• Chapitre 54 : Les faux-fuyants et les vrais fuyards.

    Je m'arrête à bout de souffle quand je croise un corbeau orange. Une bonne idée ça. Certains pourraient arguer sur l'inutilité de courir comme un dératé alors que personne ne me poursuit encore. Mais je redoute les changements d'humeurs spontanés de Monseigneur. Maille a changé depuis que nous sommes entrés dans le Sidh. En fait, il a changé bien avant ça. C'est juste qu'un ahuri comme moi ne remarque que maintenant la profondeur des différences. Par la déesse…
    Du bras, je m'appuie lourdement sur un piquet pile poil à la bonne hauteur et tente de rapatrier mes souvenirs de cartographie. Alors, le corbeau orange, hmmm, c'est la baronnie de Lacevent. Donc cette bannière, c'est l'entrée du terrain qui leur est alloué dans ce campement.
    Si j'ai bonne mémoire de la topographie du Delta, les terres de Lacevent sont situées dans les montagnes au nord ouest de celles de Mordaigle. Et donc juste à l'est… il y a celles de Maille. Enfin, celles dont il a pris possession en premier dans sa quête de pouvoir. Partant de là, de deux choses l'une, soit ils se détestent, soit ils sont comme larrons en foire. J'ai intérêt à marcher sur des œufs en entrant là dedans.

    Je tousse, me racle la gorge et remontant ma ceinture d'un cran sur mes hanches, décide d'avancer d'un pas gaillard. Depuis que j'ai laissé le duc avec cette dernière épithète sur la tête, je ne m'enfuis pas vers les grottes. Tout au contraire, je plonge vers la forêt… puis la plaine et le territoire des hauts-elfes. Je fonce chez nos ennemis. C'est presque la stratégie la plus inattendue. (La plus hautement prévisible étant de me trancher la gorge moi-même au lieu d'en laisser le soin à une race ancestrale composée de fous furieux). Mais qu'importe, je me sens d'humeur badine. J'ai envie de jouer au tarot avec la déesse, de tenter le tout pour le rien et d'improviser. Surtout d'improviser en fait.
    Je passe silencieusement auprès d'un groupe pelotonné en arc de cercle autour d'un nid de braises fumantes. Plusieurs chats dorment près des soldats. Roulés en boule, tassés les uns sur les autres. Je souris fugacement.

    Lacevent est une contrée un peu étrange peuplée de frapadingues qui s'entichent de choses aussi diverses que les félins, les peintures faciales, les coupes de cheveux excentriques, les fornications collectives et les sauces aux herbes. Typiquement, c'est une population tribale qui se fait passer pour la crème de la sophistication. Celui qui n'a jamais vu un chef de village se passer méticuleusement les paupières avec un mélange contenant une bonne part d'excrément n'a encore rien vécu. Mais il n'a rien loupé non plus.
    Je contourne deux tentes par la droite et cherche à me repérer une nouvelle fois. Sans un sens aigu de l'orientation, je serais déjà paumé depuis belle lurette dans ce dédale de toile. Heureusement, deux choses jouent pour moi : le ciel exceptionnellement dégagé et la pente. Bon en fait c'est vrai, j'avoue, il me suffit de descendre en gardant la lune en face de moi.
    Je poursuis donc ma tranquille progression, tâchant de ne réveiller aucun de ces allumés de manière prématurée. Le problème, c'est qu'une fois que je serai sorti du camp, il me restera une sacrée tirée à m'appuyer… il me faut un moyen de locomotion. Et puisque Maille a jugé bon d'en faire rentrer, je vais forcément trouver un moyen d'en faire sortir.
    Pour être plus clair, il me faut donc un canasson. A défaut de pouvoir me caresser le menton, je me passe une main pensive sur le col qui me couvre le bas du visage. Je ne suis plus tellement habitué à avoir une mâchoire humaine. Du coup j'ai remis mes protections comme si j'avais honte de ma normalité. Peut-être que ça me fait un peu de peine… maintenant plus personne ne va avoir peur de moi. Mais c'est une situation qui présente d'autres avantages.
    Il me faut un canasson mais avant ça, il me faut une prostituée. J'ai une autre idée.

    ***

    Luk progresse à pas lourds dans le campement des thuadènes. Ou du moins ce qu'il en reste car depuis quelques minutes, l'activité à repris avec ardeur. Une nouvelle activité : la destruction. Plus de tente, plus de repos. Maintenant les elfes vont combattre sans répit jusqu'à ce qu'il ne reste tout simplement plus un seul humain en face.
    Une par une, toutes les tentes sont flanquées au feu. Un immense brasier de joie s'élève et autour on s'anime à nouveau. Les thuadènes sont de nature riante et même si leurs jeux sont souvent cruels, ils célèbrent toujours l'instant… pourvu qu'il y ait assez de bière en perce.

    Satisfait de l'avancée de la flambée générale, Luk se tourne vers l'orée des bois. Un peu machinalement, juste pour détourner son regard des flammes. Mais le hasard veut qu'au même moment une silhouette en émerge. Le Semeur de Chaos retient son souffle.

    ***

    Au début, accrocher un vieux jupon au détour d'un tonneau d'eau n'a rien de très compliqué. Mais seulement au début.
    Lorsqu'une catin se dandine à ma portée, je jaillis des ombres comme un diable et la crochète par le bras pour monnayer ses services avec un "hep" au bord des lèvres. Sauf que je suis un peu trop à cran. Perclus de fatigue, mes gestes sont brusques… je suppose que mon approche est un peu trop violente.
    Vu sa profession, elle se débat avec une certaine expertise de l'anatomie masculine. Son genou remonte d'un coup sec. Là où ça compte ! Des larmes dans les yeux, j'ai juste le temps de noter la légère altération verte en limite de mon champ de vision. Des veines ou des éclairs émeraude. Et ça part comme une décharge de foudre ! Mon bras gauche lui envoie une claque magistrale. Elle tombe en couinant.
    Et meeerde. Pendant qu'Elutrine tarte de la gauche, je me passe la droite sur le visage.

    Heu ce n'est pas tellement comme ça que j'envisageais les choses…
    Il n'est jamais content.

    Moi en revanche je note la très nette satisfaction dans le ton de sa pensée. Je m'ébroue pour chasser ces perceptions de mes pensées. Puis je me penche pour saisir la fille de joie par l'épaule avec autant de tact que je peux en réunir après cette entrée en matière un peu ratée.

    - Hem. Désolé, je ne voulais pas te frapper.
    - Va te faire foutre !

    Et un crachat en pleine face. Je soupire. Elle tente bien de partir mais Elutrine lui verrouille le bras avec une telle conviction qu'elle pourrait sans doute lui broyer plutôt que de le lâcher.

    - Attends, attends, je suis désolé, je vais compenser.
    Elle désigne son visage de l'index :
    - Tu sais ce que ça me coûte ça ! C'est mon gagne-pain alors t'as intérêt à allonger la monnaie !
    - Attends, du calme. Bon qu'est ce que tu dis de ça ?

    Elle s'arrête aussi sec de couarner lorsque je lui dévoile la dague de Maille. Même une fille de joie aussi revêche est capable de reconnaître l'or quand elle en voit en pleine obscurité. Il doit y avoir une odeur caractéristique. Elle tente de refermer ses serres dessus d'un sursaut avide mais je me rétracte aussi net hors de portée.

    - Tttt, on discute d'abord.
    - Quoi tu plaisantes ! Pour ça y'a pas de discussion, je te fais la totale et même plusieurs fois. Donne moi cette babiole et tu ne regretteras pas ce qui te reste de la nuit.

    Dans son sourire, je note qu'il manque plusieurs dents. Mais c'est vrai qu'elle a certaines courbes… plein son chemisier à moitié délacé. D'un mouvement d'épaule tout aussi expert que son précédent coup de genou, elle parvient à se dénuder partiellement pour accélérer la transaction. Je hoche la tête. Dommage que je sois si pressé, elle a l'air très motivée…

    - Alors en fait c'est pas pour moi.

    Elle se raidit aussi net et fronce le nez.

    - Encore un truc de groupe ?

    Ah oui c'est vrai… les Lacevents. Je voudrais pas être à la place de leurs gamins, à me demander à chaque fois que je croise un inconnu s'il ne fait pas partie de mes "pères". Cette pensée explique sans doute que je tique légèrement en lui répondant :

    - Hm, nan c'est différent. Je voudrais que tu ailles chez la haute. Un baron plus exactement.
    - Tu m'envoies dans la dentelle ? Hé dis donc je savais pas que j'étais cotée chez les poudrés.
    - Bah tu vois, c'est ton jour de chance. Enfin ta nuit. Enfin bref, c'est…
    - Hé mais une minute. Ils sont pas censés en avoir pour eux ? J'veux dire, j'ai rien contre les loupiots mais ils ont pas des michetonnes qui leur astiquent l'épée ?

    Je lève la main à plat. Il a fallut que je tombe sur une rapide. Mais en fait ça fait mon affaire. Trop naïve, ça n'aurait pas marché, mais je sais que ces filles sont pétries de pragmatisme.

    - C'est comme tu veux. Si ça t'intéresse pas, je peux toujours en trouver une autre. C'est pas ça qui manque ici.
    - Hé là, hé là. Quand il s'agit de dénouer un braquemart je sais m'y prendre. Laisse tomber les frangines, tu trouveras pas mieux que moi. Pis tu sais les dents en moins, y'en a que ça excite. Ça leur donne des idées de cajoleries. C'est garanti sans accroc.

    Elle se passe la langue sur les lèvres avec une lascivité suffisante pour les rendre luisantes de salive. J'ai brusquement envie de l'attraper par la taille. Dans le creux des hanches, juste là où la simple cordelette qui retient lâchement sa jupe n'a besoin que d'un encouragement pour se libérer. J'imagine le froissement du tissu grossier glissant le long de ses jambes…
    De ce que j'en ressens, Elutrine elle, a plus sobrement envie de lui arracher la gorge. Il faut que j'en finisse.

    - Bon c'est simple, tu vas voir le baron Mordaigle et tu fais ce qu'il te demande.
    - Marché conclu !

    Elle attrape la dague et la caresse avec fanatisme. J'espère que la chandelle promise pour le jeu ne va pas lui faire oublier que la mèche pourrait brûler par les deux bouts… Normalement, elle devrait réaliser que si la récompense est si grosse, c'est qu'il y a forcément une raison.
    Je me tranquillise quand elle relève son œil rond de suspicion. Un mélange de rapacité et de doute.

    - Pourquoi c'est si bien payé ?
    - Ah nan, pas de questions. Hmm, disons juste que les mœurs du baron sont un peu… "particulières". Enfin tu verras. (Je marque une mini-pause et baisse d'un ton). Mais c'est bien payé.

    C'est toute l'astuce, éveiller sa méfiance au point qu'elle ne voudra pas me lâcher sans que j'ai craché le morceau. Et comme je sais bien jouer le rôle de l'homme de main un peu pataud qui sait rester proche du peuple dans sa simplicité, je tapote cette épaule nue et me penche pour lui murmurer d'un ton confidentiel :

    - Bon d'accord, ne le répète pas mais c'est un nécromancien.

    Elle se recule comme si venais de la gifler. Par la déesse ce regard ! Ça me ferait presque peur. Elle serre contre elle le poignard doré, ce présent maudit, ne sachant visiblement pas encore trop si elle doit chérir ce serpent contre ses seins où me le retourner dans le bas ventre. Elle hésite. Et moi, à la manière de Maille, je la salue d'un geste royal et avant de la quitter, ajoute de ce murmure conspirateur :

    - N'oublie pas, Mordaigle, le pavillon noir en haut de la colline. (Je me sens même assez en forme pour lui montrer le poing fermé fraternel et lancer) Bon courage !

    Je retourne rapidement dans ce qui reste des ombres nocturnes, la laissant pétrifiée de terreur pour le compte.

    Pourquoi est-il de si bonne humeur ?
    Ça me manquait.
    Quoi donc ?
    Abattre quelques cartes dans ce foutu tarot de mort !

    Je ressens l'équivalent osseux d'une onde de perplexité me remonter le long de la mœlle épinière.

    Elle ne comprends pas, finit-elle par admettre.
    La manipulation, les entourloupes, les sacs d'embrouilles. Je n'ai pas l'air comme ça, mais je sais être matois quand je veux.
    Et alors ? lâche t-elle d'un ton ennuyé.
    Et alors !? En quelques jours, non même moins que ça, tout le campement sera au courant que le baron Mordaigle est un nécromancien. Ce ne sera peut-être qu'une rumeur, une vague de on-dits colportée par des gagneuses mais…
    Qu'est ce que ça change ?
    Tout. Tu verras, tout.
    Aucun intérêt. Il n'est pas comme ça. Il est un chasseur maintenant.
    A mon tour d'être un peu perplexe.
    Qu'est ce que tu veux dire par là ?
    Qu'il regarde par lui-même…

    Et pendant que je foule d'un pas confiant la boue molle qui englue le campement Lacevent, Elutrine me transmet ses impressions sur les alentours. Je perçois les corps endormis derrière les toiles de tente. J'ai même un bref aperçu d'une série de filaments émeraude dont le sens m'échappe.

    Emotions, me donne t-elle pour toute explication. Ce qui évidemment, ne m'éclaire pas beaucoup.

    J'avance plus loin, entre deux feux assoupis et finis par percevoir un faible hennissement quelque part sur la gauche. J'oblique et passe à proximité d'une petite bouilloire posée sur un trépied. Un courant d'air tiède vient me lécher le haut visage… j'ai soif.

    Dis moi Elutrine, tu connaissais Hidelmark ?
    Le nécromancien. Non. Comment pourrait-elle ? Elle a éclos seulement il y a quelques jours.
    Oui bien sûr… simplement, comme tu as l'air d'avoir une certaine connaissance innée de certaines choses, je me suis dit que tu avais peut-être certaines informations à me révéler à ce sujet.
    Et bien non. Elle ignore ce que le barbu voulait dire quand il parlait de Kreggite. Elle apprend en s'abreuvant. Qu'il lui donne plus de sang et elle pourra lui en dire plus.
    Tu me crois quand même pas assez tarte pour mordre à ça ?!
    Alors elle boira son sang.
    Hé pas touche !

    Je me rapproche enfin de l'enclos à chevaux. J'ai vu juste, Maille a fait répartir des corrals un peu partout dans le camp. Je doute qu'il s'en serve uniquement pour transporter plus de bière… Les elfes risquent d'avoir une mauvaise surprise quand une phalange montée leur tombera dessus. Mais pour le moment, c'est bien le cadet de mes soucis. La zone est vivement éclairée. Pas d'ombre où se cacher. Pas de furtivité ici.
    Tapotant du bout des ongles le rebord du tonneau derrière lequel je suis accroupi, j'estime mes chances. Il y a deux plantons. Non, en voilà un troisième qui patrouille mollement. Poisse. Afin de ne pas me faire remarquer, je retire mon casque et me relève tout doucement au dessus du tonneau. Il est ouvert et rempli d'eau. Sans doute pour abreuver les bêtes. Je replie le col de ma tunique pour boire, baisse les yeux et crache mon cœur dans le baril. Ou de très peu. Faut admettre, il y a matière à secouer le toquant quand à la place de sa bonne trogne familière (certes, pas forcément la plus séduisante, avec ses heurts et ses défauts… mais c'est la mienne quoi) on trouve le visage d'une femme intensément inhumaine.
    Des yeux verts en amande, une mâchoire dont la conformation étrange donne à penser qu'elle peut se décrocher. Les pommettes hautes et fières. Une chevelure en crin qui lui retombe sur les épaules en cascade inégale… J'ai déjà vu cette fille. Une fois. Et pour le moment elle a l'air profondément amusée. Je vois distinctement ses crochets venimeux se déplier langoureusement quand elle sourit d'un air amicalement affamé.

    Et que veut-il qu'elle boive d'autre ? Résonne Elutrine dans ma tête comme la trille joyeuse du serpent de printemps au petit matin.

    Je secoue la tête pour chasser ces comparaisons sans queue ni tête.

    Arrête ça ! J'essaie de me concentrer bordel !
    Le pauvre Ietukas est tout cassé dans son élan ?
    Tsschhhht
    Quel piètre chasseur il fait ! Il devrait me laisser faire.
    Ah oui ? Et pourquoi donc ?

    Le truc, c'est qu'avec elle il n'y a pas vraiment de suggestion. Penché au dessus du tonneau, lorsque je cligne des paupières, je vois mon propre visage. Sauf que mon inélégante mâchoire d'os vient de déchirer la chair pour reparaître, suintant de fluide corporel. Et, je le comprends assez vite à cause du changement de perspective, c'est moi qui suis dans le reflet maintenant ! Le sang qui goutte depuis ce menton d'os trop blanc perturbe l'image déformée. Je discerne un éclat vert au fond des pupilles d'Elutrine, je vois ma main gauche décharnée se lever et me saluer narquoisement avant que la serpentine parasite ne me coupe définitivement de mes perceptions et du contrôle de mon corps en quittant le tonneau d'eau.

    ***


    Luk s'avance à la rencontre de l'homme qui marche avec une prémonition ancrée au fond de lui. Un autre drame vient de s'ajouter à la pile branlante qui menace d'ensevelir les thuadènes. Il grogne et sourit sous casque. Les drames sont également générateurs d'une force vengeresse.

    C'est Gord.

    Aussi n'est-il pas tellement surprit lorsque la lumière du feu de joie lui révèle que le forgeron transporte un cadavre à bras le corps. Il le sait sans même s'approcher, cette femme est morte. Et dans d'atroces souffrances…

    - Son esprit a d'avantage souffert que son corps, complète le Gardien qui s'est approché lui aussi.
    - C'est encore la magie noire des humains.
    - Pas seulement… je perçois autre chose.

    Le Semeur de Chaos avance d'un pas. Gord ne s'arrête pas, le dépasse et s'approche du brasier. Ignoré pour le compte, le capitaine est contraint de revenir sur ses pas pour en apprendre plus. Le robuste artisan, fier de sa moustache qui lui vaut ses succès dépose le corps mutilé avec une chaude délicatesse que seule une paire de solides battoirs habituée à façonner des détails exquisément fins peut produire.
    A genoux devant ce corps au visage figé sur une grimace de douleur, le forgeron lisse doucement les cheveux de Sélène et reste ainsi, figé, les épaules nouées à tout rompre. La malheureuse est massacrée ; la poitrine en charpie, le visage marqué, des coupures... il lui manque même la main droite.

    - La maîtresse des rituels, souffle quelqu'un avec horreur.

    Gord ne dit rien. Son mutisme est inquiétant. La manière même dont il tente tant bien que mal (et en pure perte) de recomposer une figure à sa bien-aimée est inquiétante. Luk le comprends plus vite que les autres : il faut donner une direction à l'incroyable rage vengeresse qui est en train de monter dans sa gorge.
    Mais il se fait quand même prendre de court. Un instant trop tard. Gord plonge les mains dans les flammes et attrape une braise à pleine main. Le grésillement de la chair semble alors être le seul son que l'on peut saisir. Il serre les dents, lâche un hoquet mais continue à serrer ce brandon fumant dans son poing fermé. Personne ne bouge.

    - Est-ce qu'on ne peut pas la revivifier ? murmure Bjorn qui a déjà assisté à une spectaculaire opération du même ordre sur les intrus humains.

    Luk commence à secouer la tête mais le Gardien prend la parole.

    - Lui redonner la vie la ferait repasser par l'abyme de souffrance qu'elle a vécu. Son esprit est détruit. On lui a fait bien trop de mal.
    - Pourquoi ?
    - POURQUOI ! Aboie Gord en écho. Je me moque bien du POURQUOI ! Seuls les faibles s'interrogent sur les causes ! Maintenant tout ce qui compte c'est le COMMENT ! Comment allons nous punir ceux qui osent ainsi détruire, souiller, consommer ce que nous sommes !
    - Bien parlé, approuve Luk. Il appuie sa main sur l'épaule du forgeron qui se dégage d'un mouvement rageur. Ce dernier se relève brusquement et pivote face au Semeur. Il ne dit rien mais il y a dans ses yeux une colère qui cherche un éclusoir. Il a envie d'accuser tout le monde. De tuer sans motif. Puis tournant la tête, il identifie une silhouette dans la foule qui semble momentanément le détourner de son chagrin.
    Il comble la distance qui le sépare de Miyanne en trois pas et s'immobilise face à elle. La rouquine de lieutenant toujours affalée sur son bâton semble un peu perdue. Elle hésite.

    - Gord ?
    - Miyanne, tu étais proche de Sélène n'est-ce pas.
    Un instant de silence.
    - C'est vrai.
    - Remercie la déesse qui t'a privé de tes yeux car tu ne pleureras pas sur son abominable destin. Mais toi seule, tu peux comprendre ce que je veux.

    Miyanne fais la moue. Elle rajuste son bandeau.

    - Ce que tu ressens et ce que tu ne comprends ne se touchent même pas.

    Le forgeron s'apprête à répondre mais Miyanne l'interrompt vivement.

    - Le Semeur de Chaos n'est pas responsable de la mort de Sélène. Les humains ont fait ça. Les humains et leur magie impie. Tu devrais le savoir ! crie t-elle presque. Et toi ! Qui es-tu pour penser qu'une aveugle ne peut pas pleurer ?! Egoïste dans ta peine.

    Le forgeron accuse le coup. Mine de rien, il est toujours intimidant de se faire rembarrer par quelqu'un de plus chétif.

    - Alors quand tu auras fini tes démonstrations charnelles, tu pourras peut-être penser au cœur du problème.
    - Le cœur ?
    Miyanne penche la tête et sourit méchamment.
    - Le Semeur du Chaos n'a qu'une seule épée. Mets toi au travail. Façonne l'outil qui sera la revanche de Sélène. Du pied, Miyanne fait rouler un paquetage enroulé dans une toile grossière.

    Gord, penaud mais frustré, baisse les yeux sur l'assortiment de pièces d'armure noire qui s'échappe de la couverture au bord des flammes. Miyanne claque la langue sur le palais.

    - La maîtresse des rituels, Sélène, MON amie, te lègue un héritage. Les humains ont laissé ça dans les grottes. De l'acier humain. Le plus pur.

    L'habitude reprenant le dessus machinalement, Gord met un genou à terre et examine le plastron épais. Voilà pourquoi les lames de bronze ont tant de mal à pénétrer leurs protections. Mais tous les soldats ne portent pas ce genre d'armure heureusement. Celle-ci devait appartenir à un membre d'élite…

    - Je te forgerai une épée à partir de ce métal, Marcheur. On ne connaîtra pas de lame plus solide, ni de fil plus acéré. Leurs os imploreront merci. Ils lèveront leurs bras lacérés mais ils ne pourront rien faire pour empêcher cette lame noire de briser leurs carcasses !

    Luk sourit à nouveau, fronçant les sourcils. Il opine du chef et pivote sur les talons. Une épée en argent dérobée aux humains lui fouette déjà les talons. Avec celle-ci ça fera deux. Une de lumière et une de ténèbres. Les symboles sont essentiels à la guerre mais quand en plus ils sont portés par les armes, la victoire est assurée.

    - Le Marcheur des Cieux n'est plus. Je suis le Semeur de Chaos, Gord. Ne l'oublie pas.

    Les meneurs se séparent, chacun y allant de son commentaire. Les opérations autour du brasier continuent. Les thuadènes se remettent à la tâche. D'autres restent là, autour du corps de celle qui avait assez de pétillant pour mettre un sourire même sur les gueules les plus rébarbatives. S'éloignant de la fournaise infernale, Bjorn attrape alors son capitaine par le coude et le prend à part.

    - Gord n'est pas fait pour ce genre de chose.
    - Personne n'était préparé non plus à ce que le Gardien soit menacé.
    - Et cette histoire de magie ?
    - Sélène a franchi un interdit en s'octroyant le pouvoir. Trop de puissance contenue dans une trop jeune soeur. Mais le problème n'est pas tant qu'elle se soit permise de monopoliser notre magie. Il faut que tu saches que maintenant qu'elle est morte, il n'y en a plus du tout.
    - Plus du tout ?
    - Bjorn, le Gardien m'a tout appris, tu devrais aller lui parler.

    Le nordique tique et émet une série de bruits de gorge qui en gros peuvent se traduire par "je pourrais mais c'est plus simple si tu m'expliques".

    - Mais l'anterserk, le berserk… le pouvoir que l'on ressent en présence du Dagda Nuadien.
    - Ce n'est pas notre magie mais notre essence. (Il bascule la tête sur la droite). Mais c'est vrai que d'un certain point de vue, ça peut paraître magique à certains.
    - Les humains.
    - Ils sont tellement inertes que notre vitalité leur paraît surnaturelle. Cependant, il faut que tu saches aussi que notre magie était usurpée. Les fomoires en étaient la source. Le Gardien avait prédit que lorsque les fomoires disparaîtraient, alors nos pouvoirs s'évanouiraient aussi.
    - Les fomoires ont disparu ?
    - Le Cœur de Baal a été volé il y a trois jours. Ils sont tous morts.

    Bjorn lâche un juron dans sa barbe. Il n'y a rien de plus irritant qu'une prédiction qu'on apprend a posteriori pour s'entendre dire qu'elle s'est réalisée. Luk le sait mais ça ne change pas grand-chose à la vérité.

    - Qu'est ce que la nécromancie alors ?
    - Tu te poses trop de questions Bjorn, coupe la voix chantante de Sélène.

    Les deux thuadènes pivotent pour accueillir la boiteuse qui peine à se trouver un chemin au milieu des gravats laissés un peu partout. Le blond barbu se porte à son assistance. Elle sourit et s'accroche à son avant bras avant de poursuivre.

    - Tout ne doit pas être expliqué Bjorn.
    - Et d'où te viens toute cette prescience Miyanne ?
    - Certaine choses ne sont-elles pas plus séduisantes lorsqu'elles sont enveloppées d'un mystère soyeux ?

    Et voilà… il suffit qu'elle se mette à parler pour que son auditoire ait l'impression de voir des filles batifoler à demi nues. La tirade qu'elle a réservée à Gord a dû lui demander un effort inhabituel. Bjorn est alors encore notablement plus déconcentré lorsqu'il sent, sans prévenir, la caresse humide des lèvres de la jeune femme sur les siennes.

    - Et ça aussi, c'est magique d'une certaine manière.

    Luk hoche la tête, visiblement amusé. Faussement renfrogné Bjorn attrape la rouquine par la taille et la soulève presque sans effort. Il adresse un signe de tête à la figure casquée qui lui fait face dans les ombres. Ce heaume si étroit et si complet qu'il dissimule totalement le visage de son porteur.

    - Voilà au moins une chose à laquelle tu es immunisé maintenant Semeur !

    Laissant là ses deux lieutenants qui ont l'un et l'autre bien besoin d'un peu de cette "vitalité" propre aux thuadènes, le sombre capitaine s'éloigne de son pas-marteau et s'en va imprimer la marque de ses semelles un peu plus loin. Sélène n'était pas la seule portée manquante ce soir. Il y avait aussi Sigurd.
    Il y a également le cas de l'ondine… et l'assassin à gérer. Pour ce dernier point, c'est un peu plus facile vu qu'il sait où le trouver.
    Mais il reste tant à faire.

    ***

    Je raccroche enfin ! Bon sang !

    - Foutrenoir ! Bordel d'entrailles ! Gueuse pourrie !

    Si c'est pour dire autant d'obscénités, elle aurait très bien pu le laisser croupir plus longtemps.
    Oh la ferme !

    Je ne suis pas couvert de sang, mais ça s'en approche. Mes bottes sont véritablement maculées et ma tunique a connu de meilleurs moments. Quel crétin, je n'aurais jamais dû enlever mon casque. Je m'empresse d'ailleurs de chercher ce dernier des yeux mais ça s'avère plus compliqué que prévu. A priori je suis toujours dans l'enclos. Il y a des cadavres autour de moi… et une certaine agitation commence à monter dans le camp.
    J'étrécis les yeux. Ce n'est pas bon ça !
    Je pourrais piquer un cheval et m'enfuir tout aussi sec mais je crains la réaction du parasite. Il me faut ce foutu casque ! Fébrile, je localise enfin le tonneau d'eau. Difficile à reconnaître vu qu'il est maintenant éclaté en petits copeaux de bois qui trempent dans une flaque d'eau graisseuse. La graisse provient du cadavre d'à côté, lequel se répand parce qu'il brûle. Je secoue la tête… quelle sauvagerie.

    Ce n'est pas elle. Il est tombé tout seul dans le feu.

    Réprimant les commentaires imposés, les haut-le-cœur et les grondements de mon estomac qui s'imagine qu'on fait griller du cochon, je bondis pour rejoindre la zone.
    Vite ! Vite ! Je ramasse le casque en vitesse et me l'enfonce sur le crâne avec fanatisme comme s'il s'agissait d'un talisman fétiche. Ce qu'il est en vérité.

    Je pivote et entrevois trois silhouettes émerger d'une tente. L'une d'entre elle arbore une crête plutôt originale. C'est un de leurs meneurs. Et merde ! Je serre les dents et tâche de me faire discret tout en me rapprochant de l'enclos. Il manque plusieurs torches maintenant, c'est joua…

    - Là ! TOI ! ARRETE TOI !

    Je m'immobilise, une main sur le pommeau de la lame goutte. Le temps suspend son vol. Les trois soldats convergent vers moi, agitant des armes aux barbelures intimidantes. Leurs bottes s'enfoncent dans la boue gorgée de sang. Ils s'immobilisent autour de moi.

    - QUI ES TU ?! Aboie le chef.

    Les deux autres ne disent rien. Ils se contenteront de m'enfoncer leurs couteaux dans le ventre, le dos ou les parties génitales au moment où la discussion sera terminée. J'écarte lentement les pieds.

    Laisse la faire… berce lentement Elutrine

    Je résiste. Je sens ses fibrilles insidieuses palpiter d'impatience. Je la nullifie. Si je la laisse reprendre le contrôle, j'aurai bien assez vite toute l'armée sur le dos. Mais bon sang, je n'ai pas besoin de cette joute mentale en sus !

    - ALORS ?!
    - Moi, personne… dis-je entre mes dents. Ma main droite est juste au dessus de mon épée, j'hésite. Je cligne des yeux. J'essaie d'anticiper. Mon bras gauche me lance. Elutrine tente de le faire bouger mais je résiste pour le moment. Elle a dû dépenser beaucoup d'énergie pour ne plus arriver à faire cette simple chose. C'est ma chance.

    - PERSONNE ?! ALORS TU VAS MOURIR ANONYME !

    Enfin ma chance… façon de parler. Je me baisse instinctivement. Réflexe imbécile qui m'offre parfaitement en pâture au sbire de derrière. Une douleur atroce éclate dans mon dos, je lâche un cri de douleur tandis que ça se propage, m'inonde le dos, les jambes. Je me cambre. Encore plus exposé ! Une lame se lève et…
    D'autres cris de douleur. Un bras coupé me tombe sur le visage. J'envisage sereinement de tomber çà la renverse mais on me retient. Je trébuche quand même sur le côté. Reçois un choc sourd à l'aine. Grimace. Du métal. Des chocs. Un cri froid et trois corps tombent à terre. Sans vie.
    Lorsque je relève les yeux, il n'y a plus qu'un homme debout. Le vêtement noir, le bras droit détendu à l'horizontale avec dans son prolongement, une lame d'une vilaine longueur.

    - Kageisha, je pensais que ce genre de sauvetage in extremis n'arrivait jamais !
    - Pas chez moi, rétorque t-il avec son impassibilité coutumière.

    Il fait pivoter sèchement son poignet d'un quart de tour. Le plat de la lame de son sabre est souillé de sang frais. Il effectue un geste sec pour le chasser et se repositionne en garde sans même que je ne puisse distinguer ses mouvements. Juste les sifflements aigus.

    - D'autres enivrent, tente-il moyennement.
    - Arrivent, corrigé-je mécaniquement.

    Effectivement, des soldats déboulent et cette fois,  plus question de jouer l'affrontement. On décanille ! Boitillant à cause de ma blessure, je caracole comme je peux vers les chevaux et en empoigne un au hasard par la crinière. Monter à cru n'est pas mon fort mais si je peux éviter de me faire désarçonner avant la forêt, ça sera presque gagné.

    - Vite Kageisha ! On décampe !
    - Non, je courrai.
    - Mourrai ? Suggéré-je.

    Mais non, il a vraiment l'air d'avoir l'intention de courir à côté d'un cheval au galop. Tant pis, pas le temps ! Après tout il est assez grand pour survivre. Je lance ma monture à coups de talons et l'encourage à cris secs.
    Le robuste canasson, déjà affolé par les hurlements, le sang et le reste répandu un peu partout ne met pas longtemps à panique complètement sous ma direction experte. Il cherche d'abord à me déloger mais je me cramponne avec l'énergie du désespoir alors il s'élance. Nous franchissons des cordes avec une chance inouïe, passons entre d'autres tentes. Je ne sais pas où je vais, je sais juste qu'il faut descendre !

    ***

    - Monseigneur ?
    - Qu'y a-t-il Grise ?
    - Encore de l'agitation dans le campement. Mais cette fois ce ne sont pas les elfes.
    - Vraiment ?
    - On dirait que quelqu'un tente de rejoindre la plaine à cheval. Plusieurs soldats ont été tués, le baron de Lacevent est sur les charbons ardents. Il demande l'autorisation de tuer le voleur.

    Le visage du duc se contracte.

    - Oh ce fanatique… il va me gâcher mon plaisir. Je vais y aller moi ! Réveille tout le monde. Vite.

    Le duc attrape son épée, ses monstres personnels et sa cape avant de sortir de son pavillon à grands renforts de tambours et trompettes. Il ne lui faut que quelques minutes pour rejoindre son propre cheval qu'il enfourche avec une habilité consommée. La bride enroulée autour de la main, il claque la langue et se lance au petit galop, serré de près par ses cavaliers noirs qui lui déblaient le chemin sans égards pour les dormeurs et les mal réveillés, prenant des coubres insensées dans les allées pour aller plus vite.

    L'équipage se présente au moment où les Lacevents s'apprêtent à lancer leurs traqueurs aux trousses du voleur.

    - Monseigneur ! C'est un outrage, c'est encore ce monstre dévoreur ! Cette fois c'en est trop !
    - Suivez moi, tous, nous allons chasser, lâche Maille avec un air guilleret.

    Mais la foule sans organisation l'empêche de progresser convenablement.

    - Faites moi rassembler ces hommes, pas de laisser-aller dans mon armée ! Les traînards seront exécutés sans office !

    Un grand sourire déforme maintenant son visage. Il pique des deux et force le passage, bousculant lanciers, archers, putains et cuisiniers. Une bande d'archers défoncés aux narcotiques lui filent le train. Les Lacevent sont les experts en la matière.

    - Ah Sakutei, Sakutei, Sakutei, bien tenté mais tu as bien mal choisi ton terrain. Il fallait partir par le camp du Croze-Hermitage, murmure Maille pour lui-même.
    Les légionnaires, largement plus disciplinés et austères, auraient mis plus de temps à réagir. En revanche la poursuite aurait été à la fois plus méthodique, plus amusante et plus incertaine. Là… avec des arcs, c'est trop facile. Le duc se retourne alors sur sa selle et avise un de ses guerriers noirs :

    - Ah Messire Sreng, faites en sorte que nous ne soyons pas plus de douze. Laissons donc une chance à notre gibier. Je n'aime pas les curées.
    - Monseigneur, les guetteurs sont en place. Le fuyard perd du temps, il peine à sortir du camp, fait des détours.
    - Tant mieux. Maintenant place !

    Lorsque la large majorité des soldats enfiévrés est écartée, le duc arrive aux limites du campement gigantesque. Là aussi, il y a effervescence. Un piquier les aborde sans timidité.

    - Les démons monseigneur. Ils ont tenté d'attaquer depuis la forêt mais nous les avons repoussé il y a une heure. Cependant, à ce train vous pourrez peut-être les rattraper avant qu'ils ne…
    - Ah ah ! La partie se corse. En avant !

    ***

    Couché sur l'encolure du cheval, je m'efforce de compenser les heurts et chaos du trajet comme je peux. Le sifflement du vent s'intensifie lorsque nous arrivons en lisière du camp. Terrain plus dégagé, ma monture surexcitée prend de la vitesse. Nous distançons largement ce pauvre Kageisha qui ne peut évidemment pas tenir l'allure.
    Dans mon dos, retentissent des exclamations inquiétantes. La rumeur gronde, comme un torrent furieux. Et ça ne peut m'indiquer qu'une chose : la poursuite est engagée !
    Suivant une zone plus claire du terrain, j'arrive dans la forêt par une trouée apparemment toute récente. Beaucoup d'arbres ont été coupés pour laisser passer les compagnies de soldats vers ce qui ne peut être que le champ de bataille. Hors d'haleine, le palpitant en surchauffe, je finis par maîtriser mon cheval et à le forcer à ralentir. Entre deux ruades, je parviens à le faire pivoter et localise l'agitation qui commence à se déverser hors du camp. Et entre les deux, une silhouette qui se débat dans sa course frénétique :

    - Kageisha ! Monte espèce de crétin !

    ***

    Fuyard repéré ! L'excitation monte. La lune est claire ce soir, un temps idéal. Mais même sans ça, le ciel ne tardera plus à pâlir.
    Les archers de Lacevent s'avancent, dos courbé, certains torses nus. Ils se mettent en position en bandant leurs arcs. Leur meneur se racle les glaires :

    - Une seule guide, graillonne t-il.

    Sur sa droite, un vétéran grisonnant enflamme son projectile à une torche et prend son temps pour estimer la distance.

    - Tiens. Deux fuyards en fait. On ne voyait pas l'autre tout en noir.
    - Monseigneur ?
    - Tirez quand même, sourit le duc. Abattez le cheval en priorité, on ne peut pas le laisser dévoiler notre surprise à l'ennemi.

    Les deux cibles sont sur le point de se rejoindre. Le cavalier reste immobile ce qui facilite d'autant plus la tâche des archers. Le premier trait part, éclat lumineux dans le noir. A peine retombe t-il en parabole que tous les autres se calent dessus pour ajuster leur tir. Une première salve disparaît dans les ombres au seul son des cordes qui claquent sur les brassards.

    ***

    J'entends le sifflement avant même de voir la flèche plonger vers nous. Merde ! Mais non, pas assez loin, le trait se fiche en terre à quelques pas. Sur ce coup j'ai eu…

    - AAARgh !!

    Un cri. C'est moi. Une flèche vient d'éclore sur mon bras ! Sous le choc, il s'est carrément balancé vers le bas et se trouve maintenant coincé entre mon épée et mon baudrier. Ça fait…

    - ARRH ! AH ! UHMMMPF !

    Un éclat sur le casque me fait pencher la tête. Coup sur coup, trois autres projectiles viennent me poinçonner le lard. Je tombe lourdement au bas de mon cheval. La douleur… la douleur suffocante. Comment peuvent-ils me voir ? Mon regard s'écrase sur la flammèche du seul trait visible. Les autres tombent sans qu'il me soit possible de les anticiper. Bordel… Je roule sur le côté, du sang sur le bras. Du sang dans les dents. Je casse une des flèches qui me pénètre l'épaule, arrache celle de ma cuisse. Mais l'autre, plus douloureuse, dans mon ventre… je ne peux pas la toucher sans manquer de défaillir.
    Deux bras me tractent alors en arrière par les aisselles.

    - Laisse tomber Kageisha, c'est foutu, gargouillé-je.

    Je bascule la tête en arrière, lui-même semble touché. On va crever ici tous les deux. Comme des lapins tirés à l'exercice. Il n'y a qu'une seule solution en fait. Mais évidemment je répugne à l'utiliser alors je tâche de grimacer plus qu'il ne m'est déjà possible quand je crache un filet de sang en même temps que ma requête :

    - Enlève moi… le casque…

    ***

    - Seconde bordée ! clame Maille d'un ton joyeux. Ensuite la mise à mort !

    Les archers opinent et très vite, une nouvelle nuée de projectiles file dans l'air humide de cette fin de nuit.

    - Ils seront morts, prédit le meneur. Aucun homme ne survit à nos traits. Et quand bien même ils seraient plus coriaces, l'aconit les achèvera avant que nous ne les rejoignions.
    - Vous n'aimez pas qu'on vous résiste hein.
    - Nous soignons simplement notre travail.
    - Le poison n'est pas ce que l'on peut appeler un "soin", ironise le duc.
    - Comme vous voudrez monseigneur.
    - Peu importe, ce que nous avons là, ce n'est pas un homme normal. Vous ne me croiriez pas si je vous disais qu'il a déjà eu la gorge tranchée…

    Pour le coup, le Lacevent reste septique. Et d'un coup, un jeune pointe le doigt.

    - Ils se relèvent !!
    Maille s'appuie des deux mains sur le pommeau de sa selle. Ainsi perché sur son cheval, seule silhouette blanche au milieu de la crasse, il ressemble à un de ces messagers de mort des légendes.
    - Vous voyez…
    - Laissez moi le traquer monseigneur, et je vous ramènerai une proie morte !
    - Non, tout ceci peut attendre. Je n'ai pas le temps de jouer maintenant mais puisque notre proie est partie par ici, pour revenir dans le Delta, il faudra nécessairement qu'elle repasse par là…

    Ils sont frustrés, les archers, quand ont leur intime de refourguer leurs flèches au carquois et de repartir, semelles traînantes, dans leurs cantonnements en attente de la bataille à venir.
    Seuls deux d'entre eux, discrets et silencieux, parviennent à déjouer la surveillance des colosses en armure noire pour se faufiler vers la forêt. Deux fanatiques parmi les fanatiques. Rien qu'à voir leur démarche, il est clair qu'ils sont intoxiqués à une substance dont on ne voudrait même pas au fond des latrines.
    Le duc, qui les observe encore plus discrètement qu'ils ne sont partis, lâche un petit pouffement et sourit finement. A son air satisfait, il est clair que tout se passe comme prévu.

    « Le Canal BaltiquePrison de verre aux parois trop lumineuses d'une engourdissante torpeur. »

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  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Mardi 26 Juillet 2011 à 19:03

    Ah ah, je me suis bien amusé dans ce chapitre. J'avais écrit toute la scène avec la prostituée directement dans la foulée du précédent et j'ai finalement trouvé moyen de le finir (plus d'un mois après !).

    Au final, je ne suis pas encore arrivé à la scène qu'il me tarde de vous faire découvrir dans le prochain numéro. Voilà pourquoi je suis assez optimiste quand à mes chances d'arriver à délivrer le 55 sous peu, huk huk.

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