• Chapitre 47 : Entre-temps, dans le maquis.

    Il y a un certain nombre de règles qui président aux duels qui, si l'on souhaite s'arroger la victoire bien sûr, devraient être considérées comme les dogmes d'une religion fruste et un peu bruyante mais tellement universelle qu'elle n'a pas pris une ride depuis l'époque où les premières créatures peuplaient le sol en se demandant comment évincer un encombrant voisin de son rond d'herbe plus verte. En résumé, la visibilité, le choix du terrain, la mobilité et l'effet de surprise comptent sans nul doute parmi les figures les plus emblématiques de ce sacro-saint art du combat. Il est d'ailleurs communément  admis qu'un boiteux borgne perdu dans une cave à charbon aura très peu de chance de l'emporter contre l'assaut sournois d'une araignée lui tombant sur la nuque.

    Donc, si Thrace a décidé de royalement ignorer l'ensemble de ces règles, c'est vraisemblablement pour une cohorte de bien meilleures raisons. Celles qui guident le cœur des jeunes filles impulsives, celles qui bricolent des plans à la va-vite pour des amants transis, celles qui découlent de la fierté ou d'une toquade et qui mettent la fièvre au toquant. Ces raisons là ne figurent pas au panthéon mais elles marquent la différence entre le calcul froid d'un blond commandant maître sur son échiquier et la vivacité pulsatile d'une jeune assassine brune aiguillonnée dans son orgueil en plein milieu d'un buisson de ronce. Car en plus il y a des ronces.

    C'est en reculant d'un pas de plus que l'ondine s'est rendue compte de ce piquant détail, lorsque ses bottes se sont entravées dans les tiges torsadées complètement invisibles par cette nuit d'encre. D'abord le son craquant, puis la perte d'équilibre et la crissure des épines sur le cuir.
    Thrace s'immobilise et regarde droit devant elle. Facile à dire, elle ne voit rien ! Passer sous forme vaporeuse l'aiderait mais ne servirait pas ses objectifs immédiats : coller une trempe au vieillard animorphosé pour lui faire comprendre qu'elle veut juste discuter. La logique du raisonnement échapperait sans doute à quelqu'un de plus pondéré mais l'ondine ne connaît pas d'autre rhétorique que l'enchaînement systématique de coups et de parades.
    Elle triture nerveusement la lanière de cuir qui pendouille entre ses doigts. Un autre point important en ce qui concerne le combat : il n'est pas recommandé d'expérimenter une nouvelle technique en situation réelle. Son idée est sans doute bonne mais comme elle n'a jamais encore eu l'occasion de la mettre en pratique, l'exécution nécessite un peu de travail.
    Thrace dispose donc de trois…

    Un bruit sec dans les frondaisons lui fait relever le menton. Le fauve grimpe aux arbres ! Elle s'écarte précipitamment pressentant qu'une chose griffue va lui tomber dessus. Ce faisant, elle trébuche inévitablement sur une des ronces enchevêtrées et se rattrape tant bien que mal sur les paumes. Son erratique retraite la mène sur un terrain feuillus qui, s'il la condamne à faire bruisser les feuilles à chaque pas, présente l'avantage certain d'être plus praticable.

    - Alors petite Ondine ? On casque ? Vu tes prétentions, je m'attendais à mieux de ta part.

    La voix n'est pas franchement narquoise. C'est une pique lancée au jugé, parce que ça se fait. La tueuse temporise en relevant la réflexion :

    - Il n'entrait pas dans mes plans de me battre ici… mais si je n'ai pas le choix, je suis toujours disposée à le faire ! Tu peux me croire !
    - Je ne tiens pas particulièrement à me battre non plus.
    - Alors pourquoi m'avoir attaquée ?
    - Pourquoi m'avoir suivi ? Répond-il du tac au tac.

    Bien. Que les choses en restent là pour le moment. Prolonger l'échange si nécessaire, gagner un peu de temps. La jeune fille s'accroupit et s'affaire à préparer sa nouvelle attaque. Thrace dispose donc de trois longueurs de cuir. Une autour des hanches et deux aux avant-bras qui en temps normal, sont intégrées dans les passants de sa tenue noire.

    - Je suis curieuse.
    - C'est un défaut mortel. Les humains qui viennent ici sont toujours attirés par la curiosité. Bien peu en reviennent.
    Thrace attrape un bout de lanière entre les dents.
    - Mh mmh.

    Maintenant, l'idée serait de les relier entre elles pour n'en former qu'une. Le mystérieux caprice de la nature contrariée qui l'a vue naître lui a donné le don de façonner du cuir à partir de rien ou presque. C'est un atout indéniable (notamment quand il s'agit de maintenir ses vêtements en état) mais ça ne concerne que le cuir ! Thrace est incapable de faire naître du métal, hormis les pointes triangulaires qui affleurent sur le bord extérieur de son bras gauche quand elle les convoque. Il n'y a donc aucun moyen de recourir à des boucles ou des crochets, mais rien qui ne soit de nature à résister à un bon nœud. Le problème, c'est la nuit, assez sombre pour y perdre ses ongles.

    - Pourquoi les elfes s'en prennent-ils aux humains ?
    - Ça ne saute pas aux yeux ?
    - Eclaire donc ma lanterne…
    Voilà, ça devrait faire l'affaire mais il faudra améliorer cette phase… tous les adversaires ne sont pas du genre à tailler la bavette avant de tailler dans le vif. L'ondine enroule plusieurs tours de l'extrémité de la grande bride ainsi formée autour de sa paume et laisse traîner le reste au sol.
    - Voyons, voyons… qui est l'envahisseur ici ?
    - Je ne m'occupe pas de ces grandes choses que sont les guerres.
    - Alors pourquoi es-tu ici ?

    La voix se déplace lentement vers la droite. Une manœuvre de contournement ? Thrace n'a jamais tellement été du genre à se laisser impressionner par l'obscurité mais depuis son combat contre l'élémentaire du métal tout en bas dans les fosses obscures, elle ne craint vraiment plus du tout ce genre de situation.
    Fermant les yeux, Thrace porte deux doigts à ses lèvres comme pour intimer le silence à ses perceptions trompées par la nuit. Elle ressent plus qu'elle ne détecte les mouvements fluides de la créature qui évolue autour d'elle. Les phases montantes et descendantes de l'eau dans son organisme, la légère sueur qui perle son pelage de gouttes salines, la salive épaisse qui s'entretoise en filets autour de ses babines…

    - Pour tuer le Gardien.
    - Ça je le sais déjà ! Ma question est : qu'est ce que tu fais là en ce moment ?!

    Le ton se fait plus orageux. Son adversaire est probablement un elfe lui aussi. Mais s'il est seul, c'est qu'il doit être dangereux… ou mal aimé. Thrace pivote encore d'un quart de tour pour garder l'animal dans sa ligne frontale. Elle fronce les sourcils et répond d'un ton léger :

    - J'étudie.
    - Aaaah, la soif de connaissance ! L'avidité ! Vous les humains voulez toujours étreindre plus que vous ne pouvez saisir ! C'est en quête de savoir que les humains ont enfanté la nécromancie ! C'est en voulant imiter notre éternité que vous avez maudit votre race pour toujours !
    - Hé je ne suis pas hu…

    Quelque chose explose soudainement dans sa perception liquide. Thrace se contracte, balance son bras gauche en arrière et pivote sur sa jambe droite pour décocher sa botte à mi hauteur dans son dos. Son tibia entre en contact avec une longueur de bois dure comme la pierre. Elle gémit et recule d'un bond.

    - ... HU-MAI-NE ! Je ne suis pas humaine. Et je déteste qu'on m'interrompe.
    - Ah. Tu as senti que j'attaquais par derrière… bravo. Mais ça ne fait que commencer !
    - Pour toi.

    Sataline apparaît dans sa main droite au moment où le fauve lui tombe sur les épaules. La poignée de l'épée de glace s'entortille comme prévu dans la lanière de cuir. Thrace se renverse en arrière, plante la lame inférieure dans le sol et profite de ce point d'appui pour repousser l'attaque d'un coup de poing. La bête gronde et s'écarte. La tueuse se cambre totalement en arrière, achève sa rotation et replace ses jambes au moment où le bâton fend à nouveau les ténèbres en direction de sa tempe. Encore cette anomalie… comment peut-il être à la fois vieillard et animal ?! Ça n'a pas de sens ! Elle est pourtant persuadée qu'il s'agit de la même créature. Il ne s'agit pas de sa vitesse ou d'un dédoublement… c'est juste une impossibilité matérielle. Un incompréhensible accroc aux lois de la réalité. Mais ce n'est certainement pas le moment de se perdre en conjecture alors qu'elle file sur le seuil de rupture.

    Un battement de cil. Baissant la tête, elle esquive cette nouvelle estocade et jette son bras droit dans sa direction, écartant brusquement les doigts. L'épée de glace cisaille les airs en tournoyant, la bride rêche coule entre ses doigts. Une exclamation surprise et un tintement clair résonnent quelque part au devant. Thrace replie le bras et d'un coup sec, fait claquer le lien de cuir pour ramener sa double épée en main. Son visage apparaît brièvement en contrastes froids lorsqu'elle porte son arme devant ses yeux pour souffler. Sa bouche visible par l'échancrure de son masque forme un "oh" interpellé.
    Elle n'est pas surprise de constater que la glace est légèrement luminescente. C'est un fait qu'elle a déjà remarqué plus tôt sans vraiment y porter attention. Elle l'est d'avantage en revanche, lorqu'elle note brièvement que les traces de sang noir du Gardien imprègnent toujours la lame ! Mais ce n'est pas non plus le moment pour ça. Il faut se focaliser sur le combat. Quels sont les résultats de l'expérience ? Elle n'a pas blessé sa cible comme elle l'escomptait mais visiblement l'effet de surprise a joué en sa faveur. Mitigé. Au final, cette attaque novatrice et imprévue n'aura qu'un rire sombre pour toute intronisation.

    - Qu'est ce que c'était que ça ? Tu ne comptes tout de même pas blesser quelqu'un de cette manière ? Ah ah ah. (Un rire bien posé avec un réel dédain). Ridicule. Aucune chance que ton coup soit assez fort avec la distance !

    Thrace ne répond rien, occupée qu'elle est à parer une autre attaque. L'eau s'entortille autour de ses membres, elle bouge plus vite, esquive et retourne les coups mais ne s'écarte pas tellement de sa position pour ne pas risquer de rencontrer un terrain défavorable. Tout juste si elle bouge un pied pour réassurer son équilibre.
    Par deux fois, elle lance son épée dans le noir en chasse de son assaillant, par deux fois elle le touche sans autre effet qu'un rire narquois. Tantôt la bête, tantôt le vieil homme s'en prennent à ses arrières ou, lorsqu'elle anticipe trop ouvertement, à ses flancs. Jamais de front ? Non. Mais Thrace a l'éducation de la surprise et des réflexes. Elle se bat avec une virtuosité concentrée, sueur au cœur, et rage au ventre. Les chocs sont mats et durs ! Ses muscles ciselés pour la vitesse encaissent de plus en plus difficilement les frappes martelantes. Et pourtant il faut tenir ! Qui aurait pu penser que ce vieillard serait un cogneur aussi percutant ?
    A l'issue d'une série de coups particulièrements âpres, les bonds et rebonds connaissent un bref instant de répit que les deux adversaires mettent immédiatement à profit pour parler au-dessus de leurs halètements respectifs, histoire de ne pas révéler leur degré de fatigue.

    - Tu te défends bien l'ondine. Mais tu n'es pas assez bonne. En fin de compte, c'est la persévérance qui l'emportera.
    - Tu parles de quelqu'un qui se mouche le nez dans les ombres plutôt que de m'affronter en face ?
    - Je finirai par t'avoir. Cette seule pensée suffit à me donner envie de prolonger le combat.
    - Un peu pompeux pour surgir à l'improviste dans le dos des gens.

    Au final, l'ondine ne sait toujours rien de ce type. Il se bat foutrement bien pour un blessé mais elle a fait des phrases plus longues que lui. Est-ce qu'il est essoufflé ? Il lui faut un plan. Et vite. Elle considère sa double lame luminescente avec un intérêt renouvelé. Comme s'il avait lu dans ses pensées, l'autre la pique :

    - Cette arme brille comme le miroir de Pan !
    Thrace sourit d'un air absent.
    - J'aime bien qu'on me regarde.
    - Alors regarde ça !

    Le fauve s'abat avec toute la soudaineté féline de sa corpulence sur la lueur glaciale de l'épée dressée devant elle. Les griffes égratignent le givre qui recouvre l'arme plantée en terre. La bête émet un couinement de surprise lorsqu'elle se dérobe sous ses pattes et tombe dans les feuilles mortes. L'ondine n'est plus là !! Un bruissement aquatique emplit l'atmosphère d'une onde clapotante.

    - Non toi regarde !

    Le coup de pied le saisit à la pointe du menton. L'homme trébuche en arrière. Thrace lui décoche une manchette, suivi d'une solide bourrade de l'épaule couplée à un vicieux croche-patte. Le nec plus ultra en matière d'attaque surprise. La lanière de cuir claque, l'épée de glace se retrouve à nouveau dans sa main, pointée sous la gorge du vieillard maintenant avachi dans les feuilles. La jeune tueuse aux idées loufoques enroule les restes de la bride autour de son gant et repousse ses longues mèches en arrière d'un geste du menton.

    - Alors, assez intense pour toi ?

    ***

    Les lendemains de fête sont toujours les plus difficiles, les plus pâteux, les plus profonds, les plus gluants… bref tout ce qu'on veut du moment que ça a un rapport avec l'excavation d'une matière poisseuse au fond de son crâne de la manière la plus brutale et vibrante possible.
    Le pire, c'est quand on ne se rappelle de rien. Juste le goût acre de la bière rance qui épaissit la langue. Les yeux gonflé qu'on ne peut pas ouvrir, les cils empoissés par le sébum. Le pire, c'est quand on ne comprend pas où on a dormi. Le pire, c'est quand on ne parvient pas à différencier le haut du bas. Le pire… c'est d'avoir la tête en bas.

    Lorsque j'ouvre les yeux, tout est rouge. La langue hors du gosier, j'ai l'impression que je pourrais tuer pour une goutte d'eau. J'ai mal un peu partout, la routine quoi, je souffre donc je suis. C'est le genre de courbature sèche et raide qu'on ressent après une grosse beuverie. Poisse, ça me lance !

    Je tente à nouveau d'ouvrir les yeux. Une espèce de bourdonnement irritant me stridule dans les tympans. Si je tenais l'enfant de salaud qui m'a enfoncé deux abeilles dans les oreilles !
    Et ho ! Y'a quelqu'un là, une paire de bottes sur fond rouge crémeux. Heu non, ça doit être de la boue foulée par maintes et maintes semelles. Le rouge, c'est parce que je suis complètement vitreux. Pas difficile à comprendre, je n'arrive même pas à bouger un orteil. Mon poignet droit me démange terriblement… et je… je ne sens plus mon bras gauche ! Aaaah qu'est ce qu'il s'est passé ?? Je tente bravement de tourner le monolithe qui me sert de roche crânienne mais pas moyen. Contraint par la douleur à fermer les yeux sur une contraction lancinante, je décide de me focaliser à nouveau sur cette paire de bottes aperçue précédemment et pour laquelle je me vois contraint de cultiver un intérêt particulier si je veux en tirer une quelconque information.

    Voyons, la pointe est élégante, la semelle épaisse et le soutient proche de la forme du pied. C'est une botte de luxe ça… pas le genre qu'on trouve au bout des orteils d'un planton, d'un crève-la-faim ou d'un traîne-savate. Tout au contraire, ce pied est alerte, bien nourri et léger. Il tapote légèrement même, comme pour se rappeler à mon attention. Comme pour mieux faire pénétrer chacun des sons torturés qui parviennent à mes pavillons sous la forme de grondements telluriques.
    Voyons… cette botte est… blanche. Je parviens à lever les yeux de quelques centimètres (c'est-à-dire à les baisser en fait) pour remonter le long d'un pantalon opalin impeccable rehaussé d'une tunique blanche doublée (mais est-il besoin d'user mon vocabulaire à ça ?) de blanc.

    Je grimace un truc ressemblant sans doute au dernier spasme immonde d'une grenouille éventrée en essayant de sourire et me jette à l'eau :

    - Ha Maille, he zuis content de te voir…

    Tiens ? Le bourdonnement s'est arrêté au moment où je me suis mis à bavouiller ces quelques mots. Je dois probablement en déduire que ça venait de ma gorge sèche… oh purée, j'en tiens une sévère. Et pourquoi je ne peux pas me redresser au juste ?

    - Dis tu veux pas me donner un coup de main ?

    Le duc s'approche tranquillement, emplissant mon champ de vision d'une immense masse lumineuse. Mon cerveau remarque enfin qu'il fait jour. Un jour nuageux, sale, brouillon. Un jour où les contrastes et les ombres n'existent pas. Pas un bon jour en somme, même tête-bêche.
    Une louche s'approche de ma bouche aride, je pourrais saliver si j'avais assez de liquide sous le palais pour ça ! Lorsque l'eau me coule sur le visage, même si je n'arrive à avaler qu'une demi gorgée, c'est un torrent revitalisant qui cascade dans mon organisme ratatiné.

    - Aaaaaaaaaah. Merci Maille… merci…
    - Je t'en prie Sakutei, les amis sont faits pour ça.

    Cet exercice mondain me pèse plus que prévu, j'ai très sommeil… il faut que je dorme.

