• Le lien d'ossement... S'il vous plaît, un peu de calme ! Je vous parle de choses compliquées là ! Vous ne pourrez jamais appréhender une simple virgule du préambule à la manipulation de cadavres si vous n'êtes pas capable d'une concentration sans faille. De toutes les disciplines de la nécromancie, c'est à la fois la plus dangereuse et la plus difficile à maîtriser. La puissance de votre lien dépendra uniquement, et j'insiste sur ce point... Cessez de bavarder ! Uniquement donc, de votre affinité morbide selon la méthode Vadasco De Carras.

    Extrait d'un cours de l'Université Noire.

    Les deux thuadènes se regardent pendant le court moment qui suit l'apparition du soldat couvert de sang séché. Quelque chose ne colle pas. Il empeste la charogne, une odeur lourde qui reste désagréablement au fond de la gorge. Encore l'art maudit des humains. La nécromancie.
    Les deux elfes échangent quelques murmures discrets qui restent inaudibles sous les rugissements continus des follets déchaînés tout autour de la zone du combat. Quelques gestes, des signes de connivence et visiblement, une manipulation qui fait intervenir quelques uns des éléments en présence. Un bref moment, les flammes semblent diminuer, puis reprennent de l'intensité.

    Thrace elle, se contente de jurer entre ses dents, son exaspération s'exprime depuis la pointe des syllabes sifflantes qu'elle laisse échapper jusqu'à la manière dont elle remonte sèchement le bas de son masque d'un coup du tranchant de l'ongle du pouce. Elle aussi, profite du petit flottement pour geler le combat :

    - Qu'est ce que tu fous là ?
    Le soldat manipulé par Mélanargie fait tournoyer sa lame dans le vide avec le même allant qu'un bambin s'en allant trucider des joncs avec un bâton de bois.
    - Je fais un peu d'exercice. C'est long, trois jours à attendre.

    Thrace s'apprête à ajouter quelque chose mais leurs ennemis ont terminé de conférer. Les crépitements, le frottement du métal, les grognements, tout reprend de plus belle. Apparemment la stratégie n'a pas changé ; le guerrier se met en place comme avant. Le sang suinte le long de son tibia, il boite légèrement mais c'est avec la même ardeur sauvage qu'il frappe son épée contre son bouclier de bronze. Un rictus crispé lui dénudant les dents, il se met en garde devant ses deux adversaires.

    - Cette fois je vais vous massacrer, augure t-il d'une voix sombre.
    Thrace se prend d'une excitation presque inavouable. A force de se faire menacer, elle finit par aimer ça. Et c'est un plaisir tout personnel qu'elle prend à rétorquer à sa charognarde de commanditaire :

    - Dégage de là. C'est mon affaire.

    Elle se positionne en avant, un pied en retrait, les bras déployés de chaque côté. Mais loin de se laisser impressionner par une simple remarque, le soldat crevé la rejoint nonchalamment.

    - Je ne serais pas obligée d'être là si tu avais déjà rempli ta mission. Oh et puis tu verras que tu auras besoin de moi.
    - La ferme.

    Effectivement, finies les palabres ! Le guerrier charge, l'ondine saute de côté pour l'éviter tandis que le macchabée sur pattes encaisse l'assaut de plein fouet et se fait projeter à terre. L'action fait tempêter l'élémentaire :

    - Tu ne sais même pas te battre ! Donne moi ça !

    Thrace s'avance pour attraper l'épée en bon acier mais Mélanargie se dérobe et se relève souplement.

    - Il m'a prise par surprise, répond-elle avec indifférence en faisant claquer son arme sur celle du thuadène qui se voit contraint de reculer.

    Le grand gaillard se ramasse pour mieux frapper. Thrace anticipe ce mouvement et se déporte pour l'attaquer de flanc. Mélanargie ne bouge pas. La charge l'ébranle encore mais cette fois, le pantin humain tient le coup, fidèlement campé sur ses appuis, labourant le sol des talons. L'ondine bondit de côté et arme son bras gauche en travers du buste, un cri silencieux au gond de la gorge. Mais une autre exclamation fuse de l'arrière :

    - Sigurd !

    Avertissement superflu. Le puissant guerrier elfe s'attendait à la double attaque. Les écailles d'Acier ripent sur son bouclier. Le thuadène donne alors une poussée brutale qui renvoie la tueuse en arrière, un genou endolori. Plus question de finasser ! Tant pis pour la nécromancienne. Elle n'a qu'à l'ignorer et se concentrer sur le combat. Hélas, cette dernière semble d'humeur loquace ! Sa voix claire et paradoxalement douce s'élève à nouveau :

    - C'est vrai, je ne sais pas me battre. Mais je sais choisir mes outils.

    Les deux épées se rencontrent à nouveau. Un fracas de métal. Quelque chose change dans l'air. Encore à terre, Thrace relève la tête et se retrouve prise dans une trombe incandescente. Avec un couinement de surprise, elle bondit en arrière hors de l'étreinte des follets et se retrouve contrainte de contourner la colonne infernale contrôlée par la sorcière blonde. C'est compliqué. Et la présence de Mélanargie ne fait pas partie des composantes qui simplifient l'art délicat de trucider son prochain. Comment compter sur une tarée qui joue avec des morts ?

    - Celui-là était lieutenant dans les armées humaines. Et lui, il sait se battre…

    Le soldat déchu pare assez adroitement un coup de taille en bas mais se faisant, ouvre sa garde par-dessus ! Le thuadène s'y engouffre immédiatement avec un cri de guerre et fracasse le pommeau de son arme contre le heaume métallique. Un bruit incongru s'en échappe, le soldat recule en battant des bras pour se rééquilibrer. L'autre frappe à nouveau, enfonçant littéralement le métal dans un concert de ferraille tordue et de :

    - POUR LE MARCHEUR !

    Le pantin de Mélanargie tombe en arrière une fois de plus. Thrace lève les yeux au ciel et engage le guerrier sans plus attendre. Ses frappes sont plus rapides et précises que celles du soi-disant "lieutenant". L'ondine conjugue la vitesse de sa nature aquatique avec la dureté de l'Acier qu'elle a la liberté d'invoquer dans ses membres. La partie est néanmoins compliquée lorsque la sorcière qui couvre les arrières décide une fois de plus de rabattre sa trombe brûlante vers elle.
    L'ondine n'a pas d'autre choix que de bondir en arrière sous la menace luisante d'une attaque agressive. Elle roule à terre, juste a temps pour se faire relayer par Mélanargie qui bloque le coup à deux mains puis fouette sauvagement l'air pour faire reculer son adversaire. Thrace rejette la tête en arrière d'exaspération.

    - Andouille ! Essaie au moins de le toucher !
    - Hé, tu crois que c'est facile avec ça ?

    Mélanargie fait lever un bras à son pantin pour lui faire retirer son casque défoncé. Le métal tordu résiste un peu mais finit par s'arracher brutalement. Le visage qui s'offre alors aux contrastes des follets est une horreur anatomique. Le nez écrasé, barbouillé d'un sang trop sombre qui dégouline en caillots grossiers. Les lèvres fendues sur une rangée de dents cassées. Une pommette éclatée. Mais plus inattendu et non moins macabre : l'empêne d'une flèche qui dépasse de l'orbite creuse qu'était son œil droit. Voilà la cause de la mort.

    - Un œil en moins, ça limite pas mal le champ de vision…
    Thrace occupée à se repositionner de côté se saisit de stupeur :
    - Mais... ne révèle pas sur tes points faibles comme ça imbécile !

    Evidemment, l'indication ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd. Le thuadène sourit méchamment, arme son épée et relance l'assaut. Il feinte d'abord sur la gauche et force Mélanargie à pivoter pour parer et ce faisant, à lui présenter sa face aveugle. Avec un grondement rauque, le thuadène fait tournoyer son épée, décoche un coup de coude dans les côtes du mort et abat sa lame avec fureur selon une trajectoire inattendue. Imparable.
    Mais non ! L'épée se fait immédiatement bloquer, sans  même que l'humain ne tourne la tête. Une parade transversale, le bras cassé dans un angle contraire aux lois des articulations. De quoi grincer des dents. Et pourtant la lame se fait dévier aussi facilement que s'il s'agissait d'une prise en position de force.

    - Je plaisante, sourit l'abominable bobine mutilée. Je n'ai pas besoin de ses yeux pour voir.
    - ... ?!

    Tendu en déséquilibre, très largement exposé à une contre-attaque, le thuadène tente de se rétracter mais trop tard, Thrace surgit au débotté et s'abat sur ce membre exposé avec voracité, le sang lui gicle au visage. Les écailles mordent profondément, elle tire et comme une scie, tronçonne salement l'avant bras du guerrier. Ce dernier saute en arrière et parvient à se jeter hors de portée des lames mortelles. Une barrière fumante s'élève  alors entre lui et les deux autres pour interdire toute nouvelle attaque. L'épée et le bouclier.

    - Raté ! L'ondine reprend sa salive et repousse ses cheveux en arrière.
    - Je trouve ça pas trop mal…
    - Tu n'y connais rien, remâche Thrace. Alors boucle la tu veux ?

    En effet, blessé mais pas vaincu. Il en faudra plus pour en venir à bout. Et alors même que son bras armé pisse le sang, une gangue brune de glaise molle se referme autour de la plaie et vient à bout de l'essentiel du saignement. Thrace grimace. La sorcière utilise les fangeux pour panser les blessures de son champion. Bien pensé, mais tout sortilège nécessite de la concentration. Et pendant qu'elle protège le guerrier, elle ne se protège pas elle ! Faisable mais… la tueuse se mord la lèvre un instant. Parfois il faut recourir aux ultimes expédients. Pas le choix.

    - Mélanargie.
    - Hm ?
    - Je te le laisse un moment. Tâche de ne pas tout foirer.
    - Quoi ? Tu vas où ?

    La tueuse noire disparaît déjà dans les ombres. Perceptiblement amusée par sa conduite impulsive, la nécromancienne tapote la lame de son épée contre la semelle d'une botte qui a connu de meilleurs jours. Puis se mettant en garde, elle reprend sa démonstration, forçant son adversaire à un rythme frénétique. Son arme file dans un crescendo de sifflements aigus.

    - Où en étais-je ? Pas besoin d'yeux, pas besoin de savoir se battre. Je pourrais faire caracoler un squelette vieux de cinq cent ans et tu ne pourrais même pas le toucher.

    Elle attaque férocement maintenant, poussant son avantage, pressant la garde de l'autre. Martelant son bouclier pour le forcer à reculer. Son épée arrache des tintements d'agonie aux pièces de bronze. Elle fendille petit à petit la carapace du thuadène. Les lames s'entrechoquent avec une force qui ne cesse de monter en fureur.
    Le thuadène alimente sa hargne avec la douleur et Mélanargie… fait sauter sa lame vers le haut une fois de plus. L'elfe referme rapidement l'ouverture avec une vivacité louable. 

    - Je pourrais donner assez de force à une gamine de trois ans pour qu'elle te brise en deux. Ah ah !

    Le soldat décomposé se retourne bizarrement à l'issue d'un coup trop violent porté dans le vide. Voyant que l'humain lui présente son dos, ne serait-ce qu'un instant, le thuadène pose sa lame à l'horizontale et frappe d'estoc sous l'omoplate, là où sa cotte de maille est déjà endommagée. Cette fois l'épée s'enfonce de toute sa longueur et traverse le cadavre animé de part en part.

    - Mmmmeeeeeeeurs !

    Et ce dernier grimace un sourire.

    - Je pourrais aussi, si je le voulais, te laisser le découper en morceaux et continuer à t'expliquer pourquoi ça ne brise pas le lien d'ossement.

    A geste saccadés mais vifs, l'humain se passe sa propre épée au travers du corps ! Il enfonce la grosse lame dans son buste et force le passage à travers ses entrailles, déchirant les vicères et craquant les vertèbres pour saillir de son dos et s'enfonçer goulûment dans le ventre de son adversaire. De part en part, les deux corps se retrouvent reliés l'un à l'autre par un même empalement. La voix de Mélanargie commence néanmoins à gargouiller.

    - Les autres ont besoin de temps et de concentration pour faire bouger misérablement des carcasses apathiques.

    Le thuadène recule en glapissant. Une nouvelle fois, la boue se referme sur sa blessure. La magicienne blonde tressaille :

    - Recule ! C'est une abomination, on ne peut pas la tuer par…
    - Sélène ! Donne moi… encore… le feu.

    Le guerrier tousse, crache et expédie un glaviot noir dans les feuilles. Et alors le druide, ce bon vieux druide toujours planté dans son coin décide finalement de se manifester.

    - Tu ne devrais pas faire ça. Si tu continues, il va…

    Mais trop tard, la jeune thuadène au visage marqué par la magie réunit déjà ses doigts en coupe. D'un geste brusque, elle concentre une langue de follets vers son compagnon meurtri. Les flammes entourent son corps poussé à bout. Elles en lèchent les contours, épousent les formes et finalement, dans un ultime embrasement, se font absorber par le guerrier.

    Comme porté au supplice, il rugit, arrache son casque, se griffe le visage et jette son bouclier à terre. Puis tout aussi soudainement, il se redresse et respire plus lourdement. A un rythme plus sauvage, plus marqué, balançant son arme à bout de bras comme un ogre manipulerait un tronc d'arbre.
    Le druide s'efface dans les ombres en murmurant :

    - Tu as eu tort. Tu as eu tort, la nature ne permet pas ce genre de chose. Tout a un prix. Sélène…

    Sigurd se remet en garde. Une étrange sauvagerie émane de ses gestes. Comme s'il avait perdu une partie de son essence en se laissant altérer par les follets.

    - Silence Gawain ! Laisse nous faire notre mission. Le Marcheur attend des résultats. Je vais lui offrir des cadavres qui ne bougeront plus !

    Le soldat humain glousse avec coquetterie.

    - Ah ah, pour ça il faudra trouver comment en venir à bout.

    Crispant les deux mains sur la poignée, Mélanargie retire brutalement son épée du ventre de son pantin et se retourne pour affronter une nouvelle fois le thuadène. Du sang épais et sombre lui ruisselle sur le menton. Seule son attitude, fière et ardente, traduit une vitalité viscéralement contre nature.
    Elle est fière, la nécromancienne, et ne se lasse pas de plastronner. Sa voix se gonfle maintenant d'une fièvre juvénile d'ordinaire propre aux adolescentes :

    - Il leur faut des jours pour préparer un cadavre ! Des jours entiers ! Moi il ne me faut qu'une heure. Une seule. Ils utilisent la méthode stupide d'un crouton raté. Moi j'ai inventé mon propre protocole. Beaucoup plus rapide…

    Thrace bondit devant la sorcière et tente de la frapper au visage du plat de la paume. Cette dernière parvient à esquiver mais perd le contact visuel avec son champion. La tueuse recule avant de subir la punition des follets combinés aux brumeux. Encore raté ! Elle connaît les défenses de la femme elfique. Elle doit juste trouver le bon moment.

    - Thrace !

    L'ondine se retourne et capte comme une vibration dans l'air. Une vibration coupante. Une lame voltige ! La tueuse ne doit son salut qu'à ses réflexes félins. Elle remonte la main et parvient à attraper l'arme au vol. C'est celle de Mélanargie ! Quelle tarée, elle ne pouvait pas trouver une autre manière de la lui passer ?! Encore un détail à ajouter à la haute pile de monnaie à lui rendre, pièce par pièce. Ecopant d'une légère coupure, elle profite immédiatement de son mouvement pour pivoter sur les talons et décocher l'épée en direction de la sorcière.
    Prise par surprise, cette dernière ne parvient pas au même résultat que l'ondine lorsqu'elle lève les bras pour se protéger. L'épée fend les airs, taille dans le vif, lui écorche la peau, et retombe au sol.
    Le guerrier rouge de feu explose littéralement.

