• Chapitre 24 : Les Piliers de la Plaine.

    Des boucles tintent dans la plaine. Le sidh est en effervescence. Des créatures piaillent, bondissent et s'agitent, remontant les sentiers ou foulant les herbes fraîches pour en créer de nouveaux.
    Au cœur du tumulte chaotique, la silhouette tortueuse et enténébrée du Gardien se dresse comme un centre névralgique. Inamovible point de convergence qui passe et fait trépasser sur un geste ou une parole.
     
    Des boucles tintent. Des guerriers à la peau pâle s'assemblent. Svelte jeunes femmes aux jambes dénudées jusqu'au hanches qui soutiennent de longues épées ou fiers colosses aux sourires provocateurs, tous répondent à l'appel. Les premières, peu farouches, font d'ailleurs la joie des seconds qui n'hésitent pas à s'adonner à certains plaisirs sans complexe ni pudeur.
    D'autres se contentent de boire, de chanter ou de fumer. Quelques uns, de grands blonds barbus marginaux, se sont groupés dans un coin près de tentes de toile et jouent aux dés.
    Furetant de-ci de-là parmi eux, on peut remarquer la présence bosselée de petits messagers. Corps contrefaits et déformés par les pouvoirs d'excroissance du maître du Sidh. Il rampent, esquivent et se font parfois écraser subitement par les mouvements capricieux de foule. Leurs caracoles habiles amusent les soldats qui s'entraînent à les épingler au javelot ou à la lance. Leur survie importe peu, les messages qu'ils transportent sont toujours acheminés à leur destinataire, quoiqu'il arrive. De fait, il n'est pas rare de voir un cadavre de ses petits êtres sans personnalité se relever, ramasser ses morceaux et repartir.
    L'un d'eux parvient justement à se hisser sur le tumulus pour obtenir l'oreille du Gardien. Il agite son bras droit avec ferveur…lequel est temporairement prolongé par le morceau du gauche qu'il tient dans sa main poisseuse de sève. Le sang qui coule dans leurs veines…ou plutôt dans leurs xylèmes et phloèmes, n'est pas de nature animale.


    - Mon maître…d'autres étrangers ont pénétré dans le Sidh. Comme vous l'avez demandé, nous avons isolé ces aventuriers en coupant le pont qui relie leur monde au notre. Mais il semble qu'ils soient trop faibles et ils se sont perdus dans la première illusion.
    - Bien. Montre moi ce bras.

    Le Gardien appose son doigt noueux sur le moignon mutilé et se concentre brièvement. Le membre se tortille, s'allonge et repousse dans un grincement végétal qui n'est pas sans évoquer celui des branches d'un vieux chêne agité par le vent.

    - VA.

    L'homoncule s'incline et roule au bas du tertre où il se fait immédiatement épingler par une rôdeuse joueuse. Impassible, le Gardien relève la tête et se plonge dans ses pensées. Puis il "frémit". Sa tête cornue se penche sur le coté et les filaments translucides brunâtres qui le recouvrent s'agitent dans une bourrasque invisible. Tout autour, les créatures sont prises d'un brusque frisson. Comme si la phalange de la faucheuse venait de leur chatouiller la nuque. La sensation se retire aussi vite qu'elle est apparue et la joyeuse assemblée reprend ses activités paillardes.
    Apparemment, c'est un signal. Un solide gaillard emerge du brouhaha, escalade le talus et pose un genou à terre devant le Gardien.


    - Le Dagda Nuadien m'a fait demander.
    - Relève toi.

    La voix du Gardien est toujours empreinte de cette trace d'absolu mais on pourrait y déceler une sorte de considération fraternelle. Cette fois, c'est un véritable thuadène et non un serviteur qui se tient devant lui.

    - Luk, le Marcheur-des-Cieux. Digne descendant de Lug-à-la-Longue-Main et capitaine de nos armées…
    Le temps suspend son vol à la suite de cette introduction digne d'une cérémonie d'ambassade. Le Gardien reprend sa respiration et achève sa phrase :
    - … il faut que nous parlions.

    Le dénommé Luk se frappe la poitrine de son poing fermé et entonne la réponse rituelle :
    - Ô mon maître, Le Dagda Nuadien, Protecteur du Petit Peuple et Gardien du Sidh… (Encore un flottement) … je suis à ta disposition (il toussote à la fin de sa phrase et se racle la gorge).
    - Il faudrait quand même qu'on allège le rituel un jour.
    - On en parlait déjà il y a 200 ans…
    - Bref.
    - Oui ?
    - Un nouveau groupe d'aventuriers.
    - Oh ? Déjà…il y a un regain de rumeurs ces derniers temps.
    - Nous n'avons pas le temps pour jouer aujourd'hui…Et d'ailleurs, tu l'as senti n'est-ce pas ?
    Luk prend un air contrarié.
    - Le cœur de Baal…
    - Oui. Les Fomoires ne sont plus. C'est le signe. Nous devons être vigilants. Un meneur de cadavres est à l'œuvre par ici et je pense qu'il est entré sans être repéré. C'est sans doute lui qui a dérobé le cœur du vieux démon.
    - C'est impossible !
    Le Gardien rétorque brutalement :
    - RIEN ... n'est impossible à ceux qui défient les lois même de la vie et de la mort !
    - Alors ça nous ferait quatre visiteurs ?
    - Luk. Il y a cette ondine parmi eux. Je veux que tu t'en occupes personnellement. Elle porte la marque mêlée des Fir Bolgs et des humains. Je veux que tu la soumettes à notre volonté.
    - Les hommes foudres avaient donc eux aussi réussi à créer des serviteurs ?
    - Leur exil leur en a donné le temps. Notre erreur. Nous aurions dû les exterminer.
    - Ca n'a pas d'importance. Nous sommes prêts.
    - Ne te trompe pas d'ennemi Luk. Les Fomoires sont morts. Les oracles prédisent que ce sera la fin de la magie. Aujourd'hui, l'humanité commence son ère de domination sans partage.

    Le capitaine des thuadène sourcille. Il se tourne vers la plaine et désigne la foule de son bras musclé. Les bracelets de cuivre qu'il porte aux avant-bras reluisent sous le soleil éclatant de vitalité.

    - Comment serait-ce possible. Regarde mon maître, cette vigueur qui nous habite est éternelle. Comment pourraient-ils nous vaincre ?
    - Ils l'ont déjà fait Luk. Quand ils nous ont contraint à nous isoler dans le Sidh.
    - Rien n'est écrit par avance ! Les oracles ne sont que de vagues possibilités.
    - Peut-être. Peut-être. Mais mon prédécesseur les a jugés assez préoccupants pour épargner la vie des écorchés. Luk, les fomoires étaient la source de la magie. Sans eux, même nos pouvoirs finiront par se tarir. Ils n'en avaient pas conscience évidement…sans quoi leur victoire aurait été acquise dès le début. Nous les avons vaincus et asservis en puisant dans leur propre force !

    Le jeune guerrier (qui accuse quand même ses 1700 ans) se gratte la tempe, incrédule. Il retire son casque doré au panache vert et s'éponge le front.

    - Pourquoi me racontes tu tout ça…
    - Les mêmes oracles prévoient une Succession peu de temps après la chute des fomoires. En temps voulu, tu es celui qui prendra ma place. J'en ai décidé ainsi.

    Leur conversation est interrompue par l'arrivée soudaine d'une autre créature difforme.

    - Mon maître ! Les aventuriers…ils ont brisé l'illusion ! Ils s'apprêtent à franchir la seconde défense !
    Luk est plus prompt à réagir, il empoigne le messager par une corne ébréchée et le hisse à sa hauteur.
    - Comment ?! Où sont–ils en ce moment ?
    - Hkkkk … Ils parviennent au bout du labyrinthe…grrlg…
    Le Gardien pose sa main noueuse sur l'épaule cuirassée de son capitaine.
    - C'est le signe que nos pouvoirs faiblissent déjà. La troisième bataille de Mag Tuired est sur le point de commencer !
    - Il reste le Contreur et le Fou…
    - Le premier est blessé et le second boude quelque part. L'oracle s'avère exact encore une fois.
    - Par Mara !

    L'épée de bronze jaillit hors du fourreau. Luk fait un mouvement sec du bras et tranche la gorge du petit messager. La sève verte et collante lui gicle à la figure. Geste inutile qui masque surtout la frayeur et la surprise que ces paroles instillent en lui. Il rengaine son arme et darde un regard de feu sur son maître.

    - S'ils sont encore dans les couloirs alors ils n'ont pas encore franchi la première défense. Je vais faire donner les follets et arrêter ces hommes. Rien n'est écrit. Le Dagda ! Rien n'est écrit !
    - Agis selon ton instinct Luk. Mais n'oublie pas. Je veux cette ondine à mes pieds avant que le crépuscule ne s'abatte sur notre race.
    Le guerrier se frappe à nouveau la poitrine, faisant sonner le pectoral mouluré de son poing nu.
    - Il en sera fait selon ton désir.

    Il repart à toutes jambes et bouscule au passage les imprudents qui traînent dans sa trajectoire. Traversant la plaine à grandes enjambées, il interpelle quelques fidèles à la volée :

    - Miyanne ! Bjorn ! Faneur-de-la-tourbe ! Avec moi.

    Une rouquine repousse son amant, un nordique lâche ses dés, un pâlichon maigrelet repose son goblet. Tous trois lui emboîtent le pas. D'autres hommes et femmes se joignent à eux au fur et à mesure qu'il les appelle.
    Luk entraîne sa petite troupe à travers les broussailles jusqu'à la porte qui conduit dans le monde des humains.
    Là, il se retourne et considère la vingtaine de soldats qui l'accompagnent. Aucun n'ignore ce que signifie franchir cette porte. Passée la torpeur de la brume, ils seront vulnérables aux morsures des lames et aux affres de la faim, de la peur ou du froid. Quitter la bénédiction du Gardien, c'est renouer avec la part mortelle qui sommeille en eux.


    - Il y a cinq intrus dans le dédale. Les quinze premiers s'occuperont du groupe de quatre. Les autres iront tuer le cinquième qui est isolé. Miyanne, tu prendras la tête de ce petit groupe. Agissons vite et démolissons rapidement, le Gardien a besoin de nous ailleurs ensuite.

    Le grand blond lève l'index pour parler. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, il ne porte ni hache démesurée ni épée à double tranchant. En fait, aucune arme n'est visible sur lui, contrairement aux autres.

    - Marcheur-des-Cieux, les fomoires sont vraiment morts ?

    Luk leur tourne le dos et ouvre la porte. Il engage son épaule dans l'ouverture, s'immobilise et lâche simplement :

    - Oui.

    Sans rien ajouter, il pénètre dans les brumes du désespoir, bientôt imité par le reste de la troupe.

    Leur marche silencieuse les porte bientôt hors du territoire du Fou pour passer à celui du Contreur. Ni l'un ni l'autre ne sont visibles. Mais même en temps normal ça aurait été le cas. Les serviteurs des thuadènes ne se mettent jamais en travers du chemin de leurs maîtres pas plus qu'ils ne tiennent à se manifester si leur présence n'est pas requise.
    Pour ces guerriers entraînés et habitués des lieux, la traversée est rapide. Quelques minutes plus tard, le capitaine lève le bras et examine le boyau qui s'ouvre devant eux.


    - Miyanne.

    La rousse ne répond rien, comme d'habitude, et se contente de remonter le couloir étroit, deux paires de laconiques sur les talons. Alors que les derniers reflets des cuirasses s'évanouissent dans le tunnel, le nordique brise à nouveau le silence humide.

    - Je ne comprends pas comment des humains peuvent représenter une telle menace pour nous !
    - Qu'est ce qui te fait dire ça Bjorn ?
    Les échos amplifient les ponctuations en répercutant les exclamations et interrogations sur les parois concaves.
    - Nous voilà, l'élite des thuadènes, à quinze contre quatre pour faire un travail qui se faisait tout seul jusqu'ici et qui loin d'être une menace…était tout au plus un amusement pour nous.
    - Comme d'habitude tu parles avec justesse Bjorn.

    Luk s'abîme un moment dans ses pensées. Oui ? N'est ce pas exagéré ? En vérité, ce sont les paroles du Gardien qui lui ont flanqué la frousse. Le Dagda, l'immortel gardien, le principe de vie si fort qu'on ne peut le nier, se sent menacé. Alors lui, jeune Luk rehaussé de quelques centaines d'années…comment ne pourrait-il pas l'être ?
    Le meilleur moyen de désamorcer ce sombre pressentiment, c'est de tordre le cou à ces prétendus oracles. Le Gardien est sage, mais il est trop dépendant de ces fariboles. Une fois qu'il lui aura montré que ces écrits ne sont pas la seule voie, les choses reprendront leur cours normal. Il a besoin d'être convaincu de l'éternité absolue du Gardien. Aucun doute ne doit morceler cette certitude. Jamais.


    - Je ne veux prendre aucun risque avec ceux là. Il est possible que nous n'ayons pas à intervenir mais dans le cas contraire, je veux être prêt. Faneur-de-la-tourbe, je veux que tu prépares une embuscade ici. Je vais invoquer les follets.
    « Ma Palette d'Ambre est tâchée de SongesWay out in the water. See it swimmin'. »

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Vendredi 8 Janvier 2010 à 01:34
    Aïe ! Méchant Sakutei. J'avais promis une réponse au périple de Sakutei-le-scribe, Javel, Maille et ce bon vieux Kageisha mais...j'en ai décidé autrement.
    Bon ok, ce qui devait être une simple introduction est devenu un chapitre entier. C'est le caprice de la plume ça :D.

    Et dans le fond, il y a un soupçon de réponse sur leur avancée. Et ce point de vue un peu brumeux ne me déplaît pas ^^
    2
    O-Ren-Kimi Profil de O-Ren-Kimi
    Mercredi 27 Janvier 2010 à 23:45
    J'allais te mettre un message pour savoir si t'etais encore en vacances et Oooh je me rends compte que je n'avais pas vu ce chapitre!! Et pourtant je guette...
    Oui t'es méchant parce que je voulais vraiment savoir la suite mais j'avoue que ce chapitre finalement est super intriguant, parce qu'il y a plein de nouveau perso et qu'en lui on voit enfin le gardien sous un jour ...surprennant. J'imaginais pas du tout la même chose mais j'avoue que j'ai pas non plus tout compris aux nouveautés (mais je supose que tu distilles tout ça judicieusement et sadiquement lol). Comme pour les autres va me falloir encore quelques pages pour m'y sentir comme un poisson dans l'eau mais je suis curieuse^^.

    Bon je peux crier la suite?????
    3
    Sakutei Profil de Sakutei
    Jeudi 28 Janvier 2010 à 00:44
    \o/ kimi \o/
    Oui sadique hein xD.

    Le chapitre 25 c'est pour demain ! Je bataille dessus depuis des jours. Pas facile celui-là uh uh. Mais il promet...plein de choses.

    Diantre je suis affreusement en retard ces jours-ci.
    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :