• Du feu éclate sur ma droite, je sursaute. Merde ! Ma veste s'enflamme au moment où une succession d'images défilent sous mon crâne. Du vocabulaire anarchique se fraie un chemin sur ma langue gourde. Peu habituée à former les syllabes qu'il commande. J'ai une profonde envie d'enchaîner les jurons. Mais pour le moment, tout occupé à me tirer d'une frénésie endiablée, je m'affaire à me débarrasser de ma veste avant de finir en torche vivante. Le théloium bon sang ! Je parviens à me jeter hors de portée du brasier in extremis, lui laissant en pâture ce costume que j'ai toujours porté. Ça me fait un curieux effet. Comme une peau opaque qui me cachait du soleil.
    Le combustible prend feu aussitôt, les flammes s'en gorgent, elles se gonflent, dégagent une fournaise insupportable qui me roussit le poil et me force à battre en retraite. Un bras levé, les yeux desséchés, je suis aveuglé par la lueur inhabituelle due au carburant. Le feu n'est pas rouge. Il est… d'essence olivâtre, pailleté d'éclats émeraude.  Le Vert. C'est le Vert !

    Une jubilation presque animale me saisit et dans l'euphorie je flanque même ma chemise aux flammes pour les regarder rugir plus longtemps. La sueur perle sur mon torse imberbe. Je me couvre d'une pellicule salée et collante. Un lézard en train de naître.

    Je m'abreuve encore un moment du spectacle avant de comprendre, aux trépidations qui agitent le bâtiment, que le Canabalt me rattrape. Je ne sais pas encore ce qu'il faut en penser mais je me prends à émettre de sérieux doutes quand à la réalité de la menace. Simplement, je n'ai pas le choix,  je ne peux évidemment pas retourner en arrière.
    Des yeux, je cherche l'habillage gris caractéristique des outils de bureau… si Lucie pouvait m'aider à y voir plus clair. Mais non, nulle part en vue.

    Tandis que je monte une courte volée de marches, je réalise que Lucie, un prénom féminin, est une photocopieuse. Pourquoi parlait-elle comme une humaine ? Comme moi ?
    Le simple ton de sa voix réveille en moi des pulsions étranges. De la verdeur, de la sève. C'est plus que de la curiosité, c'est de l'envie. Et le simple fait de penser à copuler avec la fente d'alimentation de papier me pose quelques problèmes personnels. J'en suis contraint de monologuer pour faire taire ces pensées parasites.

    - Mais peut-être que c'est justement en supprimant nos pensées chaotiques que le Canabalt exerce son pouvoir. Les obsessions, les peurs, les envies, les rages… quoi d'autre ?

    J'entrouvre prudemment la porte et considère le vide qui s'étend sous mes pieds. C'est beaucoup trop loin pour sauter. Je suis parfaitement incapable de cavaler comme ça sur les toits.
    En relevant les yeux, je distingue des faibles trouées dans la couverture de pollution méphistophélique. Des machines mortelles plongent parfois de là haut. Mais d'où viennent-elles exactement ? Et que font-elles ? Comme pour les récolteurs, je n'en ait aucune idée.
    Il y a également les rails du réseau de transport aérien. C'est par là que je dois passer.

    Il me faut plusieurs minutes pour m'enfoncer dans une direction transversale. Je n'avance ni ne recule, je longe le Canabalt. C'est très étrange. Et puis j'arrive devant le rail luisant. Les passages sont très fréquents…
    En tendant bien l'oreille, au-delàs des rugissements mécaniques, des vibrations et autres explosions occasionnelles, je distingue un très léger bourdonnement. C'est juste à l'angle de la façade, dans une anfractuosité assez ancienne. Ce n'est pas de la machine… c'est deus ex natura. Un grillon. Vert… non pas seulement. Il y a sur sa carapaçe une couleur que je n'identifie pas.
    Alors il y en aurait d'autres ? Oui bien sûr. Mais si je ne peux pas la voir, je sais maintenant au moins qu'elle existe. J'ai conscience de mon ignorance.

    Hochant la tête avec un mélange d'angoisse et d'excitation, je fourre les mains dans mes poches et arpente la voie ferrée.

     

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