• Chapitre 35 : Le lugubre du cardiaque.

    La nécromancie est née de mains non-humaines mais ce sont principalement les humains qui s'en servent. Tout bonnement parce qu'ils sont infichus de maîtriser une autre forme de magie, quoiqu'ils en disent. C'est là une des tares caractéristiques de leur race. Cependant, il faut leur reconnaître un certain talent en cette matière précise et pourtant bien détestable à bien des égards.
    Il existe de nombreuses disciplines découlant de l'arborescence morte de cet art noir, la plus connue étant la réanimation des corps. Pourtant, aussi fiers soient-ils de leur maîtrise des arcanes obscures, les humains sont encore incapable de véritablement donner la vie (autrement que par procréation s'entend). Le principal problème réside dans le fait qu'ils sont trop brutaux et balourds pour proprement enchâsser un esprit défunt dans le corps qu'il occupait avant trépas. Au mieux, ils parviennent à de pâles imitations, leur toucher grossier arrachant la plupart des sentiments et sensations indispensables à une personnalité en toute intégrité.
    A la différence, notre art délicat pour ciseler vie frise la perfection par sa minutie dans l'entrelacement fin de l'esprit par nature volage à la chair parfois trop figée.

    Extrait d'un conseil thuadène retranscrit d'après mémoire orale.

    Il faut battre le fer quand il est chaud et les maccabées quand ils sont raides. On bat aussi les récalcitrants lorsqu'ils froncent le nez devant des nouveautés, Luk peut en témoigner. Quand au Gardien, et bien dans la mesure du possible et même par-devers diverses contradictions aux principes fondamentaux d'un guerrier, il est préférable de ne pas le battre du tout. Même pour rigoler. Non sans rire.
    Avachi sur un rocher presque plat, le Marcheur-des-Cieux s'affaire encore à reprendre sa respiration suite à l'impact magistral qui l'a laissé là, pantelant et estomaqué, les jambes coupées et la langue pendante. Ce n'est pourtant pas comme si il était le premier venu. Mais non, la raclée a été monumentale, humiliante et surtout, à sens unique. Luk n'est pas parvenu à parer un seul des coups, sans parler de riposter.
    Son esprit est encore tout confus lorsque le Gardien lui tend une coupe sombre emplie d'un liquide qui ne l'est pas moins.

    - Prend ça
    - Qu'est ce que c'est ? demande t-il machinalement sans même attacher d'importance à la réponse éventuelle.
    - Du sang.
    Pour le coup, il sourcille quand même. Sa tête casquée se redresse de quelques centimètres, soulignant l'extrême perplexité qui l'envahit. Le Dagda a l'air si sérieux qu'il est sur le point de le croire avant de se raviser. Que dit le dicton déjà ? A question idiote…
    Sans plus attendre, il accepte le récipient et s'apprête à la porter à ses lèvres lorsqu'un tintement clair retentit. Et merdre, le casque. Impossible d'absorber quoique ce soit avec ce heaume. A nouveau, il relève les yeux sur son maître et se trouve un peu penaud d'y lire de la condescendance.

    - Fais-le couler sur ta plaie Luk.
    - Oh très bien.
    Son bras droit a récolté une vilaine estafilade juste en dessous de l'épaulière. La plaie plutôt vilaine, laisse baver son sang épais et tiède maculant le sol de gouttelettes sombres. Luk incline la coupe et s'applique à verser son contenu sur les chairs à vif. Aucun effet notable, pas même un soulagement ni rien. Le saignement continue toujours.
    Fronçant les sourcils sous son casque, le capitaine déchire un bout du bas de sa tunique qui dépasse de sa cuirasse pour bander la plaie mais se fait interrompre par la poigne douce de son maître :

    - Non, laisse la à l'air libre. Toujours, sinon ça ne marchera pas.
    - Heu Le Dagda, qu'est ce que c'est ?
    - Je te l'ai dit, c'est du sang. Reprends toi mon guerrier, il est temps.

    Cette fois il ne pose pas de question. Luk est un peu sonné mais pas au point d'en avoir oublié le motif de leur désaccord. Il s'agit maintenant de réanimer les corps des quatre humains. Projet auquel il s'oppose d'une manière radicale mais qu'il est tout bonnement incapable de contrecarrer. La démonstration du Gardien et maître du Sidh était parfaitement convaincante sur ce point.
    Penser qu'une telle puissance… Non, il ne faut pas penser. Du bout des doigts, Luk inspecte les reliefs irréguliers de la corne droite de son heaume, visiblement brisée net pendant l'empoignade. Son costume de guerre est déjà amoché alors que leurs ennemis ne sont même pas encore arrivés.

    Le Gardien se dirige dans un coin de la salle où sont entreposées pèle mêle les pièces d'équipement du petit groupe. Bientôt rejoint par son capitaine, il semble réfléchir un instant avant de piocher quelques menus objets. Il déniche une petite gourde, la soupèse avant de la relâcher dans le fourbi et se remet à farfouiller. Au bout d'un moment, il attarde sa main longue et fine sur une pièce de cuirasse noire enfoncée en plusieurs endroits.

    - Il faudra faire redresser ça.

    Luk ne relève pas, il ne veut pas savoir pourquoi. De son coté, son regard se perd le long du fil démentiellement démesuré d'une lame ahurissante. Il se rappelle vaguement l'avoir vue en action. Il se rappelle surtout comment il est finalement parvenu à enfoncer la sienne dans la poitrine de son porteur, au grand soulagement de tout le monde. C'était le dernier homme. Un blond avec un air de fou furieux qui a sans doute couché à lui tout seul plus de la moitié des victimes de l'embuscade.

    - Marcheur !

    Il sursaute en s'apercevant que le Gardien se trouve maintenant au centre de la grande salle du trône, juste devant les corps. Pour une raison probablement magique, aucune trace ni odeur de décomposition ne vient les entacher. A son sens, c'est bien dommage. Les thuadènes ne pratiquent pas la nécromancie et la chair putréfiée n'est bonne qu'à ça.

    - Concentre toi mon guerrier. Je vais procéder au rituel.
    - Ma présence est vraiment nécessaire ? S'enquiert-il, nerveux. Non seulement il ne tient pas à connaître les raisons mais par-dessus tout, il ne désire surtout pas assister à la conjuration.
    - Pendant l'invocation, je vais être vulnérable. Ce sera à toi de me protéger.
    Le protéger ? Lui ?! Une bien étrange consigne venant de sa part. Il se passe décidément des choses bien étranges chez les thuadènes ces derniers temps. Luk voudrait contester, rétorquer, souligner les incohérences et relever les bizarreries mais par anticipation, il reçoit un index planté à quelques centimètres de la fente oculaire.
    - Ne me les tue pas Marcheur. Je ne dépense pas toute cette énergie pour que tu me forces à recommencer… tout ça.

    Ce "tout ça" est suffisamment vaste pour englober leur séance de friction. Le sous-entendu est assez clair pour chatouiller le cynisme du capitaine qui se prend d'un petit rire sec. Il se maîtrise rapidement et adopte une pose plus alerte, les pouces passés dans sa ceinture pour garder ses mains à portée de ses armes.
    Luk porte ses épées de chaque coté au lieu de les rassembler sur une seule hanche comme le voudrait la mode traditionnelle des guerriers à deux lames. Il trouve tout simplement ça plus pratique et plus rapide à dégainer. Penser à ce genre de détails triviaux en un tel moment peut paraître incongru mais ça l'aide à garder les pieds sur terre. Et pour une fois, sentir du solide sous les semelles, le Marcheur-des-Cieux ne demande que ça.

    Le Gardien se relève. Tiens il s'était agenouillé ?


    - Marcheur, tu penses tellement fort que je ne parviens pas à ignorer tes perturbations. Pourrais-tu s'il te plaît arrêter de t'agiter ainsi ?
    - Pardon.

    Le Dagda Nuadien se penche à nouveau. La lumière décroît, des vagues invisibles inondent la pièce. Que peut-il se passer en ce moment ? La magie des thuadènes est la plus ancienne, la plus puissante et la plus pure qui soit. Mais par tradition et par principe, il n'existe en tout et pour tout qu'un seul praticien de l'art dans leur peuple : celui-là même qu'il s'est révélé pour être leur guide, leur meneur, leur protecteur… leur gardien quoi. Et ce dernier fait rarement étalage de ses pouvoirs. Luk ne s'explique d'ailleurs toujours pas en quoi quatre moribonds mal fagotés pourraient constituer une menace pour une entité aussi…

    - MARCHEUR PAR LES COUILLES INSESTUEUSES DE MORPHAL !

    Oh ! A sa grande surprise, ce juron coloré, c'est bien la vénérable et respectée Gardienne qui vient de le proférer de sa voix de jeune fille. Elle possède en outre la saveur salée typique des natives de l'océan et…

    - MAR-CHEUR ! Ca suffit !

    Luk s'ébroue d'un coup, comme sortant d'un mauvais rêve collant.

    - Je…
    - Bon, on ne va pas y arriver de cette manière.

    La jeune fille qui lui fait face se passe une main agacée sur le visage. Son expression contrariée lui confère la tendresse des fillettes boudeuses. Elle est brune, des cheveux bouclés dans lesquels on peut encore voir une broche en forme de...

    - Je vais t'expliquer.

    Le Gardien vient lui poser ses deux mains hérissées de filaments brunâtres sur les épaules. Sa stature sombre et imposante reprend ses droits et son effroi légitime. La tête aux bois de cerfs se penche sur le coté, comme pour examiner son interlocuteur cuirassé avant de moduler d'une voix tout à la fois très grave et très lente :

    - Sais-tu ce qui fait le fossé entre notre magie et la prétendue pâle imitation des humains ?
    - Non Gardien.
    - Le toucher Luk, le toucher.
    Il appuie plus ferment sur ses épaulières comme pour imprimer la marque de ses doigts dans le métal.
    - Et ce toucher est si délicat et raffiné qu'il ne s'accommode pas de ce clapotis vulgaire et grossier. Pour œuvrer, j'ai besoin de calme afin de ressentir les vagues qui nous entourent.
    - Les vagues ?
    - N'as-tu jamais ressenti Luk, cette force qui nous berce continuellement ?
    - Non.
    La formidable entité toute de matière et d'ombres semble sourire.
    - Bah tu découvriras par toi-même quand le temps sera venu. Pour ma part, je l'assimile à des vagues. A chaque fois que je fais appel à notre magie, je les modèle en plissements plus fins. Je les découpe, je les façonne… mais lorsque quelqu'un pense à coté de moi, il crée des... comme si tu lançais un caillou dans l'eau…

    Le Dagda se découvre probablement professeur pour la première fois de son existence. Ce n'est pas comme si Luk ne comprenais rien, c'est juste que le concept qu'il tente d'expliquer est totalement hors de sa portée. Avant l'arrivée des humains, son rôle se limitait à brandir le bronze et à fouetter l'ardeur des combattants. Par quel alambic pervers le nectar qu'il savourait est-il devenu si âpre et râpeux ?
    Un soupir s'échappe de son vis-à-vis. Véritable mugissement des profondeurs.


    - Luk, nous pratiquons rarement la réanimation. Mais nous sommes des maîtres, les meilleurs pour donner la vie. Et pour cela, j'ai besoin de saisir la moindre "vaguelette", alors tes doutes et tes questions muettes qui déferlent comme des rouleaux me perturbent. Tu comprends n'est-ce pas ?
    - Oui, Gardien. Mais sans vouloir créer de tourbillons, pourquoi ne pourrais-je pas tout simplement partir ?
    - Non. Je te l'ai dit, j'ai besoin de ta présence guerrière. (La silhouette imposante se décale sur le coté pour pointer du doigt les cadavres allongés). Nous sommes si doués que nous sommes capables de restituer l'intégralité de la personnalité d'un défunt, y compris la mémoire de leurs derniers instants. (La main translucide virevolte en l'air). Ceux là n'ont pas eu une mort paisible. Leur réveil va être atroce et douloureux. Ils vont continuer à faire ce qu'ils faisaient juste avant de mourir… et tu sais mieux que moi de quoi il s'agit.

    A ces derniers mots, le visage du Marcheur s'assombrit. Il ne sait pas si c'est un reproche ou juste un constat. Lui-même ne parvient plus à savoir s'il a eu raison ou non. Alors comme pour le rassurer, Le Dagda pose à nouveau sa main sur son épaule :

    - Tout ce que tu as fait a une raison d'être. Aujourd'hui tu pénètres plus en avant dans les mystères des thuadènes. Sois-en heureux et abreuve toi à cette nouvelle source de savoir.

