• Lorsque je rejoins Maille dans l'antichambre, je tiens à lui faire savoir que je ne suis pas d'humeur. Mon poing s'abat sur une table, je renverse quelques trucs, produit un ou deux fracas satisfaisants et finalement, devant l'impassibilité manifeste de mon vis-à-vis, j'enchaîne sur la bordée d'insultes la plus colorée que je connaisse.
    Puis avant même que le duc ne me serve son triple "Sakutei" à la sauce grand veneur, j'interpose mon index sain pour souligner le point capital de mon intervention :

    - Tu n'avais pas le droit Maille ! Manipuler, tromper, punir ! Tu te comportes comme un dieu. Tu prétends être au dessus du lot ?! Méfies toi, c'est au sommet des tours qu'on se prend le plus la foudre !

    Mon doigt est comme possédé par les démons des abysses inférieures tandis que je martelle chaque parole avec la conviction d'un prophète en contreplongée. De son coté, Maille croise simplement les jambes sur son siège de campagne et penche légèrement la tête en plissant les yeux. J'ai déjà vu cette mimique. Sur les marchés à bestiaux, dans les négociations de maquignons.

    - Allons, je trouve honnêtement que cette coupe te va beaucoup mieux. Franchement tu en avais besoin.

    Attends… hein ? Alors, je l'admets, cabochard comme je suis, je n'avais pas exploré toutes les possiblités de la discussion avant d'enfoncer la toile tête baissée mais là, vraiment, on s'aventure dans un domaine que je n'aurais même pas pu imaginer sous l'effet des narcotiques du toubib.

    Maille m'encourage à reprendre d'un mouvement indulgent du menton et occupe tranquillement le silence en griffonnant sur les parchemins froissés qui habitent son bureau.
    Hélàs, je suis littéralement mouché. Un œil sur le costaud cuirassé qui monte la garde me rappelle que je suis dans un endroit dangereux. Cette armure m'évoque des souvenirs de taverne, de village… et de mort. C'était un des maniaques de l'épée qui accompagnait Maille dans ce petit patelin dont je ne parviens pas à me rappeler le nom. Aucune importance, le moulin de cet endroit est en cendres maintenant. Ça et tout le reste.
    Perplexe, coupé en pleine montée, je me gratte l'ociput avec l'impression tenace de rater quelque chose. Et c'est là que je mets la main dessus ; au propre comme au figuré. Ma main remonte sur la toison rèche qui me couvre la tête. J'explose :

    - Tu m'as rasé le crâne ?!

    Le feuillet que Maille compulsait se voit roulé et remis en place dans son étuis de cuir. Le duc, serein pour autant que je peux en juger, croise les doigts sur son bureau et me lance un de ces "regards". Je recule invonlontairement.

    - Comme je te l'ai dit, tu en avais besoin. Ces derniers temps, il était difficile de juger qui de toi ou de la bête avait emprise sur ton corps. Au moins maintenant, tu as l'allure d'un guerrier et non d'un sauvage. Cela dit, pour améliorer l'effet, par la suite, il te faudra cacher ce morceau inesthétique. (Il claque des mains et reprend d'un ton vif). Aussi, j'ai pris la liberté de te faire tailler de nouveaux vêtements sur-mesure.
    - Quand est-ce que t'as eu le temps de faire ça ?
    - Quand tu étais pendu, immobile pour une fois. Ça n'a pas pris longtemps. Messieurs, à vous !

    Trois petits joufflus surgissent de derrière un paravent, les bras chargé de tissus épais et sombres.

    - Maille un instant, je pense que nous avons à parler d'abord.
    - C'est bien. Pour ma part, je pense que le noir et le brun seront moins salissant. Vu ta propention à toujours te fourrer dans des situations impossibles…
    - Oh. Maille ! Ne détourne pas la conversation.

    Maintenant je le poursuis à grands pas dans la tente, moi-même étant coursé par les petites mains qui voudraient bien me faire enfiler leurs pelures hivernales. Ventredéesse,  par cette chaleur ? Le duc finit par s'immobiliser près d'une carafe de vin. Mécanique, il me tend un gobelet plein, méthode efficace s'il en est pour me faire taire.

