• Sous la tente, l'euphorie retombe rapidement. D'abord sous la forme des exclamations outrées du médecin qui peste contre ce carnage mobilier. Puis c'est le rire, froid et visqueux comme un reptile, qui se tortille hors de la gorge du faux-baron. Un grognement de la part de Javel, un reniflement pour Kageisha.
    Quand à moi, ma modeste contribution à l'ambiance sonore se résumera à un gargouillis, une toux un peu grasse et un demi juron qui naît sur mes lèvres au même moment qu'une paire d'autres phrases :

    - Enfl-
    - Ne te…
    - Qu'attendais…

    Tout le monde se fige. On s'entreregarde avec méfiance. Le baron s'appuie contre un poteau de la tente et se caresse la barbe avec un plaisir manifeste :

    - Ah, je crois que ce sujet sera encore plus passionnant que le dernier. Ce n'est pas si facile de créer des soldats aux ordres des nécromanciens. Nous tenons le bon bout. Il y aura encore un peu de sang et de larmes avant d'arriver au terme de l'expérience mais ça en vaut la peine ! Notre premier soldat d'ossement ! Notre premier Kreggite !

    Il se frappe les mains. Je suis trop dégoûté pour répondre. Mon simple regard, poignard creusé de cernes, suffit à faire comprendre à Javel que je ne goûte que très superficiellement la coupe fielleuse qu'on vient de me faire avaler de force. Moi un soldat aux ordres des nécromanciens ?!
    Pour le moment, seul le baron Mordaigle (il faut que je parvienne à m'ôter ça de la tête, il s'appelle Hidelmark !) a l'air de savourer le crachoir alors personne ne le lui conteste. Il continue à déblatérer avec chaleur :

    - Bon ce n'est pas terminé. Nous avons marqué ce Kregg et imposé le sceau de la Déesse Noire dans ses veines mais il faut encore l'incorporer.

    Cette fois je réagis. Un bras passé en arrière, à la recherche du premier ustensile tranchant, contendant ou même projectile à portée de main.

    - Pas question. Plus personne ne me touche c'est compris ?!
    - Sakutei…
    - La ferme Javel ! La ferme !

    Je me redresse, une sorte de salière métallique bien en main. C'est clair : le premier qui s'approche se fait saupoudrer à mort. Le baron me regarde. Oh comme j'aimerais faire fondre ce foutu sourire sous des cristaux acides !

    - Mais il n'est plus question de te toucher Kreggite. A partir de maintenant tu es une arme en gestation. Il faut juste attendre que la métamorphose soit achevée. Et pour ça il faut juste…

    Il lève trois doigts devant lui. Je connais déjà sa force étrange ; il manipule l'invisible. Bravement, je lève ma salière devant moi. Elutrine redresse mon bras gauche.

    - … une petite poussée.

    Un courant froid me traverse, je frissonne. Des picotements me secouent la colonne vertébrale. J'ai l'impression de lutter contre un vent violent alors que je m'avance, pas à pas dans une lueur grasse. Une grosse veine palpite devant mes yeux. Chaque pulsation lui confère une autre couleur : violette, orangée, rouge. Ça tourne en boucle. Encore un foutu voyage mystique.
    Mais j'en ai ma dose. Je serre les dents. Le goût du sang me monte sur la langue. Ma main gauche irradie de chaleur. Je ressens… je ressens… bon sang.

    J'ai une profonde envie de me raser.
    De me raser ?

    Heu…
    L'écran fantasmagorique organique se rétracte. Mes yeux se réhabituent à la silhouette amusée du nécromancien flanqué de son fidèle disciple : le Javel tout ratatiné sur sa canne.

    - Maintenant c'est mieux.

    Lâchant la salière par terre, je me frotte le menton avec appréhension. C'est là, sous mes doigts, le contact de la peau. Et des poils. De la peau et des poils. Je retire même une tâche de sang, là où mes dents se sont enfoncées sauvagement dans ma lèvre inférieure.
    Je replie les doigts de ma main gauche. Des ongles contre ma paume. Les battements affolés de mon cœur sous la chair tendre.

    - Elutrine a… disparu…

    Je n'en crois pas mes yeux. Un vrai bras de chair avec des tâches, des irrégularités, des imperfections. Un vrai bras. C'est impossible. Ce bras a été tranché net par Kageisha. Même la nécromancie ne peut pas aller aussi loin !

    - Elle n'a pas disparu, marmonne Javel.
    - Incorporée, complète son maître.
    - Elle est dans ton squelette Sakutei. Nan en fait… elle est ton squelette.
    - Pas seulement. Oh non pas seulement (il ricane), elle est bien plus que cela !

    Je me tends, il y a quelque chose de pourri dans ce rire. Pire qu'une maladie.

    - Tu n'es plus qu'une enveloppe Kreggite ! Bientôt sa volonté dépassera la tienne et…

    Je bouscule la table contre laquelle je suis appuyé et fonce au fond de la tente, dans la direction opposée de l'ouverture qu'ils bloquent. Le médecin me crie quelque chose mais je n'ai pas le loisir d'approfondir. Il faut que je sorte d'ici !
    Alors que j'arrive contre la toile tendue, il devient clair qu'il me sera très difficile de passer par là…

    Laisse la faire.
    Elutr… ?

    Mon bras gauche dont j'étais si fier quelques papillonnements de paupière plus tôt se décharne d'un coup. Par Mara ! L'ossature articulée qui se présente alors à la lumière des lampes me fait sursauter. Ce n'est pas humain ce genre de chose ! Les doigts tranchants d'Elutrine déchirent la toile.

    La voie est ouverte. La traque commence. Les proies sont loin !

    Le parasite regagne sa gangue de chair et sous mes yeux ébahis, mon bras se reforme comme avant. Une enveloppe. Je suis… Non, je ne perds pas de temps à contempler le spectacle. Je caracole. Je dépasse un groupe de soldats ahuris qui se retournent sur mon passage en bredouillant des questions incompréhensibles. L'un d'entre eux brandit une louche d'un air menaçant.
    Je bondis au dessus d'un feu de camp réduit à l'état de braises. On m'invective à grands renforts de postillons. Je trébuche sur une forme molle. Je m'affale dans la boue. Je manque de percuter une prostituée débraillée. Je contourne un tas de lances fichées en terre. Je dégomme une théière. Je dévale un petit talus. J'évite un nouveau groupe et me tasse, tout petit, le dos rond, dans un trou ouvert sur la pente qui pourrait ou pourrait ne pas être un poste pour archers.
    J'ai peur, j'ai mal, je me sens froid. Pourquoi personne n'est de mon côté ? Sur qui puis-je compter ??

    - Aaaaah Sakutei, Sakutei, Sakutei. Je savais que tu finirais par sortir de cette tente. Mais de grâce, la prochaine fois ne détale pas comme un lapin. On croirait que tu inaugures une nouvelle partie de chasse-croquant.

    ***

    Plus loin, dans le noir, une silhouette encapuchonnée débouche sur un charnier. A l'odeur, on pourrait croire que les morts sont là depuis plusieurs jours et pourtant les traces de lutte, elles, semblent récentes.
    Le spectacle ne semble ni l'intimider, ni l'étonner. En fait, il n'a pas l'air particulièrement intéressé. Tout juste s'il s'attarde au-dessus de certains corps pour en examiner un détail. C'est évident, il cherche quelque chose, ou plutôt quelqu'un. A sa manière de se déplacer entre les corps mutilés, il devient rapidement clair qu'il ne s'intéresse qu'aux femmes. Un déviant sexuel ? Probablement pas, il n'a pas non plus l'air excité par la chair froide. Il cherche une femme bien précise. Une femme qui a peut-être eu un rôle particulier dans la lutte qui s'est déroulée ici.
    Et lorsqu'il semble l'avoir trouvée, un petit ricanement secoue sa carcasse. La lune se reflète brièvement sur l'éclat d'une lame. Il lève le petit poignard, s'agenouille et entreprend apparemment de se tailler un morceau. Ses mouvements secs et rapides sont dissimulés par le lourd manteau qui s'étale autour de lui comme une aile noire.

    Et c'est bien ce détail, qui attise la curiosité. Qu'est ce qu'il fait ? Thrace observe son petit manège depuis le début et ce qu'elle voit ne lui plaît pas. Elle avait l'intention de dormir un peu pour récupérer et quel meilleur endroit que celui de la scène du massacre ? Non en fait avant ça, elle voulait simplement s'assurer que Mélanargie avait foutu le camp en revenant en arrière quelques minutes après s'être évaporée.
    Et sur qui elle tombe ? Un autre nécromancien ! Elle l'a reconnue à sa démarche. Puis un peu plus tard, quand la lune est venue lécher son profil décharné. Elle le reconnaît maintenant complètement. C'est le sorcier humain qui se cache dans la forêt des thuadènes. Le voleur du cœur des fomoires. Un bel enfoiré soit dit en passant.
    Thrace ne comprend rien aux manigances des sorciers mais elle sait au moins une chose à leur sujet : tous sont avides de pouvoir.

    Mélanargie voulait conquérir le rêve d'un vieux ridé pour s'assurer des pouvoirs de contrôle des corps presque illimités. Et elle s'est débrouillée pour coincer la tueuse la plus redoutable du Delta dans ses doigts de minette, se dotant ainsi du pouvoir mortel le plus terrible et le plus sûr : envoyer quelqu'un à sa place faire le sale boulot.
    Celui-là cherche autre chose. Forcément.
    Et il y en a peut-être d'autres qui trafiquent leurs basses œuvres ailleurs. Ils sont partout, ces rejetons de l'Université Noire, dispersés dans le pays à ourdir des complots.
    Elle voudrait les tuer tous. Elle pourrait commencer par celui-là.

    Se relevant souplement sur sa branche, l'ondine dénoue les attaches qui relient les lanières de cuir à sa tenue d'encre. Elle se laisse glisser sans bruit dans l'herbe imbibée de fluides divers et se rapproche à tâtons.
    De toute façon, le vieux a l'air tellement absorbé par sa besogne qu'il ne la remarquerait sans doute pas si elle progressait ouvertement. Thrace ramène ses genoux sous sa poitrine et prend un instant de réflexion, roulant et déroulant la bride de cuir entre ses doigts.

    Quelle meilleure manière de tuer un sorcier ? La décapitation ? Transpercer le cœur ? Sataline lui a affirmée qu'elle était capable de tuer de vingt-sept manières différentes. Quand était-ce ? Si récemment et pourtant si "autrefois". Sataline qui n'est maintenant plus qu'une vague présence sous son sein gauche. Une présence de vaguelettes qu'elle use comme d'une arme.
    Une arme.
    Elle n'est bonne qu'à ça. Corrompre, tuer, détruire. C'est peut-être pour ça qu'elle se fait manipuler aussi facilement. Quand on agit comme un outil, il ne faut pas s'étonner d'en voir certains (ou certainE !) l'utiliser.

    Thrace remâche sa mélancolie et se décide finalement à agir d'une toute autre manière. Elle se redresse sur les paumes, fais glisser le brin de cuir entre ses doigts et prend son élan.

    Si silencieuse, si rapide, le nécromancien n'a que le temps de tourner la tête avant de se retrouver garrotté par la sangle froide.

    - Grrrgl ! Il en lâche son couteau, crochetant ses doigts sur le lacet étrangleur.

    L'ondine enroule la lanière autour de ses paumes et appuie son genou entre ses omoplates pour gêner d'autant plus sa respiration. Poumons contre cage thoracique. Palpitant affolé. Montée de l'adrénaline. Son excitation est son poison. Il s'étouffera par sa stupeur. Oui vraiment, elle sait comment tuer. Mais ce n'est pas encore le moment.
    Thrace sourit en coin.

    - Qu'est ce que tu fais là ?
    - Grggle (!). A nouveau…
    - Bon pousse toi, laisse moi voir.

    D'une bourrade aussi violente qu'inattendue, elle le plaque face dans la boue et l'écrase sous son genou pour examiner la scène. Pas beau à voir.
    Comme si le cadavre n'était pas déjà assez mutilé. C'est elle, la seule fille que Mélanargie ne contrôlait pas. Celle qui s'est présentée comme étant la dernière "détentrice de la magie des thuadènes". Quand à savoir pourquoi elle l'intéresse c'est une autre histoire. Entre autres blessures, l'ondine remarque le cisaillement imprécis de son poignet. Il lui découpait la main. Pourquoi ?
    Tirant sur le lacet, elle le force à se relever légèrement.

    - Maintenant, à genoux.

    Sa lame de glace trouve tout naturellement sa place contre cette gorge flétrie et molle. Prête à entailler la chair grise de ce vieillard répugnant. Thrace relâche légèrement sa prise pour le laisser parler. Il tousse et tente de se masser la trachée mais elle détourne sa main d'une claque sèche. Sa voix acquiert des accents métalliques lorsqu'elle reprend la parole.

    - Alors réponds maintenant. Pendant que tu as des cordes vocales…
    - Rien… je ne…

    Avançant la mâchoire inférieure sur un rictus qui ne rend pas vraiment hommage à sa beauté naturelle, la tueuse rapproche son masque tout contre l'oreille du sorcier et le coupe d'un murmure mortel :

    - Passe directement au moment où tu accouches de la vérité. Je me moque des contractions préliminaires. Et pour ce qui est de perdre les eaux, tu t'adresses à une spécialiste.

    Ce n'est sans doute pas très prudent de prolonger la vie de cet homme mais il sait forcément plus de chose qu'elle sur cet endroit. Des choses qui pourraient lui être utiles pour s'en sortir.
    Le sorcier avale une boule de salive, ses épaules s'affaissent. Il va parler pour de bon. Thrace sourit sans joie.

