• Parce que je n'ai sans doute pas de véritable existence, je n'ai pas vraiment de sens. Je ne vois et ne respire que par procuration. J'aspire vos pensées et vos songes pour me faire une idée de ce qu'est l'envie, la passion, le délice et le frisson. J'en suis gourmande ! Vos sensations et sentiments sont mes friandises. Elles cristallisent autour de mes sourires gercés comme autant de petites perles sucrées saisies par le froid.

    Tu as déjà mangé sucré ? C'est délicieux !

    Il n'y a rien de si doux qu'une émotion. Rien de si savoureux qu'une stupéfaction. Mon nectar, c'est l'ambre qui coule de vos bouches ébahies. J'aime surprendre pour mieux comprendre !
    Les âmes qui croisent ma route disent que je suis funèbre. Je ris pourtant si souvent ! Ce n'est pas moi qui suis en bière, c'est ton linceul que tu traînes. Et lorsque tu présentes devant moi tes mains ensanglantées en implorant quelque chose que je daignerai peut-être t'accorder, qui de nous deux est macabre ?

    Que veux-tu que je te dise ? C'est la vie, tu l'as perdue. J'aime rencontrer les âmes de ceux qui trépassent par ici. Il y en a tellement ! Souvent, je partage avec elles quelques instants de pure et délicieuse terreur. C'est si doux ! C'est si bon ! J'aimerais rencontrer ton âme…

    Tu aimes les grimaces ?

    Souvent, je fais des grimaces dans le grand étang aux larmes. Celles qui coulent des os qui se cassent lorsque le vent, ce rapace, dévore les restes de vos incarnations. Je joue au bilboquet avec vos crânes. Je dessine la mélancolie dans la poussière de vos pas, je lape malicieusement les restes de vos complaintes lorsque les derniers souvenirs de votre existence s'effacent.

    Donnez moi plus de sensations ! J'aime vos cris, vos pleurs et vos effrois ! J'aime aussi vos rires, vos questions ingénues et vos idées tordues mais vous en produisez si rarement…

    Certains pensent que je me sens seule et que je me suis inventée tout un monde pour m'amuser. C'est vrai, c'est celui d'où tu viens. Tu ne me crois pas ? Alors peut-être que j'ai tort mais en attendant, c'est toi qui est mort !

    Parfois, quand je perds l'inspiration, j'essaie de façonner des choses. J'aime bien tailler, sculpter… mais ici, tout s'efface si vite. Alors je prends vos os, vos ongles, vos cartilages que je tresse en colifichets amusants.

    Tu aimes les crécelles ? Quand tu viendras je t'en offrirai une ! Peut-être que je la ferai avec tes dents ou avec tes phalanges… il faudra qu'on en discute !

    Car je sais que tu viendras bientôt.

    Et lorsque ce sera le cas, si tu me cherches, arrête toi près du chapeau noir. Celui que porterait un corbeau s'ils aimaient les chapeaux.
    Il n'y a pas d'oiseau dans le royaume des morts, sais-tu pourquoi ? C'est à cause du vent, ce vorace, qui racle tout ce qui trépasse !

    Si tu as de la chance, sous le chapeau tu trouveras une touffe de cheveux noirs, une frimousse adorable et mes grands yeux curieux. On dit que quand je scrute, c'est le fond de ton âme que je regarde. Mais en fait, tes vices cachés et tes secrets honteux m'intéressent moins que l'intensité alléchante des gènes coupables qui affleurent. A la complexité amère du fond, je préfère la pulpe suave de la surface !

    C'est comme une orange renversée où le zeste resterait à l'intérieur. Tu as déjà mangé de l'orange ? J'aimerais en avoir rien qu'à moi… je m'en ferais une écharpe, ou peut-être une boucle d'oreille.

    Mais les couleurs ont du mal à s'exprimer dans mon décor, je consacre pourtant beaucoup de temps à arranger les choses. Ma tenue par exemple, une robe sans manche qu'on croirait tissée dans la couleur du temps qui passe. Malheureusement, pour la plupart des âmes, elle apparaît noire. Est-ce que tes yeux la verront mieux ? Je suis impatiente de te la montrer !

    Mes bottines en cuir de faim cassent parfois la croûte du sol pour y laisser des empreintes profondes. J'aime tracer des pistes qui s'enroulent et redessinent les reptations vaincues de ceux qui angoissent par ici !
    Autour du cou, je porte un lacet de lassitude, mes lèvres sont peintes de renoncement et mes mains sont gantées d'épuisement fin et délicat qui remonte jusqu'à mes coudes. Ce sont des matériaux que je trouve en abondance par ici où tout est noyé de gris de nuit. J'aimerais tellement en manipuler d'autres…

    Bientôt, quand tu viendras, souviens toi de la sève, souviens toi des feuilles, souviens toi des orties givrées dans le matin. Apporte moi une idée de la terre craquante relevée par les vers.
    Alors, peut-être que pour te remercier, je te rendrai ce qui a tellement de valeur à tes yeux : ta vie, ton nom, ton espoir et ce qu'il restait de ta vigueur avant que tu ne la consume par les deux bouts.

    Oui, pas la peine d'ouvrir des yeux ronds, bien sûr que je peux te renvoyer là bas ! Il me suffit de l'imaginer. Tu es là, et l'instant d'après, tu es parti. Oh, je suis déjà assoiffée de ce scepticisme que tu ressens… je t'en prie ne tarde pas ! Viens me voir et apporte moi quelque chose de doux et sucré comme le suc du doute.
    Mais si tu me sers un casse-tête, alors je n'en ferai qu'à la mienne et je viderai l'enveloppe de tes soupirs pour garnir de mousseline le bord mou de ma capeline.

    Tu savais que les soupirs ne durent jamais bien longtemps ici ? A peine prononcés, ils se font lacérer par le vent, ce vorace, qui les transperce d'une bourrasque, une seule.

    Il détruit et moi, je dresse des petits châteaux de fable en racontant des histoires dans le vent. A ma manière, je peux créer ce qui me fais envie du moment que j'ai assez de fil à ma disposition. Alors ne m'en veux pas s'il faut que je coupe un brin de ta trame pour alimenter ma pelote de peine, mais c'est dans l'âme que l'on trouve le meilleur crin.

    Tiens, c'est comme ma bougie. Tu sais celle qu'on utilise pour mesurer la vie. J'en pioche parfois une dans la grande caverne. Plus elle est longue et plus elle persiste mais je préfère souvent celles qui se terminent dans un dernier éclat luminescent.
    La lumière est une denrée périssable ici. Je m'en sers pour marchander avec le vent. Contre une obole de clarté, il laisse coulisser sa fièvre tumescente  jusqu'à moi. Lorsqu'il souffle la mèche, je le sens se gonfler de voix. Il gémit, il hurle, il croasse. Dans ces moments là, nous dansons, lui et moi.
    Il m'enlace, soulève sensuellement les bords de ma robe et s'invite dans ma cage thoracique comme une petit corbeau au plumage encré. Je le regarde s'y balancer quelques instants. Je le griffe de caresses, il plante ses serres amoureuses contre mon sein. Il s'y suspend le temps d'un heurt et puis repart, me faisant larmoyer d'expiration.
     
    Tu sais, la dernière que tu laisseras filtrer entre tes lèvres parcheminées viendra l'alimenter. Encore et encore. Il aime les derniers souffles, le vent, ce vorace.

    Et moi j'aime vos bougies.

     

    Burtondoll


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  • Au Commencement était la Goutte.

    Et la Goutte il était au début.

    Une belle goutte au demeurant. Parfois ronde, parfois ovale, souvent en forme de petite poire rebondie. On sentait que c'était le genre de petite goutte qui allait tomber un faisant un joli –plic- bien concentrique, mais qu'elle pourrait tout aussi bien rouler sur une vitre en automne ou se laisser perler au coin d'un œil rougi. La mer de toute larme et de toute pluie.

    Et cette Goutte qui s'attribuait une majuscule parce qu'on était au Commencement et que rien n'était encore trop commun, allait jouer un rôle décisif. Elle était "Celle Qui A Fait Déborder Le Vase".

    S'exclamant : "Marre de cette flaque noirâtre ! Je vais me la couler douce ailleurs ! ", la Goutte s'échappa de la Mer de Néant avant de tomber plus bas.

    Elle fit –Twouiiiiit-
    Ce qui déconcerta beaucoup de monde.

    Beaucoup de choses changèrent. Quelques univers furent compressés, deux trois entités mineures respirant uniquement du méthane liquide virent le jour et disparurent aussi sec. Et puis les oiseaux chantèrent, les gazellons paissèrent et les herbes folles firent ce que tout bon brin apprend à faire à l'herbier.