    - Alors parlons pendant que tu te changes. Par Mara, tu empestes la sueur et la crasse !
    - Ma faute peut-être ? Ton foutu traitement de bourreau m'a presque dévissé les chevilles et j'ai encore des démangaisons dans le…
    - Sérieusement. Sakutei. Derrière le paravent.
    - JE tente de t'expliquer que TON comportement est parfaitement inhumain !
    - D'accord, d'accord. Mais tu vas quand même enfiler ces vêtements n'est-pas ? Ça n'a strictement rien à voir avec mon attitude et il n'y a aucune raison logique pour que tu veuilles rester avec ces haillons sur le dos.

    Il m'enerve, il m'enerve. Un coup d'œil sur son garde du corps me dissuade pourtant de recourir à d'une persuasion garnie de phallanges. Je m'arrête, le regarde intensément et finis par soupirer théâtralement en levant les bras au-dessus de la tête (avec le gracieux concours d'Elutrine).

    - PAR MARA ! S'il n'y a que ça pour que tu m'écoutes !
    - Débarbouille toi pendant que tu y es… il y a un baquet d'eau tiède là derrière.

    Je me recule de quelques pas en grommelant. Les trois tailleurs de Maille me pressent toujours avec une insistance muette qui me pousse à me demander s'ils n'ont pas été menacés de mort si je n'enfilais pas le fruit de leur besogne. Et maintenant que je commence à redécouvrir Maille, c'est une eventualité qu'il convient de garder à l'esprit. Bon, ces vêtements ont l'air chauds mais robustes… Après tout, autant profiter de ce qui se présente. Et puis du sur-mesure… maman, c'est la première fois que ton fiston va s'habiller à sa taille.
    Pendant que j'inspecte les nippes, Maille retourne s'appuyer à son bureau. Je remarque plus de lassitude dans ces gestes qu'avant. Les privilèges du rang ont donc leur contrepartie ? Il se mordille l'index un court instant avant de reprendre :

    - Sakutei, tu ne réalises sans doute pas que je t'ai sauvé la vie. Une fois de plus en fait. Cette nuit, nos hommes t'ont vu tuer trois des leurs. Et on a trouvé des traces de lacérations sur un quatrième corps... vide de sang.
    Je déglutis rapidement :
    - Mais ce n'était pas vraiment moi ! Tu le sais très bien.
    - Et alors ? Lequel de vous deux est en toi ? Quelle importance ? Si c'est le parasite, je dois me protéger et si c'est de ton propre chef, alors c'est pire, je devrais te tuer sur-le-champ.
    - Ça n'exclue pas que…
    - Il fallait une mesure exemplaire. Impressionante. Une armée en campagne peut endurer beaucoup de choses, le temps, les coups durs, la nourriture… mais pas la superstition (à mi-voix, il dérive) ni l'absence de prostitution d'ailleurs ce qui est piquant tu ne trouves pas ?
    Ce sont des guerriers, Sakutei, pas des travailleurs. Ils sont ici pour régler leurs problèmes à la pointe de leur dard !
    -  Oh je vois… alors Môseigneur s'est montré généreux en me pendant "simplement" par les pieds !

    Maille me salue de sa coupe.

    - Content que tu intègres finalement mon point de vue. C'est exactement ça.
    - C'était ironique !
    - Mh, mh. En fait, je vais te dire, je me suis taillé une réputation plutôt inattendue avec cet évènement ce matin. Les soldats ne parlent que de ma clémence. Bien sûr, cette armée ignore tout de notre amitié alors je suppose que ça les a surpris que je châtie au lieu d'éradiquer le mal. Ce n'est pas forcément une bonne chose mais je te dois bien ça.
    - Et tu te garderas bien de les détromper hein !
    - Pourquoi faire ? Tout le monde n'est pas satisfait de cette décision, pas la peine d'en rajouter. Sauf bien sûr, (il lève sa coupe), si tu tiens à connaître le supplice capital, finit-il avec un clin d'œil.

    Pendant qu'il expose ses vues, ses tisserands parviennent finalement à me tirer derrière le paravent pour procèder à l'essayage. Je perds la scène des yeux mais n'en continue pas moins de récriminer.