    - Je voulais… récupérer la magie des thuadènes.
    - Vraiment. Encore en quête de pouvoir hein. C'est fascinant d'avoir raison.

    Thrace l'attrape par l'épaule et le fait pivoter d'un geste sec pour le regarder droit dans les yeux. La pointe de son épée de glace vient maintenant chatouiller son menton rabougri selon un angle inquiétant. Qu'il moufte de travers et c'est sa cervelle qui répondra par un couinement. Il voudrait sans doute se décrocher la mâchoire mais vu les circonstances, il se contente d'ouvrir deux soucoupes rondes au milieu de sa bobine machiavélique.

    - T-toi… ??

    L'ondine sourit plus largement. Il écarquille encore plus des yeux. La lune est claire et la lueur bleutée diffusée par l'épée de glace est suffisante pour qu'il la reconnaisse. L'ondine rajuste son masque d'un coup de pouce énergique.

    - Vu que tu ne peux voir que ma mâchoire, j'en déduis que tu louches sur mes dents.

    Elle se rapproche encore. Assez proche pour l'embrasser ou pour lui arracher le nez avec lesdites dents.

    - Oui regarde mieux ! Regarde bien ! La dernière fois tu t'es moqué de moi hein ! Mais c'est terminé (elle se passe un coup de langue vif sur les vides occupés peu avant par des crocs disgracieux.). Et bien je suis libérée de la malédiction des fomoires.
    - Comment…
    - Comme si j'allais te le dire ! Ah !

    Effectivement, elle veut juste savourer son impuissance, sa terreur et ses questions. Et puis passer à la suite de l'interrogatoire.

    - Tu as volé le Cœur des fomoires n'est-ce pas ?
    - Je ne l'ai plus. Je ne l'ai plus, c'est vrai.

    Thrace fronce les sourcils. En détaillant, son regard tombe sur sa main enrubannée dans des bandages de fortune. Le nécromancien s'est fait mâchonner ? Elle lui attrape le poignet pour mieux voir et constate rapidement qu'il manque deux doigts.

    - C'est arrivé en même temps ?
    - Un homme est venu. Nous avons passé un marché.
    - Drôle de prix pour un échange. Je dirais plutôt que le voleur s'est fait voler hein !
    - Crois ce que tu veux. Tu ne peux pas comprendre.
    Elle le récompense d'une claque sévère. A nouveau, elle montre les incisives, il passe dans son regard comme un éclat cobalt.
    - Je hais votre engeance nécromancien. Je vous hais tous. Mais tu vois, ce que je déteste particulièrement, c'est qu'on me prenne pour une idiote. Je suis bien plus perspicace que tu ne peux l'imaginer. Et bien assez puissante pour te le faire entrer dans le crâne.
    - Je m'en moque. Tu es arrogante comme les elfes. Créature de…
    Un autre claque vient lui rougir le cuir.
    - Reprenons. Alors qu'est-ce que tu comptais faire de ces pouvoirs ?
    - Ah parce que tu as l'intention de m'épargner ?
    Thrace sourit à nouveau, mais cette fois avec une taquinerie au coin des lèvres.
    - Aaaah, je ne sais pas. Va savoir. Mais après tout, la mort, c'est ton domaine nan ?
    Le vieux la regarde, très digne, il bombe le torse (ou du moins ce qu'il fait passer pour tel).
    - J'en connais plus long sur le sujet que n'importe qui.
    - Quelle chance, tu te rends compte ? Je vais peut-être te donner une occasion d'approfondir ta passion.
    - Ne fais pas ta maligne, tu n'es qu'une exécutrice aveugle. Tu ne sais rien des grandes forces à l'oeuvre…
    - Oh pitié ! Pas un autre discours sur l'insignifiance des petites gens qui dansent. Pourquoi est-ce que tous les vieux se sentent obligés de faire croire aux jeunes qu'ils sont dans l'ignorance ? La vérité c'est que vous ne pouvez plus rien et que ça vous met en rogne. Alors pour compenser, vous nous servez des théories assommantes pour qu'un jour, un jeune s'assoie sur son derrière, poing fermé sous le menton et se mette à réfléchir pour à son tour… (la voix de l'ondine module un son aquatique plutôt étrange) prendre les rides de la sécheresse.

