• Chapitre 59 : Le Festin de Mara : premier plat.

    Invincibles. Non pas vraiment.
    Disons seulement que lorsqu'ils meurent.
    C'est comme s'ils entraient en transe.
    Une transe profonde.
    Mais après tout, n'est ce pas là un avant-goût de la mort ?

    Extrait du Mnémen de Sédiline.


    Cœur palpitant entre deux battements de cils. Une pulsation erratique qui s'exprime par le tic nerveux de la lèvre inférieure. Une goutte de sueur étrangement rosée. La crispation trop soudaine de l'index.
    Très lentement, la femme blonde s'arrête. Elle plie une jambe, puis l'autre et s'agenouille, le dos courbé, les épaules nouées par l'intensité de l'effort. Ses mains se rassemblent, poings fermés devant sa poitrine. Elle pleure. Un corps s'écrase devant elle, la gorge arrachée, ouverte sur une vision de chair suintante. La femme râle.

    - Maître Bjorn… je ne peux plus… la soutenir…

    Elle respire laborieusement. Ses traits se crispent une fois de plus, comme la pointe d'une lance lui traverse l'abdomen, déchire ses entrailles, emporte un morceau de foie et brise la cinquième vertèbre pour ressortir dans son dos. Devant elle, le piquier empalé par sa propre attaque gargouille son agonie et tombe. Difficile de savoir ce qui est pire entre ressentir chaque coup ou, par un étrange effet secondaire du don de défense, connaître précisément les dégâts qu'ils infligent.
    Elle tremble. Son anterserk se fragilise. Une main tiède tombe sur son épaule pour la rasséréner.

    - Freyja !
    - Ne bouge pas Dagmar. Ne leur montre aucune faiblesse. Ils ne doivent pas comprendre.

    Bjorn s'est exprimé en vieux nordique, de sorte qu'aucun de leurs ennemis n'a pu comprendre un traître mot de ses syllabes toniques trop hachées. C'est la première mais d'autres suivront. Il le sait. Il y a une limite dans ce que peut endurer un anterserk. Si les humains perçoivent cette faiblesse, ils augmenteront la pression, malgré les pertes, malgré les morts. Les humains n'ont pas de pitié. Ils ne connaissent ni la raison, ni la compassion, ni l'empathie. Juste l'acharnement vicieux et pervers d'une race qui a proliféré au-delà du raisonnable.
    Les humains sont les créatures destinées à régner parce que justement, ils ont abattu toutes leurs limites. Ils vont toujours plus loin, ne s'étonnent de rien, s'adaptent à tout. Qu'un des leurs crève comme un chien d'une manière inexplicable, et dix viennent essayer à leur tour de briser l'obstacle. Jusqu'à ce que l'obstacle cède ou qu'ils trépassent tous.

    Mais il y a un prix à payer pour tout. Bjorn sait qu'en reniant l'équilibre, les humains se sont aussi corrompus eux-mêmes jusqu'à en perdre le merveilleux. Il les méprise pour ça.
    Toute leur vie, les humains sont condamnés à courir après des chimères pour essayer de retrouver l'authentique. Ils ne le trouveront jamais. Ni dans l'ivresse, ni dans l'orgasme, ni dans la tuerie.

    - Maître, elle va céder. Maître !

    Bjorn ne crispe pas un muscle de trop lorsqu'il allonge le bras pour prendre lui-même le coup terrible destiné à sa sœur en difficulté. Il peut encore en encaisser beaucoup plus. Si besoin, il peut porter chacun de ses frères et sœurs. Mais il ne peut pas être partout à la fois.

    - Pardonnez moi… je vais mourir, annonce calmement la nordique agenouillée au centre. Ses nattes dénouées tombent en mèches raides autour de son visage tendu par la souffrance qui mange inexorablement son anterserk. Sa défense diminue… diminue… diminue.
    - Ne meurs pas Freyja ! Ne meurs pas !

    Dès lors qu'un d'entre eux sera tombé. La cohésion sera ébranlée. Alors commencera le moment difficile. Tous le savent. Mais ils n'y peuvent rien, c'est un combat solitaire. Freyja sanglote, elle tente de se stimuler en scandant des phrases en vieux langage.

    - Je ne veux pas perdre le contrôle. Tout ces êtres écorchés. Je ne veux pas… que tes dents… pénètrent. (Elle crache un filet de sang, la goutte rouge écarlate se détache très nettement sur son menton pâle). Tes serres sont... Tes serres…

    Elle relève ses yeux très bleus et prend un air effaré alors qu'une nouvelle épée plonge vers elle. Elle a peur, c'est donc qu'elle n'a plus de protection. Bjorn tente de bouger mais il y a simplement trop de monde pour empêcher tous les coups de porter ! Lui-même étant déjà occupé à se faire tronçonner, décapiter, émasculer et éborgner, il lui est difficile de dépêcher une autre partie de son corps très sollicité pour empêcher l'inéluctable.

    - Freyja !

    Le coup porte et le soldat humain qui n'en croit pas ses yeux, rugit de jouissance en s'enfonçant finalement dans ce corps si frêle. L'épaule, la poitrine, le sternum, les côtes. Cette fois c'est réel. La si délicate silhouette se fait déchiqueter comme un vulgaire morceau de viande dans une effusion juteuse répugnante. Le son des chairs humides semble réjouir son exécuteur qui retire son épée pour frapper à nouveau la malheureuse à deux mains. Trop emballé par sa réussite, il ne remarque pas le soudain coup de bouclier qui le chope en pleine figure et lui fait éclater le clapoir. Son sourire carnassier perd quelques dents. Il tombe en arrière et se fait planter au sol (dans la bouche) par une large lame de bronze. Le guerrier casqué qui vient de l'achever se redresse et taillade un second soldat témoin de la chute de l'anterserk avant de couvrir pudiquement le corps méconnaissable de Freyja de son bouclier.
    C'est un vieux de la vieille. Son équipement date d'une époque où les elfes prisaient les décorations clouées sur les pièces d'armures. Avant que la forge de Gord ne les moule directement. Son casque est d'un désuet qui pourrait faire sourire s'il ne portait pas autant de marques de coups pour témoigner de sa solidité manifeste. Le plumet est râpé, les coutures de métal enfoncées en plusieurs endroits et la protection nasale a été cassée sans doute il y a longtemps. Seul le cerclage des yeux demeure intact. Et justement, il tourne la tête pour fixer Bjorn de son regard intimidant.

    - Nous couvrirons tes pertes, lieutenant du Marcheur. Continue et ne te préoccupe de rien d'autre.

    Il crie quelque chose par-dessus son épaule. Immédiatement, deux thuadènes surgissent pour emporter le cadavre hors de portée des humains. Ils jettent une cape dessus à la va-vite et puis, un par les pieds, l'autre par l'aisselle intacte, ils disparaissent dans les rangs avec leur macabre fardeau avant que les autres ne puissent piger.
    Bjorn sourcille un bref instant. Ce timbre sentencieux. C'est ce vieil adversaire. Le meneur de la cohorte du Pin et l'un des principaux opposants de Luk. Il est donc en plein cœur de la mêlée ? Pourtant sa bannière trône glorieusement largement en arrière, à l'abri.

    - Jampre… qu'est ce que tu fais ici ?
    - Plus tard ! Concentre toi sur la bataille ! Nous ne devons pas faiblir !

     

    ***



    Un autre boulet s'écrase dans les rangs dispersés, provoquant la confusion, l'effroi et le craquement d'un certain nombre de squelettes. Et un instant après, les rescapés s'étripent à nouveau. L'eau monte jusqu'au bassin dans cette cuvette maintenant. Les légionnaires tiennent bon mais sans unité, même le plus virtuose des combattants ne peut espérer survire longtemps. Oh, il y a bien quelques exceptions, quelques héros qui se révèlent ou au contraire tombent de manière inattendue. De quoi faire légèrement pencher la balance mais pas assez pour foutre en l'air l'équilibre.
    Ils sont moins nombreux dans les rangs du Croze-Hermitage où la discipline de fer est moins susceptible de faire surgir de l'originalité. Les légionnaires meurent. Mais ils meurent selon le règlement. Un par un. Par groupe de dix. Toujours armes à la main. En combattant ou en basculant bêtement sous un rocher de treize tonnes. Le fait est qu'ils ne se démoralisent absolument pas. Il y a une dévotion proprement irréaliste dans la manière dont ils poursuivent ce combat pourtant perdu pour eux. La notion du sacrifice peut-être. Plus probablement un lavage de cerveau efficace.

    Mais ce n'est pas le cas des troupes des autres baronnies. La plupart emploient des conscrits qui eux, n'ont rien demandé. Et pour ces simples bûcherons, paysans et potiers, c'est la débandade. Ils pataugent, se font massacrer par des furieux en érection, s'asphyxient dans la fumée et ramassent pour toute compensation, des pierres énormes tirées depuis leur propre camp !

    Situation qui n'échappe pas aux nobliaux rassemblés sur leur point de vue.

    - Monseigneur, la situation s'envenime dans ce marécage ! Nous n'allons tout de même pas regarder nos hommes mourir sans rien faire ?!
    - Hmmm. Qu'en pensez vous Mordaigle ?

    Le baron nécrophilo-pédophile n'est pas là. Problèmes personnels apparemment. A la place, il a envoyé son représentant ; le capitaine Rogue. Rescapé des jours précédent mais pas tellement fringant, un bras en écharpe, un bandeau sur l'œil droit et plusieurs nouvelles cicatrices qui l'empêchent à la fois de s'asseoir et de rester debout. Il tremblote sous l'effet des drogues administrées par les médecins de campagne et le petit filet de bave qui suinte à la commissure de ses lèvres n'améliore pas sa crédibilité.
    Néanmoins, le blessé est assez opiniâtre pour faire front.

    - Je pense que ce massacre ne sert à rien Mon Saigneur.

    Il détache suffisamment le titre honorifique pour qu'il n'y ait aucun doute sur la déformation qu'il suggère. Après tout ce n'est que vérité. C'est bien sur l'ordre du duc Maille qu'il s'est retrouvé dans cet état après cette charge absurde du premier jour.
    Le duc semble s'amuser à lui demander son avis régulièrement alors qu'il ne consulte pratiquement personne d'autre. Encore une lubie inexplicable. D'autant qu'aucune unité de Mordaigle ne combat aujourd'hui.

    - Et selon vous, que faudrait-il faire pour y remédier ?
    - Je n'ai pas d'avis sur ce qui devrait être une victoire écrasante. Votre stratégie est merdique.

    Maille sourit. Il se frotte le menton, apparemment satisfait de la réponse. Ou peut-être simplement amusé du franc-parler. Et une fois n'est pas coutume, il surprend tout le monde en accordant au moribond un signe léger et élégant de la main en lieu d'un coup de hache en travers de sa trogne bavouillante.

    - Vous avez raison ! Parfaitement raison. Nous allons les écraser. Oui, c'est ce que nous allons faire !

    Les barons s'entreregardent sans comprendre. De toute façon, depuis le début, ils ne prennent aucune part aux décisions de cette guerre. Qu'on les juge incompétents ou gênants, ils sont justes là pour la forme. Ils le savent bien mais que peuvent-ils y changer ? Aucun ne se risquerait à la fronde sans s'assurer du soutien indéfectible des autres. Or il est notoire qu'un baron préfèrerait coucher avec un lépreux plutôt que de faire confiance à un autre baron. Le duc n'a même pas besoin de diviser pour mieux régner, ces braves gens sont au-delà de la division.

    Le Seigneur du Delta de Sérénité pivote dans un virevoltement de cape blanche et adresse un signe de tête pour le moins charmeur à son propagateur de cauchemars en costume paratonnerre.

    - Messire Sreng, le moment que vous attendez depuis des années est enfin arrivé. Vous allez pouvoir prendre votre revanche.
    - Depuis des siècles, corrige son interlocuteur d'une voix lugubre.
    - Voui. Faites seller les montures, regroupez vos hommes. Et préparez vous à charger à mon signal.

    Puis il pointe le soleil montant du doigt.

    - A l'est, comme convenu. Soyez convaincants ! Ce sera le dernier spectacle de beaucoup de vies, faites en sorte qu'il soit mémorable.
    - Comptez sur nous Monseigneur. Mais je dois vous avertir que nous ne pourrons pas charger dans l'eau.
    - Ne vous préoccupez pas de ça. Je vais vous préparer le terrain. Il suffit de reprendre de la hauteur.
    - A vos ordres.
    - J'espère bien.

    Puis, alors que le cuirassé grinçant s'éloigne d'un pas lourd, le duc se tourne vers sa tripotée de barons.

    - Et bien messeigneurs, que diriez vous de repousser un peu ces elfes prétentieux ?


     

    ***



    Le cours de la bataille est incertain. Etrangement incertain pourrait-on dire. Les troupes humaines sont six… sept… peut-être huit fois plus nombreuses et pourtant rien ne se passe de trop inattendu. Depuis que le groupe de Zétane a coupé les ponts et parachevé l'œuvre du Chaos, c'est comme si le commandement humain avait perdu pied.
    Il se contente de balancer des pierres sur la mêlée, comme un maître qui claquerait un chien indiscipliné à répétition pour le calmer.

    Luk ne comprend pas. Et ce pour ça qu'il devient de plus en plus nerveux. Ce n'est pas normal. Aucune bannière n'est tombée depuis celle de Syldane. Le Crâne de Skeld est fièrement planté au cœur de la pataugeoire. La Masse et le Pin flottent dignement au centre. Et aux arrières, le Bras d'Argent et son étendard personnel, le Faucon, patientent tranquillement. En théorie, il aurait déjà dû convoquer les renforts ! Pourquoi ça se passe si bien ? Pourquoi les humains meurent autant ? Pourquoi cette hécatombe ?
    C'est un vrai mystère.
    Mais puisqu'ils ont décidé d'offrir leur gorge, il serait bien idiot, même s'il s'agit d'un piège, de ne pas en profiter. Alors Luk détend le bras droit pour attraper l'épaule de Nemed.

    - C'est le moment. Leurs troupes font n'importe quoi. Apparemment leurs chefs ne suivent pas le même affrontement que nous.
    - Nous les enfonçons finalement alors ? répond son interlocuteur mornement, sans trop y croire.
    - Non. La fumée m'empêche de voir ce qu'ils mijotent derrière la forêt. Je ne veux pas foncer là dedans à l'aveuglette. Et puis si nous les enfonçons, c'est nous qui serons gênés par la rivière et les flammes. Non, nous allons profiter de leur absence de réaction pour consolider notre position.

    Il désigne une zone du doigt. Une tâche, une hémorragie indécente. La saignée de l'ondine.

    - C'est le moment de nous occuper définitivement de ce petit problème. Cette créature maudite m'aura causé assez de soucis.
    - Mais Semeur… le Gardien a dit que…
    - Je sais. Mais elle a une faiblesse. Et c'est pour ça que je vais t'expliquer précisément comment tu vas procéder pour la neutraliser.

    Il s'apprête à dévoiler son plan mais se fait interrompre par une interjection angoissée.

    - Semeur ! Ils bougent ! Ils bougent !

    Les yeux cillent, les dents crissent, les poings craquent. De la fumée grasse, émergent d'étranges assemblages de bois en forme de toiture qui semblent abriter des troupes. Ils percent sur les côtés, là où l'eau ne monte que très lentement. Ils contournent le cœur de l'affrontement dans un mouvement très classique de tenaille.

    - Ah ! Ils se décident enfin à utiliser leur surnombre !

    Oublieux de son petit projet, Luk se concentre immédiatement sur la nouvelle situation. Il y a beaucoup plus de renforts venant par le flanc ouest. Le piège est évident. Le commandant humain cherche à les pousser vers les collines.

    - Vite, les cors ! Jampre doit percer vers la rivière à gauche, maintenant !

    Le signal est transmis mais il y a toujours une latence. Et de leur position, les guerriers engagés dans ce corps à corps fiévreux ne peuvent pas avoir de vision d'ensemble comme lui. Ils ne peuvent pas se douter que, protégés des flammes voraces par leur couverture en bois tapissée de peaux mouillées, les humains sont finalement parvenus à franchir le bois !

    Un des non-combattants qui assistent à l'affrontement se tord les mains :

    - Oh Mara ! Voilà donc ce qui leur prenait du temps. Ces jets de pierre, c'était juste pour temporiser !
    Luk hausse les épaules avec irritation. Miyanne revenue à ses côtés lui épargne l'explication :
    - Aucune importance. Il était inévitable que les humains finissent par passer. Cette ruse ne pouvait que les gêner provisoirement. Et elle nous aura permis de réduire leurs forces significativement. Mais pas assez, bien sûr. (Nerveusement, elle détache un morceau d'écorce de son bâton). Non pas assez.

    Le capitaine, lui, ne répond rien. Concentré, il jette des ordres brefs d'un ton sec pour corriger l'évolution. Anticiper, tenter de contrecarrer. C'est maintenant qu'il doit tout donner pour renverser la situation avant que les humains ne les encerclent.

    - Que Skeld se retire, maintenant ! Bjorn en arrière. Transmettez ! Il faut aller à la rivière ! A la rivière !

     

    ***



    - On dirait que leurs troupes reculent vers l'ouest. Ce n'est pas…
    - Ah ah ah. Bien vu. Il a senti le piège. Mais ça ne change rien. Il ne pourra pas les empêcher de suivre leurs instincts. Quand la pression sera trop forte, ils bifurqueront à l'est. Baron Vacqueyras, à vous ! Poussez les !
    L'intéressé hoche la tête sobrement.
    - Monseigneur.


     

    ***



    - Bon sang, à gauche, Jampre va à la rivière à gauche par l'enfer ! Ne les laisse pas t'attirer à droite !

    Luk serre les poings. Ça devient intenable. Mais il gardait des atouts en réserve précisément pour cette occasion. Tant pis pour l'ondine. Cette perturbation anarchique continuera à le gratter sous la cuirasse encore un moment.

    - Nemed !
    - Oui ?!
    - Envoie ta cohorte soutenir le front. Tâche de faire comprendre à nos frères qu'ils ne doivent surtout pas monter vers le soleil.
    - Pourquoi ?
    - Fonce ! Et vous bande d'abrutis du cor, donnez plus de poumon par Mara ! Aller !

    Il frappe le sol de la botte de frustration. Impuissant à faire bouger lui-même ses troupes. Il voudrait étendre les bras et déplacer ce merdier mais il ne peut rien, la trop parfaite organisation des humains est en train de primer sur sa désorganisation. Même au centre, là où la bataille fait rage dans l'eau, les soldats commencent à reprendre du terrain. Impensable qu'il y en ait encore d'assez braves pour en redemander après un assaut de Skeld !
    Et pendant que les sonneurs s'échinent à transmettre leurs signaux à s'en faire saigner le larynx, le Semeur de Chaos entame son sixième aller-retour entre les pierres levées. Mains dans le dos, il s'arrête, gesticule inutilement et beugle dans le vide pour tenter de les avertir.

    - Merde, merde, merde ! Ce trouillard de Nemed est trop lent !
    - Semeur, la bannière du Crâne vient de…
    - Je sais !

    Il commence à craquer. Son bras droit toujours couvert d'une croûte de sang noir séché recommence à pulser de cette aura ténébreuse qui inspire un mélange de terreur confuse et de respect réservé. Il respire, avance, recule et puis d'un coup, écrase son poing contre une des pierres.

    - Aller ! Mais aller !

    Rien à faire, ils sont en train de se faire répandre dans cette manœuvre.

     

    ***



    - Des renforts.
    Tension côté barons. Grand soulagement côté ducal.
    - Aaaah, finalement. Envoyez donc les troupes de Sangle et Cirelle-Sous-Lierre. Ça devrait les dissuader de s'entêter à tourner le dos à notre petite surprise. Oh, et balancez moi donc quelques rochers supplémentaires à l'ouest. Si avec ça ils tiennent quand même à passer de ce côté…
    - Alors c'est qu'ils sont fous !
    Le duc accorde un regard légèrement contrarié à l'imprudent enthousiaste qui prétend lui couper la parole.
    - Non. S'ils s'entêtent à passer de ce côté, disais-je, je serai contraint de recourir à l'ensemble des troupes restantes. (Il soupire). Mais ça serait dommage.
    Un moment de questionnement muet intensif accueille cette répartie feutrée. Jusqu'à ce que l'un des nobliaux avance sa bedaine courageusement.
    - Pardonnez mon impertinence Monseigneur, mais puis-je m'enquérir des raisons qui vous ont donné à penser qu'il n'était pas opportun de recourir à l'ensemble de nos forces depuis le début ?

    La question est posée avec tant de tact et d'anxiété que Maille laisse un moment de silence angoissant avant de briser le suspens en écartant les bras de manière théâtrale.

    - Vous connaissez l'adage ; à vaincre sans péril on triomphe sans gloire !

    Sa déclaration, une fois n'est pas coutume, laisse un arrière goût amer dans les oreilles. Quoi c'est tout ?

    - Et puis, ajoute–il in petto de sorte que personne ne l'entend, parce que c'est nettement moins amusant.

     

    ***



    Trop de pression, ils ne pourront jamais passer. D'autres soldats suivent les premiers. Un flot continu qui semble jamais ne devoir se tarir. Luk est visiblement à bouts de nerfs. Sa manœuvre est en train d'échouer. Oui forcément, si les humains envoient finalement tout ce qu'ils ont…
    Inexorablement, les thuadènes se font pousser vers le mauvais côté. Il ne le sent pas. Il se cache là-bas derrière quelque chose dont il ne veut pas voir la couleur. Il aurait voulu envoyer une créature, un homoncule servile ou quelque chose de rapide mais avec la disparition de la magie, il n'y a plus rien. Soufflés, les follets, évaporés les fangeux, dissipés les brumeux et décomposés, tous les petits êtres dociles et malléables qui facilitaient la vie des elfes.
    Luk le Semeur de Chaos est maintenant immobile, fixant la scène jusqu'à la nausée. Si le sort de la bataille de Mag Tuired doit se jouer sur ce mouvement, alors il ne reste qu'une seule chose à faire.

    - Semeur ?? Où vas-tu ??
    - Reste là si tu veux Miyanne, moi je vais gagner ma bataille.
    - Mais… la stratégie ?
    - Les stratégie est : tuer les humains !!

     

    ***



    Je me suis peut-être finalement assoupi ou même carrément endormi. Baigné de moiteur dans cet état comateux entre deux réalités. Au début c'est incertain. Je m'agite, j'ai des graviers dans le col et des sensations irritantes à fleur de peau.
    Mais je dois effectivement être en train de dormir lorsque je me redresse, les deux bras serrés sur les accoudoirs translucides de ce qui ressemble à un trône cristallin. Je n'ai aucune sensation, ni toucher, ni odeur, ni saveur… je ne sais pas si j'ai chaud ou froid. Autant d'éléments qui me conduisent à penser que je suis tranquillement en train de pioncer. L'avantage de rêver et d'en avoir conscience, c'est que dès lors, on peut s'autoriser à peu près ce qu'on veut.

    Et tandis que je m'élève de quelques pieds au-dessus du sol, je me dis que tout ceci est quand même étrangement cohérent. Bien propre. Bien net. Pas le fouillis habituel, ce déluge de scénettes sans queue ni tête qui laissent les yeux pâteux au matin.
    Je ne suis évidemment pas surpris lorsqu'elle pénètre timidement dans la "salle du trône". Ses bottes effleurent à peine le sol. Elle marche, de cette étrange manière légèrement bondissante mais il y a cette fois dans son déhanché, une forme de séduction que je n'avais encore jamais remarqué. Il faut dire qu'au moment où nous étions ensemble dans la panade, j'avais la tête farcie de problèmes. Et maintenant ? Oh… pas beaucoup de changement de ce côté mais évidemment dans l'écheveau mal rafistolé de mes songes, la hiérarchie est différente. Par exemple, pendant un bref instant, il me semble essentiel d'arriver à me déporter sur une plage. Et malgré ma capacité à voler, je ne parviens qu'à flotter bizarrement sur le bord d'une falaise rongée par de violentes vagues qui claquent sur la roche dentelée avec conviction. Et force m'est de reconnaître que ce n'est pas plus mal.

    L'ondine s'approche de moi. Elle ne porte plus son masque. Je me souviens de son visage. A l'époque, ça m'avait troublé. Maintenant, ça me rassure. C'est un élément familier. Et en même temps, c'est un peu effrayant. Elle me regarde, j'ai la perception d'un sourire effacé par une vague. Une douche d'embruns.
    Et puis le déluge de l'incompréhensible mosaïque qui n'a d'intérêt ni racontée, ni remémorée. Ce serait comme parler du bourdonnement des insectes, du goût du sel et de la couleur bleue à quelqu'un privé de sens.

    - Je l'ai… morceau… chose.
    - Bien. Mmumum dans là mum ?
    - … oh non non, je l'avais fait avant…
    - Ah d'accord.

    Je m'agite brièvement. Quelque chose me pique le bras je tressaille. J'entends des voix murmurées.

    - ... se réveille…
    - Mmmio. M'en occupe.

    J'ouvre un œil, puis la bouche pour dire la première syllabe qui me passe par le crâne et c'est à peu près tout. Immédiatement renvoyé au flou par une odeur alcoolisée qui m'engourdit les nerfs. Je ne sens plus rien.

    Et comme je reviens finalement sur mon petit bout de falaise, bon gré mal gré porté par le flux et le reflux de mes nausées, je prends le temps de la réflexion onirique. Il me semble avoir identifié deux personnes autour de moi. Le druide, ce vieux puant (c'est probablement l'odeur qui m'a réveillé). Et un autre, un inconnu dont je n'ai de toute façon qu'entraperçu l'épaule. Merde… qu'est ce qu'ils font ? Le druide. Il m'a semblé qu'il tenait des trucs entre ses doigts. Un couteau et un morceau d'os. Je décide de mener l'enquête. Bravement mais naïvement, je rêve que je me réveille. Je tourne en rond, je m'agace. J'ai beau me concentrer, à chaque fois que j'ouvre les yeux, je suis toujours endormi. Mais qu'est qu'ils font ?!

    - Et toi, qu'est ce que tu fais ?

    Thrace est à nouveau près de moi, allongée sur moi en fait. Le menton posé sur les mains, les coudes sur ma poitrine, comme une fille en train de paresser au soleil. Une main sur les reins, nous basculons en position verticale. Cette fois elle n'est plus habillée de cuir noir. Elle porte quelque chose de plus léger et de plus séduisant à la fois. Une énorme armure d'acier dont le col émaillé de méchante pointes lui remonte jusqu'au visage. Une partie de moi tique et ne sais pas pourquoi. Elle pose sa main ferrée sur mon torse. Ses yeux pétillent d'une intention assez évidente. Je suis confus et modérément excité. Elle se rapproche, sa main remonte lentement le long de mon col et m'attrape par la nuque.

    N'y tenant plus, je me penche à mon tour et l'embrasse sur les lèvres, m'écorchant sans doute au passage sur le rebord crénelé de son costume si féminin…
    Je m'écarte. Elle se relève et époussette sa courte tunique de chasse d'un revers de main. Elle me dit quelque chose qui se susurre avec beaucoup de "s". Ça sonne sensiblement ainsi :

    - Essaie, essaie, essaie…

    Maintenant je porte mes mains autour de ses hanches. Elle m'enlace encore. Ses jambes nues se crochètent agilement autour de mon bassin. Je devrais sans doute suffoquer mais il n'y a plus de place en moi pour d'autres sensations que celles, pleines, que Thrace laisse cascader de ses lèvres aux miennes.
    Elle se recule et remonte un genou sous son menton. Je penche la tête, interloqué. D'un coup de pied, elle m'expédie en arrière. Je bascule sur le trône de cristal, une écharpe de lin nouée en travers de la gorge. Elle descend vers moi, nimbée d'une aura glacée. Du givre perle à ses yeux. Elle dénoue les trois cordons de son corsage et laisse le tissu glisser librement le long de ses épaules. Elle se réceptionne quelque part et se passe la langue sur les lèvres.
    Je tente de l'attraper mais je la manque. A ma grande confusion, je n'arrive pas à distinguer clairement les bribes de nudité que ses mouvements dévoilent à chaque fois un peu plus.

     

    ***



    Elle progresse vite mais depuis quelques instants, elle ressent des perturbations étranges. Une chaleur inhabituelle. Probablement liée à l'excitation du combat. Mais quand bien même, ce n'est pas ce genre de sensation qu'elle est habituée à collecter par l'effort. Non…
    L'ondine est bien trop occupée à tuer, à se gorger de mort pour se préoccuper de détails aussi triviaux qu'une bouffée incongrue. Néanmoins, l'impression persiste et la distrait suffisamment pour qu'un elfe parvienne à franchir l'étroit lacis de sa danse du sabre. Elle perçoit la menace un quart de soupir trop tard et se contracte par anticipation. Le choc, le retour et un léger basculement sur le côté. Sa tête bugne contre quelque chose de dur. Elle se rattrape d'une main et chasse du pied avant de comprendre que quelqu'un d'autre a paré le coup à sa place.
    Et puis elle réalise qu'on lui tend une main. Tentée de la couper dans le feu de l'action, elle se calme assez pour identifier un bras et au bout, une bobine souriante.

    - On est avec toi !

    Ah voilà ! Ça c'est incongru. Mais… qui sont ceux là ? En tout cas celui-là n'aura pas l'occasion de poursuivre, à peine a-t-il finit de parler qu'il se fait asperger de son propre sang lorsqu'une masse lui défonce le crâne.
    L'ondine réagit, elle se déporte et douche quelques ardeurs à coups répétés. En tournant la tête de droite et de gauche, elle repère plusieurs humains dans son sillage. Pas beaucoup mais suffisamment pour la faire sourciller.
    L'un d'eux lui fait un signe autoritaire et tente de lui dire quelque chose comme "A droite ! A droite !". Et puis quoi encore ? La tueuse renifle et fonce bille en tête, tout droit. Il s'est produit un évènement dans la bataille qui a déplacé pas mal de troupes. L'axe central est presque ouvert. Elle distingue le tertre aux pierres levées. Il ne reste pas tant de guerriers que ça entre elle et son objectif maintenant !
    Thrace raffermit sa prise sur l'épée et le bout de lance qu'elle possède pour le moment. Elle en sourit nerveusement. Presque !

    Ses mollets vibrent alors sous le coup d'une nouvelle perturbation, de taille cette fois à faire rouler les cailloux. L'ondulation reptilienne du doute se fraie un chemin d'anguille derrière le masque de la jeune tueuse.

     

    ***



    Malgré la persistance des thuadènes qui meurent en emportant bien cinq à six ennemis avec eux, malgré la rapidité avec laquelle Jampre s'efforce d'évacuer les anterserks blessés ou morts, Bjorn en arrive rapidement à la conclusion qu'il ne peut plus faire tenir ce point. Ils vont lâcher prise !
    Et au même moment, le son des cors qu'il perçoit à peine par-dessus le fracas des armes et la clameur des trachées l'informe qu'il faut effectivement se regrouper en arrière. Il grimace. Ce n'est pas bon. Si le Semeur juge qu'il faut reculer, c'est comme si la bataille était déjà perdue. En même temps, ne l'était-elle pas depuis le début ?
    Une main l'attrape par l'épaule. Jampre colle ses lèvres sèches contre son oreille :

    - On se regroupe en arrière !
    - J'ai compris ! Fais passer tes hommes d'abord, je vais m'occuper de ceux-là.
    - Ne sois pas idiot lieutenant ! Pas la peine d'y laisser ta peau !
    Bjorn répond simplement :
    - Laisse les moi…

    Croisant les doigts pour se les faire craquer, le blond assiste impuissant à la chute inexorable du dernier de ces anterserks. Il ne reste que lui maintenant ! Et ils sont très loin de l'atteindre. Visualisant mentalement l'image de son avatar gardien, il se plisse une nouvelle fois de trois petites rides sur le front en écopant de quelques coups mortels qui laissent leurs auteurs la gueule ouverte dans une tranchée sanglante. Comme les thuadènes reculent en ordre, il ne reste bientôt plus que lui, en plein milieu d'un tas de vaincus et d'adversaires ivres de vengeance, tous persuadés qu'ils parviendront à le faire tomber comme ils ont eu les autres. Ils ne comprennent pas.
    Mais il recule quand même. Ne serait-ce que pour soutenir les autres. Il faut qu'il reste dans le coup, Jampre a raison. Suivant le signal sonné, leur retraite un peu confuse les porte toujours plus sur la gauche et puis il y a un grumeau. Ça bloque. Bjorn renvoie toutes les attaques qu'il peut et les guerriers qu'il trouve à ses côtés se défendent avec bravoure mais petit à petit, ils se font grignoter. Il tourne  la tête et repère le panache râpé de Jampre quelques épaules en arrière. Le vétéran s'efforce d'organiser des groupes pour équilibrer ceux qui tournent le dos et ceux qui les couvrent. Seulement ça n'avance pas. Il y a trop d'agitation. Trop de cris.

    - Qu'est ce qui se passe ?!
    - Trop de résistance sur ce flanc. (Il assène un coup d'épée sec). Passe pas. On se replie de l'autre côté !

    Peu après, les cors changent de ton, apparemment ils ne sont pas d'accord avec cette décision. Mais il n'y a pas vraiment d'autre choix. Hochant la tête, le nordique modifie son axe de progression pour limer consciencieusement la première frange des humains qui les assaillent. Ils tombent par dizaines mais il en arrive toujours plus.
    Leur rythme parvient à trouver une dynamique plus satisfaisante dans ce sens. Ils parviennent à faire tourner les rôles suffisamment rapidement pour que leur retraite reste efficace et leur groupe uni. Un coup de bouclier ricoche sur son anterserk. Une flèche. Une tranchant. Il faut continuer.

    - BJOOOORN !! BJOOORN !!

    Cette voix ! Le nordique se tourne, présentant un dos bien vulnérable à ses ennemis qui s'empressent de s'empaler dessus en essayant de le maltraiter. Erreur maintenant classique de leur part.

    - Semeur ?! Qu'est ce que…

    Luk les rejoint très vite, épées hors du fourreau, étincelant de rage et de fureur. Les meneurs parviennent à se dégager suffisamment de la mêlée pour conférer au centre, sans cesser le mouvement pour autant. Portés par la vague, ils rapprochent leurs têtes les unes des autres.

    - PAR MARA, BJORN, pas par là ! PAS par là ! Faites immédiatement demi tour, on se replie vers la rivière ! Vers la rivière !
    - Mais enfin c'est impossible, conteste Jampre.

    Le capitaine pointe son épée d'acier noir en direction du soleil.

    - Pas les collines ! Il n'y a que la mort qui nous attend là bas.
    - Si on se bat dos à la rivière, c'est pareil !
    - De toute façon on ne peut pas faire autrement Semeur, leurs forces sont massées sur notre flanc, à moins de totalement lâcher prise, nous n'avons pas d'autre choix que de tenter de nous regrouper vers le soleil levant. Et s'il y a d'autres troupes embusquées nous devrons leur tenir tête.
    - C'est le moindre des deux maux, convient Jampre.

    De rage, Luk bascule la tête en arrière et pousse un hurlement à glacer les sangs, figer les rictus et faire lâcher le reste ; sphincters, vessies et autres. Les humains ne sont probablement pas les seuls à lâcher quelques gouttes d'urine dans leurs défroques sur ce coup.

    - Je ne vous demande pas une conférence ! Faites ce que je vous dit !!

    Mais il constate avec beaucoup d'autres que c'est trop tard lorsque le sol se met à trembler.

     

    ***



    Je m'éveille de là avec une sensation poisseuse au fond de l'estomac. Je déteste dormir en plein jour ! La tête encore bourdonnante de ce rêve un peu trop charnel pour une sieste, je soupire plusieurs fois pour évacuer l'excitation résiduelle.
    Il n'y a personne près de moi. Je me pince l'arête du nez. Maintenant j'ai son visage en filigrane. Et pas que son mignon minois. Des tas de sensations me parasitent les idées. Un manque assez flagrant de sexe. Saleté. Le fait d'en être conscient ne change rien au problème. Mais je comprends assez facilement ce qu'il se passe.

    Si je considère qu'Elutrine ne m'a pas raconté de bobard, il faut croire que Mara lui a vraiment parlé. Comme le parasite partage mon esprit à part égale, il est clair que la déesse le mort dispose d'un accès assez libre à ma conscience. Et si elle veut que je fasse un enfant à sa fille, il doit y avoir une raison pour qu'elle m'empoisonne à la luxure. Elle crée le besoin par l'envie en somme. Pas subtil mais très dérangeant.

    Je ne vois cependant pas le rapport avec Thrace. Mais elle a sans doute dû piocher dans ma mém… Je m'arrête de respirer tout aussi soudainement.
    A moins bien sûr que Thrace soit la fille de Mara ! Alors ce serait-elle dans la plaine ? Ça m'inquiète. Ça me perturbe. D'autant plus que dans ce rêve, elle était vraiment douée et ça ne s'est pas limité à quelques attouchements fantasmagoriques. Il y avait aussi du fantasme. Et du gore. Merde, il faut j'arrête d'y penser. Il y avait des passages très dérangés dans cet épisode. Le coup avec la dague et la langue… non, stop ! Mara est la déesse de la mort, elle doit mal maîtriser le concept de la sexualité. Sa vision du sensuel se définissait quand même par une grosse armure pointue !
    Je me gratte la nuque et resserre ma ceinture d'un cran. Bon, il y a bien un moyen de calmer un excès d'humeur chaude mais je ne suis pas vraiment sûr que ce soit la chose à faire ici et maintenant. Réfrénant donc mon mal de tête, je sors de mon coin abrité et tombe nez à nez avec l'aveugle rouquine.

    - Heu… attends. Miyanne c'est ça ?
    - Tu es réveillé ! Bonne nouvelle.
    - Ils ont fini ?
    - Non ! Mais il se passe des chose qui…

    Elle me pousse en arrière d'une main plus robuste que je ne pensais et tourne la tête comme pour s'assurer que personne ne l'a vue... sans doute par réflexe. Elle ne doit pas avoir perdu la vue depuis longtemps. Le coin que l'on m'a attribué pour me reposer est un peu à l'écart, derrière des rochers. Pas idéal du point de vue confort mais éminemment hors des regards.
    J'ai un mouvement malheureux lorsqu'elle m'attrape le bras et sans le vouloir j'effleure une partie un peu moelleuse de son anatomie. Ça ne la dérange pas. Au contraire. Elle me sourit.

    - Qui quoi ?
    - Quiquoi de quoi ?
    - Non rien.
    - Bon puisque tu es réveillé et qu'ils palabrent encore, tuons le temps ! Toi et moi !
    - En pleine bataille ? C'est ce qui s'appelle avoir de la suite dans les idées…
    - Je ne l'ai jamais vraiment fait avec un humain !

    Qu'est ce qu'elle veut dire par vraiment ? Aucune idée, mais elle se débarrasse si vite de ses vêtements que j'ai à peine le temps de me demander d'où vient cette coïncidence. Oh et puis bon, chaque problème a une solution, pourquoi faire la fine bouche quand une inconnue me l'offre à pelotée de main ?

     

    ***



    Le sol tremble. Quelque chose le martèle. En réponse, les boucliers s'alignent, on sent la menace mais personne ne sait encore de quoi il s'agit. Une nouvelle charge très probablement. Mais qu'est ce qui peut être assez lourd pour secouer le sol pourtant humide à ce point ? Les guerriers s'angoissent lorsqu'en prime les trompes humaines intiment à ces derniers l'ordre de reculer. Les soldats lâchent prise de partout. C'est comme l'offertoire avant le sacrifice ! Obéissant à un protocole établi à l'avance, les lignes se reforment à quelques pas de distance. Eux aussi se mettent sur la défensive comme s'ils avaient autant à gagner qu'à perdre de cette nouveauté.

    - On ne voit rien purée !

    Le soleil dans les yeux. Luk grogne. Ils ont pensé à tout. Et lorsqu'enfin les ombres se détachent sur le contre-jour, il est beaucoup trop tard pour faire éparpiller les troupes. Un cri unanime monte d'en face, lances en arrêt, une myriade de pointes mortelles qui foncent sur eux dans le tonnerre des sabots.
    Le roulement irrégulier, il aurait dû s'en souvenir ! Le fait qu'il n'y ait pas de chevaux dans le Sidh l'a égaré. A ses côtés il entend Bjorn avaler son souffle, lui aussi estomaqué par cette vision de cauchemar, ce peloton de chevaliers qui leur déboule dessus bride abattue.

    La surprise mélangée à la fatigue et aux blessures débouche sur un ravage. Les cavaliers noirs s'enfoncent dans les rangs thuadènes comme dans du beurre. Ils piétinent, embrochent, renversent. Bousculent sans merci. Des crânes claquent comme des fruits mûrs, des poitrines enfoncées, des giclées tièdes, rien ne semble pouvoir arrêter ces monstres montés. Ils traversent les restes de l'armée elfe de part en part comme un taureau en rut pourrait éventrer une pâle vierge au matin. Lacération, déchirure. Et alors même que les thuadènes tentent de se reprendre après le choc, les fantassins humains repassent à l'assaut sans leur laisser une seconde de répit. Tout est si parfaitement minuté !
    A genoux dans la boue, sonné mais pas touché, Luk jette un regard à la carcasse éventrée de Jampre, emporté par la cavalcade et traîné sur plusieurs mètres avant que tout un côté de son corps de s'arrache sous la traction. Il est mort avant même d'avoir touché terre.
    Une boule dans la gorge, le thuadène refait mentalement le compte de ceux qui sont tombés, à dessein ou non. Il y a les réfractaires ; Hédion, Syldane et Jampre. Ceux là, bon débarras. Mais il y a aussi ceux qui l'ont soutenu ; Skeld, Nemed, Casse-Crâne, Bort, Uath et Chobard. Tous tombés. Et qu'en est-il de ses fidèles ? Sétoine est porté manquant, Miyanne au bord du gouffre, Faneur-de-la-Tourbe mort bien au début du conflit, Sigurd disparu dans les bois à la suite de feu la pétillante Sélène. L'innocente Trifine, étripée par une fatalité narquoise. Sans nommer les innombrables frères et sœurs tombés au combat. Un constat bien amer. L'amertume étant une forme d'écume noire, elle alimente les ténèbres de son bras droit. C'est de là qu'il tire sa nouvelle force. Un pouvoir erratique. Un chaos forcené.

     

    ***



    Thrace s'appuie sur les paumes pour retrouver un contact visuel avec autre chose qu'une motte de terre aplatie en gros plan. Elle tousse. Une charge montée. C'était une foutue charge montée ! Enfoncée comme elle l'est dans les rangs thuadènes, elle a subit de plein fouet l'assaut. Ces "suivants" également forcément. Mais tout le monde n'y est pas resté. Il y a beaucoup de stupeur et une nouvelle note dans cette symphonie.
    Bon sang, c'était juste. L'ondine se rassemble et reprend immédiatement contact avec la réalité sous le choc d'une épée un peu trop pressée. Elle détourne le coup dans l'aine de son voisin, décoche ses écailles d'Acier et lacère un visage proche d'un mouvement vif de bas en haut.
    Poing levé, elle déplie les doigts et abat une manchette craquante. Un bras passe à portée. Elle crochète. Elle tire. Un corps. Quelque chose la heurte dans l'épaule. Elle passe sur une jambe, se baisse au jugé et donne de la tête en avant pour faire tomber un adversaire menaçant.
    Les elfes sont des coriaces ! Elle a l'impression que plus leur nombre diminue, plus leur férocité et leur ténacité augmente. Sa main droite attrape une tunique, elle déséquilibre son possesseur et lui crève les yeux d'un revers d'écailles sévère. Enfin elle récupère une épée et peut se remettre à découper du boyau. Jambes écartées en position défensive, elle se remet à tailler dans le vif, ignorant les alliés ou les ennemis.
    Mais c'est un fait, quelque chose ne se passe pas aussi facilement qu'avant. Premièrement, elle transpire copieusement. Sa poitrine se soulève avec irrégularité. Elle se sent langoureuse alors qu'elle devrait être sur-éveillée ! Le retour d'adrénaline ? Non, c'est autre chose.
    Elle pique de l'avant, perce une défense, casse une lame et s'enfonce dans un corps. Son épée reste prise entre chair et os, elle lâche prise et recule. Un coup l'atteint par le côté, elle trébuche, redresse son bras gauche et cisaille violement dans la direction de l'attaque. Eclaboussée de sang tiède, elle réalise que son adversaire à qui il manque un bon morceau de viande met un peu plus de temps qu'avant à tomber. Elle sait pourtant que ce coup était mortel. Y aurait-il…
    Elle doute un court instant et tente une expérience. En bonne tueuse, il faut toujours prendre le temps d'étudier son milieu de travail, même en plein cœur d'une mêlée âpre au goût cuivré.

    Thrace tracte un jeunot et fait sauter son casque d'une claque sonore. Un coup de pied bien placé achève de le désarmer, il tombe, recroquevillé sur une douleur intime. Elle l'écrase provisoirement sous son talon et s'occupe de repousser trois autres sbires à coups vifs. Et puis, entre deux respirations, elle plante son épée dans la poitrine du thuadène qu'elle maintient sous sa botte. Là, scindant le sternum, épinglant directement le cœur. Elle compte mentalement trois secondes avant qu'il ne meure.
    Elle fait la moue, pare une lame, frappe en réponse et remâche sa conclusion. Oui, il y a définitivement quelque chose qui alimente la vigueur des thuadènes de manière croissante.
    L'ondine relève un instant les yeux et chassant des larmes de sueur, repère la haute silhouette drapée de terreur sombre qui se dresse au fond. Encore loin mais déjà tellement impressionnant. Serait-ce déjà l'influence de sa cible qui dope la vitalité de ses ennemis ?
    Elle n'a cette fois pas le loisir d'approfondir la question lorsqu'un nouveau grondement force tout le monde à se mettre à couvert pour éviter le retour de la charge des chevaliers noirs du Delta.

     

    ***



    Ces fumiers reviennent pour un tour ! Mais cette fois les elfes s'y attendent, ce qui ne les empêche pas d'y rester. Les phalanges humaines ne relâchent plus la pression, pas moyen de souffler. Mais autour de Luk, le noyau dur de la résistance tient bon. Le Semeur de Chaos frappe de manière trop imprévisible. Il est partout, nulle part, il surgit dans le dos des assaillants. Il démembre. Il perce les cuirasses de son épée noire et fait sauter les têtes de son épée d'argent. Et apparemment il s'amuse.
    Aussi, lorsque les cavaliers chargent en retour, il reste droit et digne dans son bain de sang. Qu'ils y viennent, semble t-il dire. Il croise ses deux épées sur sa poitrine et penche légèrement la tête en avant, ce qui accentue la menace visuelle de son casque cornu.
    Les chevaux approchent, il perçoit les hennissements baveux, le crissement des cuirasses, les tintements des boucles de harnais. Autour de lui, les hommes se jettent sur les côtés, ils se bousculent, perdent leur cohésion et offrent autant de failles à exploiter.
    Les soldats avides de sang veulent en profiter, il s'engouffrent dans les brèches et très vite, comprennent leur erreur lorsque les chevaliers piétinent sans distinction tout ceux qui se trouvent sur leur chemin.
    Le Semeur de Chaos lève et abaisse très rapidement ses épées lorsque la charge passe pour en chasser le sang. Il pivote de profil au dernier moment, offrant une cible plus mine aux lances. Les premiers cavaliers le loupent mais ensuite viennent ceux qui tailladent. Ce n'est pas si difficile. Il bloque une lame et d'un geste brusque, ouvre le pectoral du canasson ténébreux. La bête s'effondre à peine plus loin dans un hennissement de douleur. Son pesant cavalier débaroule sur le champ de bataille sans grâce. Son armure amortit l'impact mais il ne risque pas de se relever.
    Le capitaine thuadène se redresse et prend son temps. En voilà un qui va regretter son idée.

    Sans un mot, il lève son bras droit, noir armé de noir, et fait basculer le cuirassé d'un coup de pied. Et au moment précis ou un rayon de soleil vient frapper la pointe de sa lame, une note basse percute le tumulte de la bataille. Il sourcille et reste interdit, bras prêt à exécuter la sentence. Ce son, c'est un vieux cor… pas le genre que les thuadènes utilise et certainement pas non plus les humains qui façonnent des trompes plus agressives.
    En plissant les yeux, il aperçoit une lourde corne posée carrément sur le sol et dans le prolongement, une silhouette qui semble bien frêle en comparaison. Les belligérants marquent un temps d'arrêt un peu partout. On s'interroge. On veut comprendre, alors même que plusieurs formes biscornues se montrent en bordure de la plaine, par les hauteurs sud-ouest ; c'est-à-dire pas vraiment en provenance du camp des thuadènes mais, pour être précis, plutôt par la forêt qui s'étend de l'autre côté de la rivière. Il y en a de plus en plus ! Sans aucun doute une nouvelle faction armée. Mais pour qui ? Et pour quoi ?
    Le capitaine rabaisse son arme. Malgré l'alignement des têtes qui se penchent pour mieux voir, il parvient à capter un morceau d'étoffe rouge flottant au vent. Un étendard qu'il ne pensait plus jamais revoir !

    Plus aucun doute n'est permis lorsque l'imposante créature du centre déploie une paire d'ailes membraneuses et clame d'une voix puissante :

    - Comme elle nous l'a promis, notre Championne mène la charge. Et suivant son exemple, la Fomoirie prend les armes maintenant ! Mort aux thuadènes ! (Il dresse ce qui doit être une épée aux contours irréguliers). A LA GUERRE ! A LA GUERRE !

    Luk croise le regard effaré de plusieurs de ses guerriers avant de tomber sur celui de son fidèle lieutenant.

    - Impossible, impossible ils sont morts. Ils sont morts !!
    - Qui est… leur championne ??
    - Quelqu'un qu'on aurait dû tuer il y a longtemps !

    « Chapitre 58 : Le Festin de Mara : hors d'œuvre. Chapitre 60 : le festin de Mara : second plat. »

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  • Commentaires

    1
    Sakutei Profil de Sakutei
    Mercredi 7 Septembre 2011 à 10:36

    Je vous donne mon stylet à couper que dans le prochain chapitre, quelqu'un va dire "on va tous mouriiiiiiiir !" d'un ton angoissé.

    Huk huk huk.

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    2
    Moo Profil de Moo
    Mercredi 7 Septembre 2011 à 21:57

    Wouhou, le retour des Fomoires :D

    Ca faisait des mois qu'ils avaient disparu de la circulation eux ! Ou plutôt 2 ou 3 jours dans l'espace temps du Sidh

    J'veux du sang, des tripes... la suiiiite :P

    3
    Sakutei Profil de Sakutei
    Jeudi 8 Septembre 2011 à 12:12

    Mise à mort ! Pouce baissé ! :D

    Oui, je dégaine enfin la peuplade difforme pour ce qui commence à ressembler à une Bérézina côté thuadène ^^. Il affrontent maintenant 19 baronnies, des chevaliers noirs pas encore totalement identifiés, une tueuse déchaînée et un vieil ennemi revanchard... quoi d'autre ?

    Et bien il reste encore quelques personnages qui ne se sont pas joints aux grandes retrouvailles. La réponse très bientôt, avec du jus et de la giclure :]

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