    - Ça va je peux me changer tout seul ! Dégagez !

    A vrai dire, mes vieux vêtements puent. C'est sans regret que je troque mes pelures usées et maculées contre ces nouveaux atours, fussent-ils en peau d'ours. Ce qui n'est d'ailleurs pas le cas… le tissu est étrangement doux malgré une résistance manifeste. Intéressant. Je claque de la mâchoire.

    - Ce n'est pas fini Maille, tu me dois des explications pour tout ça. Cette guerre, cette armée surgie des entrailles des baronnies ! Pouquoi ?
    - Ce genre d'explication ce sera pour plus tard. Ah, et on ne dit plus "les baronnies", c'est fini ça. Maintenant on parle du duché de Sérénité.
    - C'est vraiment fascinant de te voir bicher à ce point mais… hey heu Maille… c'est quoi cette tunique ??
    - Tu aimes ?

    La question est posée sur le ton affectueux d'un conjoint envers sa moitié. Ô déesse ! J'emmerge du paravent dans cette nouvelle tenue noire et brune. Le détail qui m'a fait tiquer, c'est le col : rigide et montant, il me couvre le bas du visage jusqu'au nez ! Je gratte le sol de la pointe de ma botte. Je ne sais pas pourquoi mais ça me gêne un peu. Les petits joufflus ne perdent pas un instant, il se ruent sur mon malaise, armés d'aiguilles et de ciseaux pour trouver ce qui ne va pas. Je les écarte rapidement, Maille me sert un sourire éclatant.

    - C'est parfait messieurs. Exactement ce qu'il lui fallait. Passez lui les accessoires et vous pouvez disposer.

    On me tend un gant. Un seul ? Je relève un œil rond sur le duc. Il hoche la tête.

    - Main gauche bien sûr. Le cuir est doublé de métal comme le col de ta tunique. Nous avons déjà déterminé que le fer avait une certaine action sur ta… maladie.
    - Comment ça ?

    C'est toujours curieux de parler à travers un masque. Ça l'est encore plus quand la moitié de la mâchoire est constituée d'os.

    - Quand nous t'avons finalement maitrisé cette nuit. Le baron de Mordaigle, par habitude, t'as fait passer les fers pour que tu ne sois jugé et exécuté. D'ailleurs tu as de la chance qu'il me soit inféodé sans quoi il ne m'aurait certainement pas attendu pour te décoller la tête des épaules.
    - Pas la peine de te lustrer le plastron Maille ! Grondé-je, à nouveau mécontent.
    - Soit. N'empêche, on m'a rapporté par la suite que lorsque les menottes ce sont refermées, tu as commencé par te convulser puis… t'es détendu. Un peu comme un drogué qui aurait finalement consummé sa résistance hors du commun.

    Je ne suis toujours exaspéré par la tournure des évènements orchestrée par Maille mais je suis bien contraint d'admettre – à mon corps défendant, c'est le cas de le dire – que Maille a peut-être mis le doigt sur un point capital. Elutrine serait allergique au fer ?
    Il est vrai qu'elle ne s'est pas manifestée depuis cette nuit… si ce n'est par le contrôle usuel de mon bras gauche.
    C'est idiot mais un bref instant je m'inquiète presque de la santé du parasite. Triple crétin, me souffle d'emblée mon égo, pourrait-il y avoir meilleure nouvelle que de la savoir morte ? Je ne suis pas sûr de la réponse. Je dédaigne néanmoins l'objet pour le moment et choisis de passer le gant à ma ceinture. Elutrine plonge directement dans mon cœur, si elle meurt, moi aussi.

    - Toujours avec moi Sakutei ?
    - Je… j'ai besoin de réfléchir à tout ça.
    - J'y compte bien. Car il n'est plus question de se tourner les pouces. Je ne peux pas non plus rester indéfiniement avec toi Sakutei alors brisons là veux-tu ?

    Son audace naïve le pousse à me tendre la main. Je résiste à l'impulsion qui me commande de la lui arracher d'un coup de mâchoire pour sucer la moelle de ses os. Il faut que j'arrête la pipe à herbe…
    Son offre reste suspendue entre nous suffisement longtemps pour que naisse un malaise. Je m'empresse de clarifier la situation :

    - Va te faire foutre Maille !

