• Le conseil s'est prononcé, les thuadènes se battront comme ils l'ont toujours fait : au son des tambours et des cors, dans la plaine et lors d'un affrontement unique et décisif. Luk s'est retenu de peu de s'emporter sous les effets conjugués de la colère et de la frustration. Il suffit parfois de peu de choses pour faire pencher la balance d'un coté ou de l'autre.
    La déclaration de l'ancien a fait son petit effet, démolissant tranquillement tous les efforts oratoires du Marcheur-des-Cieux par un simple mot : l'honneur. Une bien belle notion pour sûr, du moment qu'elle reste coiffée des lauriers de la victoire ! Car on ne perd pas avec honneur. On perd tout court, et on meurt. A quoi sert l'honneur dans le royaume des morts ?
    Ligne de conduite pour certains. Hmmm. Surtout une manière de ne pas entacher leur propre conscience, voilà ce qu'est l'honneur. Et d'ailleurs, la guerre est sale, c'est une activité sans moralité, sans justice ni logique. Alors pourquoi faudrait-il toujours s'encombrer de principes ? Que n'ont-ils pas compris que leur survie va se jouer au cours de cet affrontement ! D'y repenser, Luk botte rageusement un caillou inoffensif qui va ricocher contre un rocher un peu plus loin.
    Après cette déclaration, la séance s'est conclue rapidement sur l'idée qu'il faut préparer aux humains un spectacle qu'ils ne seront pas près d'oublier. Les meneurs de cohortes sont redescendus stimuler leurs troupes, chope en pogne. La chasseresse s'est évanouie dans les ténèbres, silencieuse, gracile et froide comme le courant d'air qui a donné son nom. Les autres se sont égaillés de ci de là, certains reprenant le long et sinueux chemin qui mène aux cavernes où les thuadènes ont pour habitude de prendre leur repos quand il ne sont pas sur le pied de guerre. Pour le moment bien sûr, ces terriers rocheux ne sont peuplés que de faibles, de vieillards et de trop jeunes pour faire la guerre.

    Finalement, il ne reste plus que quatre silhouettes aux vêtements gonflés par les rafales de vents de plus en plus violentes. Deux d'entre elles sont accroupies, une autre est adossée contre une pierre levée, et la dernière tient un récipient dans sa main.
    Luk vide sa coupe d'un trait et la repose à même le sol, là où les serviteurs la récupèreront. Derrière lui, Bjorn et Sétoine se sont lancés dans une partie de dés tout autant pour tuer le temps que pour respecter le silence épais qui nappe leur commandant. La décision du conseil ne plaît pas à Luk, elle le plonge même dans des abîmes d'anxiété et les affres du doute. Doit-il contrevenir à la parole du conseil et n'en faire qu'à sa tête ? L'idée est tentante mais le chaos généré par son attitude pourrait tout aussi sûrement détruire les thuadènes que s'il les entraînait au combat les yeux bandés et à cloche-pied.
    Que faire ? Luk continue à se morfondre jusqu'à ce qu'une voix claire le tire de son marasme :

    - On dirait qu'il va pleuvoir.

    Le barde, dernier membre du conseil encore présent, pointe le ciel du doigt et remonte sa capuche sur ses lourdes boucles brunes comme pour se prémunir de gouttes précoces. C'est vrai, un front de nuages noir d'encre voile le scintillement rassurant des étoiles. Il y a dans l'air cette tension et cette lourdeur particulière qui précèdent le déchaînement des éléments. Depuis la saveur humide du vent jusqu'au claquement sec des bannières en passant par les crépitements agressif des torches.

