• Chapitre 66 : Le Festin de Mara : Reliefs (1/3)


    Le Gardien observe la lutte acharnée de ces deux étranges êtres sans rien dire. Deux organismes entrelacés à la vie à la mort et qui ont croisé son chemin d'une manière plutôt inattendue. Un humain et une ondine. Un bravache qui combat pour les thuadènes et une fille de l'eau qui se range du côté des armées humaines.
    Le tronc noué plus qu'à l'accoutumée, on ne saurait dire si le Gardien lutte contre la douleur ou s'il médite. Son expression toujours noyée d'ombre n'est pas visible pour le commun des mortels. Peut-être est-il plongé dans des réflexions insondables sur la versatilité des choses que l'on considère à tort comme absolues. Rien n'est sûr, rien n'est figé. Il ne devrait pas en être surpris, c'est pourtant la première loi de la nature. Cela dit, une chose est fixée quoiqu'en dise la philosophie : la victoire des humains ne fait aucun doute.
    En bas, la bataille ne fait plus tellement rage. Tout juste grogne t-elle sans conviction. Les thuadènes de la dernière ligne combattent encore avec bravoure, galvanisés par la proximité de leur chef. L'impact de l'aura sombre du Gardien n'a pas seulement un effet sur leur moral, elle les irradie littéralement d'une vigueur infatigable. C'est pour ça que les derniers sont malgré tout les plus coriaces, qu'ils soient humbles trouffions ou dignes meneurs de troupes. Ils tiennent, épieux dans le ventre, métal dans la colonne vertébrale, mâchoire disloquée. Ils se relèvent toujours, énucléés, éventrés, élagués. Ils se relèvent jusqu'à ce que les derniers spasmes de leur chair frémissante se fassent finalement broyer sous les bottes lourdes des phalanges humaines.
    Ce n'est plus une bataille rangée. Les rangs sont ouverts, percés un peu partout. Ce n'est plus qu'une peau de chagrin sur le point d'être dépecée pour mettre à nus les organes vifs de la société des elfes : lui-même, le Gardien. Déjà blessé. Déjà entaillé. Mais loin d'être abattu.
    Inexorablement, les soldats humains grimpent de plus en plus nombreux vers le cercle de pierre. Vers la curée. Vers la poignée qui demeure au sommet du tertre, les pieds pataugeant dans les fluides noirs qui empoissent le sol. Les heureux idiots. Ces coulées gluantes qui s'agglutinent en flaques sur les replats avant de continuer plus bas charrient la vitalité du Gardien. Elles s'écoulent de ses plaies. Elles viennent de son corps. Ce n'est pas seulement ce qui pulse dans ses veines (ou dans ses xylèmes et phloèmes), c'est son Principe, la source de son existence en tant que Dagda Nuadien. Ce genre de sang, ça ne s'en va jamais. Et c'est bien ce qui va compliquer la tâche des envahisseurs. Auparavant, prévoyant que cette bataille tournerait mal, le Gardien a fait verser à Luk une coupe de sang sur son bras gauche blessé. Depuis, l'aura lui colle au corps, comme un tatouage volatile dont il commence à peine à entrevoir le potentiel. Et maintenant que tout le reste commence à s'écouler, il faut bien que ça aille quelque part…

    Avec autant de sujets de réflexions à disposition, oui on peut se demander à quoi pense le Dagda Nuadien en cet instant critique où ses troupes sont battues, éparpillées au quatre vents. En cet instant où il ne maîtrise même plus le vent, justement. En cet instant où son sang, sa sève, son ichor ou quoique ce soit qui coule de son corps lui échappe. En cet instant où l'être le plus proche qui se trouve encore entre lui et ses ennemis est un humain corrompu jusqu'à la mœlle par la nécromancie.
    La nécromancie. Elle est partout. Il pourrait la sentir tout autour de lui, comme un vieux relent de digestion. Bien. C'est sur ce genre de pensée que l'on peut avoir de grandes idées :

    - Miyanne.

    La rouquine aveugle relève la tête d'un mouvement vertical presque trop rapide. Il notablement rare que le Gardien s'adresse à d'autres personnes que ses plus proches conseillers. Mais il est un fait établi que la plupart de ces estimables têtes de lard sont passés de vie à trépas. Ou bien sont sur le point de le faire. A part quelques derniers thuadènes trop fades, il ne lui reste que celle-ci. La mince lieutenant du Semeur de Chaos. Elle n'est d'ailleurs pas indemne, comme tant d'autres. Mais elle est là, sur ses deux jambes, avec deux bras et suffisamment de doigts au bout des mains. C'est tout ce qui compte sur le moment.

    - Dagda ? Les humains seront bientôt sur nous. Ça me chagrine de l'avouer mais je ne crois pas que je serai capable de les combattre dans mon état…
    Sa mâchoire craque quand elle la referme, elle a probablement été malmenée quand elle s'est faite violer.
    - Peu importe, les humains vont venir. C'est inévitable. C'était même évident depuis le début de l'engagement. Non, même avant ça.
    Reprise de souffle juvénile sous les mèches rouquines.
    - Mais Dagda, tu es encore là ! Tout est encore possible.

    Elle se tourne vers lui et un vilain relent contamine l'atmosphère. Nécromancie. Le Gardien crisse comme un vieil arbre. Sa blessure l'affaiblit. La proximité de cet humain aux os contaminés qui se castagne avec l'ondine là bas devant brouille ses sens. Il ne doit pas perdre de temps.

    - Ça aussi ça changera bientôt.
    - Cette résignation ne nous ressemble pas. La fière race conquérante qui a mis à bas les fomoires…
    - Résignation ? Non, c'est juste une question de continuité. La feuille qui n'a pas conscience de l'arbre. Ce genre de chose.

    Les sourcils de Miyanne se froncent au-dessus du bandeau qui lui couvre les yeux. Elle n'a pas de raison d'aimer ça.

    - C'est le meilleur moment. L'ondine est occupée. Elle est la seule vraiment dangereuse, elle a compris comment me tuer. Les autres… hé bien je vais repousser les plus enthousiastes. Pendant ce temps, tu vas t'occuper du Chaudron.

    La majuscule pénètre directement son interlocutrice qui se raidit encore plus. Ses doigts glissent rapidement le long de sa béquille avec fébrilité. Le Chaudron. Pas besoin de rajouter de qualificatif pour comprendre que celui-ci n'est pas un simple ustensile de cuisine. Ce n'est pas le Grand Chaudron, ni le Dévoreur Sans Peine des Ames Vaincues Chaudronique, ni même le Puissant Cratère des Corps Renaissants. Non, c'est juste le Chaudron. Il n'y en avait pas avant et il n'y a rien eu de mieux après.
    La rousse reste agrippée à son bâton. Elle ne bouge pas, comme si ses nerfs se prenaient de catalepsie. Comme si ce réseau si fin, cet entrelacs complexe était en surcharge. Et quelque part, loin, très loin, à l'autre bout des fils, une paire d'yeux clairs s'illumine. Les lèvres fines de Mélanargie s'élargissent sur le plus gourmand et le plus matois des sourires. Sourire auquel fait peut-être écho en cet instant la voix sombre du Gardien.

    - Ce sera notre baroud d'honneur, Miyanne. Une dernière surprise pour nos invités.


    ***


    Plaquée au sol par cet hybride excité, Thrace ne perd du temps que parce qu'elle n'arrive pas à se concentrer correctement.
    Primo, il y a le fait qu'au départ, cette créature débraillée était une de ses connaissances. Certes, vague, mais dans son cas, elle ne peut pas vraiment s'attendre à mieux. Les tueuses voient rarement les gens dont elles se rapprochent plus de deux fois.
    Secundo, il y a le fait qu'elle soit clouée dans une tentative avouée mais incompréhensible de reproduction sexuelle en plein milieu d'un champ de bataille lui coupe un peu les pattes.
    Tercio, un mélange de fatigue, de coupures multiples et de la présence effarante de sa cible à quelques dizaines de mètres qui ne semble rien faire d'autre pour le moment que saigner silencieusement. Ce foutu Gardien qu'elle pourrait achever avec un peu de chance (peut-être ?). Les derniers échanges ont été infructueux de ce point de vue malgré ses meilleurs efforts. Maintenant, son épée-goutte est plantée quelque part sous ce linceul noir et elle-même, est plantée dans ce merdier. Elle a forcément dû se tromper quelque part.

    Mais elle n'a pas le loisir d'y penser. Le monstre d'os et de clics rapproche une nouvelle fois sa mâchoire pour l'embrasser ou la dévorer. Elle esquive d'un mouvement de tête brutal et plante son bras gauche serti d'écailles en terre, sur le côté. Elle se sert directement de ce point d'accroche pour se dégager, appuyant son effort d'un méchant coup de genou pour décoller le Kregg de sa position.
    La bestiole reflue sur le côté, se tasse et prépare une nouvelle attaque. Les restes d'une épée de glace encore en travers de l'épaule. Thrace se fait la soudaine la réflexion que c'est précisément là que Sakutei a été blessé dans le rêve de Javel. Ironie du sort, ça ne sert à rien. Mais c'est toujours satisfaisant de voir que sa mémoire des points faibles marche à plein régime.
    L'ondine ayant profité du petit flottement occasionné par leur séparation pour se relever, elle se décale maintenant à petits pas croisés, enjambant les traînées sombres de sang du Gardien sans même détacher les yeux de son adversaire. Le Kregg les évite aussi, pour des raisons qui lui sont sans doute propre. L'ondine n'a simplement pas envie de se saloper d'avantage mais l'autre est au plus profond de ce qu'on peut imaginer de répugnant. Alors patauger là dedans ne devrait pas lui poser de problème, sauf si…
    Thrace incline la tête sur le côté. Les prémices d'un plan. Elle croise les bras devant son visage découvert, reprend son souffle et passe à l'action.
    Elle fonce a moitié recourbée, change deux fois d'angle et passe sous la griffe géante qui s'étend instantanément dans sa direction. Facile. Coup direct, croc-en-jambe, elle plaque son bras gauche contre le torse du scribe et pousse pour le faire tomber. Les lames d'acier ouvrent une plaie irrégulière dans sa poitrine mais contre toute attente, il ne tombe pas ! L'espèce d'extension osseuse qui lui sert de bras gauche se replie à toute allure, sans s'arrêter, le coude pivote à plus de 180 degrés et le membre antérieur se plante en terre pour prévenir la chute.

    - Merde !

    Le coup de pied cueille l'ondine dans le ventre et la force à reculer. Elle se réceptionne sur un crachat acide, serre les dents et se relève à temps pour éviter la suite. Elle se frappe le front du plat de la main. Cette saloperie de Kregg n'est pas un être humain bon sang ! Elle doit cesser de penser avec les limites communément admises pour les quadrupèdes. Ce truc est plus résistant, plus modulable et plus vif que tout ce qu'elle a connu. Enfin, presque tout. C'est un mélange tordu de phénomènes étranges qu'elle connaît déjà.
    Les fomoires vont beaucoup plus loin dans la contrefaçon d'organisme. Elle pare, claque sa main sur la pince-faux et tire assez sèchement pour arracher ce qui doit être un gros radius. L'autre rugit. Bonne voie. Elle se décale, feinte vers le bas, écope d'une estafilade sanglante sur sa pommette jusque là miraculeusement intacte et parvient, pour ce prix, à coincer momentanément le "poignet" du Kregg sous sa botte. Pressant d'un coup sec sur son genou des deux mains, elle est récompensée par un bruit de craquement prometteur. Avant même que l'autre ne recule, elle l'attrape à nouveau par le bras et lui arrache un autre morceau d'os brisé. Elle sourit. Le copeau se plante en terre quand elle le relâche entre ses bottes. Le son mat est très satisfaisant.
    Il y avait aussi le druide. Cet homme bestial dont la forme hésitait sans cesse entre les deux aspects. Il n'était ni l'un ni l'autre. Toujours les deux à la fois. Toujours quelque part dans son dos. Et pourtant, elle est parvenue, un bref instant, à prévoir ses mouvements.
    Le kregg contre-attaque brutalement. Son membre à peine diminué semble croître encore et devenir toujours plus pointu à mesure qu'il s'élève au-dessus de sa tête. Replié trois, non quatre fois. Thrace fléchit les genoux, écarte légèrement les jambes et déploie ses deux bras de chaque côté. Le piqué magistral dont elle fait les frais était prévisible. La pointe effilée manque quand même de peu de l'épingler mais elle voulait tenter sa chance à cet instant précis. Elle ne va quand même pas se laisser impressionner par un truc qui confond caresse avec agresse. Passant donc juste au ras, elle se colle au contact et utilise très brièvement sa forme vaporisée pour passer au travers du Kregg. C'est désagréable, dangereux et délicat. En franchissant les ramifications complexes et torturées de cet amas d'organes vampirisés, elle touche le cœur du problème. Et quand elle se reforme dans son dos, elle est armée d'une nouvelle connaissance sur la nature de la créature. De ça, et d'une dague givrée luisant d'une froide luminescence. Encore un peu évaporée, elle rate son coup. La lame de glace ne se plante pas là où elle voulait sectionner la colonne vertébrale mais juste à côté. Probablement dans un rein, mais pour cette chose, ça ne change rien. L'ondine couine, elle a du mal à retrouver ses repères. Le Kregg se cambre violement en arrière et étale la tueuse d'une verte claque. Thrace se relève une fois de plus, titube et frappe du tranchant de la main sans trop regarder. Le coup porte. Elle contre la riposte mais n'arrive pas totalement à se reconcentrer.
    Il y avait aussi Acier, l'élémentaire dont elle porte désormais la marque. Lui aussi n'était pas humain. Elle l'a combattu dans un environnement totalement noir et froid. Elle aurait pu y rester dix fois mais au final, elle l'a plus ou moins vaincu. Enfin, pas vraiment en fait, mais elle préfère se dire que c'était une demi-victoire plutôt qu'une demi-débacle. Acier était impitoyable et sadique mais elle l'a eu à son propre jeu.
    Attaque frontale, elle pivote de côté, la parade fuyante qu'elle lui oppose gaspille les efforts du Kregg. Il ne se fatigue pas pour autant. Il continue à la harceler et elle continue à lui échapper sans parvenir pour le moment à placer d'autres coups. L'opportunité vient en une fraction de seconde. Du coin de l'œil elle remarque une infime erreur de placement. Le Kregg se garde trop bas. A peine trop bas. Suffisamment pour une…

    - OUVERTURE !

    Le cri de Thrace semble surprendre le monstre qui se fige. C'est encore mieux ! Elle attaque du gauche, il bloque en croisé. Elle renchérit du droit, il l'intercepte. Ils avancent et reculent ainsi, les bottes labourant le sol. L'ondine respire fort, les sourcils froncés, le regard pénétrant. Le Kregg halète comme au début, rauque. Ses yeux verts n'évoquent que la rapacité. Tiens, Sakutei avait les yeux marron non ? La moue boudeuse et résolue de la fille aux mèches noires se contracte sur un effort ultime. A ce petit jeu de membres entrecroisés, elle connaît plus de prises et de clés que l'autre. Elle force la créature à plier le coude, abaisse son bras droit et se faisant s'ouvre la voie. Les écailles d'acier surgissent au moment où elle écarte violement les deux bras en ciseau ; l'un en descendant, casse définitivement la défense du Kregg et l'autre en remontant, lacère cruellement son visage.

    - Désolée Sakutei, murmure Thrace lorsqu'elle recule.

    L'œil droit en purée, le nez écourté et une bonne partie de la joue qui pend comme un bout de viande frais… ce n'est vraiment pas beau à voir.
    Sur le côté, des soldats montent à l'assaut. Au moins, ils n'interfèrent pas. L'ondine rejette ses cheveux en arrière. Le kregg est aveuglé pour quelques secondes, c'est le moment. Elle ne bouge pas. C'est le moment bon sang ! Mais alors même qu'elle arme sa main d'une de ces épées si froides qu'elles engourdissent la paume, elle ne peut pas s'empêcher d'avoir elle aussi des problèmes de vision. La vie est injuste. Ça lui serre la poitrine. Chassant cet accès de larmes d'un revers de main agacé, elle se repend.

    - On se verra chez ma mère.

    Trop tard ! Le monstre s'est repris. Mais dans sa précipitation à en finir, il lui présente justement ce qu'elle sait devoir atteindre. L'ondine l'empale précisément, méthodiquement et absolument sans faille, là où elle a localisé le cœur des ramifications de la créature en la traversant un peu plus tôt. Ce n'est pas son cœur non. C'est totalement ailleurs. Et très bizarrement, c'est son poignet. Un endroit qu'on transperce rarement, mais quand même, pas forcément l'endroit le plus sûr. Etrange. Tant pis. Le Kregg s'arrête de papillonner au hasard. Il se fige. Sa mâchoire se décroche un peu plus. Il hoquette.

    - Mara.

    Et tombe face contre terre. Debout, un pied de chaque côté de la bête, Thrace est dévastée, comme mise à nue. Découpée en contrejour, silhouette noire sur fond de ciel blanc, cheveux au vent par paquets, poing serrés, tenue souillée. Son atermoiement est néanmoins de courte durée, coupé en pleine montée par une voix outrageusement famillière : "Ha. Bien vu. Je me sens un peu mieux, quoiqu'en moins bien."

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  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Mercredi 22 Août 2012 à 00:20

    Reprise, enfin !

    J'ai eu plein de cafouillages, calages et comme à chaque fois, c'est toujours un peu difficile de se remettre dans le bain alors justement que les choses arrivent à devenir sacrément compliquées x).

    Cela dit, une avancée de plus dans les tribulations de Thrace, Sakutei et (un peu) Mélanargie. La suite ne devrait pas tarder me dit-on dans mes grands moments. Mais je n'ose plus faire de promesse, ça devient ridicule :P.

    Bon, la suite demain !

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