gantelet droit, j'attrape la besace pour me mettre en route en queue de peloton.

    Avec ce nouveau départ, un regain d'énergie diffuse une agréable chaleur dans mes membres fatigués. Peut-être que le Kregg y est pour quelque chose. Mais quoiqu'il en soit, ça me redonne confiance dans notre réussite. Sans doute un peu surgonflée d'ailleurs.

    - Je suis sûr qu'on va finir par trouver la sortie. Ensuite, il ne devrait plus y avoir d'obstacle, on se contente de trouver les thuadènes et de demander une audience. Ce ne sera plus très long.
    Javel me jette un regard énigmatique par-dessus son épaule.
    - Tu ne me feras pas parier là dessus…

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