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    Je file au milieu des échardes de verre pilé. Dans le vide. Au-dessus du gouffre. Je me ramasse sur le toit de l'immeuble d'en face. Je sais que je ne peux pas courir plus vite, le Canabalt, si trompeur, agit déjà.

    Alors je ralentis légèrement. Je slalome entre les tuyères de refroidissement. Mes mollets durcissent. Les os craquent. Mes poumons se dilatent. J'inspire une grande bouffée de méthane. Un autre saut. J'atterris sur une surface plane. Je glisse sur une flaque de théloium. Le précieux carburant. Je ne devrais sans doute pas me préoccuper de ce genre de chose mais je n'ai pas envie de le laisser là. Je ne me sens plus aussi pressé tout à coup et certaines choses, certains détails acquièrent plus d'importance. Comme ce théloium.

    C'est une bonne journée pour réfléchir.

    Le vent s'engouffre dans les pans de ma veste de costume, je gonfle le thorax, je prends une profonde inspiration et je récolte tout ce que je peux du liquide coagulé dans mes poches. Le théloium se présente comme une sorte de gelée indéfinissable. Je sais que les industries s'en servent beaucoup. Je connais sa valeur mais je n'ai jamais été assez curieux pour en tenir au creux de ma paume.

    Reprenant mon chemin, je franchis un petit muret et d'un bond, parviens à accrocher de justesse l'éperon d'une grue. C'est limite. Je suis plus lent maintenant. Alors que j'évolue le long de l'exosquelette de métal, l'envie me prend d'en inspecter les commandes.
    Au lieu de poursuivre, je m'installe dans la cabine et laisse mon regard creux courir sans conviction sur la forêt de manettes et leviers qui encombrent l'espace.
    La Canabalt nous empêche de ressentir certaines émotions et de voir certaines couleurs. Il embrouille nos perceptions et nous bride pour que nous soyons efficaces uniquement aux tâches qui nous sont assignées.
    Voilà pourquoi je ne comprends rien à cette grue. Voilà pourquoi il me faut plusieurs battements de cils et tâtonnements pour comprendre que la manette de droite peut s'abaisser vers le bas ou se pousser vers le haut.
    Je n'ai malheureusement pas le loisir de pousser mon étude plus loin. Des grincements rageurs plutôt inquiétants montent d'en bas. Il faut que je reparte.

    J'arrive au bout de la grue. Il n'y a rien. Juste la façade lisse d'une autre tour en verre. Je pourrais me retourner mais je perçois déjà des formes mouvantes sur les côtés. Les récolteurs, ces pachydermes gigantesques progressent lentement entre les bâtiments. Mais que récoltent-ils au juste ? Ma conscience est simplement marquée par le fait qu'il faut les éviter. Mais maintenant je me questionne. Il n'y a aucune clé de réponse dans mon esprit, juste des vides. Des creux cernés de rouge comme les phares d'un aérostat s'éloignant dans la nuit.

    Je hoche la tête. Mon menton me démange. Alors ce sera pour plus tard. Je saute.

      

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