    Et lorsqu'il (pardon IL) arriva, Il décréta qu'Il était déjà là une semaine avant que tout cela était donc de Son fait. Le premier prem's de l'histoire.
    Et pour tout ceux qui auraient la morgue de contester, il créa le premier Homme. Une créature au dessein ravageur dont l'objectif serait d'affirmer que la Création toute entière était bien Son fait et que d'ailleurs, elle était tellement bien foutue qu'il allait pouvoir la mettre à l'épreuve sans mégoter sur les moyens employés.
    Ensuite il lui créa une Femme parce que l'un dans l'autre, il allait bien falloir lui expliquer que les hommes ne naîtraient pas toujours dans la boue. Et pour appuyer cette idée, il dota l'Homme de Virilité et la Femme de Puérilité.
    Et c'est d'un ton sentencieux de tonnerre de Dieu qu'il s'adressa à Adam et Eve :

    "Croissez et multipliez, faites des trucs pas catholiques dans le noir. Ensuite priez et révérez moi, faites des trucs catholiques. Et puis domptez, soumettez et domestiquez ma Création à votre guise. Bref, faites ce que vous voulez."

    Puis d'un ton plus murmuré et légèrement atone :

    "Par contre, ne touchez pas à la pomme, sinon la garantie ne sera plus valable. Voilà, hem. Bonne semaine."

    Les choses allaient pouvoir commencer (et de manière beaucoup moins pompeuses, nom de dieu !).


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  • Il y a eu une époque où Anthew Doe n'était qu'un simple étudiant bourré d'hormones et de découvertes inédites le matin dans ses draps.
    Il y eut une époque où Sólveig Svensdotter s'imaginait vivre sa vie à l'image d'une cigarette : bouffée par bouffée jusqu'à consumer le filtre et plus s'il en reste.

    Le matin il prenait un soin particulier à ajuster le col de sa chemise, elle se mettait du vernis à ongle… il n'y a pas grand-chose d'autre à dire, ça s'est conclu dans un bar voûté sous ses poutres grosses poutres ridées, alors que la neige s'endiguait derrière les fenêtres embuées par une nuit scandinave de 4 heures de l'après-midi.

    Edgar est le fruit d'une romance précoce, une union guidée par la concupiscence et la luxure plus que par les sentiments et les projections raisonnables. Sólveig était une passionnée à sa manière.
    La jupe retroussée sur les hanches, les verres bousculés dans la pénombre de la salle déserte. Le bois qu'elle griffait de ses ongles teints, sa respiration qui laissait des halos de vapeur dans l'air moite.

    Il y eut un moment où épuisé, la chemise froissée de sueur, Anthew s'est retiré des cuisses de sa compagne et s'est affalé sur la banquette. Sólveig s'est rassise sur la table et a commencé à reboutonner son chemisier, expulsant d'un souffle rauque les mèches bouclées qui lui tombaient dans la figure.

    Ils venaient de fêter leurs diplômes respectifs. Elle en géologie, lui en astronomie. L'alliance de deux domaines opposés mais ils étaient dans le même quartier universitaire et se croisaient souvent au R.U.
    Encore essoufflés par leur étreinte impulsive, ils se sont échangés quelques mièvreries, Anthew lui disant qu'il l'aimait, et elle répondant qu'elle ne le quitterait jamais…

    24 mois et bien des péripéties plus tard, Sólveig, pragmatique jusqu'au bout des ongles fendillés exigeait :
    1- Un nom pour son fils. Pour LEUR fils. Anthew était issu d'une famille noble, un nom, ça ouvre des portes.
    2 - Une rente.

    La cadette des huit marmots Svensdotter, famille paysanne pétrie de traditionalisme usé, savait qu'elle n'aurait pas droit à grand-chose de la part de ses parents pour vivre à part l'opprobre et le reniement.
    Elle savait aussi que les collet montés Doe n'accorderaient jamais leur prestige à une roturière montée en ville à la force de sa sueur (c'est d'un vulgaire…).

    Mais Sólveig aimait son fils autant qu'elle haïssait Anthew. Elle était prête à subir l'exclusion et le rejet. Elle est allée jusqu'au bout, rognant le moindre bout de lampion pour s'éclairer la nuit pendant la tétée mais il lui a fallut se rendre à l'évidence, elle était contrainte de faire la manche.

    Ainsi fut fait, force et ténacité, étouffement de scandale et protection de valeurs, Edgar Allan Doe fût officiellement bâtardisé, sans aucun droit à héritage ni aucun accès mondain, cela allait de soit, même dans les années 80.

    Il n'y eut donc aucune rencontre entre les enfants légitimes d'Anthew et son rejeton d'erreur contraceptive. Du moins pas jusqu'à bien plus tard.
    Edgar eût l'occasion de croiser Graëtchen à deux reprises, alors qu'il avait la vingtaine, dans une salle de ciné et par hasard dans la rue. A cette époque ils habitaient la même ville, Graëtchen était une adolescente taciturne et déterminée à qui on aurait donné entre 14 et 18 ans.

    Un échange muet, les deux fois. Qu'auraient-ils pu se dire ? "Salut je suis ton demi-frangin, hem." Ou alors un message ? Quelque chose de personnel : "Salut, je déteste ton père". Non.
    Il y avait quelque chose d'intimidant chez Graëtchen et Edgar, un peu hagard, avait d'autres chats à fouetter que de tenter de nouer avec un morceau de famille. Alors il s'était borné à la saluer d'un signe de main, à distance, comme de vieux amis qui n'ont plus besoin du véhicule grossier des mots pour se comprendre.
    Il s'était lui-même surpris à lui adresser un sourire amical avant de remonter le haut col de son manteau victorien et de continuer sa route.

    La raison de cette affabilité, il la saisit quelques heures plus tard en vérifiant son reflet dans la glace. L'air de famille était frappant.

    Il y a également son demi-frère. C'était encore autre chose. Il se souvient l'avoir remarqué, ce qui est déjà une prouesse pour la plupart des gens. Il se souvient lui avoir dit quelque chose, un mot gentil peut-être ou un truc absurde… quoiqu'il en soit, tombé dans l'oreille d'un casque poussé à fond. Dans la lune. Là aussi, l'air de famille était frappant…

    Comme c'était crétin.

    A cette époque, Edgar était un grand sentimental. Il aimait les boucles châtain de sa mère. Il aimait l'odeur de la purée lyophilisée qu'elle faisait réchauffer dans leur appartement mal isolé. Il aimait sa manière de nouer ses cheveux en arrière. Il aimait sa tranquille et ferme résolution orchestrée par des froncements de sourcils soucieux dont il a reçu l'héritage génétique. Il aimait sa manière rusée d'arriver à gratter la peau de l'ours vivant et sa façon de toujours lécher la sauce du plat dans lequel elle mettait les pieds.

    - "Prend ce qui vient Edgar, et laisse venir ceux qui prennent". Disait-elle toujours. "C'est quand on est au plus près qu'on peut blesser son ennemi à mort".

    Alors il voulait comprendre ce qui avait poussé une femme aussi admirable à s'enticher d'un… vrai connard ! Il voulait aussi comprendre ce qu'était que cette étrange chose que la famille Doe. Il voulait comprendre pourquoi tout ça le fascinait comme un cadavre boursouflé par les vers aurait pu fasciner un légiste. Il voulait savoir, trouver en lui les émotions qui correspondaient. Est-ce qu'ils les détestaient ou est-ce qu'ils les enviaient ?

    Il a d'abord tenté d'aborder la question sous l'angle rationnel : les sciences. Mais c'était évident, ce genre de chose s'apprend en France, la patrie de la passion s'il en est. Il s'est donc inscrit à la fac de lettres à Paris et a passé quelques mois à se dérouiller sa glotte pour former les sons de cette étrange langue nasale correctement.

    Avec le temps, tout ça s'est tassé. Il en aurait presque perdu tout intérêt, préférant de loin d'autres concepts, d'autres idées, d'autres plans. Edgar a successivement appartenu à plusieurs cercles de prétendus érudits à la verve babillarde et à la libido exacerbée.

    - Les Pétales Ocres, dont les soirées tournaient inévitablement en orgie sépulcrale digne d'un sabbat moyenâgeux.
    - L'Alliance Indigne qui se rebellait contre les principes nobiliaires (dignes) régissant le monde. Des petites frappes issues du milieu bourgeois dont la seule vue d'une bière un peu trop forte faisant pâlir.
    - La Fertilité Narquoise… inutile de s'étendre là-dessus. C'était d'ailleurs le thème.