    Le duc secoue la tête de droite et de gauche, un air "sincèrement" navré sur le visage.

    - Bon… dommage. Il n'y a pas grand-chose d'autre à dire je crois.

    Oh que si mais j'en ai marre de me répéter alors j'opte pour une autre stratégie. Je le toise méchament, toujours conscient du butor en arrière plan mais à mi-chemin d'une intention de brutaliser ce blondinet.

    - D'accord, d'accord. Tu veux savoir pourquoi j'ai mobilisé les dix-neuf baronnies dans cette croisade ? C'est simple, il s'agit d'unifier l'humanité. Quoi de mieux qu'une menace pour forcer les gens à s'associer ? (Ses yeux se mettent à briller). J'ai besoin d'un territoire fort. J'ai besoin d'un vrai duché, pas d'un fief craquelé de discordes. Les humains doivent apprendre à résister ensemble. Nous sommes une race faite pour conquérir et dominer. Il est temps de nous révéler dans notre plein potentiel !

    Il lève un index à l'attention de son cuirassé silencieux.

    - Oh bien sûr, il y aura toujours des histoires, les rancoeurs ont la vie dure mais j'ai prévu ça aussi. Messire Sreng, la dague s'il vous plaît. Oh Sakutei, tu connais déjà messire Sreng n'est-ce pas ?

    Hé… ce n'était pas un elfe noir lui ? Mais si ! Les chevaux aux noms imprononçables, impossible d'oulier ça ! Maille garde donc ces créatures au plus près de lui… personne ne peut en voir ni le visage ni même un bout de peau nue. C'est habile, mais pour combien de temps ? En tout cas ça prouve que malgré sa ferveur, Maille ne semble pas assez faire confiance à sa grande et conquérante "humanité" pour protéger ses blanches petites fesses.

    Le butor revient d'un lourd bahu à ferrures avec un instrument ridicule à comparaison de sa corpulence. Mais quand il le transmet au duc, l'objet acquiert tout son tranchant et sa mortelle pénétration. Une dague recourbée… Maille me la présente par la lame.

    - Regarde sur la poignée, j'y ai fait graver les initiales "MG". Je crois qu'il y a une plaine plus loin que les elfes appellent Mag Tuired. La plaine aux piliers. C'est là qu'ils livrent leurs combats. C'est là que nous les défierons dans quelques heures, après le zénith.
    - Et alors ?
    - Chaque vétéran de cette guerre en recevra une. Ce sera leur lien. Leur mémoire collective. Crois moi, c'est ce qui créera les véritables estimes et dépassera les haines séculaires. J'unifierai les baronnies par la lame !
    Comme c'est touchant. Je renifle, narquois :
    - Tu sembles avoir tout prévu. Mais ce genre d'amitié farouche ne se crée qu'après les batailles les plus sanglantes et sales de l'histoire ! Pas de rapprochement sur les victoires faciles !
    - Je sais mais personne n'a dit que les elfes allaient se rendre sans combattre.

    La manière dont Maille relève soudainement le menton avec un air impérial me glace les os. Bon sang… qu'est ce que ça veut dire ? Un courant d'air frais me fait tressaillir. Mon trouble soudain n'échappe pas à Maille qui s'illumine d'un rire véritablement amusé :

    - Sakutei, Sakutei, Sakutei, comme j'envie cette bonne couche de bouille pataude qui confère autant d'expression à tes traits ! Même la moitié de ton visage suffit à en dire plus long que les ignobles mots dont tu te plais à souiller ta langue de rustaud. Si nous étions plus jeunes, je crois que je retomberais amoureux de toi.

    J'allais faire quelque chose de violent mais du coup, ça me coupe les pattes. Maille a décidement l'art et la manière de me prendre à revers. Sans jeu de mot, merci.

    - Hem… heu, Maille s'il te plaît.
    - Ah oui, c'est vrai que tu es plutôt mal-à-l'aise avec cette idée.

    Il frotte pensivement la fine cicatrice à peine visible sur le bas de son menton. Souvenir de la dernière et unique fois où il a tenté de m'embrasser. Il y a des années bon sang.

    - Pas du tout, c'est juste que je voudrais qu'on en revienne à nos moutons ! (Un bref instant de silence). J'aime les femmes et j'en suis très content.
    - Dommage… enfin ce n'est pas le sujet pour le moment.
    Il renverse la tête en arrière et prend une profonde inspiration. Encore une fois, une idée. Une simple idée se fraie en moi comme une anguille empoisonnée. Il suffirait d'un saut rapide, j'attrape la dague qu'il tient avec désinvolture entre ses doigts et ouvre en deux sa gorge offerte. Facile, même moi je pourrais le faire avec mes talents de bagarreur des comptoirs.

    Mais non. Je reste là, immobile sans remuer un cil. Déçu de mon manque de réactivité et soulagé de n'être pas aussi imbécilement meurtrier ; il y a là derrière dix-neuf barons qui n'attendent sans doute que ça pour prendre la tête de cette campagne. Tant d'impuissance… qui a dit qu'il fallait vouloir étreindre plus que l'on ne peut saisir ?

    - Bon, je ne peux pas t'accorder bien plus de temps. Aussi plaisant soit-il de discuter à bâtons rompus. Alors, ta réponse…
    - J'ai raté une question ?
    - Tu participes ou tu renies ? J'aimerais beaucoup te compter à mes cotés mais si tu préfères rentrer chez toi…

    C'est dans son jeu que je décide de ne pas rentrer. Je roule des épaules et fais quelques pas dans mes nouvelles bottes crissantes.

    - Ne te moque pas de moi monseigneur le duc. Je n'ai pas oublié pourquoi je suis venu dans le Sidh à l'origine.

    Ma course aboutit à l'angle de son bureau où j'appuis fermement mes poings. Elutrine m'est toujours inaccessible mais je sens nettement un filament s'enfonçer dans le bois à la recherche d'un fluide vital. Elle n'en trouvera pas ici.

    - Tu veux savoir si je vais participer à ta petite guéguerre ? Alors répond à ceci Maille : pourquoi m'as-tu entraîné ici ? Les thuadènes ont-ils vraiment le pouvoir de lutter contre la sorcellerie noire de Mélanargie.
    - Mais bien entendu.
    Je cogne brutalement du poing à faire trembler les encriers et autres récipients.
    - Alors pas question ! Pourquoi voudrais-tu que je t'aide à l'exterminer ?! Toi et ta bande d'assoifés de sang !
    - Voyons Sakutei, tu ne penses pas qu'il sera plus facile d'exiger de la part d'un vaincu plutôt que de négocier ? Tu as vu comme les elfes traitent les étrangers…
    - Morgane ne nous voulait au-cun mal !
    - Pleure sur la brunette si tu veux, elle était juste une soldate. Pas une meneuse. Sur un ordre elle nous aurait coupé la tête.
    - Ce que tu dis n'a aucun sens.
    - Réfléchis-y alors et donne moi ta réponse quand ce sera fait. Pour ma part, il faut que je mène nos armées à la bataille. En attendant, j'ai une dernière chose pour toi.

    Le duc se relève et fait quelques pas sous la tente. Il attrape un lourd manteau ouvragé d'insignes multiples et voyants qu'il jette sur ses épaules. Je hausse un sourcil. Il passe à proximité de son pote Sreng qui lui remet un autre étuis à coupe-nez.
    Maille se retourne et dépose la dague dans son fourreau sur le bureau avant de s'éloigner dans sa prestance ducale en direction du cruchon de vin. Je ne vois que son dos lorsqu'il m'explique :

    - Prends la, après tout, que tu décides de rester ou non, tu as fait partie de ma campagne. Le fourreau est en or, ceux que l'on réserve aux futurs héros de l'empoignade. Même sans butin, te voilà un homme riche Sakutei.

    Je réfléchis les yeux fermés à ce qui pourrait être une réaction digne. N'en trouvant aucune, je referme la main sur ce petit trésor d'orphèvrerie guerrière et le passe lui aussi à ma ceinture à coté du gant maillé. Sans lui adresser un regard, je m'apprête à quitter la pièce mais avant de laisser retomber la toile derrière moi, je déclare avec emphase, la phrase qui m'est finalement venue. Une excellente conclusion :

    - Offrir un couteau coupe l'amitié…
    - Je te l'ai déjà dit, je ne suis pas supesticieux. Fais attention à toi Sakutei.
    Grumph. Il insiste le bougre. Mais je peux encore rebondir !
    - Je ne suis pas à tes ordres Maille.
    Hé hé. Mais hélàs…
    - C'est pourquoi tu es choux.
    Bon, je lui concède le dernier mot et m'esbigne, mi-figue, mi-raisin.


    ***

    Après son entretien étrange avec un homme-animal, Thrace ne savait plus trop quoi penser.

    Mais maintenant, alors qu'elle aborde à nouveau les environs du campement des humains sa voie lui semble moins touffue. Les choses vont devenir plus limpides dans peu de temps. Oui… et des armes, il y en aura à foison.

    De ses yeux limpides, la jeune ondine observe avec un frisson d'excitation la formidable mise en formation des colonnes de soldats. Les étendards colorés levés hauts, les pointes alignées, les boucliers lustrés… Ce déballage a quelque chose d'intense et de terrible. Et dans le même temps, elle pense à toutes ces choses qu'elle a vécu ces derniers temps.
    L'incursion furtive dans le Sidh, l'échec, la fuite et la chute dans le repaire des fomoires. Puis dans celui des élémentaires. Puis son retour dans les ombres des bois où elle s'est étonnée de trouver autant de monde.
    Les humains sont décidement des créatures fiévreuses ! Incapables de rester dans leurs chaumières, il faut qu'ils brandissent l'épée partout où il ne sont pas encore allé verser le sang. Et pourquoi ?
    La notion de propriété est absurde quand on se déplace sous la forme d'un embrun de cascade. La richesse est un risque voyant quand on est entraînée à tuer ce qui brille depuis l'enfance. Quand à la gloire… et bien aussi coquet que ce puisse être, ce n'est pas accessible aux tueuses tapies. Encore que. Qu'elle assassine le Gardien et elle sera sans doute célèbre.
    Mais dans le fond, ce qui compte le plus aux yeux de Thrace, ce n'est pas le prestige, l'avidité folle des humains et leur fièvre possessive. A ces artefacts articifiels elle préfère sans aucun doute ce qui fait l'essence de sa passion : la liberté, la capacité de choisir ces actes et de comprendre son passé.

    Ah. Voilà quelque chose d'intéressant. Le meneur des humains vient d'apparaître. De son poste d'observation, l'assassine brune ne peut rien entendre ce qu'il profère mais visiblement, les réponds sont enthousiastes.
    La rumeur enfle, gonfle, se charge de cris de guerre et de chants. Les soldats n'attendent qu'un ordre pour se jeter dans la bagarre. Mais leur commandant n'a pas l'air décidé à leur lâcher la bride. Il dompte le molosse, il excite ce mâtin aux mâchoires garnies de milliers de pointes de lance sans pour autant lui ôter sa laisse. Il lève les bras comme pour contrôler la clameur sourde, il guide le torrent, encore, et encore ! Il…

    Un éclat vif dans l'air fait sursauter Thrace. Elle plonge par réflexe et roule sur le flanc. L'écorce de l'arbre qui lui servait d'abri craque, un copeau lui gicle sur le menton. A peine relevée, des feuilles mortes plein les cheveux, elle dégaine déjà son épée de glace.
    Son regard papillonant à juste le temps de capter la petite pointe garnie d'un ruban noir qui vient de se ficher dans le tronc à ses cotés avant qu'une voix ne lui parvienne.

    - Je ne sais pas, on aurait dit un gros animal…
    - Attention, méfies toi, ce sont peut-être les elfes qui reviennent.

    Les humains ! Cinq ou six juste à l'entrée des bois. Ils pointent déjà leurs piques en direction du couvert des arbres, cherchant à percer le camouflage de ce qui pourrait bien s'y cacher.
    Thrace disparaît en un battement de cil. Déposant une fine dentelure de rosée sur les feuilles qui restent en suspension dans son sillage.

    Les humains venaient du campement mais la pointe elle, a été tirée du l'intérieur des bois. Ce ne sont pas eux qui l'ont attaquée. Mais qui ?

    ***

    - Bjorn, toujours aucune nouvelle du Marcheur-des-Cieux ?
    - Non…

    Le nordique a l'air embêté. Sa barbe n'est plus aussi soignée qu'elle aurait pu l'être avant et ses yeux clairs ne transmettent plus que perplexité et inquiétude. Il se tourne à nouveau vers l'entrée des grottes du Gardien. Son attitude trahit un besoin pressant de retourner à l'intérieur mais sa discipline l'en empêche au prix d'un effort suant. Les anterserk sont reconnus pour la force de leur volonté. Sélène s'avance d'un pas supplémentaire et lui aggripe l'avant bras.

    - Bjorn, il faut agir. Les éclaireurs rapportent des mouvements à l'orée du bois. Les humains ne vont pas tarder à traverser ! Il faut que le Marcheur mène nos guerriers au combat comme il l'a exigé et promis ! Il le faut MAINTENANT !

    La blonde est épuisée, ses cheveux en bataille, son regard cerné et ses gestes mous la rendent plus vulnérable et avivent le désir qu'un homme pourrait trouver à la protéger. Le fidèle lieutenant pose sa main tiède sur celle de la maîtresse des rituels.

    - Je le sais bien Sélène. Mais nous devons attendre.
    Les intonations qui pèsent sur chacune de ses consonnes dénotent une imperturbable résolution. La jeune femme secoue la tête.
    - Non tu ne comprends pas. Ce n'est pas moi qui m'impatiente…

    Alors qu'elle se retourne pour faire face à la plaine, Bjorn peut voir monter un groupe composé d'une demi-douzaine de personnes avec à leur tête l'orageux, l'insupportable Hédion. Le meneur aux mains et à la bedaine lourde. Le nordique s'assombrit encore.

    - Oh je vois, des ennuis.
    - En agissant comme il l'a fait au conseil, Le Marcheur n'a fait qu'envenimer les choses… murmure Sélène.
    - ALORS QUE SIGNIFIE ? Où est le Marcheur ? Les humains marchent eux !

    Des rires grossiers montent des arrières du groupe. Derrière le gros grognard se massent d'autres meneurs de la même trempe, à commencer par son plus fidèle compagnon, ce vieux raseur de Jampre, et sa sœur, Syldane la sadique. Puis Nemed, Skeld, Bort, Casse-crâne, Uath et Chobar… tous les chefs de guerre thuadènes sont là ! Les uns furieux, les autres juste mécontents.
    Le nordique se détend perceptiblement. A situation claire, ligne de conduite claire. Il se fait craquer les poings et la nuque avant d'user de sa voix grave pour se faire entendre jusqu'au fond du groupe… et jusqu'en enfer s'il le faut !

    - LE MARCHEUR-DES-CIEUX Hédion, il convient d'appeler par son nom complet notre capitaine et chef. Il prépare notre stratégie avec le Dadga Nuadien.
    - Je m'en cogne du protocole ! Je veux savoir QUI guidera nos frères et sœurs sur le champ de bataille lorsque les premiers intrus s'inviteront dans la plaine !
    - Je t'ai répondu Hédion.
    - Et je n'aime pas ta réponse mon petit ! Alors pousse toi de là que j'aille moi-même voir !
    - Personne ne passe. Ils ne veulent pas être dérangés. Le Marcheur-des-Cieux a été très clair sur ce point.
    - Personne ne passe ?? AH AH AH ! Vous avez entendu tous ! Ce nordique essaie de m'empêcher, moi, de passer ! AH AH AH ! Je me gausse !

    D'un geste fluide, le castagneur tire son épée de bronze et la pointe sous le menton du lieutenant. Encore le même geste… qui du reste, laisse son destinataire de marbre.

    - Frappe donc Hédion… nous verrons qui de nous deux reste debout.
    - Aussi prétencieux que son maître ! Je vais t'ouvrir la panse !

    Bjorn sourit de toutes ses dents. Sélène s'apprête à réagir mais une voix plus pondérée lui ôte les voyelles de la bouche.

    - Pardon mais… tu es Bjorn c'est bien ça ? Le lieutenant anterserk.
    Hédion se fige à mi-course.
    - Anterserk, gargouille t-il d'une voix étranglée.
    - Encore une fois, tu devrais réfléchir avant de foncer Hédion. Ton inconséquence nous a déjà coûté Trifine.

    Celui qui vient de parler, c'est Bort, dit "le dépressif" ou encore "la dépressive" à cause de son visage trop fin. Ce dernier ne fait pas franchement partie des thuadènes les plus charismatiques mais il s'avance tout de même pour questionner Bjorn d'un long regard inquisiteur. Lui non plus, n'est pas jouasse, mais la différence c'est qu'il ne l'est jamais.

    - Alors Bjorn. Pourquoi le Marcheur-des-Cieux n'est-il pas prêt à nous mener à la mort ? Trahison ? Suggère-t-il rapidement.
    - Je l'ai déjà évoqué, il se prépare.
    - C'est absurde ! Il se préparera encore quand nos boyaux pendront au bout de leurs piques ?! Qu'à cela ne tienne, je m'en fiche, je n'ai jamais eu besoin de lui pour me battre ! Mes hommes suivront ma bannière comme toujours !

    Des murmures approbateurs complètent sa déclaration. Se sentant porté, Hédion se rengorge d'avantage et propose à l'assemblée une petite démonstration :

    - Si le Marcheur ne vient pas, c'est parce qu'il sait qu'il est incapable de se battre ! Il a peur et ça se voit. Déjà au conseil il était incohérent ! Réalisez vous qu'il a insulté le Porteur de Mémoire ! Jamais une chose pareille ne se serait produite à l'époque où Lug était notre capitaine ! Nous irons comme nous l'avons toujours fait, armes à la main et bière à la bouche et que le moins minable remporte le plus de trophées !

    C'est sans compter sur la présence de la jeune Sélène qui n'est visiblement pas de cet avis.

    - Il suffit Hédion ! Tu vas tous nous faire massacrer avec tes idéaux passéistes. Le Marcheur nous a prévenu, si nous affrontons les humains sans coordination, nous périrons.
    - Et qu'est ce qu'une péronnelle comme toi connais à ce genre de chose ? Si je te pincais le nez j'en tirerais encore du lait, hé hé.
    - Ouvre les yeux, les humains sont largement plus nombreux que nous ! Il faut appliquer une stratégie définie et seule le Marcheur-des-Cieux est capable d'en proposer une différente de celles que vous prônez à chaque fois !
    - Je peux écraser des dizaines de ces hystériques à moi seul ! Je me fiche de votre stratégie ! On a pas besoin de stratégie quand on est puissant !

    Il se tape le paquet d'une poigne caleuse et surdose le tout d'un clin d'œil égrillard.Subitement hors de contrôle, Sélène se fait retenir par Bjorn lorsqu'elle tente de le… de le quoi au juste ?

    - C'est une guerre abruti ! Pas un concours pour mesurer la taille de ta… bite !

    Elle crache ce dernier mot avec un mépris souverain laissant entendre qu'il lui aurait d'abord fallut vérifier que son interlocuteur en était effectivement doté. Aiguillonné au vif, le muqueux Hédion relève son épée dans sa direction et fait un pas sur le coté.

    - Ah mais approche donc pauvre ribaude écervellée. Tu n'es pas anterserk toi hein ! Viens goûter de l'épée et dis moi si elle est trop molle pour les humains.
    - Hédion, arrête !

    Dans la confusion qui s'en suit, difficile de savoir qui fait quoi. Des bras se lèvent, des bottes dérapent. Ce qui est sûr, c'est qu'un instant plus tard, le gros Hédion s'écroule dans les bras de sa sœur Syldane. Cette dernière pourtant endurcie lâche soudainement un cri horrifié en relevant un main écarlate de sang. L'exclamation se rebondit sur les nerfs, on veut voir, on veut comprendre, on se bouscule, on se cogne et finalement, le corps inerte du molasson Hédion se voit allongé au sol. Les bottes se tassent autour, chacun de leur propriétaires pouvant maintenant détailler avec consternation le ruban de tissu noir qui s'agite paresseusement dans la brise et à son extrémité, le bord à peine émergeant d'une pointe barbelée profondément enfoncée dans sa gorge.


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