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Chapitre 66 : Le Festin de Mara : Reliefs (3/3)
Je pousse un soupir. Je ne me souviens même plus pourquoi je suis ici. Quel était le plan d'origine ? Comment cet enchaînement de petites causes bénignes a pu aboutir à des conséquences aussi gargantuesques ? Et surtout, surtout, comment se fait-il malgré tout le mal que je me suis donné que je me retrouve relégué en arrière plan. Là, assis sur le côté à même le sol, tutoyant du bout des doigts les tiges folles de quelques herbes rescapées au lieu d'empoigner le bouquet complet à pleines mains. Je suppose que ce sont des choses qui arrivent.
Plus surprenante en revanche est la démission de Thrace. La charmante tueuse de chêne est lovée dans son propre abandon. La tête basculée entre les genoux, le visage enfoui sous une masse de cheveux sales. Elle aussi, soupire pas mal.
Je tourne la tête. A gauche, en contrebas, les armées unifiées de Maille sont en proie à cet état très étrange qui caractérise les fins de batailles. Les derniers îlots de résistance ne laissent pas assez de place pour tous les va-t'en-guerre. Certains trépignent. Mais la plupart lèvent leurs armes pour acclamer tel ou tel capitaine. Les vivats fusent en un grondement assourdissant qui couvre le fracas des armes. Le soleil joue sur la moindre cuirasse, gantelet, lame, couvre-chef métallique ou boucle, dotant ces effusions de joie de reflets éblouissants.
Et à droite, un peu à l'écart de toute cette sémillante furie, le Gardien se fait répandre. Ils sont de plus en plus nombreux autour de lui à lui enfoncer des ustensiles pointus dans le corps. La cape d'ombre qui l'environne semble s'être carrément liquéfiée. Elle coule, elle suinte par terre comme une boue dégueulasse. La gigantesque stature du meneur des thuadènes a fondu comme… comme une masse de beurre de boue au soleil. Il a perdu sa superbe, il a perdu sa terreur. En ce moment, il n'est plus qu'une carcasse sèche en train de se faire maltraiter, luttant à quatre pattes. N'opposant plus à ses assaillants que sa vitalité hors du commun. Et ils galèrent ! Ils bûcheronnent, ils tailladent mais ils ne parviennent pas à le mettre définitivement à terre. Sa tête cornue dodeline pauvrement mais pas un coup d'épée ou de hache ne parvient à la trancher. Les gars sont torse nus, muscles bandés, couverts de cette substance noire et pâteuse, ils s'acharnent.
Ils se relaient même. Les encouragements galvanisent ceux qui se la donnent devant tout le monde. C'est un monde étrange l'armée… pas une fille à l'horizon et pourtant ils font tous de leur mieux pour s'impressionner les uns les autres.
- J'espère que Mélanargie ne va pas considérer ça comme un motif de rupture de contrat…
Ah si, pardon, il y a Thrace bien sûr. Mais elle est tellement étrangement effacée que je doute que quiconque l'ait remarquée.
- Qu'est ce que tu veux dire ?
- C'est moi qui devait tuer le Gardien, rétorque t-elle entre ses genoux.
- Ça a l'air de bien se passer de ce côté.
Et puis une onde de perplexité me taillade la cervelle de long en large.
- Attends… Mélanargie t'a engagée pour tuer le Gardien ?
Elle grogne.
- Pas engagée. Forcée.
- Mais pourquoi ?
- Parce qu'elle m'a volé…
- Non je veux dire, pourquoi le Gardien ?! Précisément celui que je cherchais à rencontrer !
Thrace ne répond rien. Elle relève simplement la tête, me lance un regard boudeur et se tait. Je ne lui prête pas l'attention que je devrais parce qu'au devant, la situation prend un autre tour.
- Par Mara, regarde ça.
La cape d'ombre du Gardien est lacérée. Il n'en reste que des lambeaux vaporeux qui se dissipent rapidement. La silhouette a encore diminué de taille révélant un petit corps recroquevillé sur ses avant bras. La pauvre est en charpie. Elle ne paye vraiment plus de mine et pourtant il émane encore d'elle un soupçon de cette force vitale qui imposait le respect. La Gardienne bascule sur le flanc. Les soldats lâchent un hourra unique retentissant. L'un d'eux, un grand costaud parvient à lui asséner un coup de hache suffisamment violent pour la faire valdinguer en avant. Elle se retrouve à quelques mètres de moi seulement. Elle se fait retourner par un coup de botte. Les bras cassés, les mains dressées vers les hauteurs, elle semble vouloir griffer le ciel. Ou bien étreindre tout ce qu'elle ne peut plus saisir. Sa poitrine est encore agitée de spasmes violents.
Je réalise alors que la gardienne est blonde. Je ne sais pas comment ce détail avait pu m'échapper jusque là… Sa tête bascule en arrière lorsqu'un lancier maigrelet au nez empâté lui enfonce une autre arme de hast dans le ventre. Elle gémit, tressaute. Sa bouche dégobille d'un sang vermillon. Parfaitement rouge. Le genre de rouge que personne ne découvre jamais dans ses veines. C'est un sang qui respire la santé, l'air pur et les promenades en montagne. Et je ne sais toujours pas pourquoi ces images me viennent en esprit alors que j'assiste, impuissant et médusé, au charcutage sauvage d'une inoffensive thuadène.
Tout en moi s'indigne contre ce crime. C'est une offense. C'est monstrueux. Sans le vouloir, je croise alors le regard bleu glacé de la Gardienne. Ça me pétrifie, je me détourne sur un frisson. Thrace continue de regarder la scène. Je ne sais pas ce qui passe derrière ses yeux à elle, mais elle tire une tête que je ne souhaiterais même pas voir à un enterrement. L'ondine qui rêvait d'être une humaine ?
Et malgré tout, malgré l'état repoussant de son bras gauche en charpie, malgré l'odeur entêtante de sang séché et de sueur acide qui monte de son corps, malgré ses répliques mordantes et l'hostilité virulente qu'elle manifeste à propos de tout, je me prends à la trouver ravissante.
Elutrine… c'est toi qui me fais ça encore ?
Pas de réponse. Le Kregg est calmé pour un moment. Alors ça vient de moi ? Ou alors c'est un effet de contamination long terme. Elutrine a cherché à implanter en moi des sentiments qui ont finalement éclos ? Je secoue la tête. Non, je suis terriblement capable de produire ma propre irrationalité. Je m'en tire très bien tout seul pour ce genre d'incongruité. Fatalement je suis en train de sourire benoîtement quand elle remarque mon regard. Elle se raidit.
- Quoi ?!
Pris en défaut, abruti de fatigue, je bafouille quelque chose de convenu. Elle rougit très légèrement. Un point pour moi. Sifflement. Impact sourd.
Elle se raidit encore d'avantage. Je tique. Ses yeux s'agrandissent d'un coup, elle tente de porter une main vers sa nuque mais se retrouve à gesticuler brièvement avant de s'affaler en avant sur un hoquet gras. Elle vomit.
- THRACE !
Je suis debout avant d'avoir respiré, je la tiens avant d'être arrivé près d'elle et je remarque la petite pointe fichée entre ses omoplates avant même de me douter qu'elle vient de se faire attaquer. Un stylet très fin que j'arrache d'une main, agrémenté d'un petit ruban noir. Mauvais présage. Je tourne la tête en tous sens, ce dard serré à m'en faire mal au creux de ma paume. Rien, trop de monde en vue. Qui ? Mais Qui ?!
Je relève la tête de l'ondine et par un jeu de contorsion un peu compliqué, parvient à la caler au creux de mon coude.
- Thrace, Thrace, tu m'entends ?!
Thrace terrassée par une blessure aussi minime ? Ridicule. Du poison ? Merde. Elle est plus pâle que tout à l'heure non ? Attends, ne laisse pas ton imagination d'emballer. Chiasse ! Y'a fallut que ça arrive maintenant ! Elle respire ? Je crois. Je ne sais pas. Je vérifie en approchant mon oreille de ses lèvres crevassées de soif. Oui. Faiblement. Quel genre de substance a un effet aussi fulgurant ? Ses yeux sont révulsés. Elle n'a aucun tonus. Bon sang ! Elle va mourir !
Tags : tete, thrace, gardien, moi, sans
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Commentaires
Qui est le lanceur de dards ? La réponse existe dans les chapitres précédents ! Un indice, c'est dans le chapitre 42 (et ailleurs, mais c'est surtout dans le chapitre 42).