    Et bien d'autres, on en passe et les plus paillards. Finalement, c'est le Paradoxe Enthéléchique qui a retenu son opinion assez longtemps. Ici copulaient non pas les participants mais les concepts. Des gens poussiéreux certes un peu pompeux mais véritablement passionnés.
    C'est là que pour la première fois, Edgar a véritablement associé la philosophie et la science pour étudier ce qui devint son casse-tête : la métaphysique temporelle. Les théories les plus folles affirment que le temps n'existe pas. Qu'il ne s'agit que d'une juxtaposition d'évènements. Alors dans ce cas… il suffirait de réagencer les choses, comme une pile branlante de cubes pour enfants marqués de grosses lettres et de symboles. Un cœur, un crâne, un S, un A.

    C'est dans ce même cercle qu'il a rencontré Lucie. Ô sombre est sensuelle Lucie. Une fille "gentille" à tous points de vue, une artiste grignette qui peignait des courbes envoûtantes. Ses compositions chimériques comportaient toujours certains de ses éléments fétiches et ce, par ordre d'importance : un signe cabalistique démoniaque, une montre à gousset, de l'orme, des pousses de trèfle, une brique fendillée et quelque chose se rapportant vaguement à un bovidé d'outre-tombe mais sans trop s'y rapporter non plus.
    Lucie était une virgule dans la féminité. Son charme étrange était défini avant tout par ses attitudes et non par son physique d'ailleurs assez quelconque.
    Assez indéfinissable, comme la différence entre "lubrique" et "lascif". Elle s'étirait souvent sur leur canapé à poings fermé, faisant naître des larmes au coin de ses yeux en amande. Par sa simple présence à ses cotés, Lucie ne faisait qu'agiter toutes ces contradictions. Edgar en était tout troublé.

    Et de troublé il en est devenu fébrile.

    Parcouru d'émotions diverses il est en rapidement venu à la conclusion qui s'imposait pour clarifier ses troubles : il lui fallait un remède percutant, lourd, puissant en main et fort en gueule.
    Deux jours après, il acquérait un pistolet suisse (aussi efficace que le couteau du même nom mais sans le tire-bouchon intégré). Et puis, parce que c'est un rêveur dans la veine noir du romantisme vengeur, il a gravé une balle aux initiales de son père : A.D. Remarquant au passage que, bordel, c'est pas si facile que ça de faire tenir deux lettres sur une douille de 9 mm.

    Pendant ce temps, l'inspiration se déversait à gros bouillons rugissants par les failles de ses raisonnements anarchiques. Il voulait tout voir, tout penser, tout imaginer, tout brasser. Ses palpitations erratiques lui en faisaient manquer beaucoup. Il craignait de perdre du temps et plus il s'agitait, plus il en gaspillait.
    Sa frénésie volubile a fini par se calmer lorsqu'il a couché tout ça sur le papier. L'astreinte lente et pénible de la conversion d'une pensée en caractères force l'esprit à ralentir ses papillonnements.

    La nuit, Edgar Allan Doe couvrait des pages et des pages de manuscrits pratiquement illisibles. Le jour, cerné au noir et souriant comme un fossoyeur, il exposait ses œuvres à ses camarades, dignes trophées de torcheur de cul sans queue ni tête.

    A force d'encaisser des sourcillements et des "mouvements de lèvre" (ces fameuses mimiques qui traduisent une perplexité que l'interlocuteur n'ose pas avouer), il a compris qu'en écriture, la forme est aussi importante sinon parfois plus que le sens. Il a commencé, difficilement, puis comme chaque chose, avec de plus en plus de naturel. Il a pris du plaisir à manier la langue, jouer avec les syllabes et les sonorités. Il s'est mis à écrire en rythmique, à phraser pour la beauté et de ce fait, d'intello incompris il est devenu artiste incompris.

    Il en fallait plus pour entamer ses espoirs.
    Il en fallait plus aussi pour garnir sa gamelle.

    Avec l'aide de ses relations, il s'est trouvé un boulot et quelques pistons pour se faire publier. Travaillant comme écrivain pour une revue fantaisiste, il a connu un succès parfaitement anonyme en vendant son unique livre : un recueil de poésie intitulé "Le Cri de l'Asphalte" qui s'efforce de transmettre l'angoisse d'être petit à petit digéré par un système urbain. Une seule édition à 6000 exemplaires, pas sûr qu'un seul libraire sache de quoi il s'agit.

    Accroché à Lucie comme une bernacle à son rocher, il s'était lui-même mis dans une position que sa mère, pragmatique, aurait qualifiée de vulnérable. "Reste près de tes ennemis pour les frapper à mort". La réciproque est vraie. Et c'est valable aussi pour les amis ou les amants. Ceux qui sont proches sont ceux qui frappent le plus fort, le plus dur, le plus cruellement, provoquant des dommages irréparables dont ils ne soupçonnent parfois même pas l'étendue.

    Mais…

    … ça n'est jamais arrivé. Lucie et Edgar ne se sont pas séparés. Pas de tromperie, pas de déchirures.
    C'est ensemble qu'ils ont découvert l'existence de Heaven, la ville maudite mal dissimulée par un gouvernement précautionneux. Une énigme métaphysique ET une injure jetée à la face des libres penseurs.

    Ils étaient tout un groupe le soir où ils ont projeté d'entrer là dedans. Moitié par défi, moitié par désir. Seuls deux conjurés sont allés au bout. Et ils y sont toujours, qu'ils le veuillent ou non.


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  • Меня зовут Наталья Липовская.

    C'était en 2012, le 21 décembre exactement, date à laquelle selon certains allumés, le monde devait exploser dans une grande horreur multicolore signant la fin du règne des télévisions HD, des S.U.V, du ФСБ (FSB), de la vodka et des soirées à la marijeanne afghane.

    Ah ça surprend cette voix féminine ? Normal, c'est pas Stan qui tient le crachoir là. C'est moi, Natalia Liposkaya. C'est moi la grignette qu'on voit sur les vieilles photos à entre Stanislas et Mama Ekaterina. Oui avec le bonnet des surplus de la ВСРФ (BCRF) enfoncé jusqu'aux sourcils. Chouette hein !
    Maintenant, une bonne question que vous devez vous poser : pourquoi c'est moi qui parle ? Et bien en fait, je crois que Stan serait parfaitement incapable de tenir assez longtemps sans mélanger des épisodes de sa vie avec celles d'autres connaissances de passage, d'hommes illustres ou de bestioles étranges. Nan croyez moi, vaut mieux que je m'en charge. Et puisque nous avons vécu si longtemps ensemble, son histoire est également la mienne.

    Alors oui nous parlions du 21 décembre 2017… non 2012. C'est ça, le soir de l'apocalypse. J'avais 15 ans à l'époque et Stan me rendait trois têtes de plus avec ses 17 ans boutonneux. On regardait gesticuler Poutine aux infos sans trop faire gaffe, je crois qu'il était question de Gazprom vu que ça causait tuyauterie et maille mais franchement, c'est pas important.
    Stan a relâché sa cuillère d'un coup dans son bouillon et a fixé l'écran avec des yeux ronds.

    - говнюк !

    J'ai levé les yeux sans trop chercher. J'avais plutôt intérêt à me dégrouiller d'ingurgiter le potage avant que Masha n'arrive pour nous flanquer dehors dans le froid à racler la glace à la chaîne. Sauf que Stan, lui, a complètement bloqué.
    On faisait les trois huit dans une fabrique de roulements à bille. Fallait pas lambiner. Mama s'est penchée sur la table en formica et lui a collé une gentille taloche sur l'épaule pour qu'il se réveille, il nous restait juste 5 minutes pour absorber un peu de chaleur dans le bidon avant d'aller bosser. Pas de réaction. Pour le coup ça nous a interrompues. On s'est regardées comme ça avec Mama et là idée lumineuse un peu revancharde d'une petite sœur : j'ai balancé un bon coup de botte dans les tibias de c'grand gogniand pour qu'il tourne la tête. Et je peux vous promettre que s'il y a un truc vital dans ce réseau de banlieues industrielles de Великий Новгород, la Graaaaaande Novgorod, ce sont bien d'avoir des bonnes semelles !
    Donc logiquement, après lui avoir infligé l'équivalent d'un hématome de la taille d'un œuf dur, il aurait dû réagir… probablement pour m'en retourner un, ce que j'ai anticipé en reculant précipitamment ma chaise. Un peu trop rapidement d'ailleurs pour le chat, зонтик (prononcer zwantik, ça veut dire parapluie) qui se la coulait douce près du four.
    J'ai attrapé cet espèce de terroriste affectif à poils drus pour le cajoler contre mon bout de nez. Mama a réagit en première :

    - Stanislas ! Oh !
    (Par commodité, je vous fais la traduction hein)
    - Hé Stan !