    - Sélène !!

    La jeune femme cruellement entaillée aux deux bras, tombe à genoux en hoquetant. Des larmes de suie roulent sur ses joues creusées de fatigue. Sa magnifique chevelure s'empoisse d'une sueur crasse. Elle grince des dents.
    C'est le moment ! Thrace bondit en avant mais un cri l'arrête.

    - Attends ! Pas maintenant ! Elle tient encore les élémentaires. Tu ne peux pas utiliser tes pouvoirs. Il faut d'abord…

    La suite est emboutie par une ruade fauve du thuadène qui comprend enfin qu'entre les deux, la nécromancienne est bien plus au fait de ce qui se passe. D'un coup d'épaule, il fait trébucher le soldat de paille. Ce dernier désarmé ne peut pas faire grand-chose cette fois pour éviter la lame furieuse qui fouaille dans son ventre. Une nouvelle écume noire lui monte aux lèvres. Poing fermé, Sigurd frappe au menton, il retire son épée souillée par le mal le plus pur et renverse enfin le monstre au sol où il lui cloue l'épaule d'un geste net.
    De chaudes gouttes de sueur lui ruissellent sur le visage, il halète comme un possédé.

    Mélanargie continue à parler, ou du moins, elle essaie…

    - Ne t'inffquefgiuihn huh. ennjun...

    Le thuadène prend son élan, bondit et retombe à pieds joints sur la tête de l'humain. Les os éclatent, la cervelle se répand en flaque gluante et le reste craquette sous ses semelles. Le corps bouge encore mais la nécromancienne s'est définitivement faite couper la chique.
    Thrace incline la tête avec gratitude. Ils sont très bien finalement ces thuadènes. Sigurd achève brutalement le corps à moitié décomposé en séparant les bras et les jambes du buste à grands coups de bûcheron. Et lorsqu'il termine enfin son œuvre en plantant son arme à la verticale dans le tronc, une voix remonte d'entre les arbres.

    - Je t'ai dit que je n'avais besoin que d'une heure pour relever un corps. A ton avis, de combien de temps j'ai disposé avant de venir ? Ce ne sont pas les cadavres qui manquent par ici…

    ***

    Cette voix ?! Sigurd se met à hurler. De terreur ? D'horreur ?
    Sélène encore prostrée sur sa douleur remarque avec un temps de retard la nouvelle silhouette qui s'avance dans le cercle. Une femme élancée. Grande épée. Des bracelets et… par Mara. La maîtresse des rituels glapit d'horreur en reconnaissant alors la dépouille cruellement défigurée.

    - Non ! Morgane !

    La monstrueuse humaine qui se tient derrière son esprit leur sert encore cruellement son rire empoisonné :

    - Ah ? Elle s'appelle Morgane ? Merci, c'est ce qui me manquait pour parfaire mon emprise.
    - Mélanargie ! Mais qu'est ce que tu fous exactement ?!

    L'ondine, la fille maudite qu'ils sont venus chercher s'emporte à nouveau. Elle semble un peu perdue. Peut-être hésitante et pourtant elle ne commet pas d'erreur. Elle est… trop forte, reconnaît tristement la jeune femme. Même la magie des thuadènes ne peut pas en venir à bout. Les homoncules, les follets, les fangeux, les brumeux… aucun serviteur n'est assez puissant contre elle.
    Sigurd l'attaque brutalement et elle y répond avec fougue. Les deux corps s'entrechoquent, se frappent et s'esquivent.

    Feu-Morgane ne cherche même pas à attaquer. Elle jette son impressionnante épée par terre et désigne son ancienne maîtresse d'un index recourbé. Sélène frissonne, ses bras blessés la démangent atrocement et elle réalise soudainement que ce doigt qui se pointe vers elle pourrait être celui d'une condamnation. Elle pourrait être la suivante à danser entre les mains immondes de cette humaine sans scrupules. Et cette voix mielleuse…

    - Une journée. Je suis ici depuis une journée. Grâce à ma méthode, je n'ai même pas besoin d'être présente. J'utilise mes zombies pour enchanter d'autres zombies ! J'ai eu tout mon temps !

    Sélène ne comprend rien à ce qu'elle raconte. Elle a soudainement très peur. Elle se relève péniblement. Sigurd possédé par la fureur du feu parvient à repousser temporairement la fille en noir et se rapproche de celle qui n'est plus une thuadène.

    - Pardonne moi...

    Son épée hésite un instant avant d'abattre Morgane d'un coup sec. Leur sœur tombe une nouvelle fois, mutilée atrocement. Et pourtant, la voix est encore là !

    - Vingt quatre heures ! Vingt quatre corps !

    Et au moment où elle prononce cet épitaphe, l'échos est repris dans la forêt tout autour. Des morts ! Là partout ! Sigurd fait volte face. Sélène se crispe. Elle perçoit des mouvements dans son dos. Pourquoi autant de laideur ? Les humains sont trop mauvais. Trop impies. Cette fois, ce sont des larmes pures qui ruissellent sur son visage. Vingt-quatre ! Sélène baisse les bras. C'est…

    - GRAAAaaaaAAhh !!

    Un. Crachat de sang. Deux. Les yeux exorbités. Trois. Quatre. Cinq. Elle trébuche. Six.
    Une demi-douzaine d'épées fleurissent de sa poitrine. Ses bras s'agitent en vain, pris de convulsions incontrôlables. Elle tombe à genoux, la bouche noyée de sang, les yeux liquéfiés de douleur. Des pointes rouges. Le goût d'une vengeance tardive.

    ***

    Lorsque Thrace voit la magicienne se faire transpercer par les sbires de Mélanargie, elle réagit instantanément. Les épées sont encore dressées dans la chair de la jeune femme qu'elle bondit en l'air et lève les deux bras au-dessus de sa tête. Poings fermés. Une onde de cristal cisaille l'air. Un courant d'air froid lui saisit les poignets.
    Le thuadène n'a que le temps de lever les yeux pour voir retomber la terrible double lame de glace en travers du visage. La dernière chose qu'il verra d'ailleurs.

    Lorsque l'ondine touche terre, son épée l'a écorché de haut en bas, à moitié brisée sous l'impact mais encore assez dangereuse pour en finir. Les yeux crevés, la langue sortie, Sigurd fou de douleur fouette les environs à l'aveugle.
    C'est trop facile. La manière très simple de le désarmer d'un enrobement et d'envoyer paître son épée dans les fourrés d'où monte un couinement angoissé.

    L'ondine sourit sans plaisir. Le druide ne s'attendait pas à ça non plus.

    - Va t-en vieillard. Ici il n'y a que la mort.
    - Furies. Vous vous êtes perdues vous même…

    Il détale. Il fait bien. Thrace reviens sur le guerrier mutilé qui déambule sans but et pour la première fois, elle se prend d'une vague nausée de ce massacre.

    - Pourquoi… lâche t-elle entre ses dents. Une question dans le vent sans but ni attache. Mais les cohortes de Mélanargie y répondent d'une seule et même voix.
    - C'est ce que nous sommes Thrace. Des marchandes de mort. Nous l'avons en nous et nous la vendons autour de nous pour un prix de sang. En échange nous avons la force et l'audace.

    Il y a malheureusement beaucoup trop de joues à claquer pour faire taire cette enfoirée clairvoyante.

    - Mélanargie.
    - Les thuadènes sont forts mais ils ne peuvent rien contre ça. Alors on les tue.
    - Non. Juste. Tais-toi.

    Poings serrés, sa poitrine encore soulevée de halètements rauques, Thrace regarde le dénommé Sigurd qui disparaît dans la forêt. Ses hurlements, les craquements qui montent dans son sillage résonnent encore longtemps après qu'il ait quitté les lieux. Elle pourrait le poursuivre et le tuer mais pour la première fois, elle est écoeurée. Pour la première fois, elle aurait envie de douceur… une paire de bras réconfortants, une épaule, un baiser... aller pleurer.