    Là-dessus, il se détourne et le rituel reprend. Luk s'applique à faire le vide dans son esprit, ce qui n'est pas si difficile en fait. Il lui suffit d'utiliser ce vieux truc de guerrier pour évacuer la peur et le doute avant le combat. Ainsi c'est l'esprit parfaitement clair et dispo qu'il reçoit le premier effet du rituel en pleine figure : un hurlement à glacer les sangs d'une demi douzaine de vétérans chevronnés.
    Le Marcheur sursaute, sa tête se tourne de droite et de gauche pour aligner les silhouettes dans la fente de son casque. Il se met à respirer plus lourdement comme avant une bataille. Il ressent le martèlement de son cœur dans ses tempes. Ses sens deviennent plus aigus, plus tranchants. Il ressent la lumière différemment. Il absorbe les odeurs minérales de la caverne.
    Il voit un mouvement. Un pied qui s'agite. Il tressaute comme pris d'un réflexe post-mortem. Une mâchoire claque pour mordre le vent. Des doigts se crispent. Et toujours ce hurlement à déchirer les entrailles.
    Parfaitement maître de lui, le capitaine des thuadènes s'avance lentement. Un pas après l'autre. Le premier humain se relève sur les coudes. Ses cheveux en bataille retombent sur ses yeux fous et rouges de sang. Il bat des cils comme une chouette pour tenter d'humecter ses globes desséchés. Sa langue se tortille entre ses dents et râpe la surface craquelée de ses lèvres gercées. Il crie d'une voix rauque et éraillée. Etrange, sa main gauche est entièrement décomposée…
    Le second vient de bondir au bas de son piédestal. Il tressaute un moment sur ses jambes avant de s'affaler au sol. Lamentable.
    C'est au tour du blond. Lui il faut sans doute s'en méfier. Le capitaine fait un pas de coté pour aligner tout ce petit monde dans son champ de vision. Le blond vient de se ramasser par terre à son tour, il est occupé à vomir copieusement quelque chose de pâteux et nauséabond. Le vieillard tente de se relever. Il bat des jambes et bras comme en proie à une lutte intense. Ses cris acquièrent bientôt une substance plus proche d'une forme de communication.


    - Merde ! ME—eeeer—eeerde ! Graaah !

    Probablement l'esprit le plus affûté du groupe. Les autres en sont encore au stade des braillements sans queue ni tête. Cette ambiance taperait sur les nerfs de n'importe qui. Personne ne pourrait être accusé d'avoir perdu son sang froid pour trancher dans le vif et faire taire ces horreurs. Pour faire cesser cette abomination.
    Mais Le Dagda est sage et il n'a pas choisi Luk au hasard. Le Marcheur-des-Cieux est sans nul doute le soldat le plus discipliné et le plus aguerri de toute l'histoire des thuadènes. Et lui, est capable de conserver sa réserve face à l'ignominie qui se déroule sous ses yeux.
    Voyant que les corps commencent à reprendre leur emprise sur leurs muscles, le capitaine s'avance encore de deux pas, foulant sans vergogne les fluides divers qui maculent maintenant le sol. Le blond attaque ! Il se contente de bloquer son bras et de le repousser en arrière comme il le ferait d'une simple poupée. Heureusement, ils n'ont pas d'arme. Oh ? Aurait-il mis trop de force ? L'humain fait presque un bond en arrière avant de s'étaler comme un pantin.
    Le Marcheur remarque alors plusieurs choses étranges.
    La première, c'est que le vieux ne crie plus… ce qui est une bonne chose et sans doute à tous points de vue.
    La seconde, c'est que l'étrange guerrier vêtu de noir, lui, n'a même pas fait mine de vouloir quitter sa pierre. Il gigote et hurle comme un dément, en proie à une violente crise de quelque chose. Mais n'est-ce pas lui qui s'est fait abattre par Bjorn ? Dans ce cas, cela pourrait expliquer sa réaction… l'humain est probablement en train de revivre avec une acuité cuisante, la force de ses propres attaques se retournant contre lui.
    Mais la troisième et la plus inquiétante, c'est le quatrième humain. Celui dont le bras gauche est entièrement décomposé, mettant à nu un squelette qui tient par un procédé énigmatique. Celui là ne crie plus non… il rit. Sa carcasse est secouée de tremblements hystériques qui frisent l'indécence. Il tient son bras gauche d'une étrange façon. Ecarté et replié vers le bas, chacun des doigts de sa main largement étiré dans leur directions respectives. Et par un déclic diabolique, la tête de l'individu malsain se tourne d'un coup vers lui. Ses yeux rouges le sondent et le fouillent. Il bave sans même sans rendre compte et continue à ricaner comme un demeuré. Luk en a la certitude, ce comportement LA n'est pas normal. Il se tourne vers Le Dagda mais celui-ci est plongé dans sa transe.
    Le temps de pivoter il remarque alors l'horrible changement qui est en train de se produire sur l'homme-au-bras-d'os. Ce bras justement ! Il change de forme ! Il s'allonge, s'étire, se tord et acquiert des pointes, des vrilles et bien d'autres extensions pour le moins menaçantes. C'est répugnant ! De la nécromancie ! Il y avait un nécromancien parmi eux !