    Bon, l'histoire, c'est que cet andouille est resté coincé jusqu'à ce que sa soupe au beurre se fige dans l'assiette. Je soupçonnais forcément une overdose d'acide ! Stan n'y allait pas mollo sur les narcos, c'était pas la première fois qu'il était stone. En revanche… devant Mama… l'abus là.
    Du coup, avant que Masha n'arrive et constate les dégâts, j'ai d'autorité emmitouflé le bougre dans sa parka et l'ai poussé dehors, histoire que la caillante lui colle une trempe. Dans le mouvement un peu confus, je me suis cognée au chambranle de la porte, faisant vibrer notre unique décoration de Noël (une boule en verre teinté) pendant que Mama me serinait à m'en décoller les tympans pour savoir ce qu'il se passait. Me massant le front, j'ai laissé Stan débarouler les escaliers comme un pantin fourré aux cotons tiges pendant que je bloquais les 83 kilos de robuste arrière garde de la Mama sur le perron avec mon poids plume.

    - C'est bon M'ma ! On va y aller, c'est juste la télé. La télé !
    - Natalia, ne me raconte pas d'histoire ! Ramène ton frère ici tout de suite !
    - La télé M'ma, boucle la télé, faut pas montrer Poutine pendant le repas, ça file des aigreurs.
    - Ne parle pas comme ça du premier ministre, c'est un grand homme.
    - это засранец ?!
    - Наталья !

    Quelques minutes plus tard, nous mordions le froid glacial à pleines dents. Je battais méchamment le trottoir en me frottant les côtes mais Stan, lui, restait immobile dans le vent comme si cette govnyouk de mère Russie lui faisait un câlin.

    - Bline ! Qu'est c'tu fous. Défoncé devant Mama ! T'as pas honte, dérévo !
    - Natalia, m'a-t-il répondu finalement de sa voix grave.
    - Chto ?!
    Et là, à ma grande surprise, il a écarté les deux bras d'un geste outrageusement théâtral et a esquissé un petit pas de danse sur de la pointe des pieds comme un danseur du Bolchoï en manque de fleur de Lys (je parle de LSD là).
    - Y'a plus de travail pour nous à Dzerzhinsk.
    J'avoue que je pensais tellement qu'il allait me sortir une de ses inepties qu'on bégaye quand on est shooté que ça m'a surprise. J'ai laissé le vent m'arracher une larme et me suis mouchée avant de lui demander pourquoi.
    - C'était aux infos, un petit bandeau qui passait sous le reportage. Tu sais, là où ils mettent les trucs pas importants, les meurtres de vieilles, les cambriolages de datcha.
    - Ouais, ouais, ouais…
    - Explosion à Dzerzhinsk ! Explosion ! C'était marqué comme ça. Rien d'autre.
    - Raaah mais on s'en fout ça ! La météo doit gagner 13°C à chaque fois qu'un mécano donne un tour de clé à molette.  Normal que leurs chaudières finissent par leur sauter à la poire. C'est ce qui est arrivé au vieux je te rappelle !

    Le vieux, c'est papa. Il est mort avec des dents en fer fondu. Oui, on a fini par s'en remettre, merci.

    - Nan nan mais réfléchis, c'est pas ça le problème. Ils vont boucler le quartier, va y avoir plein de flics de partout. Pas envie qu'ils nous posent des questions. Pas envie qu'ils fourrent leurs paluches sous le manteau si tu vois ce que je veux dire пиздорванец !
    - Me traite pas de gamine !

    Ça m'a vexée, je suis allée botter quelques congères noircies par la pollution au bord du trottoir. La nuit promettait d'être mortelle, surtout si Stan commençait avec ce genre de refrain. Au bout d'un moment, à force de plus sentir mes orteils, ça m'a quand même mis la puce à l'oreille.

    - Qu'est ce qu'elle fout Masha ?
    - Elle est en retard hein, pas normal ça hein…
    - Arrête !
    - Je te dis que c'est cramé pour ce soir.

    Une ou deux minutes plus tard, on se blottissait sous le porche. Stan a fouillé dans ses poches.

    - T'as pas une clope ?

    On s'est fait tourner la dernière du paquet en se demandant ce qu'on allait bien pouvoir faire du coup. Rentrer à la maison, c'était pas le bon plan. A trois dans 20 mètres carrés sans compter le matou, c'est vite humide là dedans. Pas la peine d'aller priver Mama des quelques heures de tranquillité qu'elle avait mérité. C'est Stan qui a eu l'idée logique :

    - On va chez Ivan et Elena.

    Ivan, c'était un pote à Stan. Le genre dealer, le genre punk, le genre à se faire virer des boites de nuit à coup de pompe dans le derrière. On se connaissait depuis des années et bien croyez le ou non, c'est l'œil noir et mortel de son flingue qui nous a accueilli ! Quelques clignements de paupière plus tard, quand il a finalement visé que c'était nous, il a rabaissé son arme et a ouvert la porte.

    - Stan, Nat ? Qu'est ce que vous foutez là ?
    - Oh relax Ivan ! T'as les chailles ? Dourak !
    - Arrête de blouser, y'a des flics partout. T'as pas entendu ? Ils ont fait tout péter près de la zone.
    - Bah c'est pas duraille ça…
    - Déconne pas, amenez vous.

    Il nous a fait entrer dans son ensemble salon/salle-à-manger/cuisine/(et parfois chambre) brun rouille où Elena était déjà en train de préparer un genre de plat à base de patate et de chais-pas-quoi de visqueux ressemblant à de la graisse de machine.
    J'aimais bien Elena, petite, blonde, simple. Les gars de la bande à Ivan disaient que c'était une давалка, une fille facile, mais dans le fond, c'est juste qu'elle était affective. Ivan a allongé une bouteille de vodka et nous a sorti le grand barratin.

    - Les mecs qui ont fait ça, c'est pas un accident. Y'a du grabuge chez les mafieux, va y avoir des règlements de compte. Je crois que le FSB va rester sagement pour compter les coups et ensuite ils vont liquider les survivants. Ça Ils vont bicher, picoler, faire une fête à déchirer les accordéons et dézinguer tout ce qui bougera.
    - Arrête…
    - On déconne pas avec ça Natalia, faut rester planqué cette nuit. Sors pas le museau dehors. Stan, z'avez qu'à pioncer ici.

    Mon frangin a râlé, il voulait aller chez Piotr pour récupérer un peu de farine. Elena a froncé le nez pour sourire et s'est essuyée les pommettes avec son tablier.

    - Restez tous les deux. On a rien de prévu ce soir de toute façon.
    - Faut que je passe un coup de grelot, a lancé Stan.
    - Mi casa e su casa.
    - Préviens Mama !
    - баян !
    - идиот…

    Elena a lancé un disque des Cocteau Twins et Ivan a fait tourner un joint. L'un dans l'autre, c'était une bonne manière de passer le solstice. Sauf quand Stan est revenu quelques minutes plus tard, une mimique perplexe barrée sur la figure comme si le père fouettard venait de lui passer commande.

    - Eh beh ?
    - J'ai eu Boris au fil, il m'a dit que…
    - Je croyais que t'appelais Mama !
    - Ouais ouais, aussi ouais, bon tu me laisses finir.
    - Tiens attrape.
    Stan a collé le pétard entre ses lèvres le temps de tirer dessus et me la tendu. Je crois qu'on écoutait Persephone, une de mes préférées de l'album.
    - Il est au courant pour Dzerzhinsk lui aussi. Il sait qui a fait ça.
    - Ah ouais ?
    - Teddy de Montréal qu'il se fait appeler le gars.

    Il a eu du mal à prononcer ça. Dans sa bouche, ça donnait plutôt "Tièdvi diè Monne-Réal". Ivan a sifflé.

    - Français ça.

    On est resté quelques heures à échanger des idioties. Le temps passait et je voyais bien que Stan avait des fourmis dans les guiboles. La veille, on était dans la caserne désaffectée avec Piotr et d'autres à tagger les murs et vider des seringues. Ce crétin avait eu la bonne idée de mettre mon frangin sur un plan farine. Ce que je sais de la dame blanche, c'est qu'elle te conduit aussi sûrement entre quatre planches que tu la cherches ou que tu la trouves. La cocaïne, faut pas y toucher. Mais de nous deux, c'était moi la sage.

    - Je vais chez Boris.

    Il s'est levé d'un coup d'un seul. Ivan n'a pas bougé, il s'en foutait et de toute façon Stan est pas du genre à se laisser materner. On s'est donc engueulé dans l'entrée et je suis revenue me vautrer dans le canapé, les yeux rouges de larmes. Nan il m'avait pas frappé ! Stan m'a jamais frappé, il était pas du genre violent. Sérieusement. Stan m'a jamais frappé.