    ***

    Lorsque j'émerge, il fait toujours nuit. Je suis allongé sur le dos à l'extérieur et d'après l'humidité que je perçois dans mon dos, je suis dans l'herbe.
    Je tâte le sol prudemment et parviens à me relever, pour constater avec un plaisir inégalable que je suis couché dans une boue malodorante qui s'avère être un bourbier alimenté par l'urine des soldats qui viennent se soulager ici.

    Pris aux tripes, je vomis dans le noir et m'écarte vivement de cette zone répugnante. Puis j'entends les cris. L'agitation. Les ordres et le désordre. Des soldats courent en tout sens.
    L'évidence me frappe ; ils sont tous après moi. Laisser la bride sur le cou d'Elutrine n'était sans doute pas mon idée la plus finaude !

    Je tente de me repérer dans cet entrelacs de toile et de cordons invisibles tendus au ras du sol. J'ai mal aux dents. Par précaution, je remonte le col de ma tunique sur le nez pour dissimuler la difformité un peu trop caractéristique de mon visage. Aucune trace de mon casque mais je ne m'attendais pas à ce qu'un parasite allergique au fer s'en soucie.

    Une bande de types passent en trombe dans l'allée que je m'apprêtais à emprunter. La poisse. Je ne sais même pas où aller. Rejoindre la tente du toubib me semble une bonne idée mais je n'ai pas le commencement d'une idée sur la manière de procéder pour traverser toute cette portion de camp à ma recherche.

    - Lâcheuse, t'aurais pu me laisser dans un endroit plus tranquille.
    - L'ammoniaque est très bon pour son corps. Elle l'a laissé dans un endroit ou personne ne va jamais sans une bonne raison.
    - Ah.
    - Il devrait y retourner.
    - Je crois pas non.
    - L'apprenti fugitif va venir. Avec son maître. Et son serviteur.
    - La qui ?
    - L'homme qui les a uni.
    - Javel ? Ne me dit pas que t'as trouvé un moyen de réveiller ce vieux débris.
    - C'est toujours elle qui sauve le corps non ?

    Je me colle contre un baril de poisson salé au moment où une autre cavalcade passe à proximité. Bon, longer les tentes n'est pas prudent. J'aimerais bien dire que je dispose d'un thésaurus de plans de rechanges de A à Z mais en tout état de cause, je crains de devoir m'en remettre à la lettre K comme Kregg, comme Kyste.
    Ce qui implique de retourner aux latrines. Bon, de toute façon je ne peux pas continuer comme ça, le premier qui me verra donnera l'alerte et là, possédé ou pas, je ne donne pas cher de ma couenne.

    - Dis donc, le baron. Les soldats. Tu les as tous tué ?

    Elle ne répond pas mais je sens comme un gargouillement gourmand au fond de mon estomac. Quelque chose qui me fait sentir que du sang étranger parcourt mes veines. C'est complètement dingue !
    Je rebrousse donc chemin avec des pieds de plomb. Ça commence à sentir le sapin toute cette histoire. A mon arrivée, il y a deux types qui traînent près de l'endroit malodorant. Je m'accroupis, pas vraiment désireux de m'incruster. Trop tard, ma légendaire poisse me colle aux basques, l'un d'eux détend brusquement son bras dans ma direction.
    Le second caracole maladroitement vers moi :

    - Sakutei ! C'est toi ? Sakutei ! Oh ! Amène toi et vite !

    Ce sont bien Javel et Kageisha. Je ne perds pas de temps à me demander ce qu'ils foutent précisément là. J'emboîte le pas du rêveur et nous débouchons malencontreusement dans une zone éclairée.

    - Hé pas par là !

    Justement, un soldat débouche en même temps que nous par l'autre côté. Sa mâchoire se décroche. Il n'a que le temps de cligner des yeux avant de recevoir un coup fulgurant qui le ramolli et l'envoie rouler dans les herbes piétinées du bas côté. Kageisha reparaît auprès de nous, lame déjà au fourreau, à peine une giclure de sang sur le dos de la main droite.

