• Mékadence

    Le grincement de plaques rouillées qui coulissent les unes sur les autres. La saveur d'une poussière toujours trop rouge au fond de la gorge. Le chant mécanique des potences qui charrient le labeur quotidien des racleurs des bas fonds. Voilà à quoi se résume Ràsä. Chaude, sale, venteuse et ouverte comme une enjôleuse trop visitée. Un endroit charmant où les échanges s'enchaînent sans échapper aux vices du quotidiens. Drogue, alcool et sexe bon marché sont les wagons du train-train qui descend vers la mine des enfers. En tout cas c'est un spectacle que l'on peut admirer même depuis la baie vitrée du réfectoire.

    Avec d'infinies précautions, je repose ma fourchette en plastique contre le rebord tranchant de la gamelle métallique qui me propose un brouet blanchâtre aux effluves de semence de chacal. En face de moi, le Renard me sert un rictus éclatant. Son chapeau à larges bords incliné sur l'avant dissimule ses traits félins mais sa dentition impeccable est parfaitement visible.

    Les jobs se suivent et ne se ressemblent pas. Parfois il faut épingler un tenancier tenace, à l'occasion, c'est un ouvrier qui déboulonne dans un bar. Mon chargeur est rempli de pastilles à l'attention de ces braves gens. Cette fois le Renard me propose de donner dans le militaire. Un officier anonyme qui refuse de se laisser corrompre comme tout individu sain d'esprit. Tant pis pour lui. Ràsä n'est pas faite pour les idéalistes. Personnellement je m'en cogne du moment que le tas de billet qui me protège les arrières reste assez épais.

    Je repousse la gamelle en fer blanc et j'accepte le boulot. Finis les démarcheurs en costume noir avec leurs lunettes intégrales à bords réfléchissants. Le galonné va avoir affaire à du chevronné cette fois ci.

    Dehors, le vent me lamine le visage à m'en décoller la peau par plaques sanguinolentes. Buriné à l'usage, je ne laisse échapper que quelques larmes salées qui voltigent dans l'air avant d'atterrir dans la paume d'une voyante borgne. Mes derniers vestiges d'humanité. Le reste s'est fait éroder, poncé jours après jours par ces foutues rafales abrasives. Je me demande comment des gars comme Renard peuvent tenir leur galure dans ces conditions. Peu m'importe en fait. Je partage le même crâne d'oeuf que la plupart des Rasaes.

    La voyante m'agrippe le bras en marmonnant dans son dialecte exotique. Il paraît que quelqu'un va mourir ce soir. Évidemment pauvre fille, c'est avec ça que je me nourris. C'est un monde dégueulasse et j'en suis un nettoyeur. Le cliquetis des grues me détourne de son baragouin postillonnant. Là haut, le ciel se couvre d'un drap ondulant de nuages pourpres. Il est temps de se mettre en branle avant la tempête.

    L'appartement minable de ma cible baille aux neuf vents. L'obstination de cet énergumène frise le ridicule. Pour une poignée de billets, il pourrait s'offrir quelques coupes-brises. Et qu'importe si l'argent n'est pas net. Ici rien n'est propre de toute façon. Même l'air donne l'impression d'être passé en contrebande.

    Un bon coup de pied vient à bout de la tôle ondulée qui sert de porte. L'intérieur classique d'un soldat déchu s'éparpille sous mes pas. Décorations, plaques commémoratives, photos déjà écornées d'une quelconque cérémonie. En voilà un qui n'a pas suivi le mouvement. Le canon de mon arme bouscule le contenu des étagères sans réfléchir. Il est au fond, prostré sous une couverture. Je l'arrache sans ménagement et braque la nuque qui se présente à moi.

    Mon index raccourcit la distance entre la vie et la mort. Dehors, un éclair violet ajoute un peu de théâtral, ce dont je n'ai rien à cirer en fait. Je ne suis pas du genre à faire le discours du meurtrier. Pas le temps. Ma victime tourne légèrement la tête et me révèle un profil gracieux. Quelques mèches de cheveux tombent dans ses yeux étincelants en amande.

    Une femme ? Non. Pas une de ces catins mal maquillées qui arpentent les coulées de boues. Une vraie femme. Un air blessé mais résolu propre à déverser une coulée de métal en fusion dans les veines d'un vieux briscard comme moi. J'hésite une seconde. Elle a ce genre de regard liquide capable de déchaîner les grandes passions et les histoires comme il s'en écrit rarement. Et ces merdeux d'éclairs dehors qui n'arrêtent pas de souligner les reliefs charnels de son visage ! Sous son uniforme vert de gris, je devine un corps chaud et palpitant mis en valeur par le ceinturon rustique serré à la taille. Quoi de plus précieux qu'un éclat de diamant dans une mine de charbon ? Il est des choses qu'un homme ne peut se résoudre à faire. Tant pis pour le Renard et sa meute de chiens édentés. Ce soir je troque ma pelure contre ce regard pénétrant aux reflets bleus.

    Alors il se passe un truc étrange. Sa main fine se glisse sur mon poignet. Je sens son pouls se transmettre par sa peau fine et douce. Un rythme tapageur et impétueux qui n'entend se laisser gouverner ni par le diable ni pas les hommes. Ses lèvres pleines s'ouvrent sur un sourire parfait. Je n'oublierai jamais ça.

    Son index presse le mien. Le coup de tonnerre suivant n'est pas salué par un éclair violet mais par un geyser de sang frais. La fumée qui s'élève du canon me pique les yeux. A moins que ce ne soit autre chose ? Je ne saurai jamais. Je ne veux pas savoir. Ca aurait pu être quelque chose...à présent ce n'est qu'une bougie éteinte.

    C'est un monde dégueulasse et j'en suis un de ses salisseurs...je suis une de ses salissures.
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  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Vendredi 1er Mai 2009 à 13:50
    Certains l'auront peut-être déjà lu. Je re-diffuse ce petit texte pour changer un peu d'ambiance par rapport aux autres écrits qui peuplent la taverne du scribe. Voilà le genre de science fiction que j'aime écrire. Décadente, corrodée et corrompue. J'imagine l'évolution de l'humanité poussée vers ses grands extrèmes. Plus de technologie, plus de vices, plus de violence.
    Y'a t-il encore une place pour l'innocence dans tout ça ?

    Le personnage principal est pour moi l'archétype de ce que pourrait devenir un humain lambda perclu d'individualisme et livré à lui-même dans un univers qu'il ne peut pas comprendre.

    J'imagine l'évolution trop rapide pour les générations, les technologies à peine pondues et déjà obsolètes que seuls les concepteurs parviennent à démystifier. Et au milieu de ce fatras mécanique, quelques bricoleurs aux mains noires qui tentent de retrouver un sens à tout ça.

    Et puis parfois, un soupçon de ce qu'était l'honneur...la douceur et la tendresse. Vite etouffé, sali et détruit par son environnement rouillé.
    ___

    Voilà pour aujourd'hui. Sur ce, je m'exile une semaine. A mon retour, je compte bien donner un rythme plus soutenu à mes publications. A bientôt lecteur anonyme !

    Et pour le contexte initial : http://board.bitefight.fr/index.php?page=Thread&threadID=25682
    2
    flopomal
    Vendredi 1er Mai 2009 à 15:48
    ouah!!!!!!! çà décoiffe !
    3
    O-Ren-Kimi Profil de O-Ren-Kimi
    Samedi 20 Juin 2009 à 23:03
    C'est terrible et tellement génial en même temps cette vision. Puis ton perso il est glauque à souhait. J'adore son coté sans but et blasé mais qui retrouve par moment un coté humain enfin avec des émmotions.
    Kimi
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    4
    Sakutei Profil de Sakutei
    Mercredi 24 Juin 2009 à 19:43
    Merci ^^
    Ce qui est étrange avec ce texte, c'est que je l'ai écrit en improvisant ligne par ligne.

    C'était très prenant comme méthode !
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