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Chapitre 65 : Le Festin de Mara : Digestif Corsé (3)
Je recule d'un pas alarmé lorsque j'entends Thrace s'exclamer de la sorte. Resserrant la prise sur la lame-goutte, calant mes appuis prêt à toute éventualité. Du moins, c'est ce que je pense. Et penser, je fais ça très bien. Par Mara, l'ondine est dans un état…
- Matregr !!
Prêt à toute éventualité, tu parles ! Avant même que je n'ai le temps d'articuler autre chose que cet espèce de borborygme bredouillé, Thrace fond sur moi avec la soudaineté d'un déluge oblique d'eau glacée. De l'eau croupie sans doute, mais de l'eau cramponnante aussi ! J'ai l'instinct du rongeur pour relever mon bras armé. Je sursaute à moitié quand sa main se referme sur mon poignet. Elle me force en arrière, planquant son bras droit contre ma poitrine. Soudainement, elle est si proche que je sens son souffle irrégulier et profond me lécher les pommettes. Je tente naïvement de résister à sa poigne de fer mais autant essayer de tordre de l'acier avec les dents. A-t-elle toujours été aussi forte ?? Il est vrai que dans le rêve de Javel…
- Tu as mon épée ! Tu connais mon nom ! (Elle hache ses mots, les pauvres, ils n'en sortiront pas indemnes). QUI. ES. TU ?!
Le bras de fer devient plus rude. Elle me force à replier le bras. J'y oppose quelques braves tressaillements, quelques très braves grognements mais elle parvient pratiquement sans peine à ses fins. Le tranchant terriblement effilé de ma propre épée m'effleure maintenant le col d'une manière qui me suggère que l'impétueuse tueuse aurait sans doute bien envie de couper autre chose que le fil de me pensées. Merde, c'est le moment de dire quelque chose, vite ! Mais je suis comme paralysé, saisi de stupeur sur place. La suite devient confuse. Elle crochète brutalement le bord de ma tunique et tire d'un coup sec pour découvrir le bas de mon visage. Je réprime un cri, sous son impulsion, la lame-goutte fait un mouvement de cisaille sous mon menton. Quelque chose se relâche ; la jugulaire du casque ! Je prends un coup sourd dans la poitrine et une bonne claque en pleine figure. Thrace arrache mon couvre-chef de métal noir et le jette sur le côté.
Un moment de silence frissonnant succède à la mise à nue soudaine de ma bouille. Je reprends mon souffle. Elle recule d'un demi pas, choquée. Je me frotte le menton. La précision de son geste n'a tranché que la bride de cuir, ma peau est intacte. Je siffle entre mes dents, baigné d'une sueur à base de surprise massive cousue d'admiration fine. De son côté, en revanche, ça ressemble plus à une crispation. Le même genre que l'on ressent lors d'un brutal accès de mal de ventre.
- Sakutei ? Mais qu'est ce que tu fous là ??
- Salut Thrace…
Elle se rembrunit et s'écarte encore de moi. En arrière plan, d'autres soldats de Maille grimpent la colline. Notre petit moment de relative tranquillité touche à son terme.
- On était amené à se revoir non ?
- Ecarte toi. Je vais tuer le Gardien.
- Non.
Elle soupire et rejette ses mèches agglutinées en paquet en arrière.
- Evidemment. Mais tu ne peux pas me battre. Alors pousse toi.
Elle énonce une simple vérité. Je n'en doute pas. Et pourtant… Je n'arrive pas à détacher mes yeux des fentes oculaires de son masque de cuir. En parler, en entendre parler et la voir en chair et en bosses devant moi, ce n'est pas pareil. Je me rends compte que j'ai eu tendance à la magnifier. J'ai idéalisé la femme-ondine du rêve de Javel, du rêve d'un autre, jusqu'à la dessiner dans ma propre version onirique. Et maintenant, dans sa réalité écorchée et saignante, garnie d'une foultitude de petites imperfections que mes souvenirs avaient effacé, elle me paraît plus audacieuse, plus indomptable… et infiniment plus désirable. Mais c'est sans doute un effet secondaire de l'insidieuse manipulation d'Elutrine qui tient à ce que je "fasse à enfant à la fille de Mara". Je ravale ma salive péniblement. Il ne nous reste plus beaucoup de temps.
- Pourquoi ?
- Je serai libérée de l'emprise de Mélanargie.
