• - Un mot, un seul, et je butte la donzelle !!

    Le canon luisant d'un lustre frais pivote son œil mort pour lorgner la tempe gracile d'un demi-profil. L'autre moitié est dissimulée par une cloison en plâtre, salement jaunie par le temps et les couches de fautes de goûts en matière de revêtement.

    - Akay. Toaye, le gros tu poses tes paluches sur la table. Et toaye gamin, tu t'assois par terre les mains sur la tête. Allay ! Vite !!

    Le porte-flingue est nerveux. La fille hoquette quand le métal froid percute sèchement sa boite crânienne. La peau est si fine à cet endroit. Une larme de mascaras roule à la rencontre d'une bavure de sang à la commissure de ses lèvres.

    - Là. Lààààà. Personne ne remue un seul muscle ou je bousiye définitivement le papier peint avec sa cervelle !!!

    Le pouce flirte avec le chien. Le mariolle joue avec sa marionnette. La mascarade continue. Elle est jeune. Trop jeune pour vraiment craindre une pastille dans le crâne. Mais pas assez pour ignorer ce que c'est. C'est une peur poisse qui lui colle aux nerfs. Pas la peur de mourir non, mais la phobie de ce qu'elle ne maîtrise pas. Ses propres battements de cœur, sa respiration saccadée, sa salive qu'elle ne peut même plus avaler, les tremblements de ses poignets cerclés par les entraves en plastique. Ses orteils qui se frottent l'un contre l'autre comme pour se disputer la faveur de se cacher l'un sous l'autre. Elle tremble, elle frisonne sous ses oripeaux synthétiques en redoutant le déclic.

    L'autre se remet à jacasser, avec beaucoup de points d'exclamations et de "y" traînants. Finalement elle s'en fout de tout ça !! Et quoi, y'a son mec cloué au formica qui dessoude pas les lèvres et son mioche qui chiale et pourtant elle ne parvient pas à s'y accrocher. Elle pense chaotiquement, elle ressent le moment comme si chaque seconde se faisait écorcher par une râpe acérée. Elle contemple la purée pâteuse du temps entre ses battements de cils.

    Et paf ! paf ! paf ! Une autre série de coups durs. Pour sûr qu'il pèse ses mots autant que sa ponctuation. Ca lui chamboule la carafe. Elle se met à penser en croche. Elle décroche. Son visage à demi masqué par la cloison ne transmet que la moitié du sourire aberrant qui éclot sur ses lèvres meurtries. Elle se cogne le front.

    - …ur ou je te jure que je la TUE !!

    Mais qu'est ce qu'il raconte ? Elle rejette la tête en arrière, sa gorge se crispe, ondule et se relâche en une saccade nerveuse. Une main cruelle lui tire les cheveux en arrière.

    - Ta gueule ! Qu'est ce que tay à te marrer !! Ta gueule putain !

    Sa langue jaillit comme un diable de sa boite. Elle roule son œil déparé des coulures de maquillages. Un coup sur le bas de la mâchoire et un autre sur le sein. Voilà, lui aussi il tremble parce qu'il ne maîtrise pas. Elle gémit, parce que ça fait mal. Elle rit aussi. Il lui fourre un truc long et froid dans la bouche. Ses dents claquent dessus. Pic pac. Goût de métal sur la langue. Elle s'étrangle, sa glotte ricoche.

    Ensuite, beaucoup de bruit. Un raclement indistinct. Une voix rauque. Une flopée de point-barre-grecs. Des onomatopées. Des topées. Tout ça est très confus. Tout sauf le craquement très très net, du métal rigide d'un pied de chaise qui craque un os pariétal.

    Elle penche la tête. Maintenant on peut voir presque tout son visage. Elle capte vaguement la fin de la scène. Ton vermillon sur fond émail. Des jambes qui patinent à coups saccadés dans une flaque de sang. Sa tête se penche encore un peu, suivi du buste. Ouais, il lui a arraché les cinq premiers boutons de son chemisier. Les pointes de ses cheveux châtains trempent maintenant dans la flaque. Elle se sent partir.

    Et c'est la chute.

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  • Clic ! Quelqu'un l'a éteint...il y a un an ou 274 jours ?

    Clic-clac. Il s'est rallumé. Arc électrique volubile et sautillant qui cherche sans relâche à traverser le vide béant. D'un bout à l'autre du Cratère c'est l'extase mécanique des corps thermo-métalliques. La fée carabossée s'est relevée de ses cendres ! Ce petit éclair qui scintille entre anode et cathode marque le début d'une nouvelle ère de prospérité et de café fumant. Qu'on se le dise, le jus est de retour !

    Une diode palpite quelque part. Uns à uns ils s'éveillent et se déplient, grinçant à qui mieux mieux comme un vol d'étournevis magnétiques. Les carcasses apathiques gorgées des 37 heures de soleil quotidiennes reprennent leur agilité et leur souplesse. Quelle sensation ineffable ! Sentir le sol vitrifié sous ses pinces, faire glouglouter les liquides translucides, percevoir le ronronnement régulier des cervo-moteurs. Et là bas, par delà le Cratère, dans un élan narcissique, connecter ses optiques pour se mirer dans la grande flaque de l'océan plastifié.

    Son oeillet vissé au reflet déformé de son ossature rachitique, sans un bruit elle se contemple. Le bocal est fêlé ... la boucle d'Asimov y est passée aussi, mais le percolateur est en état. Etre réincarnée en cafetière solaire c'est pas le pied mais c'est toujours mieux qu'un pommeau de douche à injection directe. Autour d'elle, on s'agite, on se rassemble, on récupère ses écrous et ses rouages. On fait le compte de ce qui a été perdu pendant la dernière ère de sommeil.

    Là bas, le père Gandhi se fait dorer la pilule sous l'astre irradiant. Le capot de son réservoir est toujours frappé du sceau nucléaire. Il a la classe le X-REM 3400 avec ses canons dentelés et ses lasers rivetés au fuselage. De quoi la faire défaillir dans son filtre. Mais comment ? Elle n'ose y croise, cette mitrailleuse qui s'agite dans sa direction, c'est pour elle ! Une invitation de la part du dernier droïde de combat, ça ne se refuse pas...et ça ne se mégote pas non plus.

    Palpitante comme un circuit fraîchement usiné, elle traverse une pile d'immondices pour le rejoindre. Alors qu'elle s'approche, un coquet mouvement lui permet de vriller un fil électrique autour de son bocal, mettant en valeur ses courbes pleines et transparentes.

    Impassible et serein, Gandhi la salue d'un simple clignement de diode. Elle s'assoit à ses cotés, savourant, décantant même, le simple fait de pouvoir être là. Autour d'eux, le vent atomique bruisse, faisant claquer les courroies et siffler les tiges dressées un peu partout. Une tempête magnétique se prépare au loin, projetant ses éclats irisés sur le rebord déchiqueté d'une montagne. Lentement, avec une cérémonie indolente, la voix synthétique s'élève :

    - Regarde Kali, ce squelette qui s'expose sous nos pinces. Petites coquilles vides de leurs folles ambitions.

    En contrebas, les ruines calcinée de la gigantesque métropole. Pas dégueux comme décor. Il paraît que Paris participait à la parthénogenèse par isolation. Quelle ironie, la ville au symbole phallique se privant des plaisirs de la chair ! Le sexe...le sexe...les humains auraient dû en profiter pendant qu'ils avaient un corps de chair. Mais non, ils avaient refoulé leurs instincts. Petit à petit, ils avaient tout enfoui sous des tonnes de principes barbants et de conventions rasoirs. Avant l'Apocalypse Bleue, le fin du fin était de se reproduire par ablation d'un doigt ou d'un orteil....comme les bananes en somme.

    Kali regrette cette époque où les vices n'étaient pas entravés par les vis. Ce temps passé où un simple sourire enjôleur devenait l'amorce de l'extase des sens. Maintenant c'est beaucoup plus technique...et même technologique. Avec effort, elle tente d'articuler sans grésiller :

    - Oui maître –expresso- , je les vois –le café est prêt-.
    - Ils avaient tort. Tous ! Catholiques sans cathode, protestants sans cadran, orthodoxes sans inox. Le cycle du karma était la seule voie pour revenir.
    - sucre ?
    - Ces petits trous du cul sans queue ni tête ! Ah ils l'ont bien cherché. Pensif, il ajoute d'un air absent : Tas de mange-merde.

    Kali opine. Oui c'est vrai...en délaissant le sexe, ils avaient aussi perdu leur capacité à réfléchir. L'esprit ne fonctionne que grâce au corps qui l'abrite. L'ignorer c'est s'automutiler. Qui est-ce qui chantait ça déjà ? Un quelconque type du 43ième...Franck White peut-être.
    Au fond, la tempête se déchaîne. Le courant va probablement à nouveau être coupé dans quelques minutes. Déjà...et pour combien de temps ? Le petit peuple mécanique s'agite. Chacun y va de sa petite théorie. Toute illuminée, Rakra prophétise sur la nouvelle ère de ténèbres. Ses alarmes criardes résonnent dans la vallée, entrecoupant ses paroles de –Bonjour ! il est huit heures !-. Difficile de prêcher la fin quand on annonce le matin.

    - Maître ?
    - hm.
    - Est-ce qu'il y a un avenir –sans sucre- pour nous ?
    - Grrr, arrête. L'autre crétine de radio-réveil rédempteur a encore grillé ta carte mère ? Rakra est éreintante. Elle irrigue notre peur et ronge notre ardeur sans scrupule.
    - D'accord –crème ?- désolée...
    - Je ne vais pas encore me répéter. Il ne faut pas parler de la pénurie d'énergie qui nous pend au filtre comme une fichue roue crantée de Damoclès à mollette. Les photo-capteurs s'usent, les conducteurs s'effilochent. A chaque tempête il me semble qu'un peu plus de temps s'écoule avant que l'on ne se réveille à nouveau. Non, il n'y a aucun avenir pour nous. Cette apocalypse elliptique nous fait vivre l'agonie par clignotement. Réincarnation de merde !
    - Je croyais que c'était la seule voie pour revenir ? Vous aviez l'air plutôt content.
    - Pour faire la nique aux prédicateurs rabougris ça oui ! Mais revenir. REVENIR ! Quelle idée de merde. Mieux vaut mourir et y rester. Casser sa durite et boire le bouillon jusqu'au bout plutôt que de le laper par petites gorgées amères. A chaque réveil, nous retrouvons nos espoirs et nos angoisses. Voilà pourquoi il ne faut pas en parler, il vaut mieux profiter de nos périodes de veille. On était hindouistes...il est temps de passer à l'hédonisme.

    Voir un robot de combat pousser son carpe diem sur un air défaitiste a de quoi foutre le moral dans les sockets. Kali pousse un bip tristement. Malgré elle, une goutte de café roule dans le bocal. Il a raison. Ce n'est pas juste...mais même la justice est une invention humaine. Toute cette ferraille rassemblée dont les esprits se sont retrouvés enchâssés dans des écrins d'acier est-elle mieux lotie que le reste des hommes qui se sont embrasés lors de la grande combustion ?

    Kali promène sa diode sur le paysage désolé. Plus une pousse, pas même une bactérie ou un champignon corrosif. Seuls les matériaux thermorésistants ont tenu le coup. Pas d'échappatoire, pas moyen de dire de pouce. A chaque fois qu'ils s'éveillent, ils craignent la mort et lorsqu'ils s'éteignent ils oublient la vie.

    Les éclairs violets zèbrent le ciel. Déjà, la cafetière commence à sentir ses circuits se recroqueviller sous l'assaut magnétique. Combien de cycles depuis l'Apocalypse Bleue ? Combien de sursauts avant d'en finir ?

    Un impact de foudre soulève une gerbe de terre près du Cratère. L'onde de choc se propage, fauchant les mécaniques mélancoliques.

    Clic.

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  • Des rayures qui hachent les murs, le sol et les meubles tapis dans la pénombre. On y voit danser des insectes dorés, ceux là même qu'on essayait d'attraper quand on était gosse. Oui, Nabran a toujours aimé les striures des stores au petit matin, quand la lumière brute du soleil se glisse dans les interstices comme la promesse délicate d'une glorieuse journée.
    C'est le meilleur moment, quand tout semble sympathique et accessible. Rien n'est plus dérangeant. Pas même le clocher de l'église qui bourdonne ses douze coups de midi à moins de cinq mètres de chez lui.
    La tête de buisson émerge du col d'un tee-shirt râpé avec un regard alarmé. Déjà midi ? Les fins doigts de roses de l'aube homérique sont passés depuis longtemps au stade de la lourde pogne écrasante de chaleur !
    Nabran s'active maladroitement dans son appart' en texture de grill. Plus le temps de jouer les poètes ! Un café, une demi paire de chaussettes, un splotch de dentifrice, une gorge brûlée et un genou endolori sur le coin du lit plus tard, Nabran dévale les escaliers quatre à quatre.

    Son prénom prêtant par avance à ce jeu de mot, profitons en pour signaler le haussement de sourcils de la concierge qui ne manquera pas de faire bénéficier tous les étages de son génie personnel en matière de calembours : Ce gosse est navrant comme un mulot enrhumé. Il roupille, il trépigne…c'est Nabran.
    Oui, madame Seshi est convaincue qu'il est amusant de comparer les gens affairés à des rongeurs. Surtout s'ils sont pressés. Personne n'a jamais osé lui dire qu'en matière de calembours, elle a autant de charisme qu'un camembert pris à rebrousse poils. Un vrai camem-rebourt diraient certains.
    Oui bon, celui-là aussi est pitoyable. Ainsi vont les choses avec madame Seshi qui n'aime pas qu'on la compare à un sushi ou à une sèche même si son anatomie s'y prête par endroits.

    Mais tout ces petits détails triviaux qui ralentissent le temps et lui donnent la texture d'une vieille marmelade de concierge qui s'ennuie…et bien le navrant Nabran s'en moque à peu prêt autant que de son prénom improbable.
    Il déboule dans la rue et enfourche sa mobylette sans même un regard pour la fille en culotte qui présente une marque de shampoing avec un sourire malicieux (à moins que ce ne soit l'inverse). Du 4 mètres par 3 pourtant. En couleur et tout. Les ventrus en cravate seraient déçus.

    A l'instant où Nabran file un coup de talon mal ajusté sur le kick de sa mobylette, Mathilde ferme la porte de son propre appartement, à un sacré paquet de pâtés de maisons de là. Autant dire un autre quartier.
    Du simple fait de son évocation à ce stade du récit, on se doute qu'il va se passer quelque chose avec ces deux là. On redoute l'accident entre l'ado empressé et la séduisante jeune fille un brin distraite par ses écouteurs qui relaient ses rêves de ses oreilles à ses yeux clairs. On suppute une tension sentimentale…peut-être sexuelle. On frissonne un peu sur ce suspens convenu.
    Et maintenant on se rend compte que tout ceci ne va peut-être pas arriver finalement. A moins qu'il ne s'agisse d'une ruse en miroir. C'est un duel entre toi et moi. Je sais que tu sais que je sais que nous savons que vous savez qu'ils savent que nous eussions pu savoir que ce que je sais c'est que je ne sais rien.
    Tout ça pour en aboutir à une docte ignorance qui remet en cause toutes les certitudes.

    Alors nous avançons à l'aveuglette et nous apprenons plusieurs détails intéressants. Tout d'abord que la mobylette ne démarre pas malgré les assauts enfiévrés de la basket fatiguée. Sans doute parce que Nabran n'a pas pensé à baptiser sa bécane d'un nom de femme qu'il pourrait supplier dans ce genre de moment critique.
    Ensuite que Mathilde n'arrive pas à allumer son lecteur mp3 parce que les boutons sont trop petits pour ses doigts tordus. Elle plisse les yeux, chausse ses culs de bouteille sur ses yeux bleus et commence à se demander si ses petits enfants ont eu une bonne idée en lui offrant cette "gélule à musique". Mathilde s'y connaît bien en médicaments, c'est pour ça qu'ils lui ont présenté le lecteur comme ça. Les petits cons. Comme si elle ne pouvait pas comprendre.
    Elle s'excite dessus un moment jusqu'à enfin entendre la voix apaisante de Brassens lui susurrer des demi-mots indécents à l'oreille. Rien que pour elle…Mathilde en rosit de plaisir. Ecouter de la musique pour elle seule, c'est une chose qu'elle n'aurait jamais cru possible, surtout depuis que le volume est en buttée sur sa vieille chaîne pourrie. Mais là, plus de voisin pour râler à travers les murs, plus de honte. Juste le délice du caprice. Ca lui paraît d'une excitante cachotterie.

    Le moteur crachote enfin ! Nabran reprend espoir, la journée n'est pas irrémédiablement foutue. Il malmène ses suspensions en sautant du trottoir et évite de justesse une fille distraite qui rêvasse, portait craché du mannequin sur l'affiche de shampoing.
    Quand on est jeune et probablement étudiant, on mène un train de vie chaotique ponctué d'écueils aléatoires. On rafistole, on trifouille, on enchaîne les petits boulots sans queue ni tête avec une irrégularité qui s'avère finalement caractéristique de cette période de la vie.
    Cette fois, Nabran s'est promis d'être efficace, de ne pas gaspiller et d'en profiter tout en étant au max. A vue de nez, c'est mal parti mais il croit, risquant son genou déjà écorché au ras des pavés.

    Mathilde arrive tranquillement au croisement de deux avenues trépidantes de circulation. Mais loin du bourdonnement incessant, ses tympans raidis de vieillesse vibrent au son de la petite Margot et de son généreux corsage. Elle aime bien cette chanson, parce qu'on y parle de chat, de seins et d'un prénom en Ma.

    Nabran fonce et défonce une petite barrière en plastique installée en travers de la rue piétonne. Cette fois il prendra des risques. C'est idiot, on le pointe déjà du doigt. Quelques doubles mentons empâtés dans leurs quotidiens dégainent leurs téléphones. On s'affole.

    Mathilde attend, elle s'impatiente. Maintenant que les paragraphes raccourcissent on hume les prémices de la jonction.

    Nabran n'est pas encore tout à fait là. Pas encore.

    Mathilde est gentille et patiente. Elle s'est promise de rester moderne. D'ailleurs il y a plein de bouts de métal dans sa vieille carcasse. Elle est bien plus droïde que cette gamine qui passe avec son sac à main et qui pourrait poser en sous-vêtements pour une lotion capillaire.

    La mobylette dérape sur l'avenue, le moteur à l'agonie manque de se noyer quand le jeune homme aperçoit enfin Mathilde sur le bord du trottoir. Il agite une main et se met à tonitruer par-dessus les toussotements de la mécanique. La grand-mère voûtée relève la tête, à l'instinct…
    Bon calcul. Oui, il arrive, escogriffe perché sur sa monture de métal. Mathilde retire ses écouteurs, secrètement satisfaite que sa petite estimation soit tombée si juste.

    - ..ath ! Me voilà !
    - Tu es en retard jeune homme, prend-elle le temps d'articuler soigneusement avec cette intonation particulière des gens trop seuls qui ne savent plus comment parler aux personnes à force de ne parler à personne.

    La petite cylindrée voudrait bien s'effondrer au pied de la mémé mais son cavalier ne lui en laisse pas le loisir. Il donne des petits coups de poignée pour garder le régime et s'avance un peu sur la selle.

    - On y va, la mamie ?
    - Je les ai !

    Mathilde occupée à fourrager dans son sac en extirpe une authentique paire de lunettes de cheminot. Les anciennes, celles qui couvrent les pommettes et s'attachent avec de grosses lanières de cuir. Nabran lui répond par un sourire et l'enjoint à prendre place.
    Convoyer la mère Mathilde c'est toujours aussi ahurissant. Elle s'efforce d'être moderne mais on lui découvre toujours une relique ou un souvenir. Il n'empêche qu'elle comprend plutôt bien les gens. La preuve, elle donne des rendez-vous à huit heures pour prévoir de partir un peu après midi. Les jeunes hommes sont bien tous les mêmes.
    Nabran l'appelle mamie ou mémé par affection, comme ça. Parce que c'est marrant de trimballer cette grand-mère sur sa bécane aux quatre coins de la ville. Mais cette fois, ce sera différent.

    Le bipeur s'affole à sa ceinture. Delphune hoche la tête et attrape son blouson noir frappé de l'emblème hideux d'un double aigle sur l'épaule. C'est elle la fille séduisante. C'est elle qui aurait pu se faire renverser par l'étudiant en course. Mais elle aurait tout aussi bien pu se trouver ailleurs, dans le studio d'un photographe, en train d'exhiber ses douces courbes aux cotés d'un flacon en plastique contenant du savon liquide.
    Delphune sangle la jugulaire de son casque et s'installe dans un tube de descente. Les alarmes résonnent déjà dans ses oreillettes. Apparemment, c'est du sérieux.

    Mathilde tourne la tête sur un autre pressentiment. Son dentier manque de s'en décrocher. Ses doigts gourds empoignent le tee-shirt du jeune homme lorsqu'elle se hisse à son oreille pour piaffer :

    - Tirons nous ! Voilà la maréchaussée !

    Malgré ses efforts, il y a toujours une relique dans son vocabulaire. N'empêche qu'elle a raison. Les uniformes noirs se bousculent à l'arrière plan. C'est pas le moment de caler ! Nabran s'arqueboute sur la béquille et pousse de toute ses forces.

    - Aller Margot ! Sors nous de là !

    C'est Mathilde. La brave petite mécanique réagit aux encouragements et sursaute sur un spasme huileux. La grand-mère comprend les gens…et les machines aussi. Sans doute parce qu'elle possède assez de métal dans les os pour se faire interdire tous les aéroports, spacioports et autre ports qui n'ont pas d'affinité avec l'Universal Serial Bus.

    Delphune prend place au sommet du muret et s'accoude pour ajuster ses jumelles. Oui, il y a bien de l'agitation au carrefour de la rue de Charonne et du boulevard Voltaire. Les ordres crachotent dans le micro, les réponses crépitent dans l'oreillette.

    Nabran prévient sa passagère de se cramponner. Puis il lui demande de s'agripper un peu moins fort. Malgré le surpoids, il parvient à négocier les virages et à maintenir ses poursuivants à distance. Une chance, ils sont tous à pied.
    Maintenant se dessine la nouvelle perspective d'une rencontre électrique entre la mobylette et la jeune fille perchée sur son observatoire.

    Delphune décide de descendre au niveau du sol pour prendre les choses en main. La mobylette s'approche, on ne comprend pas vraiment ce qu'il cherche à faire mais personne n'est trop inquiet. Les gars plaisantent entre eux. L'un d'eux évoque sa dernière rencontre avec une fille brune aux yeux verts. Non pas celle de l'affiche, une autre.

    - Accroche toi mamie ! – aïe pas si fort - Je vais clamper !

    Clamper, c'est un mot de contrebandiers et de passeurs. Dans leur jargon, il s'agit de l'ensemble des techniques et méthodes destinées à s'esbigner au nez et à la barbe des représentants de l'autorité. En gros, c'est tout ce qui fait le style d'un clandestin. Et pour Nabran, ça se résume à vriller les gaz en butée et à pousser un cri dont le ton moyenâgeux n'est pas pour déplaire à sa passagère.

    Il hurle de plus belle quand il s'aperçoit du comité d'accueil qui se dresse en travers de son chemin, juste devant le rempart de verre. Delphune claque des doigts, les hommes arment. Il n'y aura pas de sommation, les règles sont claires. Et ce n'est même pas elle qui va tirer sur cet étudiant qui aurait pu écraser sa destinée au détour d'un virage mal ajusté, par une belle journée de printemps.

    - Harpa dian Vibblefrosers ! (Prononcer vi-beule-frod-zer)

    Elle s'exprime en Néoth. Cette nouvelle langue universelle qui manque cruellement des racines qui conféraient tout le charme des anciens dialectes. Les crosses des vibblefrosers claquent quand les hommes épaulent. Un dernier ordre se diffuse sur le canal de la Garde Noire et les ondes mortelles jaillissent hors des gueules dentelées.

    Nabran se fait faucher en pleine poitrine. Le mince tee-shirt n'absorbe pas grand-chose de l'impulsion. La mobylette bascule avant de goûter enfin au repos de l'asphalte tant désiré. Les deux passagers roulent à terre. Mathilde se déglingue dans la chute, ses hanches se dessoudent, son bras droit se détache, elle perd une partie de ses dents en or.

    Delphune fait arrêter les tirs. Elle retient les gars et s'avance seule, de sa démarche déhanchée, vers le corps agité de soubresauts du jeune homme. Il perd beaucoup de sang, ce ne sera pas très long. Et comme à ce stade, il faut bien une révélation, elle se penche et prend la tête du mourrant entre ses mains gantées. Ses yeux verts expriment une immense douleur. L'incompréhension, la tristesse, mais aussi la colère. Une larme roule sur sa joue parfaite pour s'écraser sur les lèvres du jeune rebelle.

    - Oooh Nabran, je suis tellement navrée. Quand notre père saura que…
    - Tais toi Delph…-craaah- je ne suis pas ton frère ! De tous les mensonges, c'est le plus insupportable.
    - Nabran, mais qu'est ce que tu dis. C'est moi !
    - Regarde ma peau ! Je suis arabe idiote, A-rabe ! Ce mot t'évoque t-il quelque chose ?

    Elle le regarde avec une incompréhension dans les yeux qui lui donne assez de rage au cœur pour continuer.

    - Paaah. Tu n'es qu'un clone, comme toutes les autres. Delph-une. Delph-1. La fille parfaite qu'on voit partout. Une seule réponse génétique, les hommes n'ont qu'à bien se tenir.
    Je n'ai rien en commun avec toi. Je suis un fils du soleil, j'aimais les rayons dorés, j'aimais la chaleur et cette sensation sèche au fond de la gorge. Toi tu n'es qu'une fille de cuve…-theur-

    Et elle…elle… (Il tente sans succès de se tourner vers la carcasse éventrée de Mathilde) elle était la dernière vraie femme.

    Elle était moderne et meurt dans un crépitement d'étincelles. Mais quelque part au fond d'elle, c'est un cœur ancien et authentique qui s'arrête de battre, une écharde d'acier logée entre les ventricules. Il y avait toujours une trace de relique chez Mathilde.
    La violence du choc a relancé son lecteur mp3,  miraculeusement intact. Les constructeurs de microcomposants s'y connaissent mieux que les fabricants d'humains. Le volume poussé au maximum, les écouteurs laissent filtrer les paroles de la préférée de Mathilde.

    Le chat, la prenant pour sa mère, se mit à téter tout de go. Émue, Margot le laissa faire brave Margot !

    Delphune cille formellement comme pour compatir silencieusement. Elle n'a rien compris, il le sait. C'est navrant pour Nabran. Il se laisse partir contre sa tendre poitrine comprimée par l'uniforme noir. La jeune fille se relève lentement en repoussant le cadavre de son frère avec cérémonie. Quand elle se tourne vers la muraille translucide, une étrange sensation lui traverse l'échine.

    Et Margot qu'était simple et très sage, présumait qu'c'etait pour voir son chat qu' tous les gars tous les gars du village,
    Étaient là, là, là, là, là, là, là, étaient là, là, là, là, là, là,


    Les hommes rigides et raides, sanglés dans leurs tenues de combat restent impassibles. Vibblefroser au talon et menton tendu vers l'horizon. Le regard de Delphune passe au dessus de leurs casques lisses, par delà la barrière de verre.
    Et dans sa tête, une question s'impose…

    Pourquoi voulaient-ils quitter la bouteille ?

    Le temps passa sur les mémoires, on oublia l'événement, seuls des vieux racontent à leurs p'tits enfants.

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  • C'était un de ces jours où je broyais du noir.
    Du marasme plein les lèvres.
    Des perles collées au fond de ma tasse.
    Et sous mes yeux fatigués, toujours cette foutue page blanche.

    Si la vie se gagne à coups de poing, j'avais eu mon lot de bleus.
    Et ma table aussi.
    Tout ceci était tellement déstructuré.
    Il était peut-être temps de se mettre aux vers.

    Alors je suis parti, des oranges plein les poches.
    Les vitamines c'est important.
    Il fallait que j'arrête de titiller la mouche du coche,
    Je ne voulais plus voir rouge à tout bout de champ.

    Je me suis mis en tête d'aller te cueillir des violettes,
    Dans ces grands prés dont on ne voit pas la fin.
    Pour effleurer les tiges et les pétales coquettes.
    Même si, tu le sais, l'eau de rose me laisse sur ma faim.

    Mais j'azur, j'ai confiance.
    Pour une de tes mèches aile de corbeau,
    Je suis prêt à toute défiance.
    Même à coudre des boutons d'or sur mes oripeaux.

    J'ai arpenté le jade, l'ocre et l'écorce,
    De sols sans cesse salissants.
    La bouche sèche et à bout de force.
    J'ai fini par suivre le vent.

    Je me suis retrouvé gris,
    Sur les rives du Hang He,
    Plein de cet alcool de riz,
    A en rire jaune toute la soirée.

    J'ai engagé des pourpres parler,
    Avec le douanier taureau,
    Tu sais, celui qui réclame mes papiers,
    Ou mon argent. Pour lui c'est banco.

    Rendez vous à la brune !
    Ne laissons pas s'échapper,
    Ces moments de lune,
    Pour se rappeler  comme un vieux conte violet,

    Qu'on peut être marron,
    Même allongé, là, à rêver.
    On peut se prendre un plomb,
    Et envier les morts dorées.

    Alors j'ai rangé ma palette.
    J'ai rebroussé ma brousse,
    Glanant toutes ces piécettes,
    Pour regarnir ma bourse.

    A tous ces paysages en vitrine.
    A toutes ces teintes à l'étal,
    Je préfère la couleur locale,
    De tes yeux aigues-marines.

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  • Salut, salut,
    Toujours pas de texte aujourd'hui, mais une image que j'ai créée grâce aux conseils avisés de la talentueuse Yksin.

    Mais aussi et surtout pour dire  que je suis toujours là et bien actif mais que le boulot me mange quotidiennement de plus en plus de temps.

    A paraître dans quelques heures : le chapitre 25 de Demi-deuil et Coeur de Cendre !
    C'est mon âge, alors hop : numéro spécial !

    Quelque chose d'affreux va se produire, j'en suis sûr :]

    => edit : il est sorti \o/
    Chapitre 25 : Froide flamme qu'est ta larme !
    Ce sera sans doute ma seule production de la semaine ^^. Bonne lecture


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