• Nous étions faits pour nous élever dans la lumière solaire :

    La question a fait plusieurs fois le tour de la table. Elle a butiné quelques lèvres, fait gargouiller quelques estomacs et crisser quelques molaires mais globalement tout le monde était du même avis.
    Des chaises ont raclé sur le sol poussiéreux, des gorges ont toussé. Un index malhabile s'est écrasé sur un appel d'ascenseur. Il y a eu quelques piétinements.

    La séance s'est close quand il n'y a plus eu assez de participants.

    En fait il en restait deux. Ils se sont dévisagés un instants, plutôt gênés, comme les témoins d'un accident bête où l'on n'ose pas comparer sa vision avec celle de son voisin de peur de passer pour un idiot.

    Finalement, elle ose rompre le silence cotonneux.
    - C'est vraiment fini ?
    Il se pose la même question mais décide d'y répondre quand même
    - Je crois bien…
    - Oh. C'est bien.
    - Peut-être…

    Elle s'adosse à une fenêtre concave, parcourant les sièges vides du regard. Elle se met à penser.

     …A son époque débridée où chaussée de sandales bon marché, elle trottinait sur des sentiers mal tracés.  Qu'importait la raison tant qu'il y avait des sensations ? Cheveux au vent, grains de pollens pris dans ses cils emperlés de larmes. Feuille sessile qui ne sentait pas d'attache ni de racine.

    Il ramasse ses feuilles. Par habitude.  Parce qu'il n'y a pas grand-chose d'autre à faire. Il se sent vaguement déprimé. Sans doute un appel de vide…comme après un long saut en hyperespace. Délaissant ses papiers un instant, il pose son menton sur sa paume sèche et se prend à rêvasser.

    …A ses épopées électroniques. Véritables orgasmes informatiques générés par les matrices de saut. Toutes ces fréquences frénétiques qui nimbaient son cerveau d'ondes toujours plus lancinantes. Ces longues distances qui lui faisaient tutoyer les étoiles et vouvoyer toutes les femmes. La conquête de l'immensité contre l'immensité de ses conquêtes…ratées.


    Une cigarette apparaît entre ses doigts. Elle se tourne vers le dernier homme pour lui en proposer. Il ne remarque pas son invitation. Il a l'air ailleurs. Un soupir s'échappe de ses lèvres.  Courant d'air venant du dedans. Sylphide désincarnée avant même de s'envoler, alourdie par l'amertume.

    Il y avait eu le monotone et le quotidien. La morosité acceptable d'une réalité trop figée. La nécessité intestinale d'une existence matérialiste. Les herbes rasées au couperet, les graphiques dessinés à la règle. Il fallait bien en vivre. Et quand sa main se refermait une fois de plus sur une canette, elle accusait le hasard ou la chance. Selon les espérances de l'instant.

    Relevant la tête, il remarque qu'elle s'est mise à fumer. Etrange jeune fille au regard si rêveur. Pour sa part, il crèverait pour une lampée d'alcool. Il sait bien que l'éthanol n'est pas le bon transport. La molécule extatique réside dans  le fluide robotique.

    Il y avait eu les guerres et ses boucleurs fous. Les tentatives vaines, les espoirs mort-nés. Toute une cohorte d'illuminés chevauchant des dragons de métal. Des jets acides vomis par les bouches déformées d'onduleurs différentiels. Les cris, les agonies. C'était une belle époque. Et quand ses doigts pressaient à nouveau la gâchette, il accusait la malchance ou le destin. Selon les turpitudes du moment.

    Une dernière bouffée et un mégot de plus dans le cendrier. Son regard tombe sur un des documents de la réunion. A peine quelques lignes. Même pas de quoi remplir un post-it. Et pourtant certains avaient amené des liasses de papiers. Comme lui. Pourquoi n'avait-il pas plus parlé ? Tout ceci n'était-il que lettres mortes ? Mortes comme la lumière…

    Aux gorgées enfumées s'étaient succédées les nuits blanches. Les yeux cernés de noirs, elle cherchait ce carré de soleil que lui offrait jadis sa jolie fenêtre. Ses mains traçaient des cercles sans substance sur le parquet éraflé par ses ongles ébréchés. Souvent, elle basculait la tête….


    Des étoiles filantes il était passé aux coursives enténébrantes. On lui avait coupé le chiquet en même temps que sa connexion matricielle. Plus d'énergie à ce qu'ils disaient. Pourtant il gardait espoir que ce n'était pas la fin. Et souvent, il regardait le ciel…

    Elle criait
    Il murmurait

    … Nous étions faits pour nous élever dans la lumière solaire.


    Il tourne la tête. Elle relève le menton. Sur son badge, il lit son nom. Elle fait de même. Ils se rapprochent. C'est un des derniers regards humain. La mécanique de l'avenir plongeant ses yeux empiriques dans les iris florissantes de l'arborescence du passé. D'un geste ironique, il tapote le libellé des papiers sur la table. "Commission pour la Sauvegarde de la Terre Mère". Même pas un débat. L'idée a été abandonnée avant même le début des présentations.

    - Et bien je crois qu'il ne nous reste plus qu'à partir…
    - Oui.
    - J'ai été ravi de vous rencontrer mademoiselle Trine.
    - Appelez moi Eve. J'ai été également enchantée, Adam.
    - La fin du monde est prévue pour dans combien de temps déjà ?
    - Deux heures.
    - Bon, il ne reste pas beaucoup de temps pour mettre de l'ordre dans tout ça.
    - Non.
    - Bien.
    - Hm.
    - …
    - ?
    - Au revoir dans ce cas.
    - Je ne crois pas à l'au-delà.

    Il répond par un rire nerveux, sans profondeur et tourne les talons. Elle soupire encore, frustrée sans trop savoir pourquoi. Il le sent, elle le ressent, ils passent à coté de quelque chose. Et pourtant ils se quittent, ayant chacun l'idée d'aller  chercher un peu de réconfort artificiel ailleurs.

    Encore une occasion manquée.
    Et pourtant nous étions faits pour nous élever dans la lumière solaire.
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  • Commentaires

    1
    Tyni-l'énerv&
    Dimanche 1er Novembre 2009 à 02:33
    C'est pas mieux si à la place de "L'idée a été laissée tomber" tu écrivais "L'idée a été abandonnée" ? Sinon, sympa le texte, plein de mélancolie et la chute est assez inattendue ^^
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    2
    Sakutei Profil de Sakutei
    Dimanche 1er Novembre 2009 à 03:09
    Ah oui oui oui...je trouve aussi qu'il y a un accroc là. Tiens mordious, je m'en vais adapter ton idée sans plus attendre :D

    Merci tyn ^^
    (et relaxe toi aussi, défonce quelques têtes avec une rape à fromage par exemple)
    3
    Sakutei Profil de Sakutei
    Dimanche 1er Novembre 2009 à 10:59
    Alors après le making-of, un petit commentaire de l'auteur.

    Comme à chaque fois que je veux écrire quelque chose de différent, je pars d'une idée ou d'une phrase. Là en l'occurence, elle est assez visible :).
    Dans ce petit texte, l'homme du futur y rencontre la femme du présent (qui incarne donc à ses yeux le passé). Je voulais à tout prix éviter le mièvre mais l'idée était de faire passer les accrocs confortables dans leur vies qui font passer des grandes ambitions à de petites luttes pour la survie quotidienne.

    Bon, il faudra que je fasse des trucs plus légers un de ces quatre quand même ^^.
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