    Je n'ai jamais trop su ce qu'il est aller boutiquer chez l'autre zigue mais je me souviens très bien en revanche ce qu'il s'est passé après son départ. J'étais toujours sur le canap', un peu renfrognée, un peu rêveuse, une cigarette entre les doigts et la tête renversée en arrière. Je me disais que je me ferais bien teinter les cheveux en violet pour voir…
    Quelqu'un a sonné. Ivan a écrasé son mégot dans une boite de ravioli. Il s'est levé.

    - Ouais qui est là ? C'est toi St-BLAAAAM !

    La détonation ! Au début j'ai cru que c'était Ivan qui venait de tirer mais j'ai aussitôt repéré le Tokarev sur la table. Ce qui ne m'a pas rassurée du touuuuut ! J'étais dos à l'entrée lorsque le type est arrivé. Roulée en boule derrière le dossier du canapé, il ne m'a pas vue, ne s'attendait pas à me voir.

    - BLAAAM –

    Elena est tombée en arrière, y'a eu un bruit de brisure et de coulure. Et moi, paralysée ! Des pas. Il m'entendait forcément respirer. Trop fort, trop lourd. Le Tokarev était à portée de main. Trop loin. Trop long. Trop…

    Le type m'a vue. Et là, le grand flou. Le seul truc que je sais, c'est que le téléphone a sonné à ce moment là. J'ai sauté sur le pistolet soviétique empoissé de sang et logé une balle dans le mur. J'ai eu de la chance que la sécurité ne soit pas mise mais le recul m'a surprise. Le gars a sauté en arrière, j'ai voulu tirer encore mais le truc était coincé !
    Il a braqué son arme, j'ai crié sur la sonnerie du téléphone et…

    - BLAAAAM –

    La suite, on la connaît tous deux avec une égale confusion. Stan est arrivé dans l'appartement silencieux à peine quelques minutes après. Il a vu les corps, il a crié quelque chose en russe et m'a récupérée, ensanglantée près du cadavre de ce cinglé dont je n'ai jamais connu ni le nom, ni les motifs.

    - Наталья ! Наталья !

    Il criait mon nom mais je ne comprenais même plus ma langue maternelle. Cette fois, c'est lui qui m'a tirée dehors. On a du s'arrêter, j'ai vomi dans la neige et on est reparti tant bien que mal vers la bécane.
    La sirène des flics. Quelqu'un avait fait sonner le biniou. Et forcément, un perdreau a déboulé du coin de la rue. Croyez le ou non, mais en me voyant tituber, avant même de savoir ce qu'il se passait il a dégainé et tiré deux fois dans notre direction.
    J'ai cru que j'allais vomir une nouvelle fois. Stan m'a tractée en avant, j'ai déparé sur le trottoir. Le flic s'est amené en courant. Je l'ai entendu brailler dans sa radio :

    - Fusillade, Fusillade ! Rue Vostok, suspects repérés et en fuite !

    Enfourcher l'Ural Wolf s'est révélé une acrobatie extrêmement compliquée mais avant même que je ne m'en rende compte, la bise me griffait les joues.

    On s'est arrêté dans une ruelle déserte entre deux usines aveugles, le vent m'avait un peu calmée. J'ai remarqué que je serrais toujours le pistolet d'Ivan entre mes doigts congelés, ayant irrémédiablement laissé mes gants là bas. Merde, le flingue ! Voilà ce qui avait mis la puce à l'oreille du poulet.
    Stanislas m'a réchauffé les mains sous sa parka et a essuyé les larmes qui avaient givré sur mes joues.

    - Qu'est ce qu'on va faire Stan ?! Qu'est ce qu'on va faire ?!
    - Je ne vois qu'une seule chose à faire…

    Et c'est comme ça qu'on est parti pour Moscou.

    On a même pas dit au revoir à Mama, on est parti sans paquetage ni rouble pour échapper à ce qui ressemblait trop à une guerre des gangs. Nous, on ne craignait pas grand-chose, on se contentait de consommer et de savourer mais on avait pas mal de "potes" qui faisaient plus que ça. Et puis maintenant, j'avais tué un homme…
    Franchement, on a détalé comme des rats pendant le naufrage. Au début j'ai beaucoup pleuré. Je culpabilisais mais qu'est-ce qu'on aurait pu faire d'autre ? Ouais tout compte fait, j'aurais préféré l'apocalypse ou rien.
    L'apocalypse ou rien... Evidemment, à l'époque, je ne pouvais pas savoir…

    ***

    2016 ou pourquoi il ne faut jamais tenter le diable.

    Finalement, on n'est jamais arrivé à Moscou. Il s'est passé pas mal de choses, des détails sordides, des bas et des encore-plus-bas mais pas une fois nous ne sommes retournés à Novgorod. C'était comme ça.
    On avait vendu la moto pour acheter un début de vie et petit à petit, l'idée s'était frayée sous mon crâne que nous devions quitter le pays. Pas tellement pour fuir mais plutôt par opportunité. J'avais envie d'aller en amérique. Stan était tiédasse, surtout qu'on baragouinait pas un mot d'anglais mais j'ai fini par le convaincre, un peu malgré moi il est vrai.
    Pour ça, il a fallut qu'il me surprenne en revenant de l'usine dans les bras d'un chaudronnier des chantiers navals de Volgograd qui avait bien dix ans de plus que moi. Je m'étais découverte un talent pour la guitare que j'exploitais au bar des ouvriers. Des gens qui se sentent souvent très seuls…
    En voyant ces mains noires et épaisses qui pétrissaient ma peau si pâle et tendre, quelque chose a claqué en lui. Il était temps que tout ça cesse.

    On a desquaté et embarqué dans un périple ferroviaire qui nous a fait échouer à court d'argent et d'espoir dans un pays que nous ne connaissions pas, dans une ville dont nous ne soupçonnions même pas l'existence.
    Les aléas des changements et des retards de la SNCF nous ont fait définitivement poser notre balluchon à Bordeaux. Trois mois de galère pour comprendre ce qu'on nous racontait, trouver du travail, de l'argent, un logement… j'ai cru qu'on n'en sortirait jamais.

    Finalement une bonne âme nous a pris en charge. Un immigré américain débarqué ici dans les années 60 pour faire sa vie dans le "vieux monde" par conviction, par caprice et parce qu'il refusait le modèle de sa patrie.
    Lars Mortime, fumeur de cigarettes au maïs, affligé d'un certain nombre de tics et toujours pas débarrassé de son indécrottable accent ricain malgré les années passées dans ce que les français appellent l'hexagone. Vu qu'on bafouillait avec notre langue slave qui plaçait mal les voyelles, nos dialogues étaient digne d'un comité de retraités obligés de se répéter cinq à dix fois les choses.
    Il tenait un petit atelier de mécanique qui employait une douzaine de personnes et a accepté de nous prendre tous les deux au black pour nous filer la pogne. Les choses commençaient à s'améliorer.
    Je travaillais à la peinture et Stan à la soudure. On trouvait moins de drogue qu'en Russie mais de meilleure qualité et dans un sens, ça nous a aidé à lever le pied, ce qui est une bonne chose, je commençais à avoir les sinus explosés en permanence à force de fumer.
    Je crois que venais de terminer de passer un dernière couche d'émail sur un capot de cafetière… à moins que je ce ne soit un autre truc ménager. Je me rappelle juste avoir entendu Lars crier à travers l'atelier :

    - Stanley ! Staaa-nley !

    Vu ses racines, le vieux parvenait pas à imprimer correctement le patronyme du frangin. Et paradoxalement, il m'appelait souvent Natacha parce que ça faisait plus russe à ses yeux. J'ai sourit, toussé dans les odeurs fortes de dissolvant, rejeté le chiffon sale qui me servait d'essuie-tout et suis allée prendre un café.
    La secrétaire, Marie ou Magie (je n'ai jamais su la différence) a soupiré en faisant mine de se flinguer, deux doigts sur la tempe. Elle m'a dit un truc qui ressemblait à :

    - Franchement, quand est-ce qu'ils vont blablabla ?! Je peux pas blabliblo !!

    (J'ai remarqué que les français ne sont pas particulièrement attentifs aux étrangers…)
    Elle désignait la fenêtre d'un air exaspéré. Sans comprendre, j'ai juste remarqué un vélo et une ambulance qui passait toute braillante avec pour fond sonore, la sirène des pompiers. En avalant une gorgée de café brûlant, je me suis même fait la réflexion que ça durait depuis un moment.
    C'est là que j'ai entendu le message à la radio. Ça je m'en rappelle… la diction était tellement hachée que même une étrangère comme moi pouvait comprendre l'essentiel.

    - Ceci est un message du ministère de l'Intérieur. Ne sortez pas de chez vous, ne restez pas en vue et barricadez les issues. Il s'agit d'une crise de sécurité nationale. Ne sortez pas de chez vous, ne quittez pas votre lieu de travail. Les forces de l'ordre vont prendre les mesures qui s'imposent. Attention. Ceci est un message…

    Même au travers de l'émetteur, la voix me paraissait stressée, horriblement stressée. Marie/Magie est restée médusée, le regard vide, les traits figés. Je me suis secouée bien avant elle. En Russie, ce genre de truc arrivait souvent quand l'armée déboulait dans un quartier pour faire le "ménage". Fallait pas lambiner !
    J'ai dévalé l'escalier en tôle pour crocheter Lars par le bras. Il discutait à bâtons rompus avec Stan –masque de soudure relevé sur son visage crasseux- à propos d'une livraison de tiges de nickel qui n'arrivait pas. Le bon Lars m'a projeté son haleine de cowboy au visage en raclant le fond de sa gorge pour sortir quelques mots bien râpeux :

    - Qw'est ce que thiu me rwaconte Natacha ?
    - Faut tout fermer Lars, ils vont faire une descente !
    - Dis pas n'importe quoi, ça marche pas comme ça ici, пиздорванец.
    J'ai poignardé Stan du regard.
    - Va écouter la radio si tu me crois pas dérévo, ça passe en boucle, tu peux t'en repaître les feuilles.

    Finalement, un autre employé a déboulé du fond de l'atelier, les yeux exorbités. Il a tendu un autre poste au patron qui l'a écouté très attentivement, les rides de son visage aussi soucieuses que celles d'un vieil arbre.
    Stan m'a regardé, perplexe. Les autres se rassemblaient, ça ergotait.

    - C't'un canular, c'est évident…
    - Nan mais y'a peut-être eu une explosion, comme AZF, t'sais…
    - Arrête c'est du flanc j'te dis.
    (Les français ont la sale manie de compresser leurs mots qui rend difficile leur compréhension mais avec le recul, le dialogue devait ressembler à ça).
    - Tss gouvernement de merde ouais ! Qu'est ce qu'ils nous foutent encore !
    Lars a tranché le débat avec son autorité naturelle.
    - Bon écoutez les gars, on panique pas. On fait comme ils z'ont dit et on boucle tout. Aller magnez vous !
    - Roh fait chier…
    (Les français sont râleurs aussi, c'est pas croyable).

    On s'est dépêché de tout fermer. La grande porte coulissante a noyé l'atelier de pénombre. J'ai abaissé les volets roulants, on a même capitonné les interstices avec des chiffons pour le cas où. Le poste radio pendu à la rambarde continuait à seriner sa monotone rengaine. Un des gars à voulu changer de station mais c'était partout pareil !
    Tout le monde avait l'air très énervé et très tendu tout à coup. Ça m'a déteint dessus, je me suis pris le bec avec un des ouvriers au point qu'il m'a poussé sur le comptoir où je me suis ouvert la main sur une lame de scie. Ça aurait pu dégénérer si Stan ne s'était pas interposé.

    Lars a fait regrouper tout le monde dans la petite pièce d'où Maria n'avait d'ailleurs toujours pas bougé. Et là, massés, suants autour de la petite table, nous avons écouté les nouvelles de l'apocalypse.
    Pas de nouvelles. Grésillements. Bref rapport de situation incompréhensible. Message d'alerte.

    - Merde c'est du sérieux…

    La sirène des pompiers s'est étranglée à 17h15. J'ai soudainement eu très peur de ce silence froid et pernicieux qui venait de couler sur la ville. Il y a eu une explosion quelque part. On a entendu des cris… des cris d'agonie et de mort douloureuse… de mort mâchée, sale, charpie.
    Plusieurs des ouvriers avaient déjà récupéré des outils ou des barres de fer, sentant une menace primitive agiter leurs instincts. J'ai moi-même empoigné un tournevis avant de réaliser l'inutilité de la chose. Je regardais Stanislas qui restait peut-être calme.
    Il ne bougeait pas, posté près de la porte avec son masque à souder sur les genoux. Deux heures de nervosité croissante. On osait même plus aller aux toilettes. On s'était repliés sur nos terreurs les plus primitives, sacrifiant le lavabo pour les besoins les plus pressants (ce dont je ne me suis pas servie… merci).

    Et soudainement, il y a eu un bruit de tôle.

    - Z'avez entendu !
    - Chut !
    - Chute !
    - CCCCHhhteuh !!

    Respirations. Le cœur qui bat. La radio s'est mise à diffuser des grésillements. Plus rien sur aucune fréquence. L'antenne ?

    - Faut qu'on sorte d'ici !
    - Ta gueule !!

    Encore des bruits. Quelqu'un rodait près de l'atelier. Un truc est tombé, j'ai cru que j'allais hurler.

    - Là ! Là !
    - La quoi ?
    - Y'a un truc qui est passé derrière le volet je vous dit !

    Tout le monde s'est instinctivement reculé vers la porte. Ça devenait étroit… un des gars en a profité pour me peloter les fesses. Tsss, les hommes. Mais il faut leur reconnaître entre toutes leurs vicissitudes, ils ont un atout : leur fière et ardente virilité. Et j'étais étrangement fière quand j'ai vu Stan s'avancer quand tout le monde reculait.
    Il a attrapé une barre de fer à son tour et s'est approché du volet suspect.

    - Fais… fais gaffe mec.
    - дерьмо.
    - Attends non !

    Il relevé le store d'un coup ! Et ce qu'on a vu derrière, personne n'a voulu le croire. Il y a eu bousculade, trébuchements. Un bris de glace. Je me suis retrouvée en bas avant de comprendre comment j'étais descendue.
    - Marie !
    On a entendu une déglutition abominable et un cri suraigu. Le sang a giclé sur l'escalier.
    - Faut sortir ! Faut sortir de là !
    La… chose… a fait claquer sa queue sur la rambarde pendant que les gars se battaient pour ouvrir la porte. Je tirais de toute mes forces sur le levier qui semblait coincé. C'était bien le moment !
    Lars est arrivé avec une burette et a arrosé à peu près tout le monde sauf le mécanisme. Le monstre a sauté.
    - OUVREZ CETTE PUTAIN DE PORTE !
    Des larmes dans les yeux, je me suis arqueboutée avec les autres. On hurlait d'une trouille blanche et collante. Stan m'a serré le bras et m'a écartée pour se mettre à ma place.
    Le levier s'est cassé en deux au moment où la chose s'apprêtait à fondre sur notre petit groupe bien tassé. La porte s'est débloquée et a roulé sur le coté avec une soudaineté qui nous a fait tous tomber en avant. Nous avons ouvert des yeux ronds, il y a eu un moment de stupeur. Il y avait aussi une surprise de l'autre coté.

    De ce qu'il y avait derrière la porte, j'ai juste eu le temps de voir une paire de bottes noires, un manteau long et d'entendre les détonations. BLAM BLAM BLAM. Trois fois. Le type a réarmé son fusil et s'est approché de la bête avant de l'achever d'un coup fatal dans ce qui semblait être sa tête.

    ***

    2021 La zone perdue.

    Après ça, tout a changé.
    Le matin, quand tu croises les gonzes pâteux aux yeux bouffis de fatigue, tu ne leur demandes plus comment ça va. Le soir quand tu avales ton brouet avant de t'écrouler sur une couverture, tu pries la déesse de la zone perdue pour qu'il ne soit pas contaminé, que ta liquette ne soit pas infestée de puces, que ta place ne sera pas celle qu'aura choisie un monstre enfoui pour ressortir. On est tous devenu très superstitieux, on collecte et fabrique des colifichets qui pendent à nos poignets. On effectue des rituels avant la chasse. On s'étreint avec la fièvre d'une espèce menacée.
    Même les noms ont changé. Rétameur, Chabraque, Fil, Lisia, Carnal, Andésine, Traceur, Ronflette. On s'appelle par nos fonctions, nos sobriquets, nos pulsions, nos mérites et nos défauts.
    Tout est devenu plus dur alors on s'est endurci. Du moins, pour ceux qui ont survécu. Le vieux proverbe a changé : ceux qui ne te tuent pas te laissent engraisser pour plus tard. On a tous peur mais même la peur est un animal que l'on peut dompter. Je fais faire des tours à ma peur. Je la tiens en bride. Je l'enroule autour de mes paumes pour essuyer la frénésie de mon visage. Puis je la laisse retomber comme un vieux chiffon quand je n'en ai plus besoin. La peur est parfois la dernière chose qui nous sépare de la folie.
    On s'est tous nourris au cynisme à la chaleur trop intense des brasiers composés des morts qu'on ne pouvait plus enterrer. Oui tout a changé.

    Voyant que ni l'armée ni personne ne pouvait rien faire pour endiguer cette invasion, on s'est organisé par nous même. Notre petite équipe de mécanos est restée soudée (enfin si je puis dire). Comme l'union fait la force, nous avons été rejoint par plusieurs baroudeurs, comme celui qui avait fait irruption ce jour là pour nous sauver la vie avec sa carabine.
    A son apogée, notre bande de raideurs était composée d'une soixantaine de recueillis, de perdus, de trouvés. Des manuels, des techniciens, des soldats débandés, des ingénieurs, un seul médecin mais deux infirmières, quelques gamins et d'autres récupérés par hasard.
    Notre mode de vie était sauvage et les choix étaient souvent féroces. Puisqu'il n'y avait plus ni approvisionnement ni d'organisation, nous arpentions la zone perdue en traquant les convois. Nous trouvions notre source de vie en pillant celle des autres. La loi de la survie est dure. Très dure.

    Les mécanos comme Stan étaient très précieux pour la maintenance et avaient droit à de meilleures rations. On les choyait, on les préservait. S'il fallait guérir quelqu'un, c'était toujours dans l'ordre : un soigneur, un mécano, un raideur, puis les autres.

    Mais en ce qui me concerne, les mécanos, je n'en faisais plus partie. J'avais un autre talent. Très vite, on s'est aperçu que si je visais quelque chose, je le touchais. Et si je décidais de tirer, je touchais souvent un point faible. Appelez ça l'intuition féminine ou le reliquat soviétique mais du coup, j'étais dans la caste des raideurs. Pour ma peine, les gars m'ont confié une AK-47, mieux connue sous le nom de Kalachnikov. Bizarrement, ce genre d'armes était plus facile à trouver que l'équipement régulier des forces françaises. Je suppose qu'ils se les gardaient jalousement.
    Lars qui ne rajeunissait pas mais tenait le coup tant bien que mal m'avait rebaptisée "Wolf Mother". A part Stan (surnommé officiellement Ruskov), plus personne ne m'appelait Natalia à cette époque.

    On venait de mener une razzia éclair sur un convoi de ravitaillement. On devenait bons et précis. Une bonne prise : il y avait là assez de nourriture et d'eau pour tenir un bon mois.
    Kragier, notre meneur, a organisé le transport et nous a demandé, à tous, d'inspecter les environs. Du coup, avec Stan on s'est posé derrière un camion renversé pour fumer une cigarette.

    Je portais un bandeau serré autour de la tête pour retenir mes cheveux noirs en arrière. Stan avait l'air complètement défoncé. Je l'ai regardé de coté pour qu'il m'avoue ce qu'il cachait dans sa tige.

    - De l'afghane. Tu te souviens de ce type qu'on a récupéré dans le Chariot Chinois  l'autre jour ? Il en avait six kilos sur lui. On a étouffé le tout avec Tribal et Chacal. Ça fait un bail qu'on n'avait pas fumé ça hein.

    Il m'a passé la taffe et ça m'a rendue nostalgique. Un moment de silence s'est écoulé. Stan a fait un signe à la fille qu'il fréquentait à cette époque. Une donzelle plutôt mignonne mais je ne sais pas pourquoi, ça me rendait un peu jalouse. Peut-être parce que j'avais perdu mon copain quelques jours plus tôt. Non, pas une attaque de monstre. Une bête dispute. Une rixe et un coup de feu malheureux. Nous étions devenus tellement sauvages…

    - давалка, ai-je lâché d'un ton un peu acerbe en regardant le déhanché provoquant de la blondinette.
    - Peut-être, a-t-il sourit, mais c'est bien le seule genre de fille que je peux séduire.

    Je lui ai filé une bourrade fraternelle. Nous avons rit un moment sur des idioties puis Stan s'est rembruni dans ses pensées. J'ai relâché un long nuage de fumée grise dans l'air tiède du soir. Quelque part, quelqu'un a ripé sur le klaxon d'un camion. Des rires se sont élevés d'ailleurs. L'ambiance était détendue, la journée calme et l'avenir assuré pour quelques semaines. Je me sentais assez sereine pour aller à la charge de cette moue rêveuse :

    - как дела ?
    - Хорошо, хорошо…
    - Non sérieux Stan, dis-moi ce qui va pas.

    Il m'a tendu sa bière puis s'est tourné vers moi et, accroupi, les avants bras crasseux posé sur les cuisses, il m'a regardé. J'ai vu ses lèvres former mon prénom avant qu'il sorte de sa gorge :

    - Наталья. Je pense à Mama.

    Et la mienne s'est serrée. Oui j'y pensais. Souvent. Mais à quoi bon ? Etait-elle en vie ? Etait-elle sauve ? Ce n'était pas bon de penser à tout ça. La canette vide s'est vue expédiée dans le fossé. J'ai rallumé une cigarette d'un geste tremblant.

    - Natalia.
    - Non Stan, boucle là. Il ne faut pas… Ne parle pas de ça. Jamais.

    Il s'est rapproché et m'a regardée encore un moment, puis il a avancé sa main pour repousser une mèche de cheveux et de son pouce, suivre le tracé irrégulier de la cicatrice blanche qui me zébrait la joue.

    - Wolf Mother.

    Je lui ai sourit gentiment avant de me relever pour respirer un peu d'air et m'étirer le dos. Stan devenait facilement expansif quand il était défoncé. Moi je ne l'étais pas et je n'avais pas envie de parler du passé.
    Revenu s'adosser au camion, il a continué à parler un moment dans le vague sans me regarder. Il parlait d'avant. Il évoquait nos souvenirs d'enfance. Je serrais les dents pour ne pas laisser les larmes brûler ma carapace. Il n'en voyait rien, il ne remarquait pas la tension de mes jambes, ni le va et vient trop rapide de ma poitrine. Quel con trop sensible...

    - Tu sais… je crois qu'on devrait… essayer d'aller la chercher !

    J'ai laissé échapper le mégot de mes lèvres et fait claquer la culasse de la Kalachnikov. Vous savez, ce son caractéristique qu'on entendait avant dans les films à chaque fois qu'un type pointait son flingue. Détail stupide d'ailleurs vu qu'il n'y a pas besoin d'armer cinquante fois. Juste une seule, décisive. J'ai fait glisser la bandoulière pour ajuster ma cible.
    Stan a relevé les yeux. Il regardait la même chose que moi. Une petite tête dodelinante qui venait d'émerger des rochers.

    - Qui t'es toi ?
    - Hey on a un survivant là !

    A peine un ado. Effrayé, dérouté, perdu. Il s'est relevé sur les genoux et s'est mis à hoqueter. J'ai rabaissé mon fusil quand Stan s'est levé pour aller lui entourer les épaules.

    - Hé, пиздюшонок, gamin, ça va ?! C'est bon, on ne va rien te faire.

    C'était un peu présomptueux de sa part, parce que ça, ça dépendait surtout de Kragier. J'ai rabattu le fusil dans le dos et fait coulisser la lanière pour qu'il ne me gêne pas avant de le rejoindre. D'autres raideurs sont arrivés, un peu moins frais, un peu moins subtils. Ils ont joué les fiers à bras devant le môme qui du coup, ne disait rien. Stanislas le serrait maintenant contre lui comme pour atténuer les frissons d'un oisillon. Il l'a reniflé –hem- ça c'était un peu étrange, puis il lui a ébouriffé les cheveux.

    - On l'emmène.
    - Va te faire Ruskov, on l'emmène pas. Y'a bien assez d'inutiles dans cette bande.
    - Il faut l'abattre ici, c'est la seule façon charitable de…
    - LA FERME, mon frère a dit qu'on l'emmène alors on l'emmène.

    Malgré notre différence d'âge j'avais plus d'autorité que Stan. Les raideurs me respectaient et contestaient rarement mes décisions parce que je parlais le langage de la poudre.
    Le soir, on en parlait encore. Apparemment, Stan était parvenu à amadouer ce pauvre gosse qui ne le lâchait plus d'une semelle.

    - Tu sais Natalia, ce convoi, c'était pas du ravitaillement.
    - Ah non ?
    - Ils migraient. Pour ça qu'il y avait autant de gens sans défense. Ils migraient vers un abri situé à l'est. Jetskin dit que là bas, il y aurait des gens qui auraient trouvé un moyen de repousser les monstres.
    Un des raideurs allongés à coté a lancé :
    - Hé Ruskov, qu'est ce qu'il en sait ton môme hein ? Il a fait l'aller-retour ?
    Sa réplique en a fait marrer un autre.
    - Hey Wolf, laisse tomber, il est défoncé comme d'hab'.
    Lui, il me draguait depuis des jours. Ses chances de succès déjà minimes venaient de tomber à néant. Mais Stan a simplement haussé les épaules.
    - Ouais ouais si tu veux Alec. Le gosse dit qu'un des leurs avait fait un rêve, ou un truc comme ça.
    - Wah wah ah ! C'est un trip "terre promise" c'est ça ? Oh purée, y'a vraiment des illuminés dans la zone maintenant.
    - Je sais pas…

    Ce n'était peut-être qu'une rumeur mais ça a tout changé. Au petit jour, on se faisait attaquer par une bande rivale. Ça a saigné dur, Kragier s'est fait tailler. On a perdu tous nos médecins et pas mal de techniciens. Les retournements de situations… la veille on célébrait et le lendemain on pleurait. Quand ce n'était pas un accident, un monstre, un truc… c'était nous même, l'humanité, qui nous entredéchirions.

    Il ne nous restait pas grand-chose, nous avions dû fuir lamentablement pour nous retrouver hagard dans le désert à la recherche de nos morceaux.
    C'est une femme qui a reprit les commandes. Constance a rassemblé les blessés et les valides, fait panser rudimentairement ceux qui pouvaient l'être et achevé personnellement les autres. C'est avec un mélange de sang et de larmes sur le visage qu'elle nous a montré sa détermination. Comme quoi les blondes ne sont pas toutes écervelées.
    Cette Constance, vous vous en doutez peut-être, n'était nulle autre que la copine de Stan, ce qui fait qu'il devenait du même coup sous-chef et moi troisième lieutenant.
    Elle a décidé qu'on irait rallier cette ville. La Zone Perdue n'était plus assez sûre pour que notre petite troupe puisse y survivre désormais. Il y avait effectivement quelque chose qui se montait là bas. Nous n'étions pas les seuls à y converger.
    Et nous étions connus de certains…

    Ça n'a pas été facile, nous avions un lourd passé mais nous étions des durs, nous avions une connaissance des bestioles plus fine que bien des gens, nous savions survivre, organiser une attaque et donc une défense.
    Je regrette de ne pas être restée plus longtemps. C'était un endroit où j'aurais pu me plaire mais j'attirais beaucoup de regards suspicieux. Et en prenant mes tours de garde, je sentais qu'on me surveillait autant que je scrutais la zone perdue.
    Stan, lui, s'est glissé dans cette forteresse comme un poisson dans l'eau. Il y avait toujours quelque chose à réparer, à bricoler, à construire.

    Quelques jours seulement après notre arrivée, Constance, quelques autres et moi sommes partis pour voir si nous pouvions récupérer du matériel sur notre ancien campement et peut-être trouver des survivants égarés. Ça s'est mal passé, il y a eu d'autres morts mais je n'en fait pas encore partie. On m'a gardé prisonnière. On m'a coupé mes griffes, je ne suis plus une louve, juste une perdue de plus. Parfois je rêve que je suis une petite fille avec un bonnet de l'URSS pelotonnée contre un grand frère rassurant au torse d'acier.

    Je n'ai pas revu Stanislas depuis cette escarmouche désastreuse.
    Mais je suis sûre qu'il continue son histoire sans moi.


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  • Aujourd'hui, préface. J'ai écrit ce texte après avoir musardé sur l'un de mes rendez-vous quotidien, le nids à trouvailles de Pierrec ; L'Oujevipo. Endroit que je vous invite à visiter sans tarder sous peine d'excommunication du culte de la Fille de Cérès (c'est grave !).

    Aujourd'hui Pierrec ne nous a pas dégotté un des jeux improbables dont il a le secret mais un texte (que je vous invite à lire pour les même raisons que précédement mais avec en sus une menace de Petite Question pour les hérétiques qui ne s'y plieraient pas).

    J'ai senti qu'il fallait que j'apporte ma propre pierre à l'édifice. Voici donc, d'après le texte de Paul Fournel, Autoportrait du Descendeur :

    Autoportrait de l'homme au repos : Le chercheur d'emplois.

    Mon métier consiste à chercher des offres d'emplois du premier au dernier jour du mois. A chercher le plus vite possible. C'est un métier d'homme. D'abord parce que lorsqu'il ne travaille pas, l'homme a envie de chercher un emploi le plus vite possible, ensuite parce que lorsqu'il y a plusieurs hommes qui ne travaillent pas, ils veulent tous chercher plus vite les uns que les autres.

    Un métier humain.
    Je suis chercheur d'emplois.

    Il y a eu Jeffrey Lebowski, il y a eu Nicolas Catard, il y a eu les Polonais et, maintenant il y a moi. Je serai cette année au sommet du pic de chômage et lors du prochain rendez-vous Pôle Emploi, j'aurai un fascicule doré.

    Je suis l'homme le plus actif du pays, le plus affairé, le plus réactif, et mon travail consiste à fabriquer de l'inactivité.

    Tous les grands chercheurs d'emplois fabriquent de l'inactivité.

    Chercher plus vite, c'est d'abord chercher autrement ; de façon à semer la surprise et l'incompréhension. Faire sourciller. Chercher de telle manière que les autres soient persuadés que vous ne trouverez pas la rubrique des petites annonces dans le canard local, jusqu'à ce qu'une génération de chômeurs cherche comme vous.

    Dans une vie de chercheur d'emplois on ne peut inventer qu'une inactivité géniale et une seule.

    Les polonais sont arrivés pendant la crise avec la réputation de "plombiers sans tuyaux" deux saisons plus tard, les cinquante top-chercheurs du Pôle Emploi se tuyautaient comme eux.

    Maintenant il y a moi.

    Etre un grand chercheur d'emplois est un état qui exige un don absolu de soi-même et une concentration totale. Je prospecte à temps plein. Je prospecte en achetant mon pain à la boulangerie. Je vis avec une alerte Keljob innervée dans mon avant bras pour mieux prospecter. Je souris à Google et à la vendeuse du kiosque parce que je sais qu'ils m'aident à prospecter. Je casse la tête de mon conseiller qui est nul parce que je sais que cela m'aidera à prospecter.

    Prenez deux hommes à égalité de désoeuvrement et de moyens de communications, le même mois, mettez-les à côté l'un de l'autre et c'est toujours moi qui prospecte le plus vite.

    Le formulaire compliqué qui commande les premiers critères de recherche sur le site de l'ANPE, je le remplis mille fois par semaine. Les séances collectives au coin du boulevard Eugène Deruelle, celles où l’on va avec des pieds de plomb, je les fais chaque soir avant de me coucher. Je connais tous les encarts des journaux au caractère près et à quatre-vingt pages à la minute, je les vois passer au ralenti.

    Je me prépare aussi pour ces annonces fuyantes et imprécises que les hasards d'attribution des alertes automatiques nous imposent. Les annonces tordues qui permettent à un Croquignol, le Pied Nickelé, de devenir un champion de la trouvaille.

    Tout compte dans votre carrière.

    Un jour, l'essentiel devient l'angle du biseau de la mine de votre Stabilo jaune. C'est le Stabilo qui fait la trouvaille. Vous avez acheté toute la presse quotidienne, changé quatorze fois de moteur de recherche, vous êtes mis en colère et vous avez raté, pour quelques lignes oubliées, une offre parce qu'en tournant la page vous vous êtes demandé quel était l'angle du biseau de la mine de votre Stabilo jaune.

    Quand je dors, je travaille, en mangeant je travaille. Je dessine mes cercles rouges, je modèle mes découpages. Ma vue et mon flair sont intraitables, je porte sans cesse sur l'index, la trace d'encre des pages que je parcours.

    Lorsque le facteur me délivre dans la boite aux lettres, il libère des tonnes de travail. Après, il reste un chercheur d'emplois sur sa liste qui a plus ni yeux, ni tête, ni jambe et qui prospecte pour arriver au bout des annonces plus vite que les autres hommes.

    C'est la règle.

    Et puis il y a le moment qui arrive forcément dans une vie, le seul moment de vrai repos, de repos absolu. Le repos du chercheur d'emplois.
    Vous avez passé la première quinzaine et les jours suivant à fond, vous entrez dans la fin de la troisième semaine et vous faites cette minuscule erreur de candidature, cette petite faute stupide (qui n'est pas d'inattention puisque les chercheurs d'emploi ignorent l'inattention) qui vous rapproche à quelques détails du profil idéal. Et là, c'est le vrai repos, le repos immense. Vous avez déjà obtenu un contact téléphonique puis très vite un rendez-vous et le contrat. Plus rien n'a d'importance, vous n'êtes plus un chercheur d'emplois, vos muscles se relâchent, votre esprit se libère, vous savez que vous allez vous faire embaucher.


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