Quinzième Fragment :
- Et merde !
Quintus maugréa en extirpant son pied d'une flaque de boue particulièrement visqueuse. Le chemin devenait un véritable bourbier. Une couche d'épines et de feuilles mortes collantes, une couche de terre brunâtre bien grasse, le tout généreusement nappé d'eau qui remontait dans les semelles à chaque pas. La recette idéale pour une promenade en forêt réussie.
Juste derrière l'homme occupé à patauger, Xylarm avançait tranquillement, condensant un peu de pouvoir sous ses pas pour givrer le sol. Distante et féminine tout en gardant une certaine prestance. Son regard froid se perdait entre les troncs lisses qui s'interposaient au regard. La jeune femme était visiblement préoccupée, perdue dans ses réflexions démoniaques. Elle était parfaite dans le rôle de la suiveuse un peu mystérieuse. La classe de la glace commençait à échauffer la tête brûlée qui s'en prenait plein les orteils quelques plotchs devant.
- Hey Xyl, grogna l'homme aux yeux gris, tu voudrais pas passer devant plutôt ? Tu givres le chemin et je te file le train.
- Hein ? Oh si tu veux...tu penses pouvoir avancer sans déraper avec des petits escarpins ?
Quintus souleva son pied hors le marre avec une grimace.
- Pfff, fais chier, saletés de chaussures de cuistot. Le premier ahuri qui croise mon chemin rentrera chez lui pieds nus. J'en ai marre de passer pour le gros empoté pendant que tu la joues intouchable.
- Pourtant dans le temps tu rechignais pas tellement à me toucher, remarqua t-elle avec un regard amusé. Le tatouage cobalt sur sa joue se mit à pulser d'une étrange façon et son regard se fit plus pénétrant.
- Pff, arrête ta drague en eaux troubles. Pas la peine d'esquiver, tu passes devant ma mignonne, trancha t-il en claquant des doigts.
Glacée ou pas glacée, la boue restait collante une fois qu'elle sortait de la zone de pouvoir de Xylarm. Après plusieurs heures de pérégrination ponctuées de bruits de succion et de jurons bien sentis, les deux compagnons arrivèrent au sommet d'une éminence aussi tondue que le crâne d'un érudit. Quintus se retourna les poings sur les hanches et l'estomac gargouillant avec l'air d'un conquérant victorieux.
- Ah. Et une de plus entre nous et le Chien !
La jeune démone se porta à ses cotés et scruta l'horizon. Il s'en suivi un bref instant de stupeur pendant lequel on aurait pu entendre une dent crisser :
- C'est curieux toute cette fumée hein, murmura Quintus
- On dirait que ça vient du monarquement.
- Je ne sais pas ce qu'il se passe là bas, mais quelque chose me chuchote à l'oreille que ça doit sentir le saint grillé par là bas.
- Hmm.
Quintus se retourna et considéra le chemin qui redescendait en pente douce de l'autre coté.
- Quoiqu'il en soit, il ne faut pas s'éterniser ici. Le Meneur de Crâne rôde peut-être toujours dans les parages et je n'ai pas tellement envie d'expérimenter un de ses nouveaux tours de passe-passe.
- Derrière cette colline, on devrait tomber sur un village Hartuck. Le contact risque d'être rude mais avec quelques arguments bien percutants on devrait se faire entendre.
- J'espère surtout qu'il y aura de quoi bouffer, rétorqua l'homme, plus terre à terre.
- Au pire on se débrouillera pour se procurer un peu de viande froide...
Xylarm fit jouer les aiguilles qui lui saillaient du dos de la main droite avec un sourire faussement triste. Quintus ne se laissa pas berner. Il savait que la tueuse aux yeux azurs aimait figer le sang chaud des hommes dans la mort. Zalnash avait définitivement corrompu le caractère de la gentille fille de la campagne.
- Mouais, je préfèrerais un bon quartier de boeuf ou une flèche de lard. L'homme ça reste trop filandreux à mon goût.
- Dis plutôt que ça te répugne de manger des humains parce que tu es dans le Nomif.
- Hey pas du tout ! Je pourrais croquer une colonie de marmots bien gras si tu me les amenais là.
- C'est bon, je sais ce qu'on ressent quand on est sous forme humaine.
Haussant les épaules, Quintus reprit la route et s'amusa à trancher les petits arbrisseaux qui poussaient sur le coté.
- Tu sais tu n'es pas obligé de garder ce truc, fit remarquer Xylarm en désignant le glaive.
- Même si c'est un cadeau empoisonné, ça reste ma seule arme valable pour le moment. Je ne peux pas compter sur mon pouvoir de métamorphose et je n'ai pas envie d'accueillir le Chien avec mes seules pognes.
- En parlant de ça...
Xylarm se racla la gorge et prit une inspiration. Le moment des révélations était venu.
- Tu sais j'ai pas mal réfléchi à ce qu'il s'est passé pendant le Nécréolien.
- Ouais, si tu veux mon avis, ça dégoise un peu depuis que Zalnash a perdu la tête.
- Tu te souviens de ce que racontait le vieux Froda ?
- Le pépé édenté qui se prenait pour une réincarnation de démon majeur ?
- Oui tu te souviens ? lança t-elle avec une vivacité tintée d'étonnement.
- Non. Jamais pas piffer ce vieux con qui radotait.
Xylarm lança un petit regard glacé vers la cime des arbres et soupira. C'eût été trop beau. Quintus n'avait jamais été du genre patient. Du pied, elle expédia une pomme de pin dans les buissons.
- Bon alors écoute bien.
- Je suis tout ouï.
- Personne ne naît démon. Ce que le commun des mortels appelle démon résulte en fait de l'association d'un humain avec un l'Essence démoniaque. L'Essence, c'est toute une histoire...on pourrait la définir comme un rassemblement de forces brutes qui émanent aussi bien de la nature que des sentiments. Mais même cette définition assez vaste ne suffit pas pour tout englober.
Xylarm cassa une branchette et se mit en devoir de schématiser ses propos. La vague patate parcourue de lignes qu'elle se mit à dessiner n'était pas très évocatrice. Tout en gribouillant, elle reprit son cours :
- Ce pouvoir s'installe dans le corps et dans l'esprit et se développe à mesure que son détenteur apprend à s'en servir.
(un petit bonhomme en bâton vint se joindre à la patate).
- Le problème, c'est que l'Essence démonique en tant que telle ne peut pas être utilisée. Il y a beaucoup trop de forces dans ce monde pour pouvoir toutes les rassembler en un seul hôte. Une absorption complète de l'Essence tuerait immédiatement son détenteur.
(petits traits saccadés partant dans la tête du bonhomme...une explosion ?)
- Pour éviter cela, la contamination par l'Essence est limitée à deux éléments : la fureur et la fièvre, la glace et le blizzard, la haine et la douleur, la maladie et la terreur, j'en passe et les plus croustillants.
Xylarm marqua une pause pour resserrer sa ceinture à la taille.
- Et donc, quel rapport avec ma crise de démence ?
- J'y viens. Une fois qu'un être humain est marqué par l'Essence, son esprit est à jamais partagé entre sa propre personnalité et celle des éléments qui lui sont inféodés.
(la brindille traça un deuxième bonhomme avec des cornes à coté du précédent)
- Hm, le pouvoir du Génif et du Nomif.
- C'est ça, en faisant alternativement dominer un coté ou l'autre de son esprit, le démon peut basculer entre deux états. La personnalité qui en résulte peut-être totalement différente selon le type d'éléments qui l'habitent. Mais...
(le bâton gribouilla l'homme originel)
...avec le temps, la personnalité de l'humain à tendance à s'effacer face à l'Essence. Le Génif a de plus en plus d'attractivité. C'est pour cela que les démons limitent leurs métamorphoses au strict minimum. Succomber à l'Essence signifie perdre son esprit. Le corps n'est plus régit que par ses instincts...en général il ne faut pas longtemps avant qu'il ne soit massacré. Soit par ses contemporains, soit par lui-même.
Xylarm se redressa pour regarder Quintus dans les yeux.
- La mort de Zalnash a perturbé cette belle organisation. Par sa force, il contribuait à préserver l'équilibre entre l'Essence et l'esprit de ses servants. Quintus...j'ai peur que tu ne sois en train de succomber à la Fureur et la Fièvre. Avant peu de temps, tu risques de perdre ton humanité.