• Fil de Plume

  • Le soleil vient de se lever et des volutes de vapeur se dilatent déjà dans l'air. Encore une journée foutrement chaude qui s'annonce. Même pas un souffle d'air ou la queue d'une ombre pour se rafraîchir la couenne. Et c'est loin d'être fini. Là haut, le père lumineux n'en est encore qu'aux préliminaires. Pouah ! La steppe c'est pas le pied. Pourquoi je me traîne ici moi ? Bonne question. Je refile une bourrade à Shee. Ce crétin manque de s'étaler avec tout l'équipement.

    - Heey ! Fais gaffe Gropor !
    - Ta gueule. Ma voix claque assez aimablement. Preuve que je suis plutôt de bonne humeur. J'attrape le gobelin par le col et lui darde une griffe ébréchée sous le menton.
    - Pourquoi on grumphe ici ?! Ca suinte comme dans une narine de troll !
    L'autre lève les yeux au ciel. Je déteste ça. Sa petite gueule s'étire sur un sourire mauvais. Il ne tarde cependant pas à changer d'attitude lorsque l'ombre menaçante de ma main lui recouvre soudainement les traits.
    - Ca va, ça va. C'est la piste qui nous a mené ici hein. Pas moi.
    - Cloc bock ! Quelle grumphe ?
    - J'en sais rien moi ! Me pose pas la question.
    - Grumph, finis-je par grogner d'un ton résigné.
    Le gob' hausse les épaules et rajuste son paquetage ferraillant. Le sac en toile est à peu près deux fois plus gros que lui mais il ne rechigne pas à la tâche. Je sais me montrer très convainquant quand il le faut....et même quand il ne le faut pas.
    - Si tu veux éclater du zombie c'est par là...j'y peux rien. Si tu avais laissé vivre la fermière un peu plus longtemps avant de l'étriper on aurait eu plus de...

    Il ne finit pas sa phrase, occupé à esquiver un coup de poing rageur. Malgré son fardeau, cette petite teigne reste assez agile pour éviter mes lourdes. Une bonne chose en soit. Je n'ai pas envie de l'éclater et de me trimballer tout le matériel à sa place. C'est juste que j'ai besoin de cogner sur quelque chose. Rien d'anormal quoi. Mais tripes et fouillouses ! Il n'y a rien dans cette plaine aride qui en vaille la peine !

    - Fais chier.

    Ma ceinture me gratte et le gilet en peau d'ours n'est peut-être pas l'accessoire le plus indiqué pour un périple en plein cagnard. Peu importe. Les petits tracas, c'est pour les mauviettes. Même si je devais y laisser un pied en sang, je ne m'arrêterais jamais pour enlever un caillou de ma botte. C'est comme ça qu'on s'endurcit. Sans m'arrêter de maugréer, je reprend la route gravillonneuse d'un pas résolu. Marcher c'est facile, il suffit de plisser les yeux et de penser à un tas de bidoche au bout du chemin. Le problème ce sont les croisements. Rien de pire qu'une patte d'oie pour perdre une demi-journée à hésiter. Et...merde. On ne devrait jamais se faire ce genre de réflexion en plein voyage. Meurfee-la-Traque a sans doute un sens de l'humour un peu vicieux. Si même les dieux s'en mêlent, je suis pas rendu moi...

    A mes pieds, un superbe spécimen d'embranchement en étoile s'étale paresseusement dans cinq directions. Cinq ! Si deux choix font perdre une demi-journée, avec cinq c'est carrément la semaine qui y passe. C'est mathématique. Bon, c'est le moment de faire preuve d'un peu de sens de l'orientation. Des yeux, je fouille l'horizon et tortille le nez sous la concentration. Hum. Pas de doute...je n'ai aucune idée de la direction à prendre. Bon, pas de panique, il me reste un atout dans ma poche percée. Je me racle la gorge deux trois fois avant de beugler :

    - Shee !
    - Ouais je sais pas moi.
    - Mais tu grumphes à quoi alors !?

    La petite chose verte se met à compter sur ses doigts avec un air très sérieux :
    - Porter ton matériel, cuisiner, repriser ton gilet, traduire tes borborygmes aux gens, ...

    Cette fois j'arrive à lui en coller un en pleine face. Ah ! Ca fait du bien. Je prends une grande inspiration satisfaite. L'air est saturé par une odeur bestiale mélangée à des effluves de chair morte. Après avoir savouré quelques instant ce délicat fumet, je pointe un gros doigt vers le troisième chemin. Sûr de moi, j'articule distinctement :

    - Grumphe.
    - T'es sûr ?
    - Ca grumphe la charogne - Clok- . Ma langue claque étrangement à l'évocation de mon adversaire.
    - Ca renifle le cadavre ?? T'arrives à sentir ça d'ici ? Tu crois pas plutôt que c'est ...
    - Grop ! Taggle !

    Faisant mine d'ignorer les regards insistants que Shee lance sur ma peau d'ours, je m'engage dans le petit chemin de terre. On a tort de dire que les orcs sont de parfaits imbéciles. Bon c'est vrai qu'on grogne pas mal, chacun s'adapte en fonction de la conformation de sa machoire. Sous des dehors parfaitement sauvages, chaque guerrier dissimule des sens affûtés absolument infaillibles et un mode de pensée parfaitement clair. La preuve, quelques heures de vagabondage plus tard, nous trouvons un signe qui me conforte dans mon choix judicieux

    - Ah ah ! Ca grumphe ! Je le savais !
    - Beh quoi...c'est juste une taverne-relais, marmonne le petit gobelin tout ratatiné sous son sac.
    - JUSTEMENT ! Gargs !

    Enfin quelque chose d'intéressant dans cette foutue sortie. La porte de la petite masure claque de manière satisfaisante lorsque je l'enfonce d'un solide coup de botte. Pas grand monde pour fréquenter ce coin de steppe. Quelques kilos de brutes s'entassent dans un coin. Je fais taire leurs murmures d'un simple regard flamboyant. Hé hé. Les pouces dans la ceinture, je m'avance d'un pas pesant sur le plancher grinçant. Derrière le comptoir, un bonhomme impressionnant me dévisage tranquillement. Le costaud me dépasse de cinq bonnes têtes. Son torse massif est strié de cicatrices violacées.

    - Grumphe ! Et vite !
    - Il veut dire "bière", traduit mon larbin.

    Le pesant personnage en face s'affaire silencieusement derrière ses fûts. La chope débordante de mousse qu'il dépose sur le comptoir me fait froncer les sourcils. Je lance un regard pénétrant au tenancier.

    - C'est quoi cette bière de grumphe ! J'ai grumphé un vrai bock !

    L'autre ne semble pas comprendre. Assoiffé et impatient, je lui enfonce deux griffes dans les narines et je le tracte au dessus du comptoir. Mon couteau de vide-tripe trouve tout naturellement sa place contre sa gorge. La lame mal aiguisée réclame son tribu de sang. Moi aussi. Shee grimpe agilement sur le comptoir et s'amuse à chatouiller l'oreille du colosse avec son nez crochu.

    - La bière orque ne contient pas que du houblon, explique t-il en dévoilant une rangée de dents jaunâtres. Il faut y ajouter du sang !

    Le tenancier grimace, je ne sais pas si c'est à cause de l'explication ou de l'haleine de Shee qui évoque un mélange pâteux en pleine décomposition. Mon oeil vissé à son iris, je guette le petit éclair de compréhension qui rendra le breuvage plus savoureux. Au moment où je m'apprête à lui trancher la gorge, une main m'agrippe lourdement l'épaule. Sans me détourner, je grogne un avertissement.

    - Lâche-le, répond une voix sourde.

    La poigne se durcit, cherchant sans doute à me faire mal. Il insiste le bougre. Bon, quand je disais qu'on a tort de dire que les orcs sont des imbéciles... On trouve largement pire parmi cette prétendue race supérieure que sont les hommes. En voilà un qui n'a pas compris la situation. Sans me retourner, je détends ma jambe gauche au jugé. L'impact sourd suivi du gémissement feutré m'arrache un rire gras. Dis adieu à la descendance mon gars...

    - Hey à quoi tu joues le gros ! lance une voix caverneuse.

    Quelques lourdeaux viennent se mêler à la partie. Bien contraint de remettre ma pause boisson à plus tard, je me retourne vers la joyeuse bande de cogneurs. Tous arborent l'air mal dégrossi des sales types qui ne gagnent leur pitance qu'en trucidant leurs contemporains. Les breloques qu'il portent autour du cou cliquettent à chacun de leurs mouvements. A en juger par l'assortiment assez miteux d'armes contondantes qu'ils brandissent, j'ai affaire à des amateurs. Bon ça va être vite réglé. Faisant craquer les jointures, je tends ma main griffue à l'horizontale, paume vers le haut.

    - Shee ! Grumphe à plumes.

    Le gobelin fourre son nez dans le sac et en retire une hache de taille moyenne à tranchant simple. Sobre mais efficace, l'arme du bourre-pif quotidien. Le tranchant acéré renvoie la lueur maladive des torches.

    - Hey Gropor, on devrait en profiter pour leur poser des questions.
    - Pour grumphe faire ?
    L'anneau de métal fixé à son extrémité tinte joyeusement lorsque j'attrape le manche cerclé de cuir de la hache.
    - Ben on dirait des chasseurs de morts vivants.
    - Gront ?

    Les hommes se lancent à l'assaut en braillant des cris de guerres passables. Mon poing s'écrase contre un nez épaté. Je détourne une massue avec l'épaule et plante ma hache dans les parties d'un des larrons.

    - Grop ! On partage les tâches. Tu questionnes, je trucide.

    Un choc m'ébranle les côtes, j'attrape le bras de l'auteur de ce haut fait d'arme et le casse en trois. L'homme s'époumone sur un cri déchirant. Je lui ouvre le lard de haut en bas avant de laisser ses boyaux se répandre sur le sol. Derrière moi, j'entends vaguement Shee arracher quelques informations (ou autre chose) aux carcasses mourantes qui jonchent mon sillage. Profitant de mon inattention passagère, l'un des assaillants parvient à m'enfoncer un truc pointu sous le thorax. Le beuglement de rage que je lâche semble faire naître un brin de perplexité sur son visage. C'est d'ailleurs la dernière expression qu'on lui verra. L'agrippant par les cheveux, je lui fracasse la tête contre une table, parachevant mon travail par un méchant coup de pied sur la nuque. Les os craquent comme du bois sec, le sang nappe le sol d'une agréable couleur vermillonne. Ah que c'est bon ! Un rire rauque s'échappe de ma gorge. Suivant ?

    - Alors plus personne !?

    Plissant les yeux, j'aperçois un dernier bonhomme qui cherche à s'esbigner en douce. Ca ne prend pas avec moi ça.

    - Shee.  Grumphette de jet !

    Le gobelin se remet à farfouiller frénétiquement et me tend un tomahawk court. Je me passe une langue râpeuse sur les lèvres avant de détendre mon bras en un éclair. Le projectile siffle avidement à travers la pièce. -Tchoc- La silhouette drapée d'ombres s'écroule dans un coin en gémissant. Ha ha ! Alors c'est qui la vraie terreur ? Finalement il y a assez de sang ici pour boire pendant quelques jours. Le gobelin se précipite comme un bon chien de chasse et me ramène mon gibier par la peau du cul. Un maigrelet enrobé dans une cape sombre qui se la joue ténébreux. Ce dernier comprime son épaule en grimaçant. Un sang poisseux goutte entre ses doigts crispés. Pouah un faible. Je lève ma hache pour lui trancher la tête.

    - Attend !
    - QUOI encore !
    - Celui-là a l'air différent, ne le tue pas tout de suite ou on va encore marauder pendant des jours.
    Je reste immobile quelques instants, bras levé entre la vie et la mort.
    - Grumph, finis-je par admettre.

    - Alors, reprend Shee de sa voix nasillarde, t'as quelque chose à nous dire ?
    - Je... je suis prêt à monnayer ma vie contre un renseignement de - argh- valeur.

    Son regard implorant me répugne. Ce genre de limace ne devrait même pas arpenter le sol de mes ancêtres.

    - Quoi donc ? continue le gobelin.
    - Je sais ce que vous cherchez, le zombie qui terrorise la région.
    - Et ?
    - Je sais où il se cache. Le petit homme semble reprendre du poil de la bête. Sa respiration se fait moins haletante.
    - Accouche ! glapit la petite chose verte soudain toute excitée.
    L'autre lève une main tremblotante et me désigne du doigt.
    - D'abord, promettez moi de me laisser partir.
    Shee hausse un sourcil et me lance un regard en coin. Adossé contre une poutre, je décroise les bras et m'avance d'un pas vers le capuchard avant de grogner d'un air sombre :
    - Grumph.
    - C'est d'accord, ment le petit gobelin en souriant au ténébreux.

    ***

    Passée la rivière, le climat devient plus clément. C'est avec un entrain renouvelé que je pénètre dans ce cloaque nauséabond qu'est le Marécage de l'Oubli. Drôle de nom, il a pourtant une saveur assez inoubliable. Mentalement, j'égraine les indications que le malingre en noir nous a laissé avant que je ne lui fende le crâne en deux. Partant du relais, monter au nord jusqu'à franchir une grosse rivière, ensuite piquer à l'ouest pour rejoindre le marais. Une fois dans le bourbier, chercher le cercle de pierres. Hum, plutôt vague sur la fin. J'extirpe une lanière de viande séchée dans ma poche et je commence à mâchonner pour réfléchir à la suite. On pense toujours mieux en mastiquant.

    Étrange quand même. Un type descend de Tabarat pour aller en chercher d'autres afin de mater un pauvre sac d'os. Les humains sont compliqués. C'est tout de même frustrant de voir tous les efforts qu'ils peuvent déployer pour cette charogne alors que personne n'a jamais monté d'expédition pour me déloger de mon trou. Il est tant de remettre les choses à leur place. Alors que je formule cette pensée, le timbre caractéristique de mon porteur me tire de mes réflexions :

    - Dis moi Gropor.
    - Mmorpg ?
    - Ca t'amuses vraiment d'éclater des faiblards hein ?
    - Ouais. Je suis pas un schtroumpf. Taper c'est ma manière de grumpher.
    - Alors pourquoi tu veux à tout prix aller poutrer le zombie ?
    - Pour la castagne -clac-. Pour le sang -floc-. Pour le grumphe !
    - Ah, je pensais pas que tu la jouais pour l'honneur de la horde.
    - Le grumphe c'est le grumphe.
    - N'empêche il paraît que c'est un sacré morceau. Il fait pisser les hommes depuis Tabarat jusqu'au Grand Désert.
    - Grunt de floc !
    - Si tu veux...
    - Et aussi bardaf.
    - Ah forcément si le shamane du fond du bois maudit a décrété que la liche est pire qu'un groupe d'orcs en manque lors de la dernière conférence annuelle des allumés du bulbe...

    Oui, le langage orc étant fait pour brailler d'une colline à l'autre, il est capable de charrier un monceau d'information en un seul son. Pendant que nous discutons sur la philosophie de la baston, un bruit de ferraille bon marché monte d'entre les tiges de roseaux. Oh oh oh ! C'est la fête. Avec un sourire mauvais, je tends ma pogne rugueuse vers Shee. Celui-ci me passe ma hache simple et frétille des oreilles en observant la source du remue-ménage. Là devant, un homme en boite s'approche, grinçant à qui mieux mieux. Quelle idée de se balader avec une carapace en métal au fond d'un trou humide ? Du gras du pouce, je vérifie le tranchant de ma lame de fer pourpre. Balançant le manche sur mon épaule, je m'avance en fredonnant une hymne guerrière du bon vieux temps des grandes conquêtes.

    Les tiges s'écrasent sous le poids de mes bottes de peau pour laisser se dévoiler la scène dans toute sa misère. A moitié enlisé dans un mare boueuse, un chevalier tente de se raccrocher à une petite branche. J'hésite. Avec le merdier qu'il trimballe sur le dos, il ne m'a toujours pas remarqué. Bon en même temps c'est pas marrant de dégommer un type sans qu'il le sache. Nonchalamment appuyé sur le manche de mon arme, je me racle la gorge deux trois fois poliment.

    - Ca grumphe ?

    L'autre réagit avec une sainte horreur en découvrant mon faciès tavelé à moins de cinq pas de lui. Reculant d'un floc, il tente de libérer son marteau de guerre empêtré dans l'étui dorsal.

    - Arrière Monstre ! Sa voix vibre avec la conviction qu'une horde d'anges salvateurs va venir instamment lui prêter main forte. Vaudrait mieux pas pour eux. Je ne leur souhaite pas de venir se frotter les plumes contre mon cuir.

    Avec un sifflement exaspéré, je tends un bras et saisis le preux combattant à la gorge. Son foutu heaume me gêne, je lui enlève d'un coup en tirant le plumet boueux. L'autre se dégage et parvient à s'arracher à l'étreinte visqueuse. Avec une rapidité étonnante, il se remet sur pieds et dégaine son arme. Dos arqué, rictus déterminé, il marmonne une quelconque prière de combat.

    - Onc Ne Vit Plus Laisde Créasture ! Prespare Diligement Ton Ame Pour Le Salut Avant Que Je Ne Scelle Desfinitivement Ce Resgard De Braise.
    - Ah bon.

    Le paladin se met à rire avec cérémonie (sans doute avec des majuscules aussi) et charge d'un bond. A peine lancé, il s'arrête avec une grimace sur le visage, tortillant douloureusement ses saints orteils. Apparemment, il vient enfin de réaliser qu'il a laissé ses bottes au fond de la flaque de boue. Qu'est ce qu'il compte faire pieds nus ? Toujours appuyé sur le manche de ma hache, je le regarde attentivement déchirer en deux une écharpe scintillante pour l'enrouler autour de ses pieds. Plutôt clinquantes comme chausses. Le chevalier s'amène à nouveau, il lève son bras armé. Je ne bouge toujours pas, le menton posé sur mes battoirs. Je crois qu'un intrépide filet de bave commence sa descente. C'est chiant.

    L'autre exulte. A croire qu'il a un orgasme (mais pieux) à l'idée de me défoncer le crâne. Elles me font marrer ces saintes nitouches qui prennent leur pied dans la violence. Son mouvement punitif est alors freiné dans un désagréable grincement aigu. Les yeux clairs du jeune homme trahissent une intense surprise...et peut-être la divine compréhension que le métal, ça rouille. Son bras est bloqué en position descendante, fermement verrouillé par les jointures de son costume forgé. Bon c'est le moment d'en finir, crachant dans mes paumes à la manière d'un bûcheron, je saisis ma hache fermement.

    - Ah ! Je n'Aiste Point Dict Mon Ultime Verbe !
    - Pas possible.
    - MOROS PHYNX EBAN CAILLE !

    Un roulement de tonnerre ébranle le sol. Waoh ! Une nuée de papillons sauvages se met à virevolter tout autour de nous. Leurs petites ailes battent frénétiquement à la mesure des battements de coeur de l'autre illuminé. Le mélange de toutes ces couleurs chatoyantes sur le fond boueux n'est pas très heureux. Soudain, les ailes se font lames, les touches pastelles deviennent des reflets tranchants. Oulà ! La nuée fond sur moi avec un bruissement orageux. Un bras sur les yeux, je tente de disperser ces insectes en faisant des moulinets rageurs. Qu'est ce que c'est que cette technique de tapette !? Les coupures se multiplient, peu profondes mais franchement irritantes. Le sang commence à suinter sur mes tatouages. A travers le chaos, je perçois le rire messianique de l'autre ahuri. Je reprends mon souffle :

    - SHEEEE ! GRUMPHE MOI LE.
    - La quoi ?
    - GARGS CRETIN !
    - ah... l'outil.

    Aveuglé par un filet de sang, je tends la main au hasard. Un papillon me tranche net l'index et m'arrache un nouveau juron bestial. Où est ce trouillard de gobelin ? A bout de nerfs, je projette ma hache en espérant atteindre mon adversaire. L'arme ricoche contre sa carapace de métal avant de tomber mollement sur le sol spongieux. Et merde ! Tentant le tout pour le tout, je me jette en avant pour l'étrangler, le barbouiller de sang, lui faire péter les dents à coups de tête, lui déchirer les ...

    - ARRRRRH

    Je me redresse sur ce cri. Cette fois la douleur est vraiment intense. Je crois qu'un de ces foutus papillons vient de me larder un oeil. Je ne vois plus rien. Pas possible...Gropor vaincu par des moro-sphynx. Même pas de quoi en faire un demi-deuil. Tombant à la renverse, je manque de m'éventrer sur un éperon rocheux. Connerie ! Cherchant à tâtons un projectile ou une arme, j'effleure quelque chose de brûlant. Ouch. Je me lèche la main avant de réaliser qu'il s'agit de l'outil ! Ma fidèle Lochabre à double-lames. Ca va chier. Saisissant le manche en métal de l'énorme hache, je moulinette fermement autour de moi. Les petits grésillements des corps en combustion qui tombent témoignent du changement de situation. D'un revers de manche, j'éponge le sang qui m'obstrue la vue. Les papillons font moins les malins ! Entre mes pognes, la Lochabre de feu diffuse une intense aura de chaleur qui fait rugir mon coeur sur un rythme sauvage. A chaque coup, une traînée incandescente se dessine dans l'air, traçant autour de moi un lacis brûlant. Bon, fini de rigoler. Il est temps de lui montrer ce qu'est une vraie arme.

    - T'as fini de me briser les grumphes ?

    Le paladin déglutit avec un drôle de gargouillement et me lance un sourire suppliant.

    - Et si on s'associait pour oscire le zombie hein ?
    - T'as perdu tes majuscules, fais-je remarquer en levant mon arme.

    Le coup magistral défonce la couche de métal rouillée, pénètre la chair, déchire les tendons et les muscles, brise les os et sectionne les nerfs avant de ressortir dans une giclée de sang clair. La tête du guerrier mystique voltige sur quelques pas et rebondit contre un tronc pourrissant avec un bruit mat. Poussant un braillement de victoire, je lève ma hache en l'air et crache un glaviot de sang sur le coté.

    - Grumphe ça ! Hey Shee t'as vu...

    Pas de réponse. Me retournant, je remarque alors le petit tas de chair verdâtre en charpie sur le coté. Ah bah merde, le gob' s'est fait trancher le lard. Me voilà tout seul pour porter mon arsenal... Tant pis, je garderai juste ma Lochabre, le reste n'est pas si essentiel. Je hausse les épaules. Ce petit tracas étant réglé, je me tourne vers les restes du paladin. Vu les insignes qui ornent son armure il s'agit d'un membre de L'Ordre Immortel. Utile ça. Il ne me faut que quelques instants pour retrouver mon petit pieux court. Un truc que je n'utilise jamais normalement. J'empale la tête du jeune chevalier sur le pic et je lui tapote deux trois fois sur le front.

    - Aller debout là dedans !

    Les muscles du visage ravagés sont pris de frémissements. Les yeux roulent dans leurs orbites, s'immobilisant sur un regard blanc qui se met à briller d'une lueur jaunâtre. La bouche du mort se met gesticuler deux trois fois avant de bafouiller :

    - Forjh ! Qu'effe donc que fela !?
    - Grmp. Les morts-vivants c'est ton truc non ? Tu va me servir de sonde.
    - Fi de nior.
    - On y va. Boucle la ou je te grumphe la langue.

    Avec la pratique, je remarque que la tête brille plus intensément lorsque je m'approche de certaines zones plus putrides. Comme prévu, le paladin réagit à la présence de la mort. Il me suffit donc de jouer à "tu brûles, tu refroidis" avec son lot de fausses pistes et de petites déceptions. La tête de pioche et moi passons ainsi quelques heures joyeuses à gambader dans le marais purulent, croisant parfois un reptile sournois ou une araignée vorace. Rien de vraiment menaçant. Mon humeur s'en trouve allégée. Je me sens dans mon élément, content de moi. Au bout d'un certain temps, mon oeil borgne ne me gêne plus et je m'habitue à avoir un champ de vision plus limité. La Lochabre sur l'épaule, le pieux devant moi, je me rapproche petit à petit de ma proie en sifflotant. Le dialogue devient néanmoins un peu plus obscur pour les profanes qu'avec le petit gobelin.

    - Char tar pié !
    - Grumph.
    - Chi chiador
    - Garzoc je t'ai dit.
    - Toc ? lance t-il avec espoir.
    - Boc, finis-je par emporter avec un air satisfait. Finalement ce paladin est plus amusant qu'il n'en a eu l'air au premier abord. Alors que nous entamons un nouveau débat, le regard vitreux du chevalier immortel se met à briller comme jamais. Cette fois ce n'est plus très loin. Comme pour confirmer cette impression, je débouche en pataugeant au beau milieu d'un cercle de pierres levées. La tête brûlée de l'illuminé brille de milles feux. La lueur verdâtre qu'il projette aux alentours ajoute un peu d'ambiance. Je fiche le pieux sur un îlot de terre et je fais quelques étirements pour me préparer. A nous deux sac d'os !

    Empoignant ma Lochabre à deux mains, je fais quelques moulinets d'échauffements. Les traînées rougeoyantes produisent des volutes de chaleur qui se dissolvent au dessus de l'eau croupie. Une puissante odeur de charogne monte d'un tas de bois flotté qui dérive à coté.

    - Amène toi !

    Le monstre ne tarde pas à répondre à ma convocation. Lorsque je le vois s'extirper du tas de branches, je ne peux m'empêcher d'écarquiller un peu les yeux. Il y a maldonne...lorsque quelqu'un parle de zombie, on pense spontanément au modèle classique de la goule pataude et mal fagotée qui réclame des miettes de cervelle de sa voix sourde. Fidèle à cette image communément admise, je n'ai pas du tout envisagé les choses sous un autre angle. Et pourtant il en a des angles... et pas que ça d'ailleurs. En face de moi, un assemblage hirsute se déplie progressivement, déployant une quantité invraissemblable d'aiguillons, de dentelures et de petits crochets recourbés. La manoeuvre s'accompagne d'un certains nombre de craquements, raclements chitineux et autres bruits de sucions prometteurs. Lorsque la chose achève de se redresser, je peux admirer l'ouvrage dans toute sa laideur. A défaut d'une liche traditionnelle, on dirait plutôt un mélange composite de plusieurs créatures. L'ossature irrégulière soutient un important réseau de muscles et de tendons rouges vifs qui pulsent vigoureusement. Au sommet, ce qu'il convient bien d'appeler la tête est recouverte par un crâne de cheval. Il me semble apercevoir une deuxième tête juste en dessous, plus rondouillarde et plus charnue. Pour le reste, il s'agit essentiellement d'un assortiment de membres aux articulations variées qui s'organisent autour d'une cage thoracique massive. Ah ah...je vois. Tournant la tête de droite et de gauche pour apprécier la bête dans son ensemble, je mets au point ma stratégie. Très simple : je fonce, je tranche tout ce qui passe à ma portée et je conclue l'affaire par un classique "droite gauche" pour lui fendre le crâne. En face, l'autre prend encore moins de temps que moi pour réfléchir et se lance directement à l'assaut au sein d'une gerbe d'éclaboussures boueuses. C'est parti !

    Calant mes pieds dans la boue, je m'élance à mon tour en beuglant mon plus bel exemplaire de cri tribal. La Lochabre vibre littéralement entre mes mains. Sur le coté, un dard recourbé jaillit hors des eaux épaisses, je le dévie d'un coup de pied et le tranche en deux d'un mouvement fluide. Un autre truc emmerge de derrière moi. Ce salopard garde une partie de son corps sous les eaux opaques ! Je parviens à amortir le choc sur mon brassard gauche et à renvoyer un solide coup de poing. L'os se brise avec un bruit de bois sec. J'ai l'impression de me battre contre un élémentaire de la forêt. Reprenant ma course, je me rapproche du centre pour lancer ma botte secrète. Une main démesurée et griffue se pointe, je roule sous l'eau pour l'éviter. Lorsque je me redresse, quelque chose me pique au niveau du genou. Un choc m'ébranle le coté droit. Je parviens à rester sur mes giboles et à sauter en avant. La hache dressée fend les airs en bruissant comme un soufflet de forge. La créature se contracte. La lame fait claquer un membre dentelé et poursuit sa course flamboyante vers la tête de cheval. Je me la fais ! La hache frappe avec succès et fait exploser la plaque d'os. Les morceaux giclent dans les airs et révèlent une seconde tête chauve et luisante.

    Je marque un temps d'arrêt, surpris par ce que je viens de découvrir. La faciès à l'air presque humain...non plutôt un genre de gnome des forêts. Une bonne vieille bouille de petit chercheur malicieux et bienveillant. Il porte même une paire de lunettes en demi-lune dont les verres ont été cassés depuis un moment sans doute. Un petit sourire replet relève ses pommettes rougeaudes. De toute son anatomie, c'est sans doute l'élément le plus effrayant bien qu'à priori le plus inoffensif. Le gnome sourit alors largement, dévoilant une impressionnante rangée de crocs de taille et de formes variées. Autant pour le coté inoffensif.
    On ne devrait jamais musarder pendant un combat. Les quelques battements de cils interloqués que je lance à la tête chauve suffisent largement pour lancer une nouvelle attaque. Avant que je ne puisse m'en garder, un nouvel appendice tranchant me fauche au niveau du bassin. Je voltige dans les airs avant de rebondir contre un tronc dont le moelleux laisse franchement à désirer. A mes cotés, j'entends alors un rire rauque et discordant. Cette fichue tête de noeud de paladin s'est mise à hoqueter pour saluer ce revers. Grmbl. Pas le temps de m'en occuper pour le moment. Je resssere ma ceinture d'un cran pour comprimer la blessure qui me déchire l'abdomen. Reprenant ma hache à deux mains, je me lance dans la mêlée de muscles et de tendons pour trancher, frapper, mordre et fracasser. Les copeaux d'os voltigent autour de moi tandis que je m'essouffle à la tâche. Les débris tranchant du zombie vont se ficher au hasard dans le décor. Alors que je m'apprête à bondir à nouveau vers la tête de gnome, un genre de queue pointue s'interpose pour me transpercer. Mal équilibré, je place ma hache à la va-vite pour parer le coup. Le choc tinte contre la lame et me renvoie en arrière avec une violence inouie. Quelque chose me déchire les côtes et l'avant bras. En me relevant, je sens le sang tiède ruisseler sur ma peau. Je reprends mon arme en main. Quelque chose cloche...elle est plus légère qu'avant. D'un regard je capture la faille. Merde ! Il manque la moitié de la lame. Le sceau de magma est brisé, ce n'est plus qu'un vulgaire bout de métal. Je lache un grognement de rage. Tant pis, ça coupe toujours.

    Le souffle rauque, je réalise que je suis en train de m'épuiser inutilement à chercher à découper les bouts qui dépassent, il faut que je vise la tête. Cette sale bobine jouflue qui me lance un regard joueur. Je me mets en garde, prêt pour un nouvel assaut. Le monstre se cambre alors vivement en arrière. Quoi, je suis si impressionant que ça ? La cage thoracique s'ouvre en claquant et libère une volée de petits osselets pointus qui sifflent dans l'air putride.
    GARGS ! Je plonge mais ne peut éviter d'en ramasser quelques uns au vol. Lorsque je me relève, je suis vraiment furieux. Ce salopard ne joue décidément pas franc jeu. Retirant un dard de mon avant bras, je souris méchament à mon adversaire :

    - Désolé celui là est déjà crevé ! AH AH ! Du pouce, je désigne l'orbite creuse de mon oeil droit qui s'orne d'un nouveau projectile. C'est bon, t'as fini tes grumpheries ?

    Poussant un feulement, je lance une nouvelle charge. Le combat reprend, plus acharné et plus confus qu'avant. Je récolte une sale plaie à la cuisse et je crois que mon pied gauche vient de se faire emporter par une pince. Mais peu importe, j'ai sa tête en ligne de mire ! Levant ce qu'il reste de ma hache, je réunis toute mes forces dans cet ultime coup. Le métal siffle, le monstre interpose quelques membres. Les os cassent les uns après les autres, la hache se fendille encore un peu plus, semant des bouts de fer dans son sillage. Je pousse mon avantage, c'est maintenant ou jamais ! A bout de course, la demi-Lochabre parvient à franchir les dernières défenses. La tête est découverte ! Le métal s'y engouffre avec avidité, faisant jaillir une floppée de cervelle grisâtre qui s'éparpille dans le marais. Je me ramasse dans l'eau avec maladresse et ressors la tête en crachant.

    Ca c'est du combat ! Haletant, je me secoue pour chasser les goutellettes de boue. Au dessus de moi, le monstre ne bouge plus. La tête de gnome est fendue sur toute la longueur. Un coup magistral. Ca valait la peine qu'il me prenne le pied. La créature se met à osciller légèrement, faisant tomber les deux moitiés de la tête chauve dans l'eau. Et voilà le travail. Puis, comme un chien s'ébrouant, le voilà qui se reprend et se redresse de toute sa hauteur. Oh ?...
    Je ne peux rien faire pour éviter le coup suivant. Un aiguillon passe au ras de l'eau pour me cueillir en pleine poitrine. Ma langue jaillit en même temps qu'un geyser de sang hors de ma bouche. Oooh putain ça fait mal ça ! Empalé au bout de ce pic osseux, je sens qu'on me soulève hors de l'eau.  Le monstre me projette un peu plus loin. J'avais oublié un détail fondamental...les mort-vivants, ça se tue pas simplement comme un animal. Grumphe...on a peut-être pas tort de dire que les orcs sont stupides. Vautré dans mon sang, j'entends alors à nouveau le rire hoquetant du paladin. Je suis encore tombé à coté de lui. Fatal.

    - Hey toi ! Grumphe çà !

    D'un geste imprécis, je lui balance le reste de ma hache en pleine face. La tête se fend en deux et tombe au sol. Qu'il se débrouille pour se réincarner et finir le travail !  C'est lui le héros, pas moi. Je suis un orc, je suis pas obligé de gagner tous mes combats.

    Tout tremblant, je me crispe sous la douleur. Purée que ça fait mal ! Il me semble que le rire continue, mais avec une dissonance supplémentaire, comme un écho. Bah, ce sont peut-être mes oreilles qui me jouent des tours.

    Quelque part, un bruit d'éclaboussures rententit...je vais peut-être rejoindre l'assemblage d'ossements moi aussi. Qui sait, il aurait fière allure avec ma tête de borgne. Mais pour le moment...

    J'ai mal..arrrgh... Mes doigts écorchés labourent le sol détrempé.
    J'ai l'impression de me vider comme une outre percée.

    Douleur...C'est grumphant...

    mal.

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  • Le grincement de plaques rouillées qui coulissent les unes sur les autres. La saveur d'une poussière toujours trop rouge au fond de la gorge. Le chant mécanique des potences qui charrient le labeur quotidien des racleurs des bas fonds. Voilà à quoi se résume Ràsä. Chaude, sale, venteuse et ouverte comme une enjôleuse trop visitée. Un endroit charmant où les échanges s'enchaînent sans échapper aux vices du quotidiens. Drogue, alcool et sexe bon marché sont les wagons du train-train qui descend vers la mine des enfers. En tout cas c'est un spectacle que l'on peut admirer même depuis la baie vitrée du réfectoire.

    Avec d'infinies précautions, je repose ma fourchette en plastique contre le rebord tranchant de la gamelle métallique qui me propose un brouet blanchâtre aux effluves de semence de chacal. En face de moi, le Renard me sert un rictus éclatant. Son chapeau à larges bords incliné sur l'avant dissimule ses traits félins mais sa dentition impeccable est parfaitement visible.

    Les jobs se suivent et ne se ressemblent pas. Parfois il faut épingler un tenancier tenace, à l'occasion, c'est un ouvrier qui déboulonne dans un bar. Mon chargeur est rempli de pastilles à l'attention de ces braves gens. Cette fois le Renard me propose de donner dans le militaire. Un officier anonyme qui refuse de se laisser corrompre comme tout individu sain d'esprit. Tant pis pour lui. Ràsä n'est pas faite pour les idéalistes. Personnellement je m'en cogne du moment que le tas de billet qui me protège les arrières reste assez épais.

    Je repousse la gamelle en fer blanc et j'accepte le boulot. Finis les démarcheurs en costume noir avec leurs lunettes intégrales à bords réfléchissants. Le galonné va avoir affaire à du chevronné cette fois ci.

    Dehors, le vent me lamine le visage à m'en décoller la peau par plaques sanguinolentes. Buriné à l'usage, je ne laisse échapper que quelques larmes salées qui voltigent dans l'air avant d'atterrir dans la paume d'une voyante borgne. Mes derniers vestiges d'humanité. Le reste s'est fait éroder, poncé jours après jours par ces foutues rafales abrasives. Je me demande comment des gars comme Renard peuvent tenir leur galure dans ces conditions. Peu m'importe en fait. Je partage le même crâne d'oeuf que la plupart des Rasaes.

    La voyante m'agrippe le bras en marmonnant dans son dialecte exotique. Il paraît que quelqu'un va mourir ce soir. Évidemment pauvre fille, c'est avec ça que je me nourris. C'est un monde dégueulasse et j'en suis un nettoyeur. Le cliquetis des grues me détourne de son baragouin postillonnant. Là haut, le ciel se couvre d'un drap ondulant de nuages pourpres. Il est temps de se mettre en branle avant la tempête.

    L'appartement minable de ma cible baille aux neuf vents. L'obstination de cet énergumène frise le ridicule. Pour une poignée de billets, il pourrait s'offrir quelques coupes-brises. Et qu'importe si l'argent n'est pas net. Ici rien n'est propre de toute façon. Même l'air donne l'impression d'être passé en contrebande.

    Un bon coup de pied vient à bout de la tôle ondulée qui sert de porte. L'intérieur classique d'un soldat déchu s'éparpille sous mes pas. Décorations, plaques commémoratives, photos déjà écornées d'une quelconque cérémonie. En voilà un qui n'a pas suivi le mouvement. Le canon de mon arme bouscule le contenu des étagères sans réfléchir. Il est au fond, prostré sous une couverture. Je l'arrache sans ménagement et braque la nuque qui se présente à moi.

    Mon index raccourcit la distance entre la vie et la mort. Dehors, un éclair violet ajoute un peu de théâtral, ce dont je n'ai rien à cirer en fait. Je ne suis pas du genre à faire le discours du meurtrier. Pas le temps. Ma victime tourne légèrement la tête et me révèle un profil gracieux. Quelques mèches de cheveux tombent dans ses yeux étincelants en amande.

    Une femme ? Non. Pas une de ces catins mal maquillées qui arpentent les coulées de boues. Une vraie femme. Un air blessé mais résolu propre à déverser une coulée de métal en fusion dans les veines d'un vieux briscard comme moi. J'hésite une seconde. Elle a ce genre de regard liquide capable de déchaîner les grandes passions et les histoires comme il s'en écrit rarement. Et ces merdeux d'éclairs dehors qui n'arrêtent pas de souligner les reliefs charnels de son visage ! Sous son uniforme vert de gris, je devine un corps chaud et palpitant mis en valeur par le ceinturon rustique serré à la taille. Quoi de plus précieux qu'un éclat de diamant dans une mine de charbon ? Il est des choses qu'un homme ne peut se résoudre à faire. Tant pis pour le Renard et sa meute de chiens édentés. Ce soir je troque ma pelure contre ce regard pénétrant aux reflets bleus.

    Alors il se passe un truc étrange. Sa main fine se glisse sur mon poignet. Je sens son pouls se transmettre par sa peau fine et douce. Un rythme tapageur et impétueux qui n'entend se laisser gouverner ni par le diable ni pas les hommes. Ses lèvres pleines s'ouvrent sur un sourire parfait. Je n'oublierai jamais ça.

    Son index presse le mien. Le coup de tonnerre suivant n'est pas salué par un éclair violet mais par un geyser de sang frais. La fumée qui s'élève du canon me pique les yeux. A moins que ce ne soit autre chose ? Je ne saurai jamais. Je ne veux pas savoir. Ca aurait pu être quelque chose...à présent ce n'est qu'une bougie éteinte.

    C'est un monde dégueulasse et j'en suis un de ses salisseurs...je suis une de ses salissures.

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  • La nuit est si calme et si douce. Hululement subit d'un oiseau nocturne, stridulation affairée des insectes, papillonnement vigilant des étoiles. Cette étrange harmonie résonne à mes oreilles comme une complainte ancienne. Quels lourds secrets se cachent derrière le chant de mère nature ?
    A pas feutrés, je m'approche de la fenêtre entrouverte. Une respiration silencieuse agite les voilages comme une sensuelle caresse spectrale. Je plaque ma main fine et blanche contre le verre glacé. Mon souffle dépose un fin réseau de gouttelettes scintillantes sur la vitre. Sans bruit, j'observe et je cherche. Tout est calme, tout est vide, tout est inanimé. Pourtant quelque chose m'a réveillée. Suis-je vraiment seule ici ?

    Mes pupilles dilatées ne parviennent pas à percer l'épais rideau de ténèbre qui drape le paysage. La nuit n'est pas le domaine des humains. Malgré moi, un frisson se glisse comme une anguille le long de ma colonne vertébrale. N'avez-vous jamais ressenti cette étrange présence entre vos omoplates ? Comme un picotement désagréable qui ne trouve ni sens ni source. Ma mère me disait toujours que rien ne pouvait m'atteindre mais je sais qu'elle mentait pour me rassurer. Je sais que parfois l'ombre se fait corps et glisse son étreinte humide entre les lattes du plancher. Avec une douceur infinie, ses tentacules s'enroulent autour de vos chevilles mais vous ne sentez rien. Vous ne pouvez rien voir, ce monde n'est pas le votre.

    Je m'arrache un instant à ma contemplation vide pour admirer sur le mur, les serpentins de lumière tracés en ombre chinoise par la lune à travers les feuillages des arbres. Cette étrange fresque ne recèlerait-elle pas un ancien savoir ? Dans notre ignorance bravache nous pensons avoir dompté la nature, mais c'est le contraire qui s'est produit. Abandonnés les trophées sanglants et autres peaux d'ours ! L'homme a battu en retraite, il s'est réfugié derrière des façades grises pour mieux cacher à ses yeux l'horreur de la réalité.

    Un craillement lugubre déchire la symphonie nocturne. Ne cherchez pas l'ordre là où il n'y a que sauvagerie et chaos ! Mes poils se hérissent. Mon esprit voudrait me convaincre de me réfugier sous les draps et de fermer les yeux. Mes muscles tressaillent, mes nerfs se nouent autour de mon squelette fragile. Oh pourquoi ?!
    Mon corps si frêle et si exposé palpite au rythme de cet appel secret. S'enterrer, se cacher. Oh pourquoi sommes nous si désireux de quitter la tiédeur rassurante du ventre maternel ? Les prochaines entrailles qui m'accueilleront ne seront plus faites de chair et sang, mais bien de terre noire et de racines sinuantes.

    Des larmes me montent aux yeux tandis que je pressent déjà des craquements sur le plancher. Je sais que si je me retourne je ne verrai rien, je suis déjà prise au piège. Mes sens me trompent et se jouent de moi. Mais je l'entends. Ce roulement de tambour tribal qui martèle ma poitrine projette en moi des milliers d'échardes de verre. Ma respiration hachée m'empêche de discerner la menace. Je dégluti péniblement. Je ne dois pas les laisser m'atteindre.

    Oh, j'ai si peur quand je suis loin de toi ! Avec délicatesse, je me glisse aux cotés de ton corps immobile et l'entoure comme je le peux avec mes bras pâles et frissonnants. Toute cette vie bruissante est trop effrayante. Seule la mort apporte ce réconfort et cette tranquillité absolue que je ressens auprès de toi. Cette même vie qui t'habitait encore récemment est une maîtresse perverse. Mais je me suis occupé de tout mon amour. Elle s'est débattu sous ma lame, mais j'ai finis par l'éteindre cette flamme qui brûlait en toi. Tu es maintenant parfait. Froid, inanimé, rassurant.

    Je t'aime mon amour.

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  • A vous, chers lecteurs de passage, chers assidus du soirs, chers anonymes de la nuit.

    Désolé de vous avoir fait attendre ! J'espère que le jeu en vaut la chandelle, quoiqu'il en soit, voici la suite des aventures de Quintus.

    Pour l'occasion, je me suis fendu d'un joli titre comme on les aime : Tripaille !

    Lac en hiver


    Et puisque je que me sens en forme, je ferai en sorte de vous pondre la suite sans tarder :]. Je profite de ce petit message glissé dans le Fil de Plume pour donner des nouvelles de mes publications à venir.

    J'avais promis un texte en prenant pour base "Electric Mist". Bon, depuis le film n'est plus à l'affiche et je crois que mon petit projet a pris l'eau. Mais c'est pas grave ! Je tenterai de rafistoler la barque pour vous le présenter.

    Ladies et gentlemen, good Night, good luck.

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  • Un ton de blanc sur une page noire. 

    Pas grand chose en somme...

    juste

    quelques traits.

    Et pourtant,
    une respiration dans le champ des possibles et déjà toutes ces bougies sont éteintes.  Les ratés,  les perdus, les délaissés, tous ces choix qui partent en fumée.  Dis leur au revoir petit frère. Salue cette pagaille de possibles qui s'étiolent sous tes doigts à mesure que les lignes se tracent et tissent le cocon qui sera le notre.

    Ils évoluaient libres et insouciants, mais il a suffit d'un tapotement impatient de l'index pour les cristalliser. Quelques élus seulement parmi tant de candidats. Et les autres ? Rejetés, ignorés voir totalement inconnus, ils ne sont que poussière de pensée perdue dans le néant.

    Penchons nous un instant pour recueillir ces mots orphelins au creux de la paume. Regarde petit frère ! Ils s'égrainent et glissent entre mes doigts comme le sable fin et cendré d'une plage en automne. Ils n'existent déjà plus, et pourtant, il y a seulement quelques instants, ils palpitaient d'impatience à l'idée d'être couchés sur cette page noire.

    Car c'est ainsi qu'ils accèdent à l'immortalité. Sache le petit frère, leurs ailes sont frêles et éphémères.  Voilà l'existence furtive d'un son créateur.

    Echafaudés par de brillants esprits ou proférés voix basse dans des couloirs obscurs les mots s'envolent. Ils rebondissent, résonnent, consonnent ou voyelle. Parfois, ils s'écorchent, trébuchent ou buttent sur une langue pâteuse. Ils charrient les sentiments et les ententes. Ils nouent les serments et trament des complots. Même susurrés au creux d'une oreille, ils déchirent le silence avec audace. Dociles, ces messagers de l'instant se laissent apprivoiser au gré des convenances. Arme ou caresse, ils peuvent revêtir tour à tour l'éclat de la lame ou la saveur d'un soupir.

    Regarde les petit frère et révère les. Ils sont nos gardiens et nos destructeurs. Ils sont là. Enlace les et relie les pour former cette trame. Glissons nous entre leurs pattes agiles pour mieux échapper à la réalité.

    Une fois que nous seront passés, ils se refermeront comme la banquise paisible. Viens, donne moi la main et partons d'ici...

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