    - Boucle la et grimpe là dedans, grogne un Javel plus pruneau que jamais.

    Je repère alors la carène d'un chariot bâché qui patiente dans un coin. J'ouvre de grands yeux : des chevaux ? Ici dans le Sidh ? Mais c'est impossible…

    - Bredin tu montes !!

    Je ravale ma salive, j'obéis. La toile se rabat sur mes épaules et le cocher, un anonyme barbu que je n'entraperçois que très fugacement, claque les rennes. Cahin-caha, nous voilà partis à tombeau ouvert. Javel grimace atrocement.

    - Qu'est ce que t'as foutu gamin ?! Tu veux mourir ?! Tu es complètement fou de laisser le Kregg prendre autant de contrôle sur toi !
    - Je n'ai pas…
    - Ne me mens pas ! La ponctuation humide me retombe sur le nez.

    Quelques mètres plus loin, trois coups de cannes ont eu raison de ma réticence à raconter ma soirée et d'une partie de sa mauvaise humeur.
    Je me masse les côtes et soupire entre deux chaos.

    - Tu ne comprends pas Javel. Elutrine n'est plus la contamination. C'est moi maintenant qui suis le parasite, et elle la véritable détentrice de ce corps recomposé.

    Je rabaisse le col de ma tunique d'un geste éloquent. Mes dents me font horriblement mal. Je sais déjà qu'elles ont changé d'aspect avant même d'en avoir confirmation par le hoquet étranglé de mon vieux pote.

    - C'est si affreux que ça ?
    - Pour un serpent… ça serait sans doute seyant, parvient-il à ironiser. Ouvre la bouche…
    Je m'exécute.
    - C'est ce que je pensais… des crochets rétractiles.
    Nous restons silencieux un moment. Je baisse la tête.
    - Tu vas avoir des problèmes pour manger…
    - Si ce n'était que ça.
    Ma voix a-t-elle toujours été aussi rauque ?
    - Il faudra qu'on t'ausculte.
    - Vous trouverez sans doute quelques anomalies humaines. Il doit rester des morceaux de ce que mes géniteurs ont voulu y mettre…
    - Ne désespère pas, il reste encore une solution.
    - Dans tes rêves…
    - Précisément.
    Je remarque son petit sourire satisfait.
    - Oh.

    Le chariot s'immobilise un instant. J'entends la voix chaude et gutturale du conducteur répondre à l'injonction d'un soldat particulièrement excité. Je commence à me relever mais la main de Kageisha me comprime l'épaule. Nous repartons sans être inquiétés.

    Je tourne la tête et regarde le shinigami qui me renvoie sa neutralité indéfinissable en pleine face. Je ne sais pas pourquoi mais je le trouve changé. Comme s'il avait acquis une personnalité plus indépendante. Je réalise alors que Javel ne communique presque pas avec lui. C'est étrange… Ce dernier, d'un mouvement de menton assez fataliste, m'offre un début d'explication :

    - Notre mort nous a tous marqué à différents niveaux. Des liens ont été rompus et d'autres ont été renforcés. Mais je connais quelqu'un qui t'expliquera ça mieux que moi.
    - Comment ça ?

    Bringuebalé par les écarts irréguliers du chemin, je me cogne contre un des montants, ce qui me permet de constater que ma tête est toujours au moins aussi dure que du vieux bois. Je me masse le front avec lassitude.

    - Tu verras. Tu comprendras quand on arrivera.

    Il me revient alors qu'Elutrine a fait allusion à l'apprenti, au serviteur et au maître. Si je considère que Javel est un transfuge de l'Université Noire, avec Kageisha, ça clarifie deux des rôles. Mais alors le troisième type serait…
    Kageisha se penche alors vers moi. Dingue ! C'est incroyable, je crois qu'il va me parler. Ses lèvres s'ourlent légèrement. Il plisse le nez et avec un accent à fendre à la hache, il me sort la première phrase que j'entends de lui dans la langue du Delta :

    - Tu sens mauvais.


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