• Ma première (sage) décision a été de rester jusqu'au lendemain dans cette auberge. Les lieux du crime en quelque sorte. Il restait beaucoup d'inconnues. J'espérais y trouver quelques réponses. Et dans le pire des cas, je pouvais toujours les chercher au fond d'un verre. J'étais encore un peu nauséeux de mes dernières prouesses, autant sur le plan physique que moral.

    Assis sur un tabouret bas dos aux planches rugueuses du comptoir, je méditais. Un frisson glacé me traversait de temps à autre, faisant frémir ma carcasse comme une cage d'osselets pendue aux vents. "La caresse des morts", comme le disait une vieille bique caquetante dont je ne me rappelais que les yeux renfoncés luisants d'un passé trop pesant et d'un avenir réduit à une peau de chagrin.

    J'avais passé la journée à récupérer. L'aubergiste avait consenti à me servir un repas digne de ce nom. Quelques tranches de lard frit, du rôti de porc baignant dans une sauce brune accompagné de pommes dorées au four. Le tout précédé, arrosé et suivi de généreuses rasades d'une ale fraîche et amère. J'en suis sorti repu, vaguement somnolent et soucieux.
    Encore ce frisson froid, y aurait-il un spectre dans la salle ? Enclin à une certaine rêverie, j'ai entrouvert les lèvres :
    "Thrace ? "
    Sans surprise, pas de réaction...si l'on fait abstraction de quelques regards coulissés par une clientèle tardive et sans doute habituée à fréquenter des buveurs brumeux. Peu importe, j'avais besoin d'agiter ma langue pour ordonner mes pensées. Je me foutais de ce qu'ils pouvaient penser de moi.
    La pétillante et mystérieuse jeune fille me manquais. Je n'avais plus personne à qui parler. Elle avait beau être une Ondine, elle ne manquait pas d'un charme tout à fait humain auquel j'aurais été prêt à céder avec un peu plus de proximité.

    Du coup j'ai continué à palabrer dans le vent comme un ivrogne perclus de fatalisme angoissé. Quelque chose me tracassais, en fait j'avais comme une douleur sourde au fond des os. Machinalement, je me suis frotté le défaut de l'épaule. Bien sûr, plus aucune plaie à cet endroit. J'avais été blessé sous une forme éthérée et mon corps physique n'en gardait aucune trace. Pourtant...pourtant.

    Non pour le moment c'était tout. Juste un "pourtant" donc rien d'important sans doute. Un éclopé pouvant encore ressentir les sensations dans un membre amputé. Un élancement, une impulsion. Comme si mes veines se consumaient lentement à cet endroit. Au bout d'un moment, quelqu'un a tapé sur ladite épaule. Je me suis crispé et retourné :


    - On cherche le voyage dans la mousse mouffaillon ?
    - Laisse tomber le vieux, je suis à sec.

    Encore un hurluberlu. Cette contrée était peut-être un delta, mais les premiers ports n'étaient pas tout près. D'ailleurs, celui-là avait plutôt l'haleine d'un marin de bouteille. Un naufragé de la vie qui se cherchait une raison d'avenir en se racontant une histoire non avenue. Je me suis écarté précautionneusement de cet abominable homme des tavernes. Voilà ce qu'on récolte à marmonner dans sa barbe. Il était temps de me secouer avant d'attirer tous les poivreaux en manque de fraternité. Finalement, je ne me fichais pas tant que ça de ce qu'on pouvait penser de moi.

    Je me suis éloigné vers l'arrière salle à présent sombre et déserte. Chandelle à la main, j'ai étudié les paillasses souillées. Les tâches de sang n'avaient pas été nettoyées. Apparemment, l'aubergiste ne comptait plus se servir de cet endroit pour un moment. Ce sang...d'où venait-il ? Pas le mien en tout cas.
    Tournant les talons, je suis retourné vers le cellier. Une légère marque de brûlure noircissait les planches à l'endroit où nous avions émergé avec Thrace. Hum. Je me suis redressé pour réfléchir. Voyons, nous avions ouvert ce portail ici. Mélanargie était probablement dans l'autre pièce en train de superviser la transe. La flèche tirée à travers le portail avait-elle pu l'atteindre ? Évidement non. D'ailleurs, j'ai rapidement localisé l'impact, contre un solide madrier de chêne qui pouvait à présent s'enorgueillir d'une éclosion pyrogravée qui lui donnait un tour artistique imprévu. Ainsi naissent les curiosités locales.
    Donc la flèche avait frappé un bout de mur au lieu de blesser Mélanargie, comme ça avait été notre intention. Hm, notre petite stratégie n'avait servi à rien mais nous étions passés quand même. L'évidence suivante m'a frappé avec vigueur : Mélanargie ne cherchait pas à nous empêcher d'emprunter le portail. Le pourquoi de la chose devenait trop obscur et trop fuyant. Inutile de se perdre en conjecture. Il valait mieux tenter de réunir des faits, à la manière d'un enquêteur patient et méticuleux.