    Luk reporte son regard sur la fine silhouette encapuchonnée qui lui fait face. Le barde. Une bien étrange personne enrobée de malice et d'énigmes, à commencer par celle de son nom. Il aime à se faire appeler La Lyre ou encore Musard et parfois Chéri par celles qui ont la faveur de sa couche. Mais le plus souvent, c'est tout simplement le barde. Sans façon ni majuscule.
    Les thuadènes ne savent pas grand-chose de celui qui récite et compose pour eux balades, épopées et contes au coin du feu. Familier avec tout le monde, distant avec personne, le barde est réputé pour être enjoué et toujours à l'affût des discussions animées, réservant des réparties cinglantes et parfois cruelles aux participants qui auraient la bêtise de laisser s'agiter leur langue plus vite que leur raison. Il semble être partout et depuis toujours. Et de même que personne ne connaît son vrai nom, on ignore également son âge.
    Le temps est capricieux chez les thuadènes et ne se creusent des marques de la vieillesse que ceux qui le désirent, comme le Porteur de Mémoire. Certains voient dans les rides une marque vénérable qui impose le respect. Le barde lui, s'en cogne gentiment, préférant que sa vigueur puisse encore assumer les conséquences parfois fâcheuses de son irrévérence capricieuse. Ainsi, il n'est pas rare de le voir, hilare et bondissant, s'enfuir à toutes jambes après avoir entortillé les nerfs d'une bande de têtes brûlées au bout de ses doigts pour en jouer comme d'une harpe.
    Mais son inconstante bouffonnerie dissimule un esprit affûté et alerte. Le barde n'est pas celui qui consigne l'histoire dans son intégralité. Non, son rôle est d'observer et de mettre en valeur les temps importants de celle-ci. Par ses chants et ses poèmes, il enjolive ou enlaidit les détails d'une bataille, d'un banquet ou de funérailles. Curieusement, il est probablement la seule personne à disposer d'assez de recul pour porter un regard neutre sur le passé.


    - Dis-moi le barde, ton avis sur tout ceci, murmure t-il dans le vent en étendant sa main pour désigner la plaine de Mag Tuired.
    - Ceci vaut bien cela du moment qu'il y a toujours un si et un la dans la mélodie, Marcheur !
    Voyant que son interlocuteur fait la moue devant cette réponse absconse, le barde sourit élégamment sous cape et croise les bras sur la poitrine avant de reprendre :

    - Je veux dire par là que cette bataille que tu redoutes tant n'est qu'une note sur la partition du temps. Du moment qu'il reste quelque chose, alors ce n'est qu'un soupir dans la musique. Un petit battement de crépuscule avant une aube nouvelle où nous chanterons peut-être un autre air. Telle est la nature même dans laquelle le Sidh a été enraciné.
    - C'est bien ce que je redoute, le barde… qu'il ne reste plus rien.
    - Non, non. C'est vigoureusement impossible Marcheur ! Il restera toujours quelque chose même lorsque le dernier d'entre nous aura rendu son dernier soupir.

    Luk fait jouer ses puissantes épaules cuirassées pour se dérouiller et contemple toujours la plaine en contrebas. Il espère que personne n'a remarqué le brusque frisson qui s'est tortillé le long de son échine en réponse aux dernières paroles du barde. Pour masquer son trouble, il adopte un ton rugueux et abrupt.

    - Comment peux-tu en être aussi certain ?
    - Regarde moi Marcheur, peux-tu dire que tu me connais ? Tu ignores mon nom, mes origines et tout ce qui compose ma personnalité. Et pourtant j'existe à tes yeux car je suis le miroir de tes actes. Je suis le reflet de notre peuple par mes chants et mes sérénades. Le fait que je n'ai aucune réalité en tant que personne ne veut pas dire que je n'existe pas. Et de même, lorsque le dernier des thuadènes aura cessé de rendre hommage à la nature et se figera dans son dernier repos, cela ne signifiera pas que nous aurons cessé d'exister pour autant.
    - Je vois où tu veux en venir mais je n'y crois pas. Tu penses que nous vivrons dans l'éternité des mémoires, par les chants et les balades de ceux qui composeront sur notre fin et notre ère. Je n'y crois pas. Ce n'est pas la vie, ce ne sont que ses cendres !
    - C'est vrai, la mémoire est importante mais ce n'est pas ce dont je veux parler.
    - Alors que veux-tu dire à la fin ! Exprime toi simplement pour une fois ! Lâche le guerrier d'un ton exaspéré qui fait relever la tête des deux joueurs accroupis dans leur coin.
    - Le plaisir de vivre ne serait pas le même, rétorque le barde amusé. Sans se laisser démonter, il se redresse souplement et attrape la lyre pendue à son coté. Avec une tendresse presque maternelle, il pince les cordes une à une pour en vérifier l'accordage et se lance dans une improvisation en trilles bondissantes.

    Luk se retient d'aller le secouer par le col, sachant pertinemment que ça ne servirait à rien. Alors il patiente, les poings crispés et la mâchoire serrée.

    - Laisse moi te raconter l'histoire de Tug.
    - Je n'ai pas le temps pour tes comptines le barde.
    - Pourtant celle-ci devrait te plaire. Elle raconte l'histoire d'un homme, Tug. Un homme simple et honnête qui ne cherchait rien d'autre qu'une vie paisible dans sa cabane. Un soir que le soleil déclinait derrière les montagnes lointaines, un guerrier tout d'or cuirassé se présenta à lui. Son armure était si étincelante dans les lueurs couchant que Tug dû se couvrir les yeux, sans pouvoir dévisager ce brillant inconnu.
    "Suis moi", lui dit-il simplement d'un voix claire et forte. Surpris par ce préambule, Tug lui demanda pourquoi il devrait le suivre, s'interrogeant légitimement sur les raisons qui motivaient une invitation aussi spontanée qu'inattendue.

    Le barde laisse un instant de flottement qu'il emplit par d'agiles mouvement de doigts sur les cordes vibrantes. Au fur et mesure de son histoire, ses notes deviennent plus graves et ses accords moins rayonnants, comme si une part de ténèbres s'emparait de sa musique.

    - "Je viens te chercher. Suis-moi, nous vivrons ensemble un destin pareil à nul autre ! Hâte toi car le monde ne t'attendras pas pour continuer sa route." Mais Tug le regardait avec incrédulité et il lui répondit très simplement "Je ne cherche pas l'aventure mon bon sire, je n'aspire qu'à une vie calme et sans mouvement. Une vie qui ne changera pas du jour au lendemain. Une vie dans laquelle je peux prévoir qu'elle sera mon état, quelle sera ma journée et sans variation plus grande que celle des saisons qui s'enchaînent paisiblement. C'est de cette manière que je me protège et que j'aspire à rester." Alors sans mot dire, le guerrier tira son épée et tua Tug pour qu'il n'ait jamais à subir de changement et qu'il ne souffre jamais.

    Le barde laisse la dernière note s'évader à la suite de ses sœurs dans le vent et il rabaisse son instrument. Son regard brun se perd quelque part entre les pierres levées et la troupe assemblée plus bas.

    - Veux-tu dire qu'il faut toujours choisir la voie de la souffrance ? Quel est le rapport avec notre mort ?!
    - Il y a plusieurs interprétations à cette histoire. A toi d'en tirer tes conclusions mais retiens ceci Marcheur : La mort ne rime pas avec la fin. La mort rime avec d'abord et la fin avec crétin. Ah ah !

    D'un bond rapide, il disparaît à la vue du Luk et dévale la pente du tertre sans plus de bruit qu'un rongeur affairé. Le barde n'a jamais été frileux pour dire tout haut ce que personne ne pense tout bas. Le goût de l'étrangeté et de la nouveauté se conjuguent chez lui d'une bien étrange manière avec son espièglerie et la légèreté dont il fait preuve en toute occasion.
    Luk se fend d'un soupir profond et fait signe à ses deux hommes pour partir. Les trois soldats traversent les rangs de l'armée toujours en effervescence. Les festivités dureront toute la nuit, tant qu'il y aura de la bière dans les tonneaux et du gibier autour des feux de camp.

    - Marcheur, un mot en privé ?
    - D'accord. Sétoine, tu peux disposer.
    - Pas ici.

    Bjorn et Luk se fraient un chemin à travers les broussailles vers un petit ruisseau dont les cascades rieuses couvrent les murmures des deux hommes. Cette conversation, le commandant des thuadènes s'y attendait autant qu'il la redoutait, mais il n'est pas du genre à se défiler. Il n'est pas comme le Tug de la chansonnette du barde.

    - Marcheur, je peux parler directement ?
    - Je n'en attends pas moins de toi.
    - Alors bordel ! Dis moi à quoi tu joues ?! D'abord cette embuscade à un contre trois dans la caverne, ensuite ces mensonges et maintenant tu parles de bafouer nos plus anciennes et respectables traditions !
    - Je veux sauver les thuadènes Bjorn. Je te demande juste de me suivre et de me faire confiance.
    - Ne te fous pas de moi ! Tu te comportes comme une pucelle terrorisée par l'idée de se faire violer. N'as-tu pas entendu l'avertissement du barde ? Craindre la mort c'est s'y condamner !
    - Ne me joue pas ce numéro…
    - Je te jouerai l'air que je veux si cela me permet d'avoir une réponse ! Je sens que tu me caches des choses.

    Luk aime beaucoup Bjorn. Non seulement c'est un combattant hors pair mais en plus il s'avère être de bon conseil. Cela dit, ça fait trop longtemps qu'il se ronge les sangs et son anxiété finit par lui faire perdre son calme.

