Bon, nous savons tous que l'esprit naît en même temps que le corps. C'est une chose tellement banale que ça me navre d'avoir à le dire. D'ailleurs si quelqu'un a une question ou une incertitude à ce sujet, il serait profitable qu'il prenne conscience tout de suite du superflu et de l'indésirable que sa présence peut revêtir ici.
Bien, donc en ce qui concerne les liens originaux entre un corps et son esprit d'origine, ils sont si forts et si étroits qu'il est particulièrement difficile de les outrepasser. Il est pourtant possible de posséder un corps, on a vu le cas chez certaines espèces de démons. Il est donc avéré que si l'on impose un esprit doté d'une plus grande volonté à un corps, celui-ci peut en prendre le contrôle, temporairement ou définitivement.
Mais ce n'est jamais bien stable ! L'esprit d'origine que nous appelons "âme" par commodité bien que cela ne corresponde à rien (et personnellement je trouve ce mot ridicule) luttera continuellement pour se réapproprier sa place légitime. Les liens qui unissent un corps à son âme seront toujours plus profonds qu'avec l'esprit possédant.
C'est un point que vous devez toujours garder en tête ! Toujours ! Evidemment, l'idéal serait d'implanter un esprit exactement en même temps que l'âme. De cette manière, le contrôle serait parfaitement partagé… du moins c'est ce qu'on suppose puisqu'à ce jour, personne n'y est parvenu.
Nous allons maintenant traiter des expériences sur les femmes portantes menées par le Maître ès Source d'Âme Hidelmark…
Extrait d'un cours de l'Université Noire.
J'arpente un couloir obscur et tortueux aux murs délavés enduis d'un torchis jaunâtre. La lumière est sale comme un vieux linge. Le silence est épais comme de la résine sèche. La moindre de mes articulations est cristallisée, piégée dans une toile de verre. Je suis une âme errante lardée d'aiguilles, ensuquée dans son apathie moribonde.
A un bout du couloir, il y a quelque chose que je ne veux pas évoquer. Ou plutôt que je ne peux pas. Et à l'autre bout…
- … crois qu'il se réveille…
Le son d'une voix, je perçois des formes colorées. Oui je cligne des yeux et tout redeviens familier !
- Attends Javel.
Cette voix. Ce nom, je connais ce nom. Je reconnais le crépitement de torches, le raclement de semelles sur un sol de pierre. Mes poumons semblent s'emplir pour la première fois des odeurs de cuivre, de cuir et de cuisine… pas forcément dans cet ordre. Mes tympans vibrent au tintement caractéristique du métal. Le sifflement d'une lame qui fend l'air. Ah oui… et la piqûre trop familière d'une pointe contre ma gorge.
Oui, tout me reviens, quel délice ! Hé… mais
Je cligne des yeux comme un hibou. Je suis allongé sur une couche moelleuse, ma tête sur un oreiller et ma pomme d'adam contre une épée ! Il ne m'est pas bien difficile de reconnaître son porteur vu qu'il se situe à deux bonnes longueurs de bras de moi, à l'autre bout de sa lame étincelante et démesurée.
Blond a en faire pâlir les donzelles, mais il n'aime pas les femmes. Elégant et distingué mais je le sais capable des pires sauvageries. Mon ami, mais ses traits sont menaçants.
- Maille ! Qu'est ce que tu fous ?! C'est pas une façon de réveiller les gens ça !
L'équivalent d'un soupir de soulagement collectif traverse la pièce. Maille retire son arme d'un moulinet extravaguant et la pose sur son épaule, pointe vers le bas.
- C'est bon, c'est lui.
- Evidemment que c'est moi ! Qui tu t'attendais à trouver derrière ma figure ? L'archidémon des enfers lubriques ?
- Pas de doute, c'est son genre de sarcasme ça, renchérit le petit vieillard presque chauve qui se tient à ses cotés ; Javel.
- Oui hein, une lamentable habitude, tu devrais t'en défaire, Sakutei.
Je grommelle quelque chose tout en me redressant. Bon sang, j'ai un de ces mal de crâne moi ! C'est en voulant me frotter les yeux que je reprends conscience que mon bras gauche… n'est plus mon bras gauche. Le Kregg, Elutrine je crois, a pris sa place depuis plusieurs jours maintenant. Ce constat me tire un juron frustré.
Avec une mimique désolée, Maille dépose son épée de géant contre un mur et lève les deux mains au ciel :
- Et bien, il est réveillé !
Je me fends d'un rire sarcastique tout en regardant autour de moi. C'est une pièce assez basse dont les parois semblent faites de pierre naturelle. Une grotte donc. Bon, nous étions dans une grotte… nous y sommes toujours visiblement. Pas de surprise, les thuadènes vivent sous terre, c'est vrai.
Il y a quatre couchettes. L'une d'entre elles au fond est encore occupée par une forme noyée dans les ombres. Pour le reste, des tonneaux, un tas de breloques qui ressemblent à notre équipement. Javel est assis juste devant, probablement occupé à les trier. Et puis une table chargée de nourriture et de pichets.
Il y a aussi un gros vide dans ma mémoire, ou plus exactement une grosse incohérence que je soupçonne d'être à l'origine de cette abominable roulement de tonnerre dans ma tête.
- Je… qu'est ce qu'on fait ici ? Que s'est-il passé ?
- Ah, les questions… Javel je te le laisse.
Le vieux hausse les épaules et relâche quelque chose sur la table avec un bruit sourd.
- Est-ce qu'il faut vraiment lui expliquer ?
- Il faudra bien un moment ou à un autre.
- Hé ! Ça vous dérangerait de parler comme si j'étais parmi vous ?! Je ne suis pas un gamin hein !
- Ha ça… lâche t-il d'un ton dubitatif.
Javel fait claquer ses vieilles paumes sèches sur ses cuisses et tracte sa chaise vers moi.
- Bon, je vais t'expliquer alors.
Je me cale contre le mur en position assise et lui lance un regard qui exprime diverses choses… entre autre le fait que ce n'est pas le moment de me prendre la tête plus qu'elle ne l'est déjà.
- Fais simple Javel.
- Bon. Nous sommes morts. Tombés dans une embuscade thuadènes. Ils nous ont écharpés et maintenant ils nous ont ressuscités. On ne sait pas pourquoi ils ont fait ça.
Il me regarde par-dessous. Je suis sûr qu'il a envie de sourire ce salopard ! Mais j'accuse le coup avec la lucidité de quelqu'un qui vient d'écluser un tonneau de bière. C'est-à-dire que je ne me rends pas encore compte de ce qu'il vient de m'envoyer en pleine figure.
- Oh très bien. Et puis-je savoir pourquoi Maille m'a accueilli de la pointe de son épée ? (J'ajoute à mi voix). Je le sens un peu chamboulé non ?
- Nan, nan, tu n'y es pas Sakutei. C'est toi qui es chamboulé.
- Je vais très bien, merci. Dis-je, légèrement vexé.
Son index tapote sèchement sur mon bras gauche que je rétracte soudainement comme s'il m'avait mordu.
- Ça te parle n'est-ce pas ?
- Ça ? Tu veux dire Elutrine ?
- Oh… il s'est donc même affublé d'un nom. C'est pire que ce que je pensais…
- Quoi ?! Vide ton sac à la fin !
- Le Kregg bougre d'ahuri ! Le Kregg prend possession de ton corps ! Ne me dis pas que tu ne t'en rends pas compte, me postillonne t-il au visage avec une soudaine ferveur.
Javel se lève et va se servir à boire sur la table. Maille s'avance de quelques pas pour prendre le relais, s'appuyant des deux mains sur le dossier de la chaise que le vieux rêveur vient de quitter. Le duc est habillé de frais, tout en blanc comme à son habitude, mais la facture de ses vêtements m'est inconnue, tout comme l'est celle des miens ou de Javel.