- Ah bon. En tuant un être légendaire. Quel rapport ?
- Elle me l'a prom… (elle bloque, c'est la faille évidement).
- Et c'est exactement ce que je veux moi aussi ! Sauf que moi je demande son aide, pas sa vie !
- Tu n'obtiendras pas d'aide des thuadènes idiot. Ils ne t'écouteront pas.
Elle tente de me dépasser par la droite mais je m'interpose, lame dressée. Deux soldats nous dépassent et nous ignorent. Ils foncent droit sur le Gardien, je suppose que je devrais faire quelque chose mais j'ai un sens des priorités très sélectif. Et en ce moment, mon instinct masculin m'embrase de la nécessité de m'occuper de cette fille là.
- Et pourquoi pas, après tout je suis là, bien vivant sur mes deux jambes.
Elle claque dédaigneusement la garde de la lame-goutte pour me faire dévier et lâche un juron. Quand elle remonte sa main devant son visage, je remarque qu'elle s'est coupée toute seule en voulant écarter mon épée. Elle jugule la coulée de sang supplémentaire d'un coup de langue.
- J'te dis qu'ils ne t'écouteront pas. Ils sont bouffés par leur orgueil criminel et par une espèce de complexe de supériorité qui les pousse à mépriser le reste des vivants. Ils sont de ces peuples qui en asservissent d'autres et poussent les jeunes filles à devenir assassines.
Elle me repousse du plat de la main. Je me rebiffe. Une nouvelle passe rapide d'engage, je tente de la bloquer, elle s'évade. Je l'attrape en haut de l'épaule et me fait comme piquer par un insecte. Je retire ma main d'un sursaut. Voilà que moi aussi je suis coupé à la paume. Interloqué, j'ai à peine le temps de voir sur le corps de Thrace un léger scintillement se résorber sur le bras gauche blessé (en charpie serait un mot plus juste).
- Tu as peut-être raison. Et alors ?! J'ai fait mon choix. Les thuadènes peuvent contrer la nécromancie. J'ai besoin d'eux. Tu le sens n'est-ce pas ?! Le pouvoir du Gardien est perceptible ici, presque palpable tant il est concentré !
Je tente à nouveau de l'attraper, sa bouche se réduit à un trait fin, elle m'évite avec souplesse en se penchant en avant et m'envoie valdinguer d'un coup de botte vicelard. Je serre les dents, prenant appuis sur l'épée-goutte pour me relever. Elle me tourne autour. Merde ! Maintenant elle est entre moi et le Gardien ! Elle rajuste le haut de sa tenue – en pure perte, vu son état – et fait crisser son gant droit. Un peu de sang goutte encore au bout de ses doigts. Peut-être pas le sien en fait.
- Tu sais que tu ne peux rien contre moi et tu me défies comme si tu allais te prouver quelque chose. Tu ne sais même pas te servir de cette arme.
- Ah ! Essaie voir !
- D'accord. Tu veux te battre ? Je vais t'apprendre. Et tu vas comprendre que ma capacité à tuer le Gardien est plus grande que ta capacité à tenter bêtement de le protéger.
Des cris retentissent au fond. Le Gardien vient de réagir. Ah oui, effectivement, je ne vois pas pourquoi il aurait besoin de protection en fait. Thrace ne tourne même pas la tête. Elle me fixe avec, j'en suis sûr, une intensité rare. Et moi, je suis heureux comme un andouille. Elle ne pourra pas me faire de mal. Ou en tout cas, elle ne le veut pas. Je la perturbe. Et c'est réciproque. Sauf que moi, je suis à l'aise dans mon trouble, je voudrais prolonger cet instant étrange. Sans doute parce que pendant qu'on se dévisage comme des adolescents rougissants, on ne cherche pas à s'entretuer. Et sans doute parce que ça me plaît beaucoup. Ça me rappelle le soleil après une journée dans le scriptorium. Mais il faut que je reste concentré. Je redresse la double pointe courbée dans ce que j'espère être un mouvement professionnel.
- Une épée, c'est une épée. Je ne suis pas un bretteur mais je sais ce qu'on en fait.
- Pas celle-ci. Tu vois, je l'ai perdue peu après mon arrivée dans le Sidh. Elle m'appartient. Elle est donc spéciale.
- Oh ça va, n'en rajoute pas.
Et bizarrement, elle sourit. La tension de ses épaules diminue ostensiblement. Quelque chose est en train de l'amuser profondément. Je lui renvoie son sourire, comme si c'était une blague de connaisseur. En réalité, je ne comprends rien.
- Tu vois le petit anneau sur le côté de la garde ? Il sert à la faire tourner. C'est une épée qui se glisse à l'index et que tu fais tournoyer pour abattre tes ennemis. C'est pour ça qu'elle a cette forme.
- Qu'est ce que tu me chantes…
- Essaie. Je ne bouge pas. Vas-y.
Elle croise les bras, en attente. Toujours ce petit sourire en coin. Elle se fout de moi ?! Je suis ridicule.
- C'est crétin, si je passe mon doigt là dedans et que je la fais tourner…
A peine ai-je détourné les yeux qu'un voile sombre obscurcit mon regard.
- Vaye !
Choc, coup, impact dans le mou. Je me plie en grognant. L'épée me glisse de la main et passe dans celle, beaucoup plus fine, de la fille masquée. Elle bondit en arrière, fait tourner l'épée de sa paume et me la présente contre la gorge avec une élégance et un doigté que je n'aurais jamais eu même avec une fourchette en argent. Et merd…
- Nan (elle s'esclaffe). Je te racontais des bobards. L'anneau sert qu'à la pendre à la ceinture. A cause de sa forme, aucun fourreau ne peut l'accueillir et elle est trop tranchante pour être glissée à cru dans un baudrier.
- Je n'ALLAIS PAS essayer.
- C'est bien, m'encourage t-elle avec une drôle d'euphorie agaçante. Mais je voulais juste détourner ton attention. Un faux mouvement, avec cette lame, un accident est vite arrivé. (Elle me montre maintenant la tranche de sa main droite entaillée sur toute la longueur à cause de sa première manœuvre). Mais rassure-toi, le simple fait que tu ne te sois pas coupé un doigt en la transportant témoigne que tu n'es pas aussi manche que tu en avais l'air en la brandissant.
Je suis soudainement douché de désespoir. La vie est une rosse. Elle ne se contente pas de te désarçonner au-dessus des flaques de boues. Nan. Elle rue et te bourre la tronche d'autant de coups de sabots qu'elle peut en donner. Je lève la main droite, paume en avant.
- Attends. Thrace. Ne pars pas.
- Je vais te dire, sans toi je n'y serai pas arrivée.
Purée mais l'ondine est véritablement heureuse ! Elle n'arrête pas de faire des mouvements avec l'épée-goutte. Je me rends compte de la grâce qu'elle lui confère et de la morosité que je devais lui infliger. Cette arme est faite pour fendre l'eau. Elle pourrait même sans doute découper le brouillard. Elle est donc toute à sa place dans les mains de la fille aquatique.
- Nous avons un grand point commun toi et moi Sakutei. Moi aussi, je jouais de malchance.
- Oui chanceuse ou pas je trouve que tu t'amuses beaucoup.
Un moment de silence. Thrace se rapproche de moi avec ce petit sourire dont je ne sais que faire. J'ai un mouvement malheureux lorsqu'elle avance sa main gauche mais elle se contente de me tapoter l'épaule. Puis elle remonte sous mon menton avec deux doigts et me force à la regarder droit dans les yeux.
- Le Gardien ne peut pas être tué.
Je déglutis. Noué d'émotion, le sang bat furieusement à mes tempes.
- Alors ?
Elle se penche en avant, toute de cuir et de croûte.
- Ne pouvait pas.
L'ombre d'un soupçon me pique le coeur. Elle recule sans même me donner un petit baiser d'adieu. Rah la bougresse ! Elle me fait peut-être un clin d'œil sous son demi masque, forme un V avec l'index et le majeur puis pivote de profil avant de me léguer un "merci" et de foncer vers le maître des thuadènes, brandissant haute, l'arme de mort que je viens tout juste de lui permettre de récupérer. Les yeux comme des billes, je prends soudainement conscience de l'urgence du moment. C'est le moment de faire marcher ma caboche !
- THRACE ! Mélanargie sera très heureuse que tu tues le Gardien parce que ça efface toute trace d'opposition à son emprise sur moi ! Et sur toi aussi ! SUR NOUS ! THRACE !!« Chapitre 65 : Le Festin de Mara : Digestif Corsé (2)Chapitre 65 : Le Festin de Mara : Digestif Corsé (4) »
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