    - Ta gueule ! Tu ne comprends rien c'est tout ! Nous sommes dans une situation impossible et je m'efforce de faire tenir les morceaux. Qu'est ce que tu crois, que je me pisse dessus à l'idée de combattre ? C'est ça que tu penses du moi ? Hein !
    Le nordique se met à faire les cent pas, nerveux.
    - Je ne dis pas ça, je dis que ta trouille est en train d'obscurcir ton jugement Marcheur.
    - Je te dis que tu ne PEUX PAS comprendre.
    - Alors explique moi !
    - Non !
    - Parle moi bon sang !
    - LAISSE MOI.

    La lourde paluche du nordique s'abat sur l'épaule de Luk qui sous l'effet du choc se rebiffe brutalement et envoie son poing dans l'estomac du colosse. Bjorn est un dur mais Luk est entraîné au combat depuis son plus jeune âge et l'impact sourd le fait se plier en deux.

    - Oh très bien, tu le prends comme ça !

    Il pousse un sifflement entre ses dents et attrape son capitaine par la taille. Luk lui envoie un solide coup de botte avant de trébucher. S'en suit une empoignade pour le moins chaotique. Les deux corps se heurtent et se ratent dans le noir le plus complet. Quelque chose roule sur le sol et tombe dans l'eau dans un vague plouf. Des grognements et des gémissements sauvages ponctuent les coups qui portent ou se contentent de fendre le vide. L'un comme l'autre éclusent leur nervosité et se mettent sur la tronche sans merci mais sans méchanceté non plus.
    Finalement, Luk se fait plaquer au sol par le nordique et ils se regardent (ou du moins essaient), tout essoufflés et meurtris.


    - Purée…
    - Oui hein.
    - Bjorn tu pèses trop lourd.
    - C'est parce que tu tapes trop fort.

    A cet accès de violence s'en suit une crise de fou rire irrépressible et sans motif. Les deux guerriers s'assoient dos à dos pour reprendre leur souffle et se rafraîchir le visage et les avant-bras au ruisseau.


    - Taaah merde… j'ai perdu mon bracelet.
    - Faudra que tu séduises une autre fille pour t'en faire offrir un nouveau.
    - Ah ! Avec la gueule que je vais me taper dans les jours à venir, je crains fort que mon potentiel séduction soit sévèrement amoché. Aaah t'étais obligé de me cogner le pif ?
    - Tu peux parler, j'ai du mal à parler avec ce que tu m'a collé dans les gencives.

    Un instant de silence paisible s'en suit. La paix s'est brièvement rétablie entre le capitaine et son lieutenant blond. Mais le motif de la dispute est toujours là, comme un torchon enflammé entre eux deux. Il est temps de flanquer ce truc à la rivière aussi.

    - Marcheur ?
    - Mmmh.
    - Tu n'envisages pas de… Je veux dire, tu sais que je te suivrai mais je dois savoir ce que tu as l'intention de faire.
    - Qu'est ce que tu crois ?
    - Pour parler franchement, j'ai cru un instant que tu allais nous trahir. Nous abandonner peu avant la bataille et tenter de sauver ta peau seul.
    - Tu as cru...
    - Je suis désolé Luk, toute cette ambiance me monte à la tête. Mais je sais maintenant qu'il n'en est rien.
    - Ah bon ?
    - Oui ! Rien de tel qu'une empoignade pour se remettre les idées en place. Je crois que ça nous fera du bien à tous quand ça pètera. C'est comme cet orage qui ne se décide pas à crever les nuages. Ça énerve tout le monde.
    - Mmh.
    - Quoi ?
    - Je vais te donner une preuve de ma loyauté envers mon peuple.
    - Mais puisque je te dis que…
    - Toi peut-être Bjorn, mais je tiens à ce que personne, PERSONNE ne doute de mon engagement.

    Le Marcheur-des-Cieux semble soudainement habité par une force intérieure aussi obscure que puissante. Un filament de la crainte que l'on ressent en présence du Gardien.
    Il se relève et entraîne son lieutenant à travers le camp, vers sa tente personnelle qu'il n'utilise pas beaucoup ses derniers temps.

    L'intérieur est d'une sobriété martiale, une paillasse et un coffre sur lesquels sont jetés pèle-mêle des couvertures et des vêtements. Il y a aussi une petite table où son disposées de la viande encore fumante, du pain, un tonnelet de bière et des coupes. Luk en tire deux et en tend une à Bjorn.


    - Elle est sans doute tiède mais ça nous fera du bien.

    Le colosse éponge le sang qui lui ruisselle du nez d'un revers de l'avant bras et accepte le breuvage avec reconnaissance. Vidant d'un trait la sienne, Luk tire son couteau plat taille une tranche de pain qu'il recouvre d'une tranche de viande juteuse et passe la tartine à son lieutenant avant de faire de même pour lui.

    - Sers toi encore si le cœur t'en dis.

    Le nordique ne se fait pa prier. Pour sa part, Luk assèche une nouvelle coupe avant de se diriger vers le fond de la tente. Il bascule le couvercle du coffre et fourrage un instant dedans pour en tirer un casque de bronze. Un simple coup d'œil suffit pour le juger magnifique dans les lueurs chaudes et dansantes des torches mais seul un examen plus détaillé permet d'en admirer la facture.
    C'est un de ses heaumes qui couvrent le nez et les joues, ne laissant qu'une fine ouverture en forme de "T" sur le devant. Sur celui-ci elle est particulièrement étroite, laissant à peine une meurtrière pour le regard qui se retrouve renfoncé sous l'arcade sourcilière renforcée. Il est pratiquement impossible d'espérer atteindre les yeux de son porteur sans enfiler la lame directement dans l'ouverture, ce qui demanderait une précision qu'on a rarement l'occasion d'exercer en plein combat.
    Le reste du casque est décoré d'arabesques en relief et le cimier est rehaussé d'un panache de plumes blanches. Sur les deux cotés, une paire d'imposantes cornes peintes en rouge se recourbent au niveau de la mâchoire, fermant définitivement l'accès à tout le visage.


    - Tu vois ce casque. Lorsque je le porte, je ne peux ni manger, ni boire et il serait très inconfortable pour dormir. Pour l'enfiler, il faut l'ouvrir légèrement sans quoi il ne passe pas.

    Luk le tourne et présente deux fentes qui coupent le bronze du bas jusqu'au deux tiers de chaque coté. Puis il s'en coiffe, tirant fermement sur les paragnathides pour qu'elle recouvrent ses joues jusqu'à la ligne de sa mâchoire.


    - Et maintenant tu vas m'aider à le sceller.
    - Quoi ?! Lâche le nordique en s'étranglant presque sur une bouchée.
    Le Marcheur tire une poignée de rivets de son coffre, puis il se penche pour fouiller dans le tas de tissus par terre et en extirpe un petit marteau. Il se relève et tend le tout au nordique.
    - Ferme le de manière à ce que je ne puisse l'ôter.
    - Marcheur je…
    - Fais–le.
    Luk débarrasse la table de son contenu et vient s'agenouiller devant, posant la tête à même le plateau comme pour une exécution. Voyant la résolution de son supérieur, le nordique n'a d'autre choix que d'obéir.

    - Je vais tenter de ne pas t'exploser les tempes au passage.
    - Je t'en serais reconnaissant…

    Bjorn lève son marteau et enfonce les rivets uns à uns. Resserrant à chaque fois un peu plus les ouvertures sur les cotés jusque à ce que les bords se touchent. A chacun des coups, la tête de Luk rebondit sur la table, lui arrachant un unique juron, la première fois. A l'issue de l'ouvrage, Bjorn se redresse et s'éponge le front.

    - Ça va ?
    - Un peu la tête qui tourne mais ça va passer.

    Déposant les outils sur la table, le nordique considère la silhouette maintenant menaçante du commandant en chef des armées et se gratte la tempe. Luk peut voir la foule de questions qui bataillent ferme derrière ses iris claires. Chacune exigeant une réponse et se jugeant primordiale au regard des autres.


    - Pourquoi ? Finit-il par dire, ce qui semble un compromis honnête.
    Mais au lieu de répondre, Luk pivote face à son lieutenant et pose ses deux mains sur ses solides épaules.
    - Maintenant Bjorn, je t'en fais le serment solennel. Je ne retirerai pas ce casque tant que cette guerre ne sera pas terminée.
    - Je ne veux pas démolir ton entrain mais si les humains viennent dans un mois ou plus ?
    - Surveille mon panache au cœur de la mêlée Bjorn ! Car s'il roule à terre, c'est que ma tête aura été tranchée !
    - Marcheur…
    - Bjorn, tranche Luk avec emphase, me suivras-tu sans mettre en doute mes motivations à présent ? Seras-tu mon bouclier quand j'aurai besoin de protection et mon épée quand je convoquerai la fureur des thuadènes ?

    En cet instant, le Marcheur-des-Cieux EST le marcheur des cieux, il irradie littéralement d'une aura de puissance et de force vitale. Avec sa voix plus grave et plus sourde, filtrée par le casque, son port altier et la marque de sa résolution en couvre-chef, Luk s'impose plus que jamais comme le chef de guerre des thuadènes. Sous l'émotion, Bjorn tombe à genoux devant son capitaine et lui renouvelle son allégeance avec une voix presque exaltée.

    - Marcheur, je te suivrai en tous lieux et en tous temps ! Même si pour cela nous devons aller au plus profond des ténèbres chercher le peu de lumière qui permettra de nous sauver, je te suivrai et je t'épaulerai. Jamais je ne connaîtrai plus d'honneur que celui de combattre à tes cotés.

    S'en suit un instant de silence solennel tandis que les deux hommes, l'un debout et l'autre à genoux, se dévisagent. Finalement, Luk tend les bras pour relever son lieutenant et ami, son frère d'arme et de poing, son confident et son assistant.

    - Maintenant aide moi à revêtir le reste de mon armure, je vais avoir l'air ridicule avec ce casque lourd seul.

    Le capitaine thuadène déboucle sa cuirasse de routine et ses brassards puis il sort une série de paquets soigneusement emballés de son coffre décidément bien profond. Dénouant les tissus, il offre aux torches des reflets orangés sur une série de protections de bronze autrement plus fringantes et dont la facture n'est pas sans évoquer celle de son casque désormais inséparable de sa tête sans l'aide d'un forgeron. Les deux hommes s'activent.

    - Il va falloir réunir tous les lieutenants et les meneurs de cohorte pour préparer notre stratégie. Puisque nous allons devoir affronter les humains sur un champ de bataille, je tiens à ce que tout soit mis au point dans les moindres détails. Il faudra faire venir tout le monde sur le terte, y compris celui qui va remplacer Faneur-de-la-Tourbe… comment s'appelle t-il déjà ?
    - Sétoine, je lui ai pris dix trix aux dés.
    - Mmh, voilà. Attends, moins lâche ici, redonne un tour. Bon, cette fois, nous devrons agir de concert et être coordonnés si nous voulons avoir une chance. Il ne s'agit pas de se lancer en hurlant comme d'habitude.
    - Ça va en décevoir beaucoup.
    - Ils seront surtout déçus quand ils briseront leurs lames sur les armures de nos ennemis.
    - Mmmh. Lâche le géant blond pour tout commentaire en resserrant une lanière d'un cran pour ajuster une épaulière. La tête cornue de Luk se redresse soudainement lorsqu'il prend conscience d'un détail qui s'est dérobé à son attention depuis trop longtemps.

    - Où est Miyanne ??
    - Miyanne ? Elle doit être rentrée à présent.

    Au lieu de répondre par une autre question, Luk soulève un rabat de la tente et penche la tête au dehors pour beugler à un soldat de lui trouver la jeune femme au plus vite ou de lui en ramener des nouvelles dare dare. Voyant son chef surgir comme un diable avec son casque à corne terrifiant flanque une frousse subite au planton passablement éméché à cette heure. Il sautille un instant et détale à toutes jambes pour exécuter ses ordres.

    En attendant son retour, Luk achève de s'équiper totalement et boucle son ceinturon auquel pendent ses deux épées. Il vide le reste de son coffre sur sa paillasse et saisit un petit brassard de cuir entre les doigts.


    - Tiens, tu le veux Bjorn ? J'en aurai plus besoin.
    - Non ça va, tu sais que je n'ai besoin ni d'arme ni d'armure.
    - Comme tu voudras, lâche t–il en le balançant négligemment pas dessus son épaule.

    Luk se prépare comme s'il ne devait jamais revoir sa tente. Il empoche un collier de mailles fines et passe un anneau doré à son index puis délaisse le reste. La sentinelle n'est toujours pas de retour mais le camp est grand.
    Si elle est revenue, Miyanne peut-être n'importe où, et connaissant les appétits de l'impétueuse rousse, à cette heure, elle pourrait être dans les bras d'un ou deux hommes. Peut-être même d'une autre femme. Miyanne est du genre inventive et curieuse.


    Si elle est revenue.

    Nerveux, Luk saisit sa coupe et la remplit au tonnelet avant de réaliser qu'il ne peut pas la porter à ses lèvres. Il la jette au sol et se tourne vers un Bjorn qui s'applique à imiter la même impassibilité que les pierres qui jonchent la plaine. Sans succès, le capitaine peut voir les commissures de ses lèvres se tortiller sous l'envie de rire.


    - Sans commentaire lieutenant !
    - Oui capitaine.
    - Bon, on sort, je ne tiens plus en place.

    Luk fais virevolter la toile sur ses talons et s'engage d'un pas vif entre les grappes d'hommes et de femmes agglutinés autour des feux de camp. Il se fait accrocher plusieurs fois, salué pour sa prestance et sa tenue qui fait honneur aux traditions guerrières… ou est-ce bierrière ? Les buveurs s'emmêlent un peu. Les questions qu'il lâche à propos de sa seconde lieutenant restent sans réponse. Personne n'a vu ou entendu parler d'elle depuis ce matin. Le cœur du capitaine commence à bondir d'anxiété et il se prépare mentalement à retourner dans la grotte lorsqu'une idée lui vient :

    - Bjorn, c'est bien Crudug qu'on a croisé en revenant tout à l'heure ?
    - Crudug. Oui c'est ça. Il portait une convocation du Gardien…
    - … et il s'est avancé dans la grotte avec un petit groupe pour "s'assurer que tout s'est bien passé" si je me rappelle bien.
    - C'est exact.
    - Alors, où est Crudug ? En dénichant ce salopard, on aura forcément des nouvelles de Miyanne.

    Le salopard en question s'avère beaucoup plus facile à tracer. Plusieurs soldats s'accordent pour dire qu'il est revenu avec son groupe dans la soirée. Quand à savoir s'il était accompagne d'une rousse… impossible à dire. Luk apprend bientôt que Crudug s'est attardé un moment pour manger puis qu'il s'est rendu directement au palais du Gardien, d'après ses dires.
    A ces mots, l'expression du capitaine se fait plus soucieuse. Personne ne peut le voir froncer les sourcils, mais en revanche, le ton plus abrupt de sa voix est parfaitement perceptible même au plus allumé de ses interlocuteurs.


    - Bjorn, je sens qu'il se passe quelque chose. Ce Crudug mijote quelque chose. Quelque chose que je ne sais pas… ou qu'on ne veut pas que je sache. Je ne sais pas s'il œuvre pour le compte du Gardien ou s'il ment mais ça n'est pas clair !
    - A quoi penses tu ?
    - Il y a de la trahison dans l'air. Il faut trouver ce type au plus vite !

    Sur ces entrefaites, un soldat tout essoufflé finit par les rejoindre à l'issue de ce qui semble être une sacrée galopade. Il est accompagné par un autre, complètement inconnu aux yeux de Luk.

    - Marcheur-des-Cieux ! Au rapport.
    - Oui quoi ?
    - Voici Sigurd, il est l'amant en date le plus (tah) récent de Miyanne.
    - Alors, parle, je t'écoute !

    Luk trépigne littéralement sur place. D'un coté il brûle d'en savoir plus sur ce que trafique Crudug et de l'autre il ne peut plus attendre d'avoir des nouvelles de la jeune femme.

    - Elle n'est pas revenue Marcheur. Je l'aurais su, elle serait venue me voir j'en suis sûr.

    Volage comme elle est, ça, Luk en est moins certain. Néanmoins, cette déclaration vient s'ajouter à ce qui commence à ressembler à une pile de soupçons. Pris de l'impression que les évènements lui échappent, il se frappe bruyamment la paume de la main et lâche un juron. Bjorn tourne la tête vivement en remarquant son agitation :

    - Par Mara mais qu'est ce qu'il se passe Marcheur ?
    - Je voudrais bien le savoir…

    Luk tourne un rond un court instant et finit par pointer un index sur "l'amant".