- Quand tu t'es réveillé. Tu étais totalement possédé par cette chose. Tu t'es même battu contre un thuadène. (Tu as perdu bien entendu). On avait peur que tu ne nous reviennes pas et comme l'autre est du genre agressif… et bien on a pris nos précautions.
Je m'apprête à répondre mais Javel m'interrompt en faisant claquer son gobelet sur la lourde table.
- Et il y a autre chose gamin ! Quand on t'a remis une nouvelle tunique, on s'est aperçu de la progression du parasite. C'est assez inquiétant !
Soudainement alarmé par leur ton et leurs paroles, je porte inconsciemment une main (la droite) vers ma poitrine. La pulpe de mes doigts confirme une chose que je savais déjà au plus profond de moi sans y avoir encore accordé l'attention qu'elle mérite. C'est quand même avec une bonne dose de fébrilité que je soulève le tissu fin pour regarder.
L'os ! L'os s'est propagé ! Je regarde mon épaule, pareil. L'intégralité de mon bras ainsi que mon pectoral gauche sont recouverts par cette pellicule dure et lisse. Elutrine s'est appropriée presque la moitié de mon torse…
Et en fermant les yeux, j'en ai presque la certitude, je peux sentir les filaments du parasite puiser au sein même de mon cœur. A chaque battement, j'offre autant de sang à mon corps qu'à mon hôte…
Oui, et maintenant leurs vies sont intimement liées !
Tu es là ?!
Elle est toujours là, confirme t-elle avec l'ombre d'une joie perverse.
Voyant mon air soudainement affolé, Maille et Javel s'avancent tout deux pour me soutenir. L'un des deux tient un couteau dans sa main. Je lève la mienne pour les calmer avec un gros mensonge :
- Je vais bien, je vais bien.
- Hmm.
- Ça fait combien de temps au fait ?
- Je ne sais pas trop, me répond Maille, pas trop longtemps a priori sans quoi nos corps auraient été ravagés. Non, je dirais un jour, tout au plus.
- Un jour…
Basculant les jambes par-dessus le lit, je me prends la tête entre les mains, avant de retirer la gauche dont le contact m'irrite plus qu'il ne me soulage.
- Vous n'avez pas quelque chose à boire ?
- Ah ah ! Je savais bien que tu retrouverais le sens des priorités.
Maille me tend un gobelet remplit à ras bord d'un liquide coloré que je vide d'un trait. Nom de la déesse, c'est fort à m'en arracher des larmes !
- Encore.
Quelques minutes plus tard, je me sens à nouveau de taille à affronter le monde en position verticale.
Elle aussi ! Elle aussi !
La ferme.
Roooh il est triste d'être encore en vie ?
LA FERME !
Je me redresse difficilement, titube un instant sur mes jambes, refuse les mains tendues et finis par réapprendre à marcher. L'alcool a réveillé plusieurs choses en moi, y compris une fringale de tous les diables. Alors pourquoi attendre ? Je m'attable sans façon et entreprends de tirer les plats vers moi. Yurk, boullie d'avoine et viande sèche… je pensais que les thuadènes étaient plus francs sur la ripaille. Enfin tant pis.
- Y'a rien de mieux ?
- Ce sont nos provisions. Il vaut mieux éviter de manger quelque chose qui vient d'ici crois moi.
- D'ici ? Heu… bon quelle est l'histoire ?
- Comme on te l'a dit, les thuadènes nous ont ressuscités. Il se passe des choses étranges dans le coin.
- Sans blague, lâché-je en faisant glisser une bouchée de viande par une généreuse rasade de ce vin âpre mais revigorant.
- Ils nous ont rendu tout notre équipement… en fait ils l'ont même réparé. (Javel se gratte le front, visiblement ennuyé).
- Bah si c'est ça qui t'inquiète… Je m'interrogerais plutôt sur les raisons qui les poussent à nous garder en vie finalement. Leur première position à notre égard était bardée d'arguments plutôt percutants…
Javel hausse les épaules et Maille se met à siffloter un air étrange. Nerveux, je tambourine sur la table en essayant de me creuser les méninges. Et c'est à cet instant que je m'aperçois qu'il n'y a rien de plus difficile que de penser à sa propre mort que l'on sait avenue… tout en éprouvant le fait d'être encore vivant après. Le paradoxe a de quoi faire gicler la cervelle par les oreilles alors moi aussi, à l'instar de mes compagnons, je laisse glisser cette question pour ne pas associer d'idées qui cognent dur sous le crâne.
A la place, je me lève et procède à quelques étirements, constatant avec un certain soulagement que mon corps ne semble garder aucune trace de cette épreuve. En fait je me sens particulièrement en forme… si ce n'est moralement. Je m'en ouvre à Javel, notre spécialiste en phénomènes étranges.
- Leur guérisseur est venu nous voir il y a quelques heures. Je crois que le coup de fouet que tu ressens est lié aux résidus de la puissance créatrice qui nous a ramené à la vie. Ça devrait passer progressivement, jusqu'à ce que tu retrouves ton apathie habituelle. Ses dents inégales se dévoilent sur un sourire particulièrement narquois… Qui a dit que j'étais le seul à faire de l'ironie ? Je me pince l'arrête du nez.
- D'accord, d'accord, n'en parlons plus…
Maille nous interrompt tous les deux en s'emmitouflant jusqu'au menton dans une cape d'un brun plutôt inhabituel sur lui.
- Bon j'y vais.
- Tu y vas ? (Je m'ébroue) Tu vas où ??
- Chercher quelque chose…
J'ouvre la bouche mais il me plaque son index sur les lèvres, ce qui me fait bien évidemment reculer avec un sursaut.
- Désolé mon bon Sakutei, tu demanderas à Javel de te raconter.
- Ne m'appelle pas comme ça !
- Ah, ça me fait plaisir de te revoir !
Et voilà qu'il m'ébouriffe avec une affection encombrante. Je ne suis jamais à l'aise quand Maille devient expansif. Ses préférences sexuelles me sautent toujours à la figure dans ce genre de situation.
Il tire l'anneau de la porte et déclenche un courant d'air frais qui vient nous lécher le visage. Notre "chambre" s'ouvre sur le coté d'un couloir plutôt obscur… ce qui ne m'apprends rien de révélateur.
Un coup d'œil à gauche, un coup d'œil à droite, un clin d'œil mutin à notre adresse et il disparaît comme un voleur, ou plutôt comme un gamin parti chaparder des pâtisseries en cuisine. Diantre, j'en suis déconfit ! Un jour je comprendrais ce type…. un jour mais pas maintenant.
Comme je tourne la tête vers Javel, ce dernier interpose sa paume et hoche du menton.
- Nan pas maintenant gamin, je dois y aller moi aussi.
- Vous avez pris la courante tous les deux ? Dis-je d'un ton pince-sans-rire.
Le claque magistrale que je reçois sur les doigts me fait littéralement bondir en arrière. Ouahouuu ! Quand est-ce qu'il a retrouvé sa canne lui ?! Le rêveur s'approche dangereusement de moi et me démontre en quelques syllabes qu'il n'a pas perdu non plus son haleine de vieillard.
- Dis moi toi qui engloutis nos provisions sans te poser de questions, tu n'a pas remarqué qu'il manque quelqu'un ?
- Javel… faut vraiment que t'arrête de manger de l'oignon…
- KAGEISHA ! Oui, il est là…
Sa canne se pointe à l'horizontale pour désigner la quatrième couchette renfoncée dans la caverne. Oh oui, je vois.
- Nan tu ne vois pas.
- Mais je n'ai rien dit…
- Avec tes yeux, pas besoin de langue, gamin. T'es encore plus expressif qu'un ondin.
Je ne sais pas pourquoi il a choisit cette comparaison, mais par association d'idées, mon cœur fait un bond pour le moins inattendu dans ma poitrine. Je me sens subitement tout fébrile et me laisse entraîner par la main sèche du vieux rêveur.
C'est bien Kageisha qui dort au fond. Mais là où les traits d'un dormeur sont relâchés et paisibles, les siens sont crispés, déformés et tordus sur une grimace de douleur qui me met mal à l'aise même dans la pénombre.
Connaissant le goût pour le moins limité de mon interlocuteur pour les questions, je décide sagement d'attendre qu'il éclaire ma lanterne. Ma tactique porte ses fruits bien plus rapidement et efficacement que si j'avais ouvert la bouche… sans oublier l'amélioration notable de ne pas recevoir un autre coup de canne au passage.
- Comme tu le sais, Kageisha n'est pas un humain.
- J'avais remarqué qu'il lui manque un certain nombre de choses pour ça oui…
Son œil gauche roule d'une manière vraiment mauvaise et je lève les deux mains en un geste d'apaisement. La fermer. La fermer.
- Kageisha est une créature de mon esprit. Normalement il n'aurait pas pu survivre après ma mort. En fait, vu qu'il a été tué lui aussi, il n'aurait pas pu revenir à la vie sans que j'y sois pour quelque chose. Mais ça n'a pas été le cas, la magie qui nous a tiré de… là est tellement puissante que cette loi a pu être outrepassée.
- C'est pour ça qu'il souffre ?
- Je ne le ressens plus. Nos liens ont été tranchés net et crois moi, ça n'a rien d'une partie de plaisir.
- Je vois.
- Non tu ne… (Son regard s'arrête soudain sur mon bras gauche, il se passe un de ces instants où le silence engloutit toutes les pensées et puis tout reflue). Oh peut-être que si, après tout, peut-être que tu vois ce que je veux dire. (Il s'étire prudemment et plaque sa main sur la poitrine inerte du guerrier). Moi je suis vieux et ce genre de douleur… hé bien je l'ai déjà connue. Mais j'imagine que pour lui…
- Alors qu'est-ce que tu dois faire ?
- Je dois rêver et tenter de le retrouver. Je ne sais pas si ça va marcher, mais c'est tout ce que je peux faire pour lui.
- Quoi… roupiller ??
Je ne sais pas combien de temps s'est écoulé avant que je ne sente plus la marbrure cuisante que m'a laissé le dernier coup de crosse de ce pépé déjanté. Je suis affalé sur un siège, berçant un gobelet de vin contre mon ventre. Javel et Kageisha sont couchés, Maille est volatilisé et je me retrouve donc tout seul… avec beaucoup de questions gênantes et bien peu de réponses.
Voir le vieux rêveur allongé et totalement immergé dans son monde intérieur ravive en moi des souvenirs qui me semblent dater de plusieurs années. Je me remémore cette étrange journée où je l'ai vu pour la première fois, lorsque Mélanargie m'a propulsé dans cette histoire…
Cette petite introspection n'apportant que de la morosité, je fais bruyamment claquer ma langue contre mon palais avant de prendre une décision. Apparemment, nous ne sommes pas prisonniers, alors autant sortir.
Par acquis de conscience, je pioche quand même un petit couteau dans le tas de matériel. Et à l'instar de Maille, je me dégotte également une cape brune qui semble si bien s'harmoniser avec l'environnement sombre des grottes. Pendant que j'y suis, je boucle le ceinturon de mon armure histoire de pouvoir y pendre une gourde de vin et d'y glisser ma redoutable lame de cuisine. Tremblez mortels, Sakutei est de retour ! Bon…
Dissimulant Elutrine sous les pans du manteau, je tire l'anneau avec conviction. Quoiqu'il y aura derrière cette porte, je suis prêt !
A peine les gonds grincent-ils que je manque de me décrocher la mâchoire.
- Heuuu…
Evidemment, je ne m'attendais pas à tomber nez à nez avec quelqu'un… une femme qui plus est. Là, plantée JUSTE DERRIERE le penne. En fait, elle a l'air aussi surprise que moi, je la saisis le poing levé, au moment où elle allait toquer.
- Tu sortais ?
Une série de cliquetis accompagne sa question. Le tutoiement me surprend mais je n'y attache pas d'importance sur le moment.
- Heu, oui…
- Pas de problème, je venais voir si vous n'aviez besoin de rien là dedans.
- Ah… heu d'accord. Bien.
Comprenons nous bien, ce n'est pas le fait d'être en face d'une femme qui me déstabilise au point de faire un étalage misérable de mes réparties les plus fleuries. Non, c'est surtout son allure et son aplomb qui me laissent pantois.
Son visage pâle ceint d'un bandeau de cuir brun n'est pas véritablement beau. Ses traits sont trop prononcés et ses pommettes trop anguleuses à mon goût, mais elle possède un certain charme au niveau des fossettes de ses joues.
Elle porte une tunique verte toute simple retroussée de gris et surmontée d'un genre de drapé du même ton qui couvre ses bras nus. Sa robuste ceinture fait au moins trois ou quatre fois le tour de ses hanches étroites et semble peiner à soutenir l'épée dont elle est affublée. J'ai du mal à savoir si je suis en présence d'une jeune femme acète, d'une gamine à peine sortie de l'adolescente et encore mal dans sa peau, d'une gardienne de prison aigrie ou d'une combattante qu'on aurait abandonnée quelques mois sans nourriture.
- Tu viens de te réveiller hein…
La guerrière passe une main dans sa courte tignasse d'un roux flamboyant, ce qui me permet de constater qu'elle porte une quantité invraisemblable de bracelets qui tintent au moindre de ses mouvements.
- Oui voilà.
- Bon, si tu as besoin de quelque chose tu n'auras qu'à demander. Je suis Morgane, c'est moi qui m'occupe de… (Sa main voltige avec légèreté) bah un peu tout ici.
- D'accord… merci.
- Bon je te laisse.
Elle fait volte face et me laisse un peu perdu dans une fragrance de plantes sauvages et des carillons plein les oreilles. Et là, après cette apparition plus vivante que la vie, je me sens plutôt sale et grossier. Mais je finis par retrouver assez de consistance pour l'interpeller au dernier moment.
- Heu, je voudrais me laver !
Oui c'est réellement la première chose qui m'est venue à l'esprit… La dénommée Morgane est déjà presque effacée dans l'obscurité mais je la vois de dos détendre son bras droit pour me faire signe. Bon… suivez les grelots en somme.
Pendant que je lui emboîte le pas à distance, je me demande si je viens de voir une thuadène… probablement oui. Hé c'est que je risque d'en rencontrer par ici. Elle serait donc une elfe, comme disent les habitants du Delta. Curieux comme ça semble beaucoup plus banal que dans les histoires. Encore que ce ne soit pas l'adjectif le plus approprié. Mais quoi, on parle la même langue, elle m'a semblé très familière et pas tellement différente des humaines, hormis sans doute pour la menace mortelle de son épée et cette étrange impression que la vie se déverse à gros bouillon en elle.
Je finis par la rattraper devant une ouverture joyeusement éclairée par… la lumière du jour !
Après toute cette pénombre, le contraste est saisissant. Je fais quelques pas dans l'herbe foulée qui borde l'ouverture avant de réaliser quelque chose d'importance : cette sortie n'est pas la même que celle que nous avons emprunté pour entrer dans le Sidh. Et il y a autre chose encore…
Levant le nez, je m'imprègne un instant des odeurs qui montent des plantes environnantes, je goûte à la chaleur moite filtrée par les nuages épais qui plombent le ciel, je scrute l'horizon en quête de points de repère familiers, la végétation, les reliefs … Rien de tout ceci de me parle, et pourtant je me prétends cartographe ! Mais où sommes nous ? Se pourrait-il que le réseau de cavernes soit si vaste qu'il traverse plusieurs contrées ?
Non, je n'y crois pas, même l'air à une saveur différente. Me tournant alors vers l'étrange Morgane qui se tient à coté, la tête appuyée nonchalamment contre son bras replié sur la paroi, je suis pris d'une présomption quand à la nature de cet endroit.
- Nous ne sommes pas dans le Delta de Sérénité hein ?
Elle pouffe et s'ébroue avec une certaine animalité avant de répondre :
- Pourquoi en serait-il autrement ? Tu as une rivière qui coule par là bas. (Son bras cliquette dans la direction indiquée). Ça ira ou tu as besoin d'aide pour te laver ?
- Hein ! Heu non, merci, je vais me débrouiller.
Son rire résonne encore une fois dans l'entrée de la grotte.
- Ah ah ! Pas de quoi virer pivoine ! Vous les humains, vous êtes vraiment… bizarres. Bon, je te laisse alors.
Faisant glisser la poignée de son épée contre sa hanche, elle pivote sur une jambe et m'adresse une légère courbette avant de retourner à l'intérieur.
Resserrant les pans de ma cape autour de moi, je me fraye un chemin à travers les herbes folles pour rejoindre la rivière. Je suis encore ébahi par ce que je vois, non ce n'est pas le Delta… la terre et riche, grasse et lourde d'humidité. Le genre de terre qui colle aux semelles et qui devient marécageuse à la moindre pluie. Rien avoir avec la croûte sèche et dure lardée de caillasse qui constitue le dur labeur des paysans du Delta.
Tout est différent… étrangement plus vif. Je ne vois pas comment le décrire autrement. C'est comme si la moindre pousse de pissenlit et de trèfle blanc allait dégorger d'un trop plein de sève. Comme si les troncs lisses et droits qui jouxtent la caverne cherchaient à planter leurs racines dans la roche elle-même. Oui vraiment impressionnant tout en restant parfaitement naturel. Tel est donc le domaine des hauts elfes…
Je finis par trouver le cours d'eau indiqué par Morgane mais les rives sont encombrées d'orties et de fougères, je préfère descendre plus en aval jusqu'à trouver un endroit plus propice à mes ablutions. Bon sang, il fait moite ! Je finis par retirer la cape pour la rouler autour de mon bras gauche histoire de ne pas montrer Elutrine au grand jour.
Quoi ? Il a honte d'elle
Ouais…
Allons nous traquer la proie ?!
Nan. Je ne pense pas nan.
Aller ! Leur sang à l'air savoureux, ils peuvent y goûter ! Ils peuvent le laper, le…
Tarée… on n'est pas ici pour se battre.
Lui non, mais elle si ! Il est le principe de parole, elle est le principe de chasse. Et bientôt, ce sera son tour à elle.
La ferme Elutrine, c'est mon corps, c'est moi qui le dirige.
Ils verront, ils verront !
Je finis par refouler l'encombrante présence du Kregg quelque part au fond de mon esprit. Pour penser avec euphémisme, c'est assez ennuyeux… Non seulement elle s'est appropriée une plus grande partie de mon corps, mais en plus je suis pratiquement incapable de l'empêcher de se manifester quand bon lui semble. Le maigre ascendant que j'avais sur elle avant semble s'être totalement asséché.
Je me rends compte également que je commence à me désigner par un "on" bien mal à propos. Il ne manquerait plus que je me mette à parler comme ça devant tout le monde ! Poisse !
Mes inquiétudes se voient cependant reléguées au second plan par la promesse d'un moment de détente lorsque je trouve un point du ruisseau qui correspond à mes attentes. De l'herbe moelleuse et personne en vue. Tiens, d'ailleurs je n'ai pas croisé âme qui vive… Je me demande si cet endroit est vaste et si beaucoup de créatures y vivent.
Quelques minutes plus tard, je trempe paresseusement dans l'eau chantante. La tête posée sur une pierre (pas vraiment confortable mais bon), je laisse mes membres se délasser dans le courant.
Pouah de l'eau ! Il donne de l'eau !
Mets la en veilleuse va.
Il est tellement occupé à se prélasser qu'il ne s'occupe pas des choses importantes.
Ah mais l'hygiène c'est important… toi t'en sais rien, t'es en os.
Tu veux une hyène ? Les charognards ne manquent pas ici, il faut chasser !
Hy-gi-ène !
N'empêche qu'elle a raison.
Elutrine, on ne va … JE ne vais pas chasser aujourd'hui. Laisse moi.
Je reçois alors l'équivalent d'un haussement d'épaule mental.
Comme il veut… mais on le regarde.
On ? Qui ça on ?
Là, dans les fourrés.
Sans que j'en émette le désir, mon bras gauche de lève tout ruisselant et pointe un massif touffu. Au même moment, les tiges bruissent sous le coup d'une agitation précipitée et j'ai juste le temps de voir une vague forme disparaître dans la végétation.
Sur le coup, ça me flanque un grand frisson glacé. Ma peau (enfin, là où il m'en reste) se hérisse de chair de poule.
Quand on est tout nu, on se sent particulièrement vulnérable… et après tout, je ne sais rien de cet endroit. Je sors rapidement à grands renforts d'éclaboussures et me sèche sommairement avec la cape avant de renfiler mes vêtement à la va-vite. Je me sens soudainement inquiet, comme surpris en plein forfait.
- Il y a quelqu'un ?
Non il n'y a plus personne.
Comment tu le sais ?!
Elle le sent. L'endroit est calme maintenant. Hush hush.
Grumph. Voilà qu'elle ferait preuve de meilleures perceptions que les miennes. Ou bien est-ce de l'esbrouffe ?
Pourquoi faire ? Elle est une chasseresse, elle sait, elle transmet. Raah !
Par Mara ! Est-ce qu'il serait possible de penser en silence ?!
Comme il veut mais ça ne change rien...
Quoi…
Elle entend toutes ses pensées.
C'est décidément TRES ennuyeux tout ça. Accroupi au niveau d'un buisson d'épineux, je me passe plusieurs fois la langue sur les lèvres. Bon, ça ne sert à rien de rester là en tout cas.
Il ne craint rien, en cas de danger, elle sera là.
Chouette !
Je me relève sur les paumes et ma main droite entre alors en contact avec quelque chose qui n'a rien à voir avec la nature. Uh ? Mes doigts se referment sur une sorte de pièce de métal. Je serre pour la tirer hors de l'enchevêtrement d'herbes… Aouch ! Ça coupe ! Modifiant ma prise, je localise une garde, puis une poignée. C'est donc bien une arme. Totalement noyée sous les herbes, je ne l'aurais jamais remarquée sans tomber dessus par hasard.
J'extirpe alors une curieuse épée en double lame dont la forme évoque immanquablement celle d'une goutte d'eau. L'une des lames forme une courbe gracieuse qui se voit complétée symétriquement par sa jumelle, plus courte. Le vide laissé entre les deux est juste assez large pour y glisser le poing. Elle me plaît ! Que je sois damné si elle ne me plaît pas. Et pourtant je ne suis féru d'instruments guerriers.
L'inspectant plus attentivement, je remarque alors une inscription gravée sur la naissance de la lame. C'est encrassé de terre mais en grattant avec le tranchant de l'ongle…
- Ah tu es sorti de ton trou… nécromancien !
Le cœur au bord des lèvres, je me tourne d'un bloc, hérissé jusqu'au bout des sourcils. Un gaillard puissamment cuirassé me toise derrière les fentes étroites d'un heaume véritablement impressionnant. Les cornes qui se recourbent devant sa mâchoire lui donnent un air bestial nullement démenti par sa posture. Je peux également voir un filet de sang noir et épais couler le long de l'un de ses deux bras croisés sur son pectoral rutilant.
Il émane de cet étranger une impression de force et de vigueur colossale. Et pour l'alimenter, et ce n'est pas très réjouissant, une rage sombre filtre de la moindre de ses paroles lâchées avec agressivité.
- Une erreur, tu aurais dû rester avec le Gardien. Qui sait ce qu'il pourrait arriver dehors…
Et sans même me donner une chance de répliquer, il dégaine une de ses deux épées et charge. Oh merde !
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