    ***

    Le jour est levé depuis plusieurs ablutions dans la rivière lorsque Thrace achève de nouer un bandage de fortune sur le haut de son biceps. En face, assis sur une souche, le vieil homme s'affaire à se tailler une béquille dans une branche en forme de "V". Le lent va-et-vient de son couteau procède avec une certaine sérénité que démentent parfois les légers tressaillements de sa lèvre inférieure.
    L'ondine fait quelques assouplissements du bras pour en juger la raideur. Ça ira, les tendons ne sont pas touchés, juste une griffure un peu plus profonde que les autres. Elle s'asperge une dernière fois d'eau fraîche pour faire passer l'odeur de la sueur et se relève pour faire face à son un-peu-moins-mystérieux adversaire nocturne.

    - On en était où ?

    Un copeau de noisetier roule dans les feuilles. Le vieil homme se plisse de quelques rides supplémentaires pour répondre avec un sourire de chêne centenaire :

    - On s'est arrêté à "intense pour toi".
    La jeune fille lâche un soupir pénétrant en écartant les bras.
    - Qu'est ce qui t'as pris d'attaquer comme ça ! Tu voyais bien que je dominais la confrontation !
    - J'aime pas qu'on me menace d'une épée, ça me perturbe.
    - Mais… t'es cinglé ma parole !
    - Nan, juste un peu seul, dit-il en se levant à son tour.

    Il s'étire deux trois fois, se fait craquer le dos et remue ses épaules massives pour remettre en place sa peau de loup. La lumière graisseuse de ce petit jour nuageux révèle le réseau dense de cicatrices grossières qui labourent ses avants bras. Il peut maintenant s'enorgueillir d'une nouvelle plutôt vilaine, fruit de sa petite attaque nocturne contre le camp des humains.
    Thrace guigne le bonhomme encore un moment avant d'essorer ses cheveux humides en queue de cheval au creux de sa paume.

    - Je t'ai aidé à t'en tirer là bas tu sais.
    - Allons bon…

    Alors qu'il achève de détordre ses membres dans l'air moite, Thrace a de nouveau la vision fugitive du fauve de la veille… quoiqu'en plus effacé, comme si la clarté du jour devait bannir son existence. Une nouvelle fois elle s'interroge. Et cette fois, il y a peut-être assez de place pour une question ouverte :

    - Qui es-tu ? Demande-t-elle en forçant l'aura bleutée de ces yeux.
    Le bougre prend son temps pour répondre mais il finit par s'exécuter.
    - Moi ? Personne.
    - Pourquoi est-ce que j'ai l'impression que tu es double ! D'où vient cette bête ?! Pourquoi…
    - Une bête ? Quelle bête ? Est-ce que tu aurais attrapé une de ces maladies qui provoquent des visions ? Ta mère a été élevée par des rats dans une cave ?

    Thrace encaisse difficilement la réplique sur sa mère – sujet qu'elle préfère ne pas aborder ni en esprit ni en parole – et réplique d'un ton acerbe, poing fermé :

    - Tu veux qu'on s'y remette ?! J'ai encore des arguments si tu veux cingler autre chose que la langue !

    Les elfes sont joueurs, elle devrait s'en rappeler. Mais comment ne pas tomber dans le jeu de cet olibrius aux rictus prédateurs. Ce dernier ne relève pourtant pas le gant, il dresse un index à la verticale et très digne, entonne d'une voix de stentor :

    - Tu me vois double parce que je suis double. Je suis un principe animal. J'ai le sang sauvage et la voix de Dèna dans les crocs. Tu me vois double parce que je ne suis ni homme ni bête, évidemment puisque je suis un thuadène ! Tu me vois double parce que j'ai plus d'ancienneté que la plupart des entités que tu as pu rencontrer. Tu me vois double parce que je suis entre deux mondes. Je suis l'hésitation entre la nature et la raison. Entre l'instinct et l'intellect. Entre la parole et le grondement.

    Thrace ne s'attendait pas à ça. Elle en est reste un peu estomaquée et tout ce qu'elle trouve à articuler se tient en quatre mots :

    - Mais qui es-tu ?

    Et l'autre rebondit dessus avec la souplesse d'un chat, il gonfle sa cage thoracique et écarte largement les paumes avec un certain sens du théâtral :

    - Je suis le druide des thuadènes. Je suis Gawaïn. Et de fait, je suis ton ennemi petite ondine.

    Et puis, comme s'ils ne s'étaient rien dit depuis le début de leur rencontre, le druide reprend son air cabot et retombe sur sa souche où il entreprend de se curer les ongles.

    - Et toi tu as un nom ?

    ***

    Lorsque je me réveille, j'ai les idées plus claires. A mes cotés se tient un Javel tout plissé par le souci, raidi par la fatigue et voûté par la vieillesse. Je me redresse sur un coude, conscient du risque insensé que je prends : celui de faire éclater le délicat équilibre des os de mon crâne. Je me fige d'ailleurs à mi course, pris d'une nausée subite.
    Une main douce mais ferme se pose sur ma poitrine pour me rejeter en arrière. Je m'exécute, reconnaissant alors au bout de ce poignet, le guerrier mortel du rêveur. Kageisha a l'air plus gaillard que la dernière fois que je l'ai vu. Il ne me sourit pas mais j'interprète son regard intense comme une marque de très légère camaraderie. Je ne savais pas que nos relations s'étaient réchauffées à ce point là !
    Grimaçant au souvenir vague d'une séance de cochon pendu, je me retourne sur le flanc pour regarder Javel dans les yeux. Une main sous la tempe, je réuni assez de contenance pour entamer les hostilités :

    - Une fois n'est pas coutume. Bon vas-y, résume moi tout ça.
    - Le Kregg…
    - Ça devient une habitude hein. Qu'est qu'elle a fait ce coup-ci ? Un massacre dans un orphelinat ?
    - Tu ne devrais pas prendre ça à la légère gamin. C'est assez grave. Les soldats de ton ami Maille t'ont surpris en pleine frénésie. Il a fallut te maîtriser… et puis le duc est intervenu en personne. Ton châtiment… (Il serre le poing) a été exemplaire !


    Ça y est, le vieux prend le mors aux dents, on ne l'arrête plus. Ça tombe bien, j'ai besoin qu'on me rencarde sur les dernières frasques d'Elutrine. Mais déjà, quelques mots clés déverrouillent moi des images et des pulsions cardiaques que je pensaient appartenir à l'autre hôte de mon corps.

    - Quand je t'ai finalement retrouvé, tu étais enchaîné, pendu par les pieds, la tête en bas en plein milieu du terrain ! Maille n'a pas voulu te libérer, prétextant que c'était là un traitement honnête et que tu lui étais reconnaissant de son indulgence.
    Je bondis. Je dis bien, "je bondis" hors de ma couche, faisant fis des maux de tête, des nausées diverses et variées. En cet instant, une seule ponctuation compte lorsque ma mâchoire claque sèchement :
    - Quoi ?!
    - Il paraît que tu l'as remercié quand il t'a apporté de l'eau.
    - Mais c'est inique ! Je n'étais pas moi-même. Je ne m'en souviens même pas.
    - Tu es rarement toi-même ces temps-ci Sakutei.
    - Mais enfin, c'est absurde ! Cette fois Maille a dépassé les bornes !
    - Et maintenant tout le monde l'appelle Maille de Sérénité le Clément.

    Pas croyable, l'homme aime se faire ronfler le patronyme. Je me pince l'arête du nez, me demandant brièvement pourquoi je ne vais pas immédiatement faire entrer quelques vérités dans le crâne de "mon ami" le tortionnaire. Oui tiens, pourquoi pas… Elutrine pourrait participer aussi. Plus j'y pense et plus ça me plaît.

    - Avant que tu ne fasses quelque chose d'absurde gamin, je tiens à te préciser que je n'ai obtenu ta libération qu'à la condition expresse que tu ne quittes pas cette tente où je suis chargé de trouver un moyen de te "guérir" de cette affliction.
    - Il a dit guérir ?
    - Pas exactement mais…
    - Essaie donc de m'empêcher d'aller lui botter le derrière !
    Le vieux soupire avec lassitude. Il tend sa main à l'horizontale, paume ouverte :
    - Kageisha.

    ***

    Dans la salle des cartes, on s'agite, on compulse, on triffouille et globalement, on s'engueule. Les belliqueux barons habitués à se faire la guerre mutuellement ont des conception notablement différentes des stratégies à appliquer. Il y a les partisans des assauts brutaux, purs et durs, ceux qui prônent l'attaque méthodique et minutée, ceux qui mettent leur confiance dans la ruse, dans la lassitude d'un conflit long, dans d'étrange machines ou dans la dysenterie qui gangrène l'armée la moins organisée. Il y en a même qui ne jurent que par l'honneur. Dix-neuf duchés, autant de points de vues.

    Quelque part au milieu de brouhaha, il y a un fautueil plutôt imposant. A la fois massif et délicatement cisellé, il ne fait aucun doute que la personne assise à cet endroit pèse plus lourd dans la balance quand il s'agit de positionner un régiment à cet endroit plutôt qu'ailleurs. C'est la place du privilège, le trône seigneurial, le siège du commandant suprème. C'est donc vers cette personne que tous les regards se tournent en quête d'approbation, c'est là que les arguments se percutent, que les réciminations fusent. Le point de convergence des geignards, des grognards, des gueulards… Et pour le moment, le pauvre hère aggripé aux accoudoirs à l'air en proie à la confusion la plus totale. Assailli de toute part, il ne sait ni où donner de la tête, ni quoi répondre aux incessantes objections.
    Et juste à coté, il y a Maille. Le duc est tranquillement installé à la table principale, juché sur un petit tabouret anodin. Au moyen d'un stylet, il trace des marques et des repères qui font jaillir la houle et les roulements orageux dans la foule des barons.
    Le duc semble prendre un malin plaisir à contrarier toutes les plus élementaires règles de stratégies ; il place les corps d'infanterie lourde sur les flancs, les régiments légers en plein centre, sépare les bataillons habitués à combattre côte à côte et rapproche au contraire ceux qui ont des animosités manifestes.
    Alors qu'il achève de garnir sa ligne de front, un poing massif ébranle les coupes de vin posées sur la table.

    - Monseigneur ! C'est absurde, les Lacevents ont été en guerre avec ma famille pendant plus de dix générations ! Je ne vais pas lever mon bouclier pour protéger un de ces pillards !

    Imperturbable, Maille lève simplement un index pour désigner son héraut sur le trône. Afin d'enfoncer le clou de manière satisfaisante, une voix d'ogre rugit juste au dessus de son épaule :

    - Baron de Vasteterre ! Le duc de Sérénité vous a clairement signifié que vous pouviez adresser vos questions à maître Hélin ici présent. Si vous souhaitez participer à la stratégie, observez le protocole.


    Derrière le duc, une montagne d'acier au costume piquant fait office de rempart ombrageux. Les barons n'aiment pas ce type, ça se lit dans leur gêne et leurs gestes maladroits quand ils doivent passer à proximité. Pourtant, le contestataire ne lâche pas le morceau. Il tonne comme un baril creux en levant un poing blanc face à ce guerrier de métal.


    - C'est intolérable ! Ce poltron n'a pas lâché un mot depuis le début de…
    - C'est normal, s'exprime soudainement Maille d'un ton doux comme un miel au soleil, il est muet.


    Une chappe de plomb s'abbat sur les épaules. Le duc se relève alors et fait signe au pauvre type qui occupe son trône de se pousser de là. L'homme disparaît de la scène avec reconnaissance, un profond soulagement visible sur ses traits plats.

    - Monseigneur, est-ce que c'est encore une de vos pitrerie ?!
    - Hauterive je vous en prie, il n'y a rien que je n'exècre plus que l'insolence.
    - Et moi je ne supporte pas la flagornerie ! Cessez ce petit jeu, c'est la guerre pas une romance !
    Le brouhaha s'intensifie notablement suite à cette sortie postillonante. Maille claque dans ses mains.
    - Silence, messeigneurs, silence ! Justement oui, c'est une guerre et j'en suis le commandant. J'ai donc besoin de calme quand je pense stratégie. Voilà, c'est terminé. (Il désigne la carte d'un geste ample). Tout est prêt à présent. Vous pouvez vérifier ici vos positions pour l'attaque qui débutera cet après-midi. Les lanciers de Mordaigle ouvriront la voie tandis que les robustes phallanges du Croze-Hermitage et du Bréhan flanqueront sa progression. Nous compterons sur vos archers Lacevent. Il n'y aura pas d'engin de siège pour ce premier assaut alors restez vigilants.
    - Une minute, une minute. Cet après midi ?! Mais monseigneur…
    - Bien sûr, pourquoi faire attendre notre ennemi alors que nous sommes venus le défier sur son territoire. Maintenant que nous sommes tombés d'accord sur les derniers détails, il n'y a pas de raison de se retenir non ?
    - "Tombés d'accord"... vous plaisantez. Avec ce plan, on se retrouve aussi vulnérables qu'un borgne dans une cave à charbon !
    - Voulez vous que je relate ce qu'il s'est passé au château d'Axe ? Ou bien sur la plaine de Drenne ? Quelqu'un a t-il envie que j'évoque tout haut la manière dont l'armée de MON duché est venue à bout des misérables tentatives de ceux qui ont tenté de s'y opposer au cours des seize derniers mois ? Je vous offre à tous la chance de participer à cette croisade en conservant votre place et votre prestige. Il y aura des terres et de l'or pour les vainqueurs, de la pluie et des cendres pour les vaincus ! Alors qui veut rester en arrière ?

    Les plus fidèles approuvent vigoureusement, les autres raclent nerveusement des pieds. Il est toujours difficile pour un baron d'admettre qu'il refuse un combat. Surtout en présence de ses pairs et rivaux. Détail qui ne peut pas échapper à Maille, lequel arbore un sourire de satisfaction discrète.
    Oui tout semble prêt et seules les oreilles les plus proches du duc peuvent l'entendre murmurer ces derniers mots :

    - En fait il ne manque qu'une chose…

    A cet instant précis, les rabat de la tente se soulèvent largement, laissant s'engouffrer un courant d'air poussièreux qui vient chatouiller les flammes. Un seul homme se tient dans l'ouverture, il a l'air plutôt en rogne mais c'est sa conformation plus que son expression qui arrache les jurons les plus évocateurs.
    Comme pris au dépourvu de voir tant de monde rassemblé, l'intrus rate son occasion d'attraper le crachoir. Un autre s'en empare sans vergogne, pointant un doigt épais et tremblant de colère.

    - Monseigneur ! Cette… chose !
    - Aaah mais le voilà, le voilà ! Bienvenue Sakutei, bienvenue. Vous voyez, je vous avais dit qu'il obéirait à mes ordres.
    Comme s'il le cherchait au milieu de cette bande de têtes chaudes, l'intéressé finit par plaquer un regard meurtrier sur le duc :
    - AH ! MAILLE ! TU VAS ME PAYER ÇA !
    - Encore un bel exemple de votre grâcieuse efficacité ha ! Il ne m'a pas l'air plus docile qu'un âne batté, lâche le puissant Hauterive qui déclenche quelques rires entendus. Maille reprend la main un peu trop hâtivement.
    - Messeigneurs, je vous prie de nous excuser. (Puis à l'attention de l'imposante armure noire dans son dos). Messire Sreng.

    Le géant hoche de sa tête pesamment casquée et se retire dans la pièce contigüe. Faisant signe au scribe effarouché, Maille s'apprête à s'y retirer à son tour, traînant dans ses jambes une petite silhouette cendrée à qui il glisse à l'oreille :

    - Grise, faites donc raccompagner ce brave Hauterive dans son pavillon. Je crains que la douleur ne l'égare.
    - Monseigneur, ne craignez vous pas que l'unité du duché…
    - Aucune inquiétude, Hauterive est un mâtin sans crocs à qui il ne reste que l'aboiement compulsif.
    - Mais les autres barons ? La perte de son fils crée un courant de sympathie et…
    - La mort de Crassius n'a aucune importance. Cet après midi, ils auront tous l'esprit trop occupé par la bataille pour y penser, Grise.
    

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  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Jeudi 25 Novembre 2010 à 23:34

    On progresse, on progresse, on s'y achemine vers cette grande baston !

    Mais j'avais envie de me refaire une petite séance de combat Thracesque avant. Et puis il faut encore règler quelques petites choses entre "amis". Tout semble se dérouler sous les meilleurs auspices, les personnages sont tous animés des meilleures intentions du monde \o/

     

    J'ai quand même un peu de mal avec mes titres en ce moment oo.

    2
    O-Ren-Kimi Profil de O-Ren-Kimi
    Mercredi 1er Décembre 2010 à 00:57

    spa grave les titres tant que l'action est là et elle y est! Oui on progresse mais c'est de plus en plus touffu et l'arrivée de Gawain au milieu de tout ça ne fait que rendre la chose plus touffue. Je me demandais à quel moment il réapparaitrait celui là. Je vais enfin pouvoir savoir ce qu'il mijote, mais Thrace devant lui ... bah elle est forte^^.

    J'ai beaucoup aimé dans le chapitre précédent Sakutei et Elutrine, décidément cette fusion me plait de plus en plus même si j'espère bien que Javel trouvera "le truc". 

    Pendant un moment j'ai cru que Thrace allait l'aider... oué j'y rêve toujours de ma belle romance lol. En attendant je me languis cette grande baston prévu mais surtout les explications entre Maille et Sak^^.

    Quel régal tout ça!!!!!!!!!

    3
    Sakutei Profil de Sakutei
    Jeudi 2 Décembre 2010 à 22:54

    Gawain est un touffu parmi les touffus ! C'est le buisson de ronces hu hu.

    Je prépare le terrain, je montre à quel point les personnage évoluent ^^. Thrace qui devient de plus en plus forte, Sak de plus en plus collocataire et Maille de plus en plus... Maille :D.

     

    Chapitre suivant : demain ^^ !

     

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