    La longue tirade de Thrace laisse son interlocuteur sans voix. Il hausse un sourcil, puis l'autre et réalise peut-être qu'effectivement, la jeune fille débordante de vitalité qui le menace est plus dangereuse qu'une simple assassine. Elle possède cette forme de conscience accrue qui la rend plus indépendante, plus libre. Capable de s'affranchir des influences… Et s'il y a bien une chose qu'un nécromancien déteste, Thrace le sait mieux que n'importe qui, ce sont les gens qu'on ne peut pas contrôler.

    - Je pourrais te surprendre petite créature de l'eau.
    - J'en doute.
    - Tu veux savoir ce que je fais ? Je suis en train de rétablir un déséquilibre.
    - Tsss….
    - Il y a des créatures ici qui possèdent un pouvoir démesuré. Tu le sais n'est-ce pas ? Ce sang sur ta lame, il vient d'une entité plus coriace que la mort. Il empoisse la glace ! Il ne partira pas, il se fige parce qu'il est absolu !

    L'ondine détourne momentanément le regard et tique sur les tâches sombres qui maculent toujours sa lame de glace. Elle ne sait pas comment, dans cette position, le nécromancien est parvenu à les distinguer et elle sait encore moins comment il est parvenu à la conclusion qu'il s'agit du sang du Gardien mais elle n'a pas l'intention de lui offrir le plaisir de sa surprise. C'est donc avec un ton volontairement banal qu'elle acquiesce :


    - Plus résistant qu'un clou de cercueil. Mais c'est une affaire bientôt réglée.
    - J'en doute fort ! Ces choses… ne devraient pas exister. Plus maintenant. L'ère de l'absolu doit s'arrêter avec l'avènement de la relativité. Et on ne tue pas l'absolu en lui plantant une lame dans le ventre.


    L'ondine change de position pour soulager sa jambe gauche. Il sait décidément beaucoup de choses ce vieillard. Peut-être qu'il sait même comment elle s'est affranchie de la malédiction des fomoires. D'ici là qu'il lui révèle qu'il l'espionnait pendant qu'elle bavait sa bile dans l'herbe après avoir ingéré la fiole de Jetuk… le pervers. Cela dit, il soulève un détail d'importance : si le Gardien ne peut pas être tué par une arme normale alors comment ?

    - Alors ?
    - On le tue par le déséquilibre, assène le nécromancien avec un ton professoral particulièrement poussiéreux. Imagine l'absolu comme un énorme rocher posé sur un plateau. Tu peux t'acharner à frapper le roc jusqu'à ce qu'il se réduise en poussière… ou tu peux faire pencher le plateau jusqu'à ce qu'il bascule dans le vide.
    - Alors c'est ça ta théorie ? On fait trébucher un gigantesque arbre vivant et c'est fini ? Bon courage pour trouver une corde assez solide.
    Passant sur le ton narquois, le captif continue sur sa lancée, un postillon à la commissure de sa bouche tordue :
    - Imagine maintenant qu'il ne s'agisse pas d'un rocher mais d'une matière assez molle pour absorber le moindre de tes coups. Peu importe la force que tu appliqueras, elle te sera renvoyée par l'intégrité de la forme. L'énergie que tu dépenseras se dissipera sans effet.


    Thrace a du mal à comprendre mais si elle prend en compte le fait qu'il s'agit d'un odieux pontificateur, il y a peut-être une manière simple de traduire son verbiage sans s'attarder sur les détails : en gros elle ne peut pas tuer le Gardien parce qu'il est insensible à ses attaques. Elle se mordille la lèvre et finit par esquisser un demi-sourire :

    - Peut-être que tu as raison. Mais je l'ai fendillé ton "rocher mou". Il n'est pas invulnérable.

    Elle se redresse d'un coup et recule d'un pas, faisant danser la double lame de glace dans l'air de plus en plus rapidement.

    - Ce sang est bien la preuve qu'on peut le toucher. Il suffit juste que je trouve quelque chose de plus tranchant.


    Le vieux ricane. Evidemment dès lors qu'il n'est plus menacé de près son humeur s'allège. Il se sent assez confiant pour ironiser. Les hommes…

    - Tu es peut-être assez forte pour perturber l'absolu mais certainement pas assez pour le détruire. Tu n'es rien en comparaison tout simplement parce qu'il n'admet pas la comparaison ! C'est un Principe. Une entité. Il est in-tou-chable.
    Thrace secoue ses mèches sombres d'un mouvement de menton et recule encore d'un pas feutré.
    - Les filles ont toujours un moyen de déstabiliser l'inamovible. (Tournée de profil, elle lève les deux bras de chaque côté de sa tête et fait reposer la pointe de sa lame de glace sur le bout de ses doigts). Bon… bon, bon, c'était très intéressant mais comme ça ne répond pas à mes questions, je crois que je vais passer à la suite de mon idée.
    Cette fois le nécromancien lève la main, implorante, parfaitement pathétique.
    - Attends !
    - Pourquoi ?
    - Je peux te donner…
    - RIEN !

    Le sifflement aigu et cette étrange sensation de gel dans l'air. Le coup porte de plein fouet. Un choc vibrant lui déchire l'épaule, le nécromancien bascule en arrière en gémissant. Son sang explose. Il roule, coule, souille les feuilles mortes. Mortes. Bientôt comme lui, le meneur de morts. Thrace se redresse et l'examine lentement. Ainsi couché à terre, il lui suffirait d'un geste souple et simple pour en terminer. Là, au milieu des autres cadavres. Il est trop faible. Trop asservi à la terreur pour lutter.
    Mais elle sait qu'elle hésitera trop longtemps. Non en fait elle a déjà dépassé le moment idoine. Elle n'a pas envie de tuer. Elle n'a plus envie. La poisse.

    D'un grognement capricieux, elle s'éloigne donc, le laissant là au milieu de sa douleur sans rien ajouter. Vaguement contrariée mais surtout préoccupée : si elle a vraiment perdu l'envie de tuer, comment va-t-elle en finir avec le Gardien ?
    C'est peut-être contradictoire, mais en repensant à sa cible, quelque chose de reptilien s'éveille en elle. A nouveau cette sensation primale de haine brute.

    ***

    - Maille ?! Maille mais Maille qu'est ce que tu fous là ?!
    - Ça ne te va pas ?
    - Ce n'est pas qu'il n'y a rien d'autre qui m'aille mais tu vois…

    Le duc est là avec sa grande épée fichée en terre à quelques centimètres de ses bottes et… de ma tête. Il me toise légèrement de haut, nonchalamment voûté sur son arme de dément comme une colombe de mauvais augure. Bon sang !

    - Tu vois Sakutei, quand j'ai vu ce qu'il s'est passé dans la tente de Mordaigle, un vieil ami comme toi, je me suis dit qu'il fallait que je te l'apporte moi-même.

    Il ne fait pas assez sombre pour me cacher son sourire inquiétant. Je commence à baliser. Ravalant ma salive, je tente de me rappeler la méthode pourtant élémentaire qui consiste à ramener ses jambes et à les balancer en cadence pour courir. Merde. Du coup :

    - M'amener quoi ??

    Il retire son épée du sol avec une facilité déconcertante et vient s'asseoir à côté de moi dans le trou. Un bras passé par-dessus la lame, il fourrage un instant sous sa cape immaculée et me tend un petit rouleau de papier fin. D'ici je peux sentir l'odeur de l'encre encore fraîche. Je tends une main, suspicieux.

    - Merci. Il fait trop sombre pour lire.
    - Sakutei ! Tu as perdu ta mâchoire d'os, ça te va beaucoup mieux ! C'est formidable !
    - Ouais ouais… qu'est ce que ça dit ?
    - C'est une excellente nouvelle.
    - Ce papier ?
    - Non ça c'est ta condamnation. Comme c'est ta première, je tenais à te la remettre en main propre. En revanche, c'est vraiment beaucoup mieux. Je te retrouve tel…
    - Attends là… c'est quoi ?!
    - A mort bien sûr, précise t-il avec une ironie que je ne saisis pas.
    - Mais je n'ai pas tué le baron !
    - Aaaah mais peu importe. C'est tout comme. Et puis il y a ses hommes. Eux n'ont pas le luxe d'avoir des doubles. Parlons plutôt de ta guérison. C'est arrivé comment ?
    - Alors tu savais que c'était un double.
    - Bien sûr ! Je connais chacun de ces nobliaux depuis assez longtemps pour savoir comment leur tenir le mouchoir quand ils ont les glaires.
    - Mouais m'étonnerait, machonné-je. Je repense au fait que Mordaigle est un foutu nécromancien. Ça s'il le sait, c'est que le soleil est faux lui aussi.

    Et puis quoi ? Une condamnation à mort… juste ce qu'il me manquait. Et pourtant ça me détend. Sans doute l'effet "agneau sacrificiel". Je sais que je suis foutu, je me relâche. Mes épaules retombent. On cause.

    - Alors qu'est ce qu'on fait maintenant ?
    - Un vieil ami comme toi, ça me ferait mal de te pendre dans ce terrain hostile. (Il semble avoir temporairement oublié Elutrine, ça m'arrange). Nan, ce que je te propose, c'est que tu fuies. Le plus vite possible. Et qui sait peut-être qu'on ne t'attrapera pas. (Il sourit à nouveau et me sers sa voix la plus douce). Mais j'en doute un peu…
    Aaaah, ça va être intense tu verras ! On va se retrouver plus proche que jamais.
    - Mais n'importe quoi !
    - Tu ne comprends pas Sakutei, les gens ne se déclarent ennemis que lorsqu'ils recherchent une intimité différente de l'amour.
    - Ça c'est ton idée.
    - Non à la base mon idée c'était de te séduire.
    -  Arrête ça !
    - Tu vois je ne suis pas ton type. Alors on fonce ! Cette chasse va nous donner la proximité et c'est exactement ça… l'amitié parfaite.

    Et merde, Maille est un grand malade. Je me pince l'arête du nez. Foutue Mara ! Voilà qu'on me pousse encore à me dérouiller en vitesse. En sous-cape, je perçois un grincement osseux. Elutrine exprime son net désaccord quand ma faible volonté de survie. Bon, si tout se ligue contre moi…

    - Fuir. Encore. Très bien mais je fais comment moi ?
    - Le passage vers le Delta est largement ouvert maintenant. Mes ingénieurs ont bien travaillé.
    - Ouvert ? Pourquoi faire ?
    - Ce n'est pas évident ? Les chevaux refusaient de s'engager dans un souterrain obscur.
    - Tu as fait éventrer les grottes du Sidh ?!
    Voilà donc comment il a amené des chevaux… Maille arrache un brin d'herbe miraculé et le coince entre ses dents d'un geste que je pourrais qualifier de rêveur.

    - Juste un passage.
    - Taré…
    - Il te reste trois heures avant le lever du jour. Disons que l'annonce de ta mise à mort ne sera pas rendue officielle avant ça. Je n'engagerai pas la traque avant… disons midi ?
    Il s'étire gracieusement avec ce calme souverain que j'ai appris à lui connaître et à détester.
    - Trop aimable !

    Je suis déjà debout, le dos tourné en train d'examiner le champ de toiles percés des étoiles scintillantes des feux mourants. Ce camp est immense, je ne serai jamais tiré d'affaire avant le lever du jour. A moins que…
    L'idée se fraie un chemin discret sous mon crâne. Si silencieusement que même Maille ne peut pas percevoir mon subtil changement d'attitude. Enfin je crois.
    Je me retourne au moment où il me tend une lame vicieusement courbée sous le nez. Que ??!

    - Tu as laissé tomber ça chez Mordaigle. Ça et quelques bricoles dont tu auras besoin si tu veux t'en tirer quelques temps.

    C'est la lame goutte. Cette drôle d'épée que je me coltine depuis que je l'ai trouvée au bord de la rivière. Bah. Je referme ma main dessus et la porte devant mon visage. La tentation me traverse. Cette fois, c'est un peu plus "bruyant" ; le duc interpose d'emblée sa main gantée :

    - Laisse tomber. Tu n'y arriverais pas. Et puis ça ne t'avancerait pas même si tu réussissais ton coup. (Il hausse une épaule). En plus, je ne suis pas seul.

    Le gargouillement caractéristique qui accompagne les entrées sinistres fait trembler mon estomac. Suivant le regard oblique de Maille, je louche bientôt sur les contours crénelés d'une vilaine armure noire. Bon les choses sont claires, s'il a amené ses sbires c'est qu'il me redoute quand même un peu. Et ça plus que tout autre chose, ça me regonfle un peu. Je recule d'un pas et glisse prudemment l'épée à ma ceinture.

    - D'accord Maille, faisons comme ça. Pour l'instant.
    Il opine et s'éloigne un peu lui aussi. Un effet de manche pour le style, il pivote sur les talons et rejette ses blondes mèches d'un geste racé.
    - Messire Sreng ! Les effets personnels du fuyard !

    Le colosse grinçant balargue un gros sac de toile qui rebondit devant mes pieds et manque de m'enfoncer les tibias. Le casque de fer offert par Javel, la dague en or de Maille, le gant renforcé et même la pipe du toubib. Equipé pour la guerre. Je ramasse cette quincaillerie sans trop savoir pourquoi. Mais après tout, ce sont des cadeaux…
    Alors que je boucle la jugulaire du couvre chef métallique, le duc me lance une dernière injonction :

    - Ne t'inquiète pas, quand tu te feras attraper, je veillerai à te rendre moi-même les outrages Sakutei.
    - Je savais que t'allais dire ça…

    C'est peut-être la dernière fois qu'on se parle alors je tiens à marquer le coup. Une dernière fois. J'enfile le gant, passe un doigt le long du haut col de ma tunique et lance mon ultime bravade :

    - … vieille radasse !

    Avant d'enfiler la pente à toutes jambes. Maille pense qu'il va m'évincer de sa petite guerre aussi facilement. Je vais le surprendre. Lui. Mélanargie. Elutrine. Et peut-être même cette fille masquée que je n'ai rencontré qu'en rêve. Depuis combien de temps n'ai-je pas rêvé ?

    ***

    Un grondement de tonnerre ébranle le sol au moment précis où le petit groupe émerge des grottes. Ce n'est pas un hasard, les thuadènes sont friands des manifestations tapageuses. Et pour le retour du Gardien et du Capitaine, il n'est plus tellement question de donner dans le feutré.
    D'ailleurs tout le monde semble au courant. Ils presque tous sont là, sobres, silencieux et parés pour un combat qu'ils n'ont encore qu'entrevu. Ils ont trempé leurs lèvres dans le bouillon de la mêlée. Des chefs sont tombés. D'autres ont été assassinés. Les elfes errent, perdus. Cette nuit, ils ont perdu la fièvre et la fureur. Ils attendent. Ils tremblent légèrement.

    Le Dagda Nuadien, le chef légendaire, s'avance dans la lumière des torches avec cette progression majestueuse qui lui confère des allures de chêne couronné d'épis de blés translucides.
    Sa tête aux bois de cerfs grince doucement. Comme une branche agitée par la brise. Il marche, il foule le sol avec permanence. Il irradie du formidable, de l'indéracinable, du vivant. Sa simple présence fait taire toutes les rumeurs qui auraient pu courir sur sa mort. Bien plus qu'un démenti, en cet instant, cela devient tout simplement inconcevable.
    Juste à côté, vient le Marcheur des Cieux. Le sombre soldat casqué d'horreur. Sa démarche est à la fois plus lourde et plus souple. Il émane de sa silhouette quelque chose de nouveau. Les thuadènes connaissent cette impression. Ils l'ont apprivoisée il y a longtemps. Il s'en servent, l'enroulent autour de leurs paumes pour s'y essuyer le visage avant le combat.
    Cette aura, c'est la terreur. La seule que l'on peut ressentir en présence d'une puissance trop agitée, trop incontrôlable pour être cernée. Le Marcheur ne marche plus. Il donne l'impression d'être partout. Un peu partout mais plus précisément, dans le dos. Derrière la nuque. C'est là qu'il couche son souffle rauque. Cette coulée froide qui fait trembler.
    Sur la droite, il y a l'aveugle. Miyanne, voûtée, cassée, tellement fluette en comparaison qu'on la distingue à peine derrière sa béquille noueuse. Et de l'autre côté, le fidèle Bjorn dont le visage fatigué rayonne d'une sérénité nouvelle.
    La paix, la vie, la terreur et la fragilité. Ils s'avancent tous les quatre face à l'armée saignée par deux jours de combats. Toutes les bannières ne sont pas là. En fait il n'en reste plus que cinq sur les neuf ; le Pin du vieux Jampre, la Corne Blanche de l'impitoyable Syldane, le Bras d'Argent de l'impassible Nemed, le Crâne de l'impétueux Skeld et la Masse de la rugueuse Casse-Crâne.

    C'est cette dernière qui brise le silence respectueux d'un mollard plutôt gras. Elle s'essuie les lèvres d'un revers de main et pour signer sa performance, éructe une sorte de :

    - Waho ! Le Gardien est revenu !

    Et immédiatement la foule se met à bruire de murmures. Les mots fusent, les exclamations percent et c'est bientôt un véritable rugissement d'acclamations qui enflent et se tord comme un dragon hors des gorges enflammées.
    Le Dagda lève les deux mains et s'arrête quelques pas au devant des premiers rangs. Le silence ne retombe pas pour autant mais lorsqu'il prend la parole, il s'accapare momentanément tout l'espace sonore disponible. Il n'est plus un tympan qui ne vibre pas sous sa voix.

    - Je suis le Dagda Nuadien. Le protecteur du Sidh. C'est par mon nom que tout ici existe. Je suis la voix de la nature. Et cette nuit la nature exige le sang ! Alors la nature s'est dotée de crocs et de griffes. De cornes et de becs !

    Une tresse de filaments s'enroule autour du tronc principal et se couvre de feuilles mauves. Le Gardien croasse et semble s'abreuver de la sauvagerie qui monte de la foule entassée devant la plaine. Puis il étend lentement son bras-rameau vers la droite et tonne :

    - Contemplez les crocs et les griffes. Contemplez votre chef de guerre. Notre capitaine Luk, le Semeur de Chaos !


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