    - Grraah L'ombre de la proie est là, et bientôt ta moëlle elle sucera !

    Une voix hideuse, à l'image de son propriétaire… mais inexplicablement féminine, bien que particulièrement rugueuse. Il s'approche en sautillant et fouette l'air de son membre barbelé. Bon, lui il est armé, dans ce cas...
    Luk dégaine lentement ses deux lames et abaisse ses bras, les pointes touchant presque le sol.


    - Vous les humains, vous ne respectez donc rien.
    - Approche, la proie, elle a soif de ton sang aux portes de l'enfer !!

    Le premier choc est brutal et massif. Ce gaillard là est en forme pour un réanimé ! Luk pare un aiguillon et détourne le bras en faisant ripper ses lames contre l'os avide. Et contre toute attente, se dernier se tord pour envelopper son épée. Reconnaissant le mouvement, même dénaturé de cette manière, le capitaine recule d'un bond pour éviter d'être désarmé et se met en garde de manière plus sérieuse. Ce type, en face, est une incarnation de la folie des humains.
    Luk avance sa botte et frappe d'un coup sec. L'autre riposte immédiatement. Une pique file au ras de son heaume. Il incline la tête. Son bras droit se détend d'un coup. Il cogne. Estafilade sur le biceps. Bon sang ! Coup de genou dans la poitrine. Le choc le fait reculer mais à peine. Luk brandit ses deux lames. L'humain passe sous sa garde pour le piquer.

     
    - C'est ça, vient !

    Il déplace son poids vers l'avant, frappe et … Le Marcheur se retient juste à temps avant d'utiliser la technique qui lui a valu son nom. Ses semelles décollent à peine du sol avant de déraper sur la pierre. Le Gardien lui a interdit de les tuer. En agissant ainsi, la seule issue est la décapitation ou l'égorgement. Mais tout de même… un nécromancien ?!

    - Elle te brisera niaaaaaaarrrrrgh !

    Son allonge est incroyablement modulable. Il a juste le temps de détourner la lance d'ossement avant de recevoir un méchant coup sous le menton. La fureur commence à gagner le Marcheur. S'il ne peut pas le tuer… il peut au moins l'amputer de cette extension maléfique !
    Bon. Il recule de trois pas et croise ses lames sur la poitrine, détournant un nouveau coup qui visait précisément cet emplacement sur un coup de chance.


    - Je vais te faire goûter l'art de la mort.
    - Il est faible, elle le guette.
    - Tsss. Pour qui tu te prends au juste ?

    Ses mouvements deviennent plus saccadés et s'achèvent sur une pose étirée, le dos rond, le torse tourné de trois-quarts encadré par ses bras à moitié repliés et les jambes fléchies. Trois coups, trois blessures. La cuisse gauche, le bras et le genou droit du porteur d'os s'ouvrent sur de vilaines estafilades. Luk croise ses deux épées devant son visage et se courbe encore plus en avant.

    - La victoire est assurée pour celui qui immobilise son adversaire. Apprends et profite de ma clémence car aujourd'hui je ne tue pas !

    Il bondit et lève ses deux épées. Attention… attention, ne pas le décapiter. Comme prévu, l'humain malsain blessé à trois de ses membres lève le quatrième dont il se sert d'arme. Le Marcheur-des-Cieux place ses lames en ciseaux et taille férocement. Le son craquant lui arrache un grognement de satisfaction. Un hurlement abominable s'en suit et le bonhomme tombe à terre, la moitié de son bras voltige derrière Luk qui atterrit sur un genou avec souplesse. Le membre mutilé heurte le sol avec un bruit creux.
    Sans mot dire, le thuadène pointe son épée sur le corps de son adversaire et remarque un changement majeur dans l'expression de son visage. Tout n'y est plus que souffrance et terreur tandis qu'il pétrit son moignon. Celui là n'est plus une menace.
    Les lames coulissent docilement dans leurs fourreaux. La pression se relâche, Luk s'autorise un instant pour souffler. Apparemment, c'est terminé.


    A part le blessé, devant lui, deux ahuris et le quatrième toujours allongé. Pour ce dernier, des spasmes de gémissements plaintifs ont remplacé les égosillements. Luk prend note de ne jamais se faire tuer par Bjorn. L'Anterserk est vraiment quelque chose de terrible pour un guerrier puissant.

    - Que … que s'est-il passé où sommes nous ?

    Oui, ils parlent. C'est fini. Le Gardien se relève d'ailleurs. Luk n'est certainement pas d'humeur à écouter les jérémiades et autres questions stupides qui ne vont pas manquer de venir.

    - Où suis-je ?
    - Qui être vous ?
    - Purée j'ai mal…

    Et voilà… pivotant d'un coup sec, le capitaine des thuadènes se frappe la poitrine et s'adresse à son maître avec tout le protocole requis face à des étrangers… qui plus est des ennemis.

    - Ô mon maître, Le Dagda Nuadien, Protecteur du Petit Peuple et Gardien du Sidh. Ma tâche est accomplie avec diligence et précision ainsi qu'il m'en a été requis par Vôtre Ombrance. Je vais me retirer à présent.
    - Va. S'entend-il simplement répondre.

    Luk s'empresse d'évacuer les lieux, tout à la fois désireux de mettre de la distance entre ces détestables créatures et ardent de retrouver ses troupes toujours en plan à l'entrée de la caverne. Il remarque au passage que son bras saigne toujours, quoiqu'un peu moins qu'avant. Etrange mais sans plus.
    Tandis qu'il chemine, ses inquiétudes reviennent l'assaillir avec plus de force. Finalement, ce petit combat avait l'avantage de lui vider l'esprit. Maintenant tout redevient compliqué. Comment va Bjorn ? Où est Miyanne ? Que sont devenus les fidèles de Crudug après son intervention musclée qui a valu à cet imbécile de rendre gorge à ses pieds ?
    Sur ce dernier point, un fragment de réponse lui parvient sous la forme d'une coulée de mystère : quatre cadavres décapités à l'entrée de la grotte. Apparemment, une violente dispute est en cours et les effusions de sang sont aux premiers rangs des possibilités examinées pour la régler. Furieux, le Marcheur-des-Cieux tonne d'une voix de stentor :

    - Qu'est ce qu'il se passe ici ?!

    Un petit instant de flottement s'en suit à l'issu duquel la stupeur laisse place à une cascade de : "- Marcheur", "Marcheur", "Marcheur" et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il repose sa question de manière plus posée mais aussi plus déterminée.
    En l'absence de chef, les gars se refilent le bébé mutuellement jusqu'à ce que l'un d'entre eux remarque un peu tardivement le vide qui s'est ouvert autour de sa personne. L'une d'entre eux en fait. Une femme mince aux traits anguleux qui, si sa mémoire est bonne, est une sœur de Zétane, la chasseresse frigide. Si elle partage une once du caractère de sa frangine, le rapport promet d'être martial. Ça lui va.
    La soldate s'avance, claque son poing fermé contre sa poitrine avec une brutalité qui pose question quand au plaisir qu'elle prend à en avoir une et hoche du menton.


    - Marcheur, nous étions venus prendre les traîtres et nous les avons pris. Ceux qui se sont rebellés ont été châtiés mais ça ne fait pas l'unanimité. Bjorn étant blessé nous avons avisé par nous même. Mais si notre décision vous déplaît, je suis prête à accepter toute punition.

    Et voilà que sans plus attendre, elle déboucle le ceinturon de son épée longue, faisant retomber les pans de sa tunique le long de ses hanches étroites avant de mettre les deux genoux à terre, de dénouer ses cheveux et d'incliner la tête comme pour une exécution capitale. Et pour une raison qu'il pourrait difficilement expliquer et encore moins assumer, Luk est brièvement pris d'une envie de la lui décoller des épaules.
    Il remâche rapidement cette honteuse pulsion et l'attrape par les bras pour la redresser afin de mettre un terme à cette position qui le met mal à l'aise. L'autre prenant sans doute ce geste pour une rédemption lui sert un sourire énigmatique avant de sortir tout de go :


    - Merci Marcheur, je savais que nous étions dans le bon chemin. Celui tracé par nos traditions et nos ancêtres.
    - Hé un instant, un instant. Je n'ai encore statué sur rien. Est-ce que quelqu'un pourrait me raconter en détail ce qu'il s'est passé ici depuis que je vous ai confié la garde de cette entrée ?
    La jeune femme rétorque immédiatement :
    - Marcheur je peux…
    Luk lève une main pour l'interrompre, lui faisant piquer un fard qui, chez sa sœur, est annonciateur de la tempête.
    - Merci petite sœur, j'ai bien entendu ton rapport et j'en suis très satisfait. Mais afin de parfaire mon jugement, j'ai besoin d'un autre point de vue. Car il serait indigne de rendre justice sans entendre les deux parties n'est-ce pas ?
    - Je heu… bien sûr Marcheur, comme toujours ta sagesse n'a d'égale que ta bravoure au combat.

    Ça c'est une chose dont il doute fortement vu l'impact de ses dernières décisions mais il n'est pas peu fier de sa petite tirade qui parvient même à faire sourire ce petit bout de glaçon formaliste.

    - Alors ? Quelqu'un ?

    Après quelques hésitations un autre type sort du lot avec un regard craintif. Celui-là ne dit rien au Marcheur. Il ne peut pas connaître tout le monde non plus…

    - Marcheur, voici ce qu'il s'est passé. Après ton départ, nous avons suivi Bjorn au combat, lequel a rapidement tourné court. Il nous a laissé le soin de rassembler les captifs avec pour instructions d'attendre son retour ou le tien… ou plus probablement les deux. Enfin, il a dit exactement… "quand l'un de nous reviendra". Enfin bref.
    Ensuite on … non. Les prisonniers loyalistes du dissident Crudug n'étaient pas convaincus d'en être. Des dissidents je veux dire… parce que pour être loyaux à leur chef ça. Il ne jurent que pas son nom. A croire qu'il leur a fait signer un pacte de sang en les embrigadant.

    Le tapotement des doigts du capitaine ayant atteint son seuil de rupture, il lâche les vannes de son exaspération :

    - Au fait ! Au fait bon sang !
    Trop formel ou pas assez… c'est une de ces nuits où rien ne va.
    - Oui, heu. Oui donc, Bjorn est parti et nous on est resté. Et c'est là que des gars ce sont amusés à titiller les…
    - NON PAS DU TOUT !
    - Mais ta gueule, il a raison, c'est vous qui les avez provoqués.
    - Quoi ? Toi ferme la, t'étais pas le dernier à rigoler tout à l'heure quand on les…

    Une dégelée de phallanges de métal s'abat sur l'épaule de l'inconvenant. Luk le ramène en avant pour lui coller son heaume terrifiant sous le nez. Sa voix est à l'image de sa poigne, mais avec des petits barbillons en plus :

    - Quand-vous-faisiez-quoi ?
    - Je heu… quand on les … tu sais … ben…

    Son regard s'attarde sur les corps sans tête. Pas besoin d'être plus clair. La petite troupe emmenée par Luk s'est passée les nerfs. C'est de sa faute, il aurait dû prévoir qu'ils auraient accumulé trop de nervosité. Il aurait dû… mais il ne sert à rien de soupirer. Ce qui est fait est fait.

    - Il y a des survivants de votre petite fête ?
    - Heu oui Marcheur. Là.

    Il pointe du doigt un petit renfoncement rocheux où sont affalés deux soldats couverts d'hématomes et de coupures. Autre détail notable mais pas exceptionnel vu les circonstances : ils tirent la tronche.
    Luk s'approche pesamment d'eux et s'abaisse à leur niveau.


    - Vous souffrez ?
    - Ça va, juste des coups. Mais le gosier sec si je peux me permettre.
    - Bien, (aux autres) apportez de la bière et vite !

    Quelques soldats partent au trot. Luk profite de ce semblant de cohérence pour imposer un peu de discipline sur sa petite troupe. Il désigne un type au hasard pour organiser une séance d'exercices musculaires afin de calmer toutes ces têtes brûlées.

    - Et en rythme, je vous surveille. Toi, viens là.

    Le "toi" en question s'avance, ne sachant pas trop à quelle sauce il va être mangé.

    - Où es Bjorn ?
    - Quand il est revenu inconscient, on l'a envoyé lui et l'autre soldat chez le guérisseur.
    - De quoi… non rien. Tu peux disposer.
    - Je retourne au camp ?
    - Non aux exercices avec les autres. Aller !

    La bière arrive en quantité suffisante pour abreuver un troupeau. Les porteurs se sont donnés bien du mal en pensant sans doute avoir le droit à une petite célébration à base de libations… Luk les colle aux exercices aussi sec sans même leur accorder une lampée du breuvage. L'idée que son armée aurait besoin d'un régime plus drastique commence à faire son chemin. Sans doute la contamination des vues de Zétane.
    Retournant à ses moutons, il met un des tonneaux en perce et en tire trois chopes. Deux pour les blessés et une pour lui. Il est le chef oui ou non ? Les deux captifs acceptent avec reconnaissance ce que les autres regardent avec une jalousie manifeste.
    Luk trinque, cogne sa chope contre son heaume, fronce les sourcils et l'envoie valdinguer en arrière en maudissant une fois de plus cette idée saugrenue qu'il s'est pris de s'enfermer dans cet étau puant. Mais comme à chaque fois qu'il prend conscience de ce fait, sa résolution à sauver son peuple de la dernière bataille de Mag Tuired se raffermit.

    Il discute un moment avec les blessés. Rien d'intéressant hormis le fait que Crudug n'était peut-être pas aussi chafouin que ça. Luk se demande s'il n'a pas été un peu vite en besogne… mais trop tard. Noyé jusqu'à la glotte par sa propre propagande, il ne sait plus exactement où se situe la lisière en mensonge et réalité.
    Il faut qu'il reste calme.


    - Marcheur ! Marcheur !
    Une voix affolée, hors d'haleine.
    - Qu'y a-t-il ?!
    - C'est –theu- Miyanne…
    - Miyanne ?! Oui ! Quoi !
    - Elle est revenue et…

    Sans même attendre la fin du rapport, le capitaine bondit sur ses jambes et attrape le soldat responsable des exercices par le col.

    - Finis la séance, puis escorte les blessés chez le guérisseur. Ils ne sont plus captifs, ils sont libres et lavés de tout soupçon. Puis libère la troupe. Tu as tout compris ?
    - Oui Marcheur.
    Une tête de briscard mais avec une voix profonde et l'œil vif. Apparement il connaît son métier quand il s'agit d'infliger des dérouillages. Enfin quelqu'un de sain.
    - Ton nom ?
    - Sigurd.
    - Je m'en souviendrai. (Puis au messager). Toi l'enseigne, avec moi, on file !
    « Chapitre 36 : Résurgence »

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  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Samedi 17 Avril 2010 à 14:43
    Et un de plus !
    Episode délicat s'il en est puisqu'on retrouve notre coterie par les yeux d'un autre.

    Je me suis un peu amusé sur la résurrection de Sakutei mouahaha. Quand à la magie, aaah la magie, on en apprend un peu plus. J'aime jouer sur la narration pour m'adapter à l'ignorance ou la connaissance du personnage ciblé par le chapitre.
    Pour Luk, les thuadènes sont au sommet de l'assemblage. Mais on sait par Thrace qu'il n'en est rien. Avant eux il y avait les fomoires et encore avant... les élémentaires.
    Et ce que Sataline évoque comme des ondes créatrices, le Gardien, lui (ou elle), n'en voit que des vagues. Ce qui est la fois plus grossier et plus flou.

    Je trouve parfaitement ironique de faire parler de finesse et de perfection à ceux qui ne l'atteignent qu'à moitié.
    Alors maintenant... dans le prochain chapitre que verrons nous ? La remontée de Thrace ? L'histoire de Miyanne ? Ou bien la renaissance des héros \o/ ?

    A suivre bien sûr :]
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