• L'Hirondelle fait le Printemps

    Je ne sais pas ce que je fais là. Ce monde n'est pas le mien je n'y peux rien. Et pourtant je m'acharne, je me débats comme un poisson hors de l'eau. Ce monde n'est pas le mien.

    Peut-être que parce que je n'étais pas vraiment là, on m'a affublée d'un surnom de rêveuse. C'est comme ça qu'ils m'appelaient : Roupille. C'est tout. Le sobriquet est resté, le prénom a fondu comme un sorbet au soleil. C'est comme ça. Mais ce n'est pas important. Je ne fais que passer.

    J'avais une mère, une femme belle et tendre comme toutes les mères en ce monde. Pour m'avoir enfantée dans la douleur, elle savait ce que signifiait les mots souffrir pour les autres. Pour ses yeux clairs et tristes, je porte son nom. Roupille Hirondelle. C'est ce qui est marqué sur le papier que je présente à la sortie du métro.

    On raconte pas mal de choses sur mon compte. Ceux qui croient me connaître disent que je suis une peste rêveuse et passionnée. Ceux là ne savent rien du monde des rêves. Pas plus qu'ils ne savent ce qu'est l'enfer. Lorsque l'on côtoie les démons, il faut apprendre à s'en protéger. C'est comme ça que je survis. Ils disent également que je suis instable. C'est peut-être vrai. Comme les saisons, je suis changeante. En enfer, ceux qui n'évoluent pas ne survivent pas.

    Mais les raconteurs sont des langues pendantes qui ne savent rien. Ni de mes blessures, ni des rêves qui les pansent. A une époque, j'étais une pleurnicheuse hagarde. Lorsque ma mère est morte, j'avais six ans. Dans le ghetto de Rasa il n'y avait que deux choses que pouvait faire une gamine : vendre son esprit ou vendre son corps. Je n'ai voulu me résoudre ni à l'un ni à l'autre. Lorsque les larmes se sont taries, j'ai laissé une mèche de mes cheveux sur la robe à fleur de maman et je lui ai fait la promesse. La plus importante des promesses car elle émanait d'un esprit trop jeune pour être pétri de cynisme :


    "Jamais personne ne me détruira. Ce qui est en moi, c'est tout ce que j'ai. Jamais personne ne me volera mon coeur."



    Puis je suis partie.

    Temps de l'enfance, temps de la souffrance :



    La pluie suintait le long des tôles rouillées de l'abri qui me servait de maison. Ca sentait la tuberculose et le rat crevé. Ca puait la mort. Mes chaussures trouées laissaient des empreintes profondes dans les flaques de boues. En peu de temps je me suis laissée tremper jusqu'aux os. La pluie du ciel me lavait de mes larmes. L'eau coulant le long de mes cheveux dissolvait les liens qui me rattachaient à celle que je laissais derrière moi.
    La faucheuse était passée. Des liens de vie, des liens de sang, des liens de coeur avaient été tranchés.

    J'avais six ans et trois mois. Je venais d'apprendre que la mort est irrémédiable.

    Le froid se glissait en moi. Je frissonnais. Des doigts glacés tentaient de m'emmener voir ma mère. Ils secouaient mes os pour les briser comme une carcasse de verre. J'avais promis. Je me suis mise à hurler. Une fillette aux yeux rougis ne peut pas pousser un cri de rage. Du moins pas pour les gens. Alors ils ont décidé de me chasser. Là bas, les comportements étranges étaient synonymes de maladie. Ils ne l'ont jamais su, mais ces pierres qui coupaient ma peau ont été autant de cisailles pour trancher mes chaînes. J'ai couru sous une pluie de haine coupable et de peur pisseuse.

    Entre le sang et l'eau, j'ai vu une silhouette grise. Une main parcheminée s'est posée sur mon bras. Pour moi cette image reste gravée comme l'avatar de la momie. J'ai crié. On m'a couvert la bouche. Il me parlait. Il voulait m'emmener quelque part. J'ai refusé. J'avais promis. Les doigts sont devenus des serres cruelles qui tentaient de me déchirer la peau. Je me suis débattue. De toute mes forces, j'ai combattu. Cette silhouette qui me harcelait, c'était la Mort qui venait me chercher. Je l'ai repoussée et la Mort a trébuché sur un caillou. Bêtement il faut le reconnaître. Un petit pas pour le vieillard, un grand plouf pour la Mort. Le canal l'a avalée avidement. Et avec elle toutes mes illusions.

    J'avais six ans, trois mois et deux heures. Je venais de comprendre que n'importe qui peut donner la mort.

    J'ai couru plus loin. Rasa était une ville tortueuse et tourmentée, à l'image de ses sinistres habitants. Lorsque les adultes abdiquent, les enfants sont livrés à eux mêmes. Alors ils m'ont trouvé. Deux gringalets malingres et une fillette au teint maladif. Tristes allures mais des yeux profonds. Seuls les regards parlent lorsque l'on est affamé et épuisé. Mes semblables, mes frères et soeurs de sang. Petit Gandhi, le grand Rablé et la mignonne Grelotte. D'une poche percée, l'un d'entre eux a tiré un croûton de pain moisi et une boite d'aliment pour chat à peine entamée.

    Quand ils sont arrivés, nous étions assoupis dans cette torpeur malsaine qui précède l'apathie. Eux semblaient bien nourris et contents de leurs vêtements. Grelotte a crié quand ils l'ont agrippé par le bras. Rablé s'est battu. Je me suis jetée dans la mêlée comme s'ils venaient d'attaquer ma famille. Mais parce qu'une bande de gamins débraillés ne constituent pas une réelle menace, nous avons été vaincus.

    Ils nous ont emmené de couloirs sombres en pièces humides, tirant loquets et verrous derrière eux. La dernière porte s'est refermée sur mon enfance.

    Age de raison, âge de passion :


    - Nah Roupille bouge toi, le Chauve veut nous voir dans la grande salle !
    - Aaarh ! Ne braille pas comme ça au réveil Grelotte, tu veux me percer les tympans ou quoi ?
    - Le réveil ? Il est déjà midi, qu'est ce que tu fiches à dormir...

    De mauvaise grâce, je rejette mes draps froissés. La tête me lance méchamment, comme si on m'y avait enfoncé des cotons tiges pour me touiller la cervelle. C'est de plus en plus fréquent ces temps-ci. D'après Grelotte, c'est lié à la lune et à mon entrée dans le monde des femmes. Pour le moment je dois dire que ça ne me plait pas trop. En même temps, à treize ans, je suis curieuse de ce "monde des femmes".

    - Alors !
    - Voilà pas la peine de s'exciter.

    L'échelle de bois me laisse encore une écharde dans le pied. Saleté. Dans le couloir, un solide gaillard couvert de boutons manque de nous percuter. Il ne peut pas s'empêcher d'en rajouter une couche sur mon amour de l'oreiller. Le bougre. Je crois surtout qu'il cherche à amuser la galerie. Cette tige de Grelotte a déjà des seins comme des melons alors qu'elle n'a que quatorze ans. Je crois bien que Rablé vient de découvrir en elle autre chose qu'une mijaurée.

    - Nah...on passerait pas prendre à manger ?
    - Arrête greluche, on est en retard.

    Le plancher ciré de la grande salle grince sous nos pas timide. Au fond, vénérable et silencieux, le Chauve nous attend. Nous nous plions au rituel : trois génuflexions et quelques mouvements bizarre avec les mains. Il paraît que ça plaît à la déesse. Ma foi, grand bien lui fasse. La voix du vieillard résonne dans l'ambiance feutrée comme un coup de tambour distendu.

    - La Vestale de Lune daigne enfin nous faire don de sa présence ?
    - Hey crâne d'oeuf, je bosse la nuit moi ! Je te rappelle que la lune ça se passe quand le soleil est couché.

    La main de Grelotte se plaque hâtivement contre ma bouche.

    - Pardonnez nous maître. Roupille..heu...la Vestale de Lune est toujours mal lunée.
    - Ne dis pas des trucs pareils blondasse ! Toi au moins tu t'occupes des rituels du soleil.
    - Va te faire voir, c'est pas de ma faute si je suis blonde et toi brune...

    - Il est temps.
    La voix du vieux maître coupe court à nos chamailleries. Quelque chose d'étrange passe dans sa voix.
    - Aujourd'hui, nous allons briser le sceau.
    - Briser le sceau ? Pourquoi aujourd'hui ?
    - Tu es trop jeune pour l'avoir senti, des forces me tiraillent le coeur. Un déséquilibre se prépare.
    Une voix juvénile s'élève derrière nous :
    - Il veut parler du chantier près de la forêt. Le vieux aime bien en rajouter question protocole.
    Rablé se tient derrière nous, les mains dans les poches et un sourire au coin des lèvres.
    - Gmph !
    - Ah ne soit pas si coincé, ce n'est pas à nous que tu vas jouer ton air.
    - Sans les formes, c'est nettement moins stimulant.


    Je me lève avec une idée en tête.

    - Hey je l'ai senti votre truc ! J'ai mal à la tête depuis quelques jours.
    - Vraiment ?
    - Ah Roupille va avoir ses règles...

    - Graaaah je t'ai dit de ne pas dire çaaaaa !
    - Ses quoi ? rajoute Rablé avec son air badin.
    - Laisse tomber OK.
    - ASSEZ ! Maître des Vents, est-ce que tout est prêt ?
    - Ouais, on s'est déchiré avec Gandhi pour vous trouver tout le matos.


    Pendant qu'il fait son beau en gonflant ses biceps (je crois que la blonde est fan), je jette un oeil de coté au petit gars qui vient d'entrer à son tour.
    De notre belle bande de braillards galopants, Gandhi est probablement le seul à se prendre au sérieux dans son service à la déesse. Notre culte est secret bien entendu, les sectes n'ont pas vraiment de droit de séjour dans l'esprit de l'empereur. Cela dit, il faut également ajouter que nos activités ne seraient pas vraiment récompensées par la médaille du mérite. La plupart du temps, il s'agit "de rétablir l'équilibre naturel"... bref, de contrecarrer les plans visant à saccager les derniers lambeaux de verdure qui s'accrochent à la ville. J'avoue que si je ne me laisse pas berner par ces histoires de déesses, je n'en demeure pas moins sensible à l'état alarmant de notre environnement.

    Le soleil est haut, l'air est engourdissant. Un temps idéal pour se prélasser sur une pelouse fraîche. Dans la ruelle, quelques individus louches nous attendent. Ils s'inclinent respectueusement devant le maître. Encore des fanatiques convertis à "la cause" par de belles paroles. Rasa est peuplée de désespérés en tous genres. Quand des hommes pleurent, d'autres prient. Sauf qu'évidement les prières ne servent à rien, alors de temps en temps il faut sortir le matériel lourd pour faire entrer quelques actions de grâce dans le crâne des urbanistes.

    Notre petite troupe se dirige d'un pas tranquille vers le nouveau chantier qui creuse son terrier près de la forêt. Enfin... forêt... les quelques arbres chétifs que nous vénérons comme des fétiches sont loin d'être à la hauteur des grandes étendues boisées du sud. Le maître finit par s'arrêter au bord du cratère. A coté de lui, un panneau crasseux vante les mérites d'un complexe commercial et résidentiel qui doit offrir bonheur, joie, bonne humeur et pain frais à toute la population de Rasa. Je déteste la propagande des promoteurs. En fait je déteste les mensonges...enfin comme tout le monde je crois.

    En bas, rien ne bouge. C'est un jour de repos, un moment idéal pour agir. Les grues pendent misérablement comme des oiseaux de proie au repos. Les crochets rouillés oscillent lentement, tintant parfois contre la carcasse métallique d'une bétonnière. Ça et là, des outils mal entretenus gisent sur le sol, abandonnés à la hâte dès que la sonnerie de pause a retenti. Les ouvriers ne comptent pas parmi les travailleurs les plus zélés de l'empire.

    Le vieux chauve frappe dans ses mains. Il est temps de se mettre à l'ouvrage.

    - Maître des Vents.

    Rablé pose son sac au sol et distribue le C4. Nous aussi nous allons offrir du pain. L'explosif n'est pas d'une fraîche modernité, mais il est encore remarquablement efficace. En quelques minutes, nous minons la plupart des piliers de fondation et les quelques équipements lourds du chantier.

    - Acolyte des Feuilles.

    C'est au tour de Gandhi d'ouvrir son sac à malice, il tire des sacs de graines-Gmod. Je pense qu'il s'agit de béta-ronces, la réponse la plus rapide et la plus efficace. Cérémonieusement, il en disperse au quatre coins de la zone. Avec un peu de pluie, les pousses commenceront à envahir le trou en moins de deux jours. Les OGM ne sont pas particulièrement ma tasse thé. Je n'aime pas trop cette idée de laisser les béta-ronce darder leurs épines empoisonnées un peu partout. Tu parles d'un équilibre naturel ! Encore une idée à la noix.

    - Vestale du Soleil.

    Grelotte s'amène avec son bidon frappé d'une inscription militaire [AIA-GA3] et commence à en répandre un peu de partout. Et vive la pollution des sols ! Enfin, il faut dire que sans les hormones végétales, rien ne pousserait durablement. Il faut que les racines pénètrent profondément pour trouver un peu de terre nourricière.

    - Vestale de Lune.

    C'est à mon tour. Je m'avance pour donner la dernière main à l'ouvrage, un air maussade sur les traits. Autant les petites cérémonies à la sauvette ne me dérangent pas, autant ces expéditions un brin pompeuses ont le don de me blaser au plus haut point. Et c'est parti ! Je dégaine le détonateur qui doit enclencher les minuteurs. - Plip- plus que trois minutes.

    - Aller on décroche.
    - Pas question.

    Je me retourne d'un bloc. Les suivants ? Qu'est ce que ? Les hommes qui se tenaient tranquillement derrière nous brandissent à présent un assortiment d'armes allant de la massue préhistorique à des spécimens de tranchoirs à peine plus évolués.

    - Descendez dans ce trou ! Vous serez ensevelis par votre folie.
    - Mais qu'est ce qu'il raconte lui ?!

    Rablé récompense le parleur par un solide uppercut. Je renchéris par un coup de pied. La mêlée devient vite confuse. Les coups et les halètements s'entrecroisent, rythmés par le décompte monotone qui bipe à ma ceinture. Je parviens à dévier une lame mal aiguisée avant d'expédier ma botte dans une paire de testicules. Et s'il y a un truc dont je prends soin dans ce quartier jonché de débris, ce sont bien mes solides godillots à bouts ferrés. En voilà un qui ne sera jamais papa ! Alors que je me repositionne, quelque chose heurte mon avant bras et m'arrache un glapissement. Déséquilibrée sur une jambe, je bats des bras inutilement quelques secondes avant d'aller manger la terre noirâtre qui borde le cratère. Ça glisse ! Sans pouvoir freiner ma chute, je me retrouve les quatre fers en l'air à deux pas d'un pilier de béton. Coup de bol ça...

    - bip - bip -

    Quoique... en haut je les entends crier mais je ne les écoute pas. Mon regard est hypnotisé par le paquet grisâtre devant moi. Le C4 ! Aucun moyen d'empêcher l'explosion dans le temps qu'il me reste. Il faut que je dégage. Je tente de ramper, mais mes bras tremblants ne me répondent plus. J'avais promis, je ne peux pas mourir comme ça ! Mon regard embué de larmes paniquées se porte vers le sommet inaccessible où s'agitent mes compagnons d'infortune. Leurs bras se tendent vers moi. Je crois que Rablé se fait retenir par Gandhi. J'entends quelque chose à propos du décompte. Affolée, je ne vois qu'une seule solution possible : je me roule en position foetale et je ferme les yeux. Je vais me réveiller. C'est moi, Roupille, la dormeuse. Je suis forcément en train de rêver ! Quand je rouvre les yeux il ne reste que 5 secondes. Je vois une silhouette dévaler la pente vers moi. C'est idiot à en bouffer du foin. Ma rage de vivre se combine à ma panique et me fait pousser un cri déchirant. Asphyxiée par mes spasmes, je tombe à terre, le regard rivé au ciel. Je sens une décharge d'adrénaline me secouer violemment comme pour me briser avant d'être vaporisée dans l'explosion. Ma vue se trouble. Je sens que quelque chose quitte mon corps. Si c'est ça mourir... ce n'est pas si terrible finalement.

    Des secousses sismiques me ramènent à la réalité. Je reçois un paquet de terre sur la figure. Je ne comprends pas... devant moi, la charge n'a pas explosé alors qu'autour, le chaos se déchaîne. Le cadran du minuteur n'affiche plus rien. Vide... Une main me secoue par le bras. Je m'ébroue. Le compteur clignote et se réinitialise : 88:88. Je me laisse entraîner vers le haut. L'atmosphère est comme filtrée à travers un tissus épais.

    Il me faut plusieurs minutes de regards interrogateurs et de mimiques d'incompréhension pour percevoir à nouveau les sons normalement.


    - Incroyable, le détonateur à planté ! Coup de chance Roupille, sinon on confondait mes morceaux avec les tiens.
    - ...

    Je crois que j'ai moins mal à la tête a présent. Je suis entrée dans le monde des femmes ?

    Le coeur balance, l'errance commence :



    Avec le temps, j'ai appris à comprendre ce qu'il s'était réellement passé ce jour là. Et il m'en a fallu encore plus pour découvrir les différentes facettes de cet étrange pouvoir. Souvent, je m'interroge encore sur l'ironie du sort qui m'a gratifié d'un pouvoir presque aussi inutile qu'indomptable. En plus de me laisser pantelante après coup, à moitié sonnée et presque sourde, il ne réagit pas toujours de la même façon. Un jour où je voulais montrer à Grelotte mes nouvelles capacités, j'ai littéralement fait exploser toutes les appliques du plafond.

    Ce jour là, je me faisais justement la remarque que, quitte à être marquée d'un pouvoir, j'aurais préféré avoir le don de laver les chaussettes sans peine. S'il y avait une chose qui ne changeait pas au temple, c'était bien la quantité de linge à laver à chaque fois. La mignonne qui se partageait cette tâche avec moi était encore fourrée quelque part avec ce dadais de Rablé. Et c'est encore la cadette qui devait se trimballer la corbeille vers les lave-autos dans la ruelle moisie !

    Je me rappelle vaguement avoir sympathisé avec un type. Mais la conversation a vite pris une tournure trop manuelle à mon goût. Les mecs étaient (sont ?) décidément tous des obsédés. Etre bien foutue dans un quartier miteux est presque aussi pénible que d'avoir un ulcère à l'estomac. C'est une lutte pied à pied où il faut être attentive à chaque instant. Quoiqu'il en soit, le coquet est reparti la queue entre les jambes avec ma pointure tatouée au cul. J'envisageais de plus en plus de me procurer un flingue quelque part pour ne pas risquer le viol collectif au détour d'un bar.

    Rasa n'avait pas changé mais moi si. J'en avais ma claque de cette ville pourrie et de son air vicié. Le soir, je confectionnais des pommades avec le vieux pour soigner son arthrite. Il commençait sérieusement à décliner et nécessitait de plus en plus de soins. Rablé et Grelotte filaient la romance dès qu'ils en avaient l'occasion et Gandhi jouait au mystique illuminé qui ne se sent pas concerné par les tâches terrestres. C'est donc moi qui me coltinais le boulot d'infirmière particulière. Enfin... au moins lui n'avait pas les mains baladeuses. Notre mission sacrée de redresseurs de tors avait apparemment été mise en pause par les lubies de chacun. Et moi je restais là, entre les tourtereaux, le moine et le pépé à me demander à quoi pouvait servir mon pouvoir de sorcière électrique.

    C'est en tournant à l'angle de la rue Char que je l'ai sentie. La fumée. La porte était enfoncée, des traces de pas boueuses maculaient le plancher ciré. J'ai couru sans réfléchir. A l'intérieur, des marques de violence gratuite ornaient les murs et le sol. Aucun signe de vie à cet étage. Les escaliers grinçaient plaintivement. Il faisait de plus en plus chaud. En bas, j'ai vu Gandhi. Il tenait un solide bâton dans ses bras maigrelets. Les corps inconscients à ses pieds en disaient plus long qu'un discours sur son habileté avec cette arme. Je n'avais jamais vu ces hommes. Nous avons échangé un regard. J'ai lu sa haine, il s'est abreuvé de ma peur. J'ai ramassé un pistolet et nous avons continué côtes à côtes.

    Mes pots avaient été renversés. Les salauds... trois mois de travail pour constituer une pharmacie convenable réduits en miette par une savate joueuse. Nerveusement, je jouais avec la sécurité de mon arme. En ouvrant la porte suivante, nous avons tous deux entendu le râle. Les yeux écarquillés, je l'ai regardée ramper vers nous, baignant dans son sang. Grelotte était à moitié nue, son visage crispé sous la douleur était insoutenable. Je n'ai pas pu m'approcher. Je ne voulais pas voir ce qu'il restait de ma seule amie, ma soeur. Sa main poisseuse étreignait un morceau d'étoffe noire. Gandhi s'est accroupi auprès d'elle et s'est mis à lui parler doucement. Moi je suis restée en retrait, des larmes acides coulant sur mes joues noircies de crasse. La fumée devenait de plus en plus épaisse. Lorsque mon petit frère s'est relevé, son regard brillait d'une nouvelle rage. Il m'a demandé de rester en haut. Pas question. Nous sommes descendu. Et là ils nous ont assailli. Ils nous attendaient en bas de l'escalier. Trognes égrillardes mal rasées, certains avaient encore le pantalon débraillé. Gandhi a hurlé quelque chose. Son bâton tournoyait dans la pénombre, environné par les éclairs des détonations. Brave mais obsolète, le moine au bâton ne pouvait pas gagner. J'ai vu mon frère se faire dégommer en pleine tête par un grand type qui se la jouait ténébreux. En cet instant, toute ma fureur s'est dirigée contre lui et sa tignasse de beau gosse. J'ai crié. Mon pouvoir s'est déchaîné : surtension. Toutes les lumières ont pété et des étincelles ont jailli d'un disjoncteur. Aveuglée, assourdie, suffocante, je me suis enfuie. L'escalier... la porte... le couloir... le plancher maculé... la porte lumineuse... la clarté aveuglante du soleil... la foule de badauds étonnés... la course sans fin.

    Je me suis arrêtée lorsque mes poumons menaçaient de s'embraser. Chaque goulée d'air me mettais au supplice. Quand je me suis relevée, j'avais à nouveau tari mes larmes. Mes doigts crispés autour de la crosse du pistolet me brûlaient comme s'ils enserraient de la braise. Je me rappelle avoir vidé le chargeur sur les objets qui m'entouraient. Je me comblais le vide par un besoin de détruire. Ils m'avaient volé. J'avais pourtant promis. Ils m'avaient détruite. Les promesses d'une gamine ne valent rien face à la réalité.

    Je suis partie sans trop savoir où aller. Il fallait que je quitte cette ville. Secrètement, j'espérais recroiser sa route pour lui présenter la note. Encore aujourd'hui il m'arrive de rêver au plaisir que je prendrais à le tuer. Lui, le ténébreux.

    Une nouvelle existence d'errance commençait pour moi. Je me suis adaptée. Le chauve m'avait enseigné la science des plantes et je vendais mon savoir sous la forme de baumes. A défaut de pouvoir soigner mes propres blessures, je m'efforçais de garder une trace d'humanité en soulageant celles des faibles. J'ai parfois peur de devenir folle... mais ne dit-on pas que l'hirondelle fait le printemps ?

    Ma route m'a aujourd'hui conduite vers la capitale, comme un papillon attiré par une trop forte lumière. Il existe probablement une réponse à toutes mes questions ici. Ici les choses s'agitent, je sens les tensions qui animent le coeur de la ville. C'est ici que trône le maître, mais c'est également ici qu'il est le plus contesté. Pour la première fois, j'entends parler de la "résistance". Peu importe pour le moment, il faut surtout que je creuse mon trou. Les gens des villes ne savent plus rien de la nature. Je sais que les affaires y seront florissantes. Et si la clientèle vient à manquer, je peux toujours relancer la demande par un autre moyen.

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