    L'aubergiste a grimacé quand je l'ai accosté. Il faisait des pieds et des mains pour que j'évacue les lieux, désireux d'ensevelir toute cette affaire ou plus profond de sa mémoire. Nul doute qu'il m'oublierait dès que j'aurais franchi le seuil de son établissement. Raison pour laquelle je n'allais pas lui lâcher pas la grappe tant que je n'aurais pas ce que je voulais. Le problème fondamental étant que je ne savais justement pas trop ce que je voulais. Une situation inconfortable pour tout le monde. Je me suis raclé la gorge :

    - Alors, quand est-ce qu'elle est partie ?
    - Mais j'vous l'ai déjà dit. Subitement, au cours d'une après midi, elle a remballé ses affaires, réglé son dû et quitté les lieux avec l'aut' gros type.
    - Oui mais il ne s'est rien passé de spécial aux alentours ? Un choc, un son, une explosion ?
    - Ben non...j'vous dit, elle s'est enveloppée dans ses étoffes et est partie en laissant un sac de piécettes pour vos soins. Qu'vous étiez malades y paraît. D'ordinaire on garde pas les loqueteux mais là...
    - Stop !

    J'ai projeté une partie de ma frustration sur le comptoir d'un claquement de paume. Quelque chose m'échappait. Ce type était un crétin borné ou il le faisait exprès ? Et l'impact de la flèche dans le cellier alors ? Le fracas de l'explosion n'avait quand même pas été timide au point d'esquiver la paire d'oreilles du gaillard (qu'il avait fort large d'ailleurs). Je commençais à m'échauffer doucement. Mieux valait laisser tomber.

    J'ai laissé le patron vaquer à ses occupations pendant que je battais le rappel des moindres détails. Il fallait que je prenne quelques notes. Mon matériel avait évidement disparu...sans doute approprié par un client ou une prostituée...eh, peut-être même par le tenancier lui-même.
    Battant en retraite vers une table branlante, j'ai fait l'inventaire de mes poches pour trouver de quoi écrire. Mes doigts ont reconnu le toucher poussiéreux d'un bout de fusain…suivi de peu par le contact familier et légèrement craquant d'une feuille de papier. J'ai jeté le tout sur le plateau gondolé de la table. Hum ce parchemin soigneusement plié ne me disait rien. Non pas que je sois forcément brouillon avec mes possessions, mais je n'utilisais jamais de parchemin en vélin…beaucoup trop cher et fragile pour moi.

    J'ai déplié la feuille mystère. A ma grande surprise, le papier était noirci de l'entête au pied, d'une écriture minuscule qui s'affairait en grandes phrases comme autant de colonnes de fourmis industrieuses. Un message ? Pas moyen de lire ça ici.
    Avisant la cheminée, je me suis faufilé entre les clients apathiques. La lumière dansante des flammes me permettait à peine de déchiffrer les pattes de mouche qui couvraient la feuille. Incapable de contenir mon impatience, j'ai directement sauté à la signature : Mélanargie, bien sûr. Bon sang ! Je me suis plongé dans la lecture. Une entreprise laborieuse, ma correspondante affectionnait le style fleuri…certes charmant mais je n'étais pas d'humeur. Les majuscules se bousculaient au portillon, surenchérissant sur les formules imagées et les tournures alambiquées. Le contenu était intriguant et se résumait en substance à ceci :

    "Sakutei,
    Ca me fait mal de te voir te retourner contre moi. J'avais tout donné…je suis allée plus loin que je n'aurais dû, parce que je pensais que tu étais différent. Maintenant tu m'as également arraché le peu d'humanité qui me restait. Pourquoi aurais-je encore un tant soit peu d'estime pour ce peuple grouillant auquel tu appartiens ?

    J'avais cru voir un jeune héros prêt à cueillir son destin…en fait tu n'es qu'un lâche doublé d'un traître. Sache que ta petite aventure avec cette ondine ne durera pas. Elle est encore plus fuyante que l'eau dont elle est issue. D'ailleurs je doute qu'elle soit encore à tes cotés. Tu sais qu'elle n'a pas de corps physique n'est ce pas ? Esprit vaporeux, elle est en fait tout à fait capable de se solidifier où et quand elle le veut.

    Je me console en pensant qu'elle t'a probablement menti pour t'utiliser. J'espère que tu en souffres.

    Maintenant tu te demandes sans doute pourquoi tu es encore en vie ? Alors n'oublie pas ceci : Je suis une nécromancienne et ton corps me sera utile quand tu mourra…bientôt et d'une certaine manière.

    Adieu Sakutei. Désormais, je suis ton ennemie.

    Mélanargie. Nécromancienne ès Lieuse d'Ossements"


    Des tâches ondulées avaient fait baver l'encre sur la fin. Des larmes ? Que je sois maudit si j'y comprenais quelque chose ! Cette lettre ressemblait à une déclaration jalouse d'amante passionnée. Pourtant je n'avais connu la jeune nécromancienne que pendant le bref instant qui avait précédé mon voyage chamanique. Pas de quoi broder une romance… Et c'était quoi ce ton mi-revanchard mi-cérémonieux ? Grumph, ça ne s'annonçait pas très bien pour moi.

    Reposant la feuille sur mes genoux, j'ai eu la certitude d'un chose : j'avais besoin d'assistance. Et je savais exactement qui il me fallait.

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