• Chapitre 40 : les prémices de l'ombre.

    Maille m'agrippe par l'épaule avec plus de force lorsque la note grave et puissante retentit d'une manière qui me noue les tripes et fait flageoler mes genoux.

    - Un cor ! Le cor de guerre des thuadènes !
    - Oh merde…
    - Sakutei, tu peux te lever ?
    - Ça va, ça va, c'est pas méchant.
    - On file alors !

    Je me laisse tracter en position verticale et crapahute sans dignité derrière mon ami. Qu'est-ce qu'il fout ici lui ? Il doit sans doute se demander la même chose à mon sujet… Ma main droite se contracte brièvement sur la nouvelle blessure dont j'ai écopé. Le saignement s'est arrêté pour le prix d'une nouvelle extension de la croûte calcifiée. Je n'ai rien pu faire pour empêcher ça. Et forcément, Elutrine biche maintenant ! D'ailleurs, elle ne rate pas l'occasion pour se faire mousser.

    - Et puis dans le fond ça lui a sauvé la vie, ha ha ha.
    - Qu'est ce que tu dis ??
    - Rien, rien…

    Et voilà, ma double personnalité devient de plus en plus difficile à masquer. J'ai d'ores et déjà dû abdiquer de mon bras gauche que je ne contrôle absolument plus. Elutrine s'en occupe comme d'un fief indépendant dont je ne suis plus le monarque. Je suppose que la suite viendra tôt au tard… Bastre, il faut que je fasse quelque chose ! Mais quoi ?
    Nous galopons entre les odeurs de résine et d'humus. La sueur me pique la nuque et la rancœur dévore les cendres de mon cœur. Qu'est ce qui a pris à cet enfoiré de thuadène de m'attaquer comme ça ?! J'ai pu vaillement lui échapper en surmontant le désir de combat d'Elutrine mais son épée m'a laissé une sale estafilade juste contre le strenum. Une chance qu'il ait frappé ici et pas ailleurs…
    Maille s'arrête soudainement et s'accroupit derrière les fourrés. Je fais de même sans poser de question, nous sommes en territoire hostile.

    - Des mouvements de troupe, me souffle t-il. Ça ne va pas tarder.
    - De quoi ?

    Sans répondre, il se redresse et bifurque sur la gauche pour se détourner d'une bande de maraudeurs qui passent au loin. Visiblement, eux même sont trop occupés à radiner vers la trompe qui continue de mugir pour inspecter les alentours sans quoi ils nous auraient très certainement repérés.

    Quelques centaines de pas plus loin, je retrouve des repères dans la végétation. Des pins, des cèdres et quelques espèces de buissons rèches et rébarbatifs. On se rapproche des falaises qui abritent les cavernes. Maille veut tailler la route sur la droite mais je l'interrompt d'un tapotement sur le bras.


    - Non, par là. On remonte le long de la barre rocheuse et ensuite on trouvera l'entrée des grottes.
    - Tu en es sûr ?
    - Fais moi confiance.
    - Bon.

    La course reprend avec son lot de petites racines à ras le sol qui ne demandent qu'à nous faire trébucher dans les épineux qui ne semblent disposés là que pour qu'on s'y vautre allègrement. J'aime la nature et je lui fais savoir par de francs coup de taille à l'attention des obstacles.
    Je ne sais pas comment j'ai pu la garder, mais visiblement, la lame-goutte est restée dans ma main crispée lors de mon périple hasardeux en eaux troubles. Ça m'arrange d'avoir une autre arme que ce bras squeletique qui s'articule sans que j'en émette l'intention. Elutrine s'en donne à cœur joie d'ailleurs, dilacérant le lierre et les ronces qui voudraient nous empêtrer. Pour le coup, elle a pris la forme d'une sorte de paire ciseaux qui se referment avidement sur les tiges comme les mâchoires d'un animal sauvage. Vraiment aucune classe…


    Un peu plus loin, comme prévu nous buttons contre la paroi inégale. Je prends un temps pour souffler.

    - Est-ce qu'on est sûr de vouloir retourner là dedans ? Je t'assure que les résidents n'ont pas l'air si bien disposés que ça à notre égard.
    - Y'a notre matériel et Javel. On n'abandonne rien.
    - Bon, bon, c'était juste pour être sûr hein.

    Nous repartons à vive allure en longeant la rocaille. Le terrain devient moins encombré mais aussi plus accidenté jusqu'à ce que nous trébuchions maladroitement devant l'ouverture de la grotte. Personne en vue, nous filons dans la bouche sombre et humide.


    - Vite !

    Les torches défilent, nos bottes maculées de boue barbotent dans les flaques. Nous croisons plusieurs groupes trop pressés qui nous adressent au mieux des coups d'œil inexpressifs. Et lorsque la porte de notre résidence sousterraine claque enfin sur nos talons, voûtés en deux, essouflés et hagards nous nous regardons un moment avant d'éclater de rire comme des gamins.

    - Et alors qu'est ce qu'il vous arrive ?
    - Oh Javel, t'es réveillé.
    - Ah t'as remarqué ? Toujours aussi éveillé gamin…

    Je balance nonchalement l'épée courbe sur la table où elle laisse une belle entaille et fait trembler les pots. Maille siffle, admiratif.

    - Sacrée lame que tu t'es récupérée là Sakutei… je peux ?
    - Vas-y.

    Dans la main experte du duc c'est encore plus impressionnant. L'arme semble animée d'une fluidité surnaturelle, tranchant les syllabes de nos murmures appréciateurs. Je me redresse pour attraper un bout de pain sec pendant la démonstration et cet ahuri de Maille ne trouve rien de mieux à faire que de me le faucher au vol ! Je jure n'avoir rien vu mais j'ai très nettement senti le déplacement d'air qui m'a aggacé les narines.

    - Maille bordel !
    - Roooh, fais pas la mijaurée pour un quignon de pain. Tiens attrape.
    - Crétin, je te parle pas de cette croûte ! Le soleil t'as cramé la tronche ou bien c'est atavique ?!
    - Sakutei, tu es décidement un intarissable ordurier.

    Il fait tourner l'épée entre ses doigts d'un élégant moulinet miaulant et me la présente par la poignée.


    - Prends en soin, c'est une belle pièce. Je n'ai jamais rien vu de tel… et tu peux me croire, j'en ai vu de toutes les tailles et de toutes les formes.
    Sur cette réplique, j'écarquille les yeux le temps d'un cillement avant de me fustiger pour penser à des choses pareilles.
    - Je n'en doute pas, laché-je d'un ton renforgné en passant la goutte-tranchante à ma ceinture… qu'elle se fait une joie de sectionner net sans le moindre effort avant de tomber au sol avec un tintement satisfait. Je pointe mes index menaçants à l'attention des deux autres déjà hilares.
    - Le premier qui…

    Hélàs, la stupéfiante diatribe que je leur destinais se voit interrompue manu militari par une arrivée impromptue. La porte s'ouvre dans un courant d'air pour laisser apparaître la très fine et très anguleuse Morgane, encadrée par deux ténébreux encapuchonnés. Sa main droite et posée le long du chambranle et l'autre joue distraitement avec les lanières de son baudrier, sans faire mine de vouloir s'approcher du pommeau de l'épée qui lui lèche les mollets. Elle nous adresse à tous un charmant sourire avant de pencher la tête :

    - Messieurs, la guerre a commencé. Vous êtes maintenant tous des prisonniers.

    A la manière dont elle prononce ça, on dirait qu'elle vient de nous inviter aux bachanales du baron Descendre ! Du coup, on s'entre-regarde avec des soucillements évocateurs avant que Maille ne prenne le mors aux dents :

    - Cela implique t-il une dégradation du confort tout relatif de cette caverne ?
    - Non, en fait j'aimerai que vous vous équipiez sans plus attendre. Désormais, on ne vous lâche plus d'une semelle et vous ferez de même avec moi.
    Son pouce se plante gracieusement entre les renflements de ses seins que je devine sous sa tunique.
    - Prisonniers mais armés ? Etrange…
    - Vous n'êtes pas dans le monde des humains ici. Tout peut devenir dangereux et… disons que c'est pour votre propre sécurité.

    Son regard gris s'attarde un instant sur l'auréole sanguine qui dépare ma tunique.

    - Je suis sûr que vous voyez de quoi je parle, achève t-elle avec un sourire d'une finesse étrange.
    Maille se tourne vers moi, un air intrigué peint sur son visage de poète macabre. Avec toute cette agitation, nous n'avons même pas eu le temps de nous inquièter l'un l'autre de ce que nous boutiquions dehors. Le duc me fait un léger signe de la main pour me faire comprendre qu'il va falloir remettre ce genre de petites confidences intimes pour plus tard. Le lieu et le moment ne sont pas appropriés.
    - Bon très bien, Sakutei, c'est l'heure de la quincaillerie !
    - Heu un instant, et Kageisha ?
    - Il ira mieux dans un moment, assure Javel d'un ton parcheminé… à l'image de sa mine défaite. Apparement, la thérapie par le sommeil est encore moins efficace que de se prendre un coup d'épée dans le bide. Je parle d'expérience.

    - Oui mais il ne sera plus lié ha !

    La voix d'Elutrine par ma bouche, je prends une tête de chat détrempé. Maille me lance un regard surpris, celui de Javel oscille entre fureur noire et suspiçion.


    - Et comment tu sais ça toi ?!
    Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai le sentiment qu'il sait très bien à qui il s'adresse à présent.
    - Ah ah, elle le sent, Kageisha n'est plus le kagemusha. L'ombre du guerrier n'est plus étendue entre eux deux !
    - Boucle la Elutrine ! Beuglé-je d'un ton rogue, autant pour me manifester que pour, effectivement, lui couper la chique.
    Javel me lance un long, pénétrant et méchant regard qui s'attarde entre nous comme une vieille chose puante et fieleuse. Je me demande s'il va jouer de la canne et instinctivement, je cherche des yeux la lame-goutte sous la table.
    - Mmfff… Sakutei, tu devrais apprendre à contrôler cette chose avant qu'elle ne te dévore.

    Et voilà que mon bras gauche se relève, fait un petit salut de la main avant de tendre un majeur parfaitement insolent au vieux rêveur. Et malgré moi, la réaction d'Elutrine m'arrache un rire amusé. Javel dégonde sur le champ, lâche un juron du moyen-âge et se rue vers moi. Je lève le bras droit, mon tabouret se renverse et Maille s'interpose entre nous.

    - Du calme, du calme !
    Des reliefs de nos provisions roulent au sol sous un coup de canne vicieux. Hou, je suis content de ne pas l'avoir pris celui-là.
    - Attends Javel, ce n'est pas moi, c'est elle, c'est elle, je te jure !
    Un tapotement de botte. Elle nous regarde avec un tantinet d'impatience dans les jambes. Sa main s'est déportée sur la garde de son épée et l'autre nous désigne de haut.
    - Hem… messieurs, s'il vous plaît… dépéchons.

    La tension retombe. Je me frotte la joue d'un air chagriné.


    - Désolé Javel, je fais ce que je peux.
    - Hm.
    - N'empêche qu'à la base c'est toi qui m'a collé ce truc hein.
    - Tu veux qu'on en reparle ?
    Je me détourne avec un air faussement guilleret.
    - Bon, bon, bon, alors cet équipement hein !

    Et c'est d'un pas gaillard que je m'éloigne vers le matériel pour échapper à la vindicte du vieux grincheux. Je ne sais pas ce qu'à voulu dire Elutrine à propos de Kageisha, mais visiblement ça n'a pas plu.
    Et me voilà devant le tas de breloques. Hum, un très court instant de réflexion me suffit à décider qu'il n'est pas question de ferrailler à nouveau dans cette abominable armure noire. De toute façon, avec la croissance du Kregg, je ne suis pas sûr de pouvoir rentrer dedans. Donc, à la place, j'opte pour un nouveau ceinturon bardé de lanières plus robustes auxquelles je suspends l'épée (avec plus de précautions cette fois). Il me faudrait un fourreau… mais vu la forme de la lame, pas évident. Bon, ensuite je me cuirrasse intégralement le bras droit jusqu'en haut de l'épaule et je fixe les deux jambières qui me couvrent des chevilles aux rotules. Ça claque, ça crisse, ça grince, ça cliquette… et me voilà paré. Il reste cette épée beaucoup trop lourde et grande pour moi. Bah ça reste là avec le reste.

    De son coté, Maille s'est simplement embarrassé de son tranchoir de géant qu'il a enrobé dans plusieurs longueurs de tissu. Il le porte sur l'épaule à la manière d'un mineur s'en allant au boulot… avec l'ambiance caverne, l'effet est particulièrement réussi. Je lui lâche un bourrade avant de lancer, fanfaron :


    - Alors monseigneur, on va piocher ?
    - Avant de faire le malin, regarde ce qui nous attend. Il va falloir transporter Kageisha et Javel n'a pas l'air au mieux de sa forme.
    - Que tu dis ?!
    - Allons vieil homme, pas le temps de chipoter hein. Laisse les jeunes se charger du lourd et de ton coté tâche d'empaqueter un peu de nourriture.
    - Oh mais très bien, monseigneur !
    - Tssss.

    La fille tapote tranquillement sur le bois de la porte pour se rappeller une fois encore à notre attention.

    - Bon vous avez fini ?
    - Pratiquement. Un instant de plus charmante demoiselle et nous sommes vos estimables prisonniers.

    Nous attrapons le guerrier noir par les aisselles, un de chaque coté. Maille se sert de son épée comme d'un bâton de marche et pour ma part, je triche en laissant Elutrine se charger de soutenir le bonhomme. Autant qu'elle fasse sa part du boulot elle aussi…
    Et nous voilà partis au rythme du balancement sec des hanches de notre geolière. La paire de gaillards qui l'accompagnent n'ont pas pipé mot. Morgane enfile une série de boyaux qui semblent conduire toujours plus profondément sous-terre. Etrange, les thuadènes disposent d'un environnement à couper le souffle mais il semblent irrésistiblements attirés par les profondeurs obscures de leurs terriers humides.


    - C'est encore loin ? Et où on va en fait ?

    Une cavalcade inopinée couvre une partie de mes questions auxquelle je n'obtiens du coup aucune réponse. Bastre ! Même par le truchement d'Elutrine, le shinigami commence à peser son poids, j'aimerais sérieusement qu'on finisse par déboucher quelque part !
    Quelques minutes de déambulation plus tard, à moitié aveuglé par les lueurs trompeuses des torches qui nous encadrent, je découvre que ce "quelque part" s'avère nettement décevant.
    Un bête et sournois escalier en colimasson, taillé à même la roche et dont la destination semble perdue loin au dessus de nos têtes.


    - Heu… vous plaisantez là ?! On descend depuis le début et d'un coup, faudrait tout remonter ?
    - J'espère que le bain t'as fait du bien parce que tu vas prendre une nouvelle suée, me rétorque Morgane avec un sourire assymétrique.
    - Et merde.
    Maille souffle un instant et me sert un hochement de tête à sa façon, en faisant bouger beaucoup de ses mèches fines sur son front déjà baigné de transpiration.
    - Allons y Sakutei, on se reposera dans la tombe.
    - Bien parlé ça ! S'exclame la jeune thuadène.
    - Ouais, parle pour toi, moi j'en suis bien plus proche que vous deux, les gamins.
    - N'empêche qu'il y en aurait pas un pour nous aider là…

    Et non. Aucun de nos chaperons encapuchonnés ne daigne prêter un coude pour soutenir Kageisha. Visiblement, le guerrier noir leur inspire une franche répugnance que même Morgane à bien du mal à dissimuler sous ses airs guillerets. Pourquoi ? Est-ce qu'il n'y aurait pas encore une anguille sous le gravier ? J'ai entendu des histoires de condamnés qu'on emmenait à l'execution, leur faisant soutenir leurs propres blessés et creuser leurs futures tombes. Je connais ce genre de pratiques… et j'en prends la chair de poule maintenant. Bon sang, l'ambiance devient chaque minute plus pesante ou bien c'est moi qui fatigue ?
    Des gouttes me ruissellent dans le cou, je réclame encore une minute pour reserrer le col de ma tunique. Mon mutisme soucieux laisse momentanéement les coudées franches à Elutrine pour proposer ses lumières sur la situation.


    - L'ombre d'une ombre approche !

    Je serre les dents avec une résolution bornée. C'est pas que ça devient lassant, mais j'en ai marre de l'entendre déblatérer sans cesse par ma bouche ! Maille me tapote l'épaule pour m'indiquer l'escalier. Je ne sais pas pourquoi, mais il a retrouvé son sourire dramatique, lequel me flanque de sacrés frissons dans cette ambiance glauque. Et comme pour surenchérir dans l'inquiétant, il murmure d'une voix horriblement mielleuse :

    - On y va.

    Tout ceci ne me dit rien qui m'aille…
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  • Commentaires

    1
    O-Ren-Kimi Profil de O-Ren-Kimi
    Vendredi 4 Juin 2010 à 17:23
    Faut que je crie très fort pour avoir la suite???? (j'étais sure d'avoir crié pourtant mais j'ai du faire autre chose entre lol).
    2
    Sakutei Profil de Sakutei
    Vendredi 4 Juin 2010 à 19:15
    Navray, navray !
    J'ai bossé dessus pendant deux jours et je suis en train de relire et peaufiner (si si, cette fois il faut que ça soit propre).
    Mais il y aura un supplément cette fois ^^.

    Cela dit, j'aime quand on crie "la suiiiiite", c'est très stimulant :]
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