    - Toi, tu n'as pas bu ?
    - Non, j'attendais son retour et je n'ai pas la tête à ça…
    - Très bien. Prends six hommes et dirige toi vers la grotte du passage. Trouve Miyanne !
    - A vos ordres Marcheur ! Le jeune homme s'élance, visiblement trop heureux de se mettre en quête de celle qu'il pense être l'amour de sa vie. Bjorn le regarde partir et se frotte le menton.
    - N'est ce pas prématuré Marcheur ? Je veux dire, c'est risqué et à cette heure, les soldats ne sont pas très frais.
    - Mon instinct me dit que Miyanne est en danger mais je ne peux pas l'aider sans laisser les coudées franches à Crudug et je veux savoir ce qu'il trafique ! Pourquoi est-il allé dans cette foutue grotte si ce n'était pas pour secourir le dernier groupe ?
    - Je ne sais pas.

    Le soupçon se transforme soudainement en intuition. Le visage de Luk s'éclaire sous son casque tandis que l'agitation qu'il crée autour de lui commence à fédérer une nuée de spectateurs oscillants sur leurs jambes mal assurées.

    - "S'assurer que tout c'était bien passé" ?? Par la déesse funèbre, il cherchait les corps des humains ! Le Gardien l'a envoyé récupérer les cadavres ! Pourquoi ?!
    Et au moment où il se fait cette réflexion, un rire sec s'échappe de la fente de son heaume ornementé.
    - Mais il ne les a pas trouvé vu qu'on les a balancé dans la grande fosse ! Ah ah ! Rien ni personne ne pourra les attraper là bas.

    C'est à ce moment là que Luk remarque le dandinement affreusement gêné de son fidèle bras droit et ami. Un frisson glacial s'empare de son être tandis que la présomption cruelle d'avoir été désobéi se fraie un chemin coulant dans ses entrailles.


    - Bjorn ? Tu as bien… jeté les corps dans le précipice ? Demande t-il d'une voix qui oscille entre douceur onctueuse et crachat tremblant. Lorsqu'il relève la tête, le nordique a des larmes aux yeux plus éloquentes que tout ce qui pourrait sortir de sa bouche.
    - Je suis désolé Marcheur, je n'ai pas pu… nos traditions… l'insulte…

    Le cri de folie qui s'échappe soudainement de la gorge du Marcheur-des-Cieux fait tourner les têtes à plusieurs dizaines de mètres à la ronde.

    - TRAHISON !! TRAHISON !! RAAAAAAH !

    Luk tourne brutalement le dos à Bjorn et clame d'une voix de stentor, agitant vigoureusement les bras pour souligner ses paroles.


    - Quinze soldats avec moi ! Nous montons chez le Gardien IMMEDIATEMENT !

    Son ordre percutant est bientôt repris dans toutes les gorges sous la forme d'un appel aux armes alarmé. Les thuadènes ne comprennent pas, mais la vision démente de leur chef casqué suffit à muer l'ivresse en une violence imprécise et débridée.
    Le Marcheur-des-Cieux se retourne face à Bjorn. Des émotions conflictuelles s'affrontent dans son cœur. Il se mâchonne les lèvres nerveusement et finit par juguler son accès de folie. Sa voix sombre retrouve des accents de mesure lorsqu'il s'adresse à son lieutenant.


    - Ce n'est pas entièrement ta faute Bjorn. Mais si tu veux te racheter, viens avec moi et ne remets plus jamais en cause mes décisions.
    - Merci Marcheur.

    Luk se retourne face à la petite colonne de guerrier qui s'est constituée tant bien que mal. Il y a là une quarantaine d'hommes et de femmes, mal équipés, mal réveillés ou pas encore couchés. Vraiment, les traditions festives devraient être revues. Mais il faut profiter de cette mobilisation.

    - Frères et sœurs, un traître s'est levé parmi nous ! Il a partagé notre ale, il a mangé notre nourriture et couché au milieu de nous comme l'un des nôtres mais ne vous y fiez pas : son cœur est fourbe et plein de venin. En ce moment même, il répand son fiel auprès du Gardien, tentant de pervertir notre maître et notre protecteur. Celui-là même que nous avons juré de défendre jusqu'à la mort !
    Ce soir, nous honorons ce pacte de sang ! Hâtons nous, en avant ! Au palais ! Au palais !

    Des exclamations colorées viennent saluer sa déclaration. Les jurons fusent des bouches avinées, les armes sont brandies en l'air, la soif de vengeance se répand comme un feu de paille. Hommes et femmes sont bientôt tous contaminés par la fureur noire de leur capitaine.
    Alors, prenant lui-même la tête du contingent, le guerrier s'élance au pas de course pour remonter la plaine venteuse.

    2 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique