• Je déboule presque en courant dans le vestibule de l'immeuble suivant. Les craquements se font de plus en plus intenses mais je ne les redoute plus. Je sais ce que je dois faire.
    Une statue verdâtre me tend les bras avec chaleur, je me détourne et pénètre dans un petit jardin intérieur. Le calme rafflue.

    - Tu as déjoué les boucleurs.
    - Oui.
    - Sucre ?
    - Non. Mais tu avais raison.
    - Comment ça ?
    - Le Canabalt. Il agit d'une manière détournée. Ce ne sont pas nos perceptions qu'il modifie, mais celles des autres. Ce qui est important, ce n'est pas la manière dont nous voyons les choses, mais la manières dont nous sommes vus. C'est comme ça qu'il fonctionne, c'est le principe du cobalt.

    La cafetière tousse. Littéralement. Une glaire poisseuse s'extirpe de ses injecteurs.

    - Le cobalt… Canabalt.
    - Oui, tout se ressemble. Tout participe du bleu, la couleur dirigeante.
    - Mais alors…
    - Alors tu es un humain.
    - Alors tu n'es pas une photocopieuse ?

    Je souris. Enfin je crois que j'essaie, entre la cendre qui fige sur mon menton et la crasse qui encroûte mes joues.

    - Je m'appelle Lucie.
    - Je vais au Canal Baltique.
    - J'y vais aussi ! Mais je ne comprends pas. Je ne vois qu'une cafetière. Je suis sûre que tu vis, respire et pense comme moi ! J'ai vu des humains dans le boucleur, nous ne sommes pas seuls. Il y en a d'autres.
    - Je sais. Tu n'as jamais eu des sensations étranges parfois ? Comme si ces bureaux étaient occupés après tout. Parfois, j'ai l'impression de voir des visages dans les transports…

    Son calme froid est effrayant. Il tient moins de l'humain que de la machine. Et si je me trompais ? Où plutôt… et si le Canabalt me trompait ? Je relève les yeux, armée d'une nouvelle certitude angoissante à m'en mordre le poing.

    - Bon sang les bureaux. Nous y travaillons sans jamais nous poser de questions mais tout ce que nous croisons ; téléphones, machines, pendules, ce ne sont pas des appareils.

    Un instant de silence gêné s'en suit pendant que nous réalisons ce que cela implique. Combien sommes-nous à nous ignorer perpétuellement ? Nous nous croisons tous les jours, nous oeuvrons ensemble et pourtant nous sommes seuls.

    - D'accord. Mais apparemment le savoir ne suffit pas à nous voir. Nos perceptions sont encore troublées par le Canabalt.
    - Oui. Le Cobalt du Canabalt.
    - Bon, qu'est ce qu'on fait maintenant ? Peut-être que dans le Canal Baltique…

    Je respire plus lourdement. Il y a dans l'air l'imminence d'une menace. Je me sens fébrile. Craintive. Le Canabalt arrive. La cafetière a raison, comprendre son action ne suffit pas à la contrer. Il va nous avaler et nous retournerons à l'inconscience inerte d'un labeur sans fin.

    - On ne peut pas y arriver chacun de notre côté, finis-je par hoqueter.
    - Je ne comprends pas.

    Les mots peinent à se donner corps. L'accouchement est douloureux. Je me recroqueville, genoux sous le menton. Une larme sale roule sur ma peau. J'ai peur, j'ai mal.

    - Il faut qu'on s'entraide, murmuré-je le plus délicatement du monde.

    Je me mets à trembler. Petite fille nichée contre un rocher tranchant en pleine tempête de neige. Moi qui n'ai connu qu'un monde urbain, je ne sais pas d'où viennent ces images. Elles sont terribles. Mais magnétiques.

    - J'ai trouvé ça tout à l'heure, annonce alors le percolateur.

    Je relève la tête et d'un œil hésitant, je louche au fond du gobelet posé de guingois sur la grille pour y trouver un petit grillon tout sombre. Tout rabougri. Il bouge à peine mais n'a pas l'air particulièrement contrarié de se trouver là.

    - C'est très joli, dis-je sans vraiment y penser.
    - Il reste là dedans sans chercher à en sortir.
    - Il serait sans doute plus à l'aise dans l'herbe à côté…
    - Mais il ne sait pas qu'elle existe.

    Voilà, c'est ça que nous devons faire. Je me relève souplement et esquisse des pas timides sur la moquette. Le bâtiment s'ébranle, un néon se décroche et explose dans une gerbe d'étincelle et de gaz nocif. Je me couvre le nez et je continue.

    Nous continuons. Du sang dégoutte le long de ma main. Le rouge, la couleur primale. La couleur qui donne l'impulsion. La force, la hargne.
    Nous passons une petite porte qui ressemble à toutes les autres. Le couloir se poursuit avant de tourner. Les grondements du Canabalt se font plus insistants.

    Nous nous remettons à courir.

    Le vert, la couleur vitale. Le ton du chaos, des envies et des pulsions. Le vert donne la direction, l'attraction et la répulsion. Il guide.
    A l'embranchement, nous tournons à droite sans hésiter. Les lumières défilent en traits flous autour de nous. Nous prenons toujours plus de vitesse au mépris des limites imposées par nos organismes fatigués. Je dérape, je me cogne, je me rattrape, je me rabiboche comme je peux et je continue. Je trace.

    Nous nous arrêtons finalement devant la double porte métallique. Moi et la cafetière. Du jus de chaussette ruisselle par terre.

    - Tu perds beaucoup d'encre, me fait-il remarquer.

    En passant mes doigts dans mes cheveux pour les écarter, j'ai la surprise d'y trouver une brindille. Je presse le bouton avec impatience.

    - Ça va aller, ça va aller.
    - Tu as peur.
    - Je sais, c'est très anormal.

    Je me prends d'un rire sec. Un rire… ni rouge ni vert ni bleu…

    - J'ai envie d'être terriblement atypique !
    - Comment sais-tu que le cobalt dirige tout ?
    - Le bleu est la couleur dirigeante. Avant, le ciel était bleu. Le bleu apporte la confiance, la sérénité et la résolution. Sans le bleu, toutes les énergies se dispersent.
    - Alors tu y crois ?
    - Je crois que le Canabalt n'est que Volonté. C'est pour ça que nous ne pouvons pas lui résister. (Je souris à nouveau, heureuse de me trouver mutine). Mais nous pouvons le duper ! Le passage jusqu'au Canal Baltique passe par l'asphalte, pas par les toits.
    - Ouais enfin, la descente, en général avec le Cana'Blattes, ça se termine en apothéose… tu vois, façon geyser de flammes.
    - Aaah le cynisme.
    - C'est de l'ironie.
    - Tu crois ?
    - Je ne sais pas. Il doit nous manquer des trucs…

    Le tintement clair interrompt notre discussion. Les portes s'ouvrent sur une lumière plate et fade. L'ascenseur.
    C'est avec une certaine appréhension que nous prenons place dans l'étroite cabine et que d'une pichenette presque anodine, je commande la descente.