• Chapitre 65 : Le Festin de Mara : Digestif Corsé (1)

    Les cris venant de la plaine s'amplifient. Les soldats braillent, les guerriers hurlent, les blessés râlent, les mourants geignent. Tout ça se mélange, se cacophonise, s'emberlificote comme un gigantesque nœud de corps cuirassés secoués dans une marmite. Mais surtout, tout ça se rapproche dangereusement.
    Je me passe une langue inquiète sur les lèvres. Je resserre ma prise sur la poignée de l'épée-goutte dans un crissement de cuir chaud. La sueur perle déjà le long de mes tempes. Cette sueur froide, poisseuse, qui laisse le teint livide et les traits tirés. En résumé, j'en mène pas large quand je vois la vague d'envahisseurs monter à l'assaut de la colline où se dressent les pierres levées.
    J'ai des frissons le long de l'échine devant cette bouillie brouillonne symptomatique du carnage. Tout est flou, tout est fugace, rien n'est certain. J'ai la chair de poule quand je prends vraiment conscience que nous ne sommes qu'une poignée, postés près des pierres. Dernier rempart avant le Gardien. Dernier baroud d'honneur. J'ai une trouille de môme chevillée au ventre. J'aurais besoin d'un remontant, de quelqu'un à qui parler, d'une épaule pour pleurer ou d'un terrier pour m'y planquer.

    Pour sûr que je ne fais plus le fanfaron. Même Elutrine ne se manifeste plus. Il me semble que le Kregg est parasité par l'aura formidable du Gardien. Le comble pour une pique-organe. Pour une fois, je ne me farcis pas la tête avec ses sarcasmes singuliers dont je ne comprends que la moitié à cause de sa lubie de s'exprimer uniquement à la troisième personne. Et pourtant, pour cette même fois, en toute bonne foi, la voix rugueuse de cet alter ego serpentine qui me grignote le foie me manquerait presque.

    Le sol se met à trembler sous mes semelles. Je suis certain que ça ne vient pas de mes genoux. Ils arrivent. Bon sang. Ils arrivent. Les thuadènes postés en embuscade derrière les pierres levées commencent à donner des signes de fébrilité. Le dos plaqué contre le granit grossier, j'accroche un regard perçant sous un casque mordoré. La thuadène moyenne est belle et celle-ci ne fait pas mentir ses origines. Sa mâchoire est tellement contractée qu'elle pourrait sans doute se faire péter les dents. Elle aussi, elle a les foies. On se reconnaît entre trouillards.

    Je tente un simulacre de sourire crispé, histoire de se rassurer mutuellement. Tous dans la même galère. Mais qu'est ce qui m'a pris de me fourrer dans ce pétrin ? Je déglutis.

    - Ça va aller vite je crois.

    D'abord, elle a l'air surprise que je lui adresse la parole. Elle ne doit déjà pas comprendre ce qu'un type comme moi fait de leur côté. Là-dessus, je ne peux pas vraiment l'éclairer. Mais il faut croire que même les batailles perdues attirent les touristes. Je rehausse la visière de mon casque exotique d'un coup de pouce. Une légère odeur faisandée me monte au nez. L'elfe semble me juger du regard pour tenter de comprendre qui je suis. Et puis au final, tout ça perd son importance d'un haussement d'épaule. Elle admet que tout peut arriver. Bah, on finit toujours par fraterniser dans ce genre de petit moment de calme avant la tempête. La rumeur du combat augmente encore. Je respire de plus en plus lourdement. Je n'ose plus pencher la tête pour glisser un œil par peur de ne pas le récupérer. La salive devient pâteuse. La nuque me pique. C'est le déclic, je panique.

    Une main se presse alors sur mon bras et l'empoigne fermement. La thuadène de droite se rapproche.

    - Première bataille hein. Garde courage petit humain.

    Je hoche la tête. Ballotté par l'angoisse. C'est dans ces moments là qu'on se rend compte que de toutes petites choses acquièrent une importance démesurée. Je ne connais pas cette fille, mais en cet instant, je me sens plus proche d'elle que n'importe lequel de mes supposés amis. En fin de compte tout le monde est à sa place. Maille est à la tête de son armée. Javel est revenu vers son maître nécromancien. Kageisha a disparu sur un coup de tête laconique. Et moi je suis là, du mauvais côté de la barrière, comme d'habitude.

    - Nan mais j'ai juste mal au ventre.
    - Ça passera. Une fois que tu seras dedans, tu n'y penseras même plus.
    - Je ne suis pas sûr qu'une épée dans le bide soit le meilleur remède.

    Elle sourit malgré la tension montante. Les cris nous parviennent à quelques mètres. Un casque de bronze roule à nos pieds. Ils sont juste de l'autre côté. Quelqu'un souffle.

    - Tenez vous prêts.

    Ma voisine me gratifie d'un coup de poing dans l'épaule et acquiesce comme si on avait fait ça toute notre vie.

    - Ne t'en fais pas. Ceux qui meurent sauvent la vie.

    Ça ne me paraît pas brillant comme plan. Mais il n'est plus temps de…

    - POUR LA DAME NOIRE !

    Le premier ahuri qui passe entre les pierres avec une exubérance fanatique se fait littéralement faucher par une lame courbe. Le cri, terrible, galvanisant, foudroyant qui lui répond alors me met le feu aux veines.

    - POUR LE GARDIEN !

    Mes tympans explosent, je me moque des ecchymoses, des crampes ou des étourdissements. Je tranche, donc je suis. Encore. Un peu.

    « Chapitre 64 : Le souffle du Demi-Deuil (5/5)Chapitre 65 : Le Festin de Mara : Digestif Corsé (2) »

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :