-
Chapitre 64 : Le souffle du Demi-Deuil (5/5)
Une longue paire d'heures plus tard, c'est une Mélanargie exténuée qui ouvre les yeux sur un ciel d'un gris remarquablement uniforme. Elle cille deux fois pour se réhabituer à la lumière. Elle inspire, profondément et âprement, un grand bol d'air. Elle grimace. C'est comme si on venait de lui fait boire un bouillon brûlant. Le simple remplissage de ses poumons sous sa poitrine lui donne l'impression d'une déchirure, du décollement de deux membranes qui s'étaient jurer de ne plus se séparer. Elle tousse plus qu'elle expire et recommence.
Tout est calme autour. Pas un bruit, si ce n'est le gratouillis affairé accompagné de la rumeur quasi-permanente du bout d'armée stationnée un peu plus loin. Mais rien de tout ceci n'est visible. D'une part parce que qu'il se sont installés dans un trou précisément pour ne pas être en vus, d'autre part parce la nécromancienne est allongée sur le dos.
Mélanargie referme les yeux. Des cercles rouges pulsent sous ses paupières. Elle essaie encore de respirer. Autant demander à un empalé s'il veut s'asseoir, ça serait bien mais ça semble douloureusement impossible. Alors puisque l'air a décidé de se faire mélasse, elle décide de le mâcher. Elle remue les dents, hache ses respirations en fractions plus digestes et les avale morceaux par morceaux. Ce serait plus facile si elle n'avait pas l'impression d'avoir une lance chaude plantée de travers dans les ventricules de son cœur.
Mais signal aussi désagréable soit-il, c'est la preuve que son opération est un succès. Ce contact, c'est un Lien d'Ossement. Elle en reconnaît la tension familière et le délicat équilibre qu'il faut maîtriser pour transférer une partie de sa propre vitalité à sa cible. Avec l'habitude, elle n'y pense plus. C'est comme de cligner des yeux. En plus rapide. Et en plus dangereux.
Ce qu'elle ne s'attendait pas à ressentir par contre, c'est cette chaleur ! D'ordinaire les Liens d'Ossements sont très froid ; des pics de glace, des lamelles de givres, des stalagmites ruisselants d'eau gelée. Cette fois, en revanche, c'est tout le contraire. Et très probablement parce que cette fois, comme jamais auparavant, la cible entortillée à l'autre bout dans ses fils est encore vivante. Ce n'est pas agréable (rien ne l'est dans la nécromancie de toute façon), ce n'est pas désagréable non plus (on s'habitue à tout quand on pratique l'Art Noir). C'est différent.
Mélanargie porte une main à sa tempe. Ce qui se passe sous son crâne est autrement plus préoccupant. Cinquante chevrons d'acier suspendus à cinquante chaînes rouillées se balancent dans un puits de pierre et s'entrechoquent d'une manière aussi anarchique de bruyante. Parfois, deux d'entre eux restent entremêlés et grincent impitoyablement jusqu'à ce qu'ils se libèrent. Voilà ce qui pourrait passer pour un moment de calme dans la tête de Mélanargie en comparaison de la migraine infernale qui tente de lui faire éclater les os.
Pratiquement paralysée par la douleur, la fatigue et l'effort constant qu'elle doit fournir, la petite grignette aux mèches d'argent trouve quand même la force de se redresser sur les fesses pour faire un point visuel sur la situation.
Ce n'est pas facile, ça danse, ça bouge. Dans ces moments là, même cligner des yeux devient une opération millimétrée en fait. Elle tourne doucement, très doucement la tête, pour ne pas risquer de faire tomber son cerveau dans la foulée et avise un volume mollissant empêtré dans un roncier. Pas le genre de matelas que Zarpan affectionne. Alors il est dans les vapes. C'est bien sa veine ! Pour une fois qu'elle aurait besoin que quelqu'un lui fasse une tisane, un massage, ou un truc pour la détendre, voilà que le seul, d'habitude encombrant, dont elle dispose est aux abonnés absents.
Elle grogne timidement avant de s'apercevoir que ce simple son guttural ricoche d'une oreille à l'autre.
Bon, il reste la fille. Miyanne. Ça ne devrait pas être trop difficile. Mélanargie se concentre à peine pour ordonner à son sujet de se relever. Mais ça ne se passe pas aussi simplement que d'habitude ! L'esprit pourtant brisé de l'elfe rousse fait une obstruction massive à son contrôle mental ! Incroyable. Qui pourrait penser qu'il y a autant de vitalité chez les thuadènes.
Cette fille a été violée à plusieurs reprises, torturée, battue presque à mort et pour finir, soumise à un rituel noir. Et pourtant elle manifeste encore sa personnalité. Mieux, elle résiste ! Une petite boule compacte qui entend ne se laisser gouverner ni par les hommes ni par leur dieux.
Une pointe de mauvaise humeur éclôt dans le ventre de la jeune fille qui expédie en même temps que sa volonté, sa rage globale envers le monde festif vivant et ses symptômes au réveil. Elle soupire de soulagement lorsque le barrage finit par céder et que Miyanne se relève péniblement. Et dire qu'il y a celles qui ont juste des règles douloureuses…
La thuadène est aveugle mais ça ne gêne en rien. Le Lien d'Ossement se passe des organes. Il se tisse et s'entrelace tout autour du corps pour le faire mouvoir comme une marionnette. Un exosquelette de muscles invisibles. Mélanargie ne voit pas vraiment par ce biais mais elle ressent les choses aussi bien. Comme une araignée a une perception très fine des vibrations de sa toile, la lieuse d'ossement dispose d'un influx d'ondes chaotiques qui sont tantôt des sons, des lumières ou des mouvements. Il faut plusieurs années pour maîtriser à peu près le processus mais il en faut bien plus pour apprendre à décrypter les messages qu'il envoie. Il faut s'y immerger, adopter un autre de mode de pensée, presque une autre vie. Après ça, on s'étonne encore que les diplômés de l'Université Noire aient des troubles de personnalité.
Mélanargie s'habitue à manipuler sa nouvelle marionnette, lui fait faire un peu de cuisine – ce qui lui permet de l'avoir enfin, sa tisane – et teste son emprise sur plusieurs cercles de distance. Puis, lorsque l'exercice devient trop pénible, elle relâche son emprise. Le Lien se réduit à un petit fil fin, presque indétectable pour ceux qui sont capables de sentir l'empreinte de la nécromancie. Elle ne le relâche pas. Non ! Après tous les efforts qu'elle a consentis pour le tisser celui-là, elle ne le lâche pas. D'ordinaire, les cadavres qu'elle garde en veille de cette manière tombent tout simplement. Inertes. Sans vie. Et sur un sujet vivant alors ? C'est tout l'intérêt de cette expérience ! Que fais un corps encore animé de vie lorsque le Lien d'Ossement lui laisse les coudées franches ?
Fébrile, Mélanargie ouvre grandes ses mirettes. Elle tremble presque, excitée comme une gamine la veille de son anniversaire. Son cœur s'emballe, elle papillonne, son mal de crâne explose et elle assiste, un brin déçue, à une trajectoire qui s'apparente à une chute. Tout juste le temps de la rattraper pour qu'elle ne se fracasse pas le crâne.
Soupir.
- C'est rien, c'est rien. C'est simplement qu'elle n'est physiquement pas en état. Il faut la requinquer un peu et ça ira.
Oui mais tant qu'à faire, autant faire en sorte que ses frères la trouvent amochée. Ça rendra son attitude plus crédible. C'est au moment où Mélanargie se gratte le menton et absorbe un peu d'infusion brûlante et amère que Zarpan choisit de se réveiller.
- Maîtresse je… AAH ! Aaaaaooooaaaaaaah !
- Oui oui. Moi aussi je suis contente de te voir.
Le gros se relève avec une agilité qui fait mentir son gabarit et se rue vers sa maîtresse, piqué de panique.
- Maîtresse ! Maîtresse ! Vous allez bien ?
Mélanargie se gratte encore la joue, avale une gorgée d'écorces de saule et hausse les épaules.
- Ne me materne pas Zarpan. Bon l'expérience est un succès, il faut juste qu'on transporte la thuadène dans le Sidh. Discrètement si possible. Je me demande si elle serait assez adroite pour y aller seule…
- Mais votre visage…
- Ne m'interrompt pas. Non, seule, je risque de la perdre. Il faut que quelqu'un la porte. Un soldat. Un soldat mort. Oui voilà. Simple et direct. Les autres n'y feront pas attention.
- Vous êtes sûr que…
- Ensuite, l'idée c'est que Miyanne recouvre sa propre conscience et se déplace librement parmi les siens. Et moi pendant ce temps, camouflée sous sa peau, je pourrai me rapprocher du Gardien ! Ah ah ! Brillant ! Même le Gardien ne pourra pas me détecter de cette manière. Je serai invisible ! Et au moment où… quoi Zarpan ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Le gros tient le miroir face à lui entre ses grosses mains juste devant son poitrail. A genoux devant Mélanargie, le dos rond, la mine déconfite, on jurerait qu'il veut lui faire une offrande.
Le doute prend la nécromancienne. Qu'est ce qui se passe ? Elle se frotte le menton une nouvelle fois. Anxieuse. A bien y réfléchir, il est bien rugueux ce menton ce matin. Est-ce sage de regarder ce que le miroir, lui, va réfléchir. Mélanargie est coquette. Mais elle est aussi inquiète d'un fait redoutable : un fumier du nom de Jetuk l'a contaminée, il y a longtemps, avec un virus qui doit la métamorphoser lentement en cette chose abjecte et répugnante qu'est un fomoire.
Depuis des années, Mélanargie lutte pied à pied contre l'infection, elle l'enraye, elle la combat mais jamais, jamais elle n'a trouvé de remède. Elle s'est jurée de ne pas se transformer en démon. Mais elle a assisté, presque impuissante à la lente croissance de ses canines. Elle a vu les premiers signes de desquamation peler parfois, le dos de ses mains ou son ventre.
- Ne me dis pas que…
- Je suis désolé maîtresse.
Lentement, Zarpan retourne le miroir. Et une fois encore, un cri terrible déchire la tranquillité.
Tags : melanargie, bien, presque, lien, autre
-
Commentaires