• Partie Une : Où l'on fade le script.

    Après avoir foutu une branlée au chat à neuf queues qui gardait l'entrée de la grotte, le groupe se prépare à affronter moult périls à la semoulte qui mijotent à l'intérieur.
    - Wollo mais c'est quoi cette entrée en matière de merde ?
    Tout le monde n'est pas jouasse mais ça promet quand même d'être juteux à souhait.
    - On aura de la bière ?
    - De la baston ?
    - Des scènes censurées ? Mouahahaha !
    - des interphones ?

    - Comment ça des interphones ?
    - Ben en fait moi je suis démarcheur chez Sepulcraque-traque. On traque, on craque et on fournit la sépulture en prime à nos frais.
    - Ah ? et ça rapporte ça ? Hmmm ?
    - Bah c'est chiant le porte à porte.

    Pendant que les aventuriers taillent le bout de gras, ils n'ont pas vu les cinq petits gobelins aux sourires de batraciens perfusés à la soude qui se sont glissés dans leurs dos respectifs et qui…

    - PU-TAIN ! Mais tu pouvais pas nous prévenir ?!
    - Heu, je crois pas que ce soit une bonne idée de le provoquer.
    - Pourquoi ? On s'en fout.
    - Nan en fait je crois que Moolfette a raison, j'ai déjà lu ça quelque part, les mecs se sont fait repasser.

    …profitant de leur inattention, s'apprêtent à les lardé…

    - WOLOH PUTAIN.
    - Quoi ?
    - Cette fois je lui éclate la tronche !

    Hey ! Swooooooooch. Grésil-grésil-grésil. TooOOOOoorche.


    - Ah bah merde.
    - Waho elle l'a fait ! MOUAHA !
    - Ah ouais et on fait comment maintenant ?!
    - Il avait fait une faute.
    - Ben quand même, c'était le narrateur. Je me demande si c'était une bonne idée.
    - Que d'la merde c'tout !
    - Ouais enfin, on voit plus rien maintenant.
    - Que d'la … !
    - Oui, oui on a compris. Calme.
    - Hemepehaiehujhae !!
    - Je crois qu'elle veut que tu enlèves ta main.

    - Non pas celle là, enfin si…mais aussi celle sur sa bouche.
    - MPHPGPGHGHG…AH ! Gruh ! Hey garde tes paluches dans tes poches si tu veux pas que ton œil aille les rejoindre !
    - Bon attendez, je vais trouver une solution. Je…HEY ! MAIS ! Qui a chopé ma bourse ?


    - Bon d'accord, c'est moi qui l'ai. Désolée, avec tout ce noir, j'ai pas pu résister. Uh uh uh.
    - Grumph.
    - Aller tiens, fais pas la tronche.
    - Grumph.
    - Roooh quoi ça va pas ?
    - Il manque le contenu.
    - Ah ? J'ai dû oublier.

    - Niskyyy….
    - Ouuuui ?
    - TU ME L'AS TOUJOURS PAS RENDUE !!
    - Comment tu le sais ? y'a plus de narration.
    - Je le sais c'est tout. Un mec sent ce genre de chose.
    - Bon ça peut plus durer, on va bientôt manger nos lacets par les gerbilles.
    - Ouais ben justement j'ai une …
    - MOUAHAHA ! C'est quoi ça ? Ca voulait rien dire.
    - Si, si, j'ai déjà vu ça.
    - Hey…
    - Bouarf et où ça ?
    - Tu ne veux pas savoir.
    - HEY !
    - Tu mens-tu mens-tu mens…t'as la trouilleuh ! t'as pas de…
    - Que dalle ! Tu ne veux pas savoir c'est tout.
    - WHOHOOOOO vous allez m'écouter ouais ?

    - Bon vas-y accouche
    - J'ai une idée.
    - Cool.
    - Attendez.

    - C'est long.
    - C'était bien la peine de poussez sa gueulante.
    - AAAAH ! T'as fait une fau-aute !!!
    - Nyt…lâche le.

    - C'est prêt. Attention…là :

    Trempe d'Airin

    - Pourquoi Nisky est pas dans le champ ?!
    - J'arrive pas à la cadrer.
    - Mouahahah.
    - Heu pourquoi on a plus d'image là ?
    - Vous bougez trop purée ! Je peux pas tenir le rythme. Allez y mollo.

    Trempe d'Airin

    - Bon autant repartir comme ça…c'est pareil.
    - MOUAHAHAHAHAHA !!
    - Mais qu'est ce que t'as à te marrer comme ça Nisky nom d'une gerbille dégobillante !
    - Non rien…on est là pour quoi déjà ?
    - Ben pour piller le trésor. J'ai pas l'intention de devoir bosser pour Sepulcraque-traque toute ma vie moi. Je suis pas un gagne-petit comme ce gribouilleur de Iétukasé.
    - T'as un problème la mouflette ??!
    - OUAIS ! Un coton-tige usagé aurait plus de sex-appeal que moi avec tous ces poils que TU m'as collé sur le dos.
    - Hey JE fais avec les moyens du bord. TU étais kawaï, ça compte auprès d'un public féminin.
    - Déjà que feu-le-narrateur m'avait choisi un nom débile…
    - Okay ! La prochaine fois tu seras une boite de thon p'tite tête !
    - Essaie pour voir.
    - Provoque moi !
    - Prout.
    - Bon les gamins, ça suffit. On avance.
    - Mouahaha.
    - Quoi encore bordel-d'une-putain-grillée-au-lance-flamme-sans-faute ?!
    - Ben votre grotte, je l'ai déjà pillée moi !

    - QUOI !!!
    - !!!

    Trempe d'Airin

    - Nom de dieu…j'en perds mon stylet.
    - Enfoirée !! On partage.

    - Non.

    - Comment ça non ?

    - Je l'ai déjà dépensé en rondelles d'acier et j'ai même rapporté un nordique tout musclé à la maison. C'était en prime.

    - Des rondelles d'acier ?

    - Ouais je me bats exclusivement au son tranchant d'un bon disque de métal. Bon je me casse !


    - Hey mais reviens !
    - Cherche pas, elle est déjà partie.

    - Purée.

    - Chier.
    - On fait quoi du coup ?

    - Heu.

    - Je sais !
    - Hmm ?

    - Je sais exactement ce qu'il nous faut. Le seul moyen de nous tirer de cette embrouille, de récupérer un semblant de cohérence et peut-être quelques piécettes au passage.
    - Accouche.

    - Il nous faut un flash-back.



    - Ca manque de tonnerre et d'effets lumineux pour saluer, mais l'idée y est hein.

    - Un flash-back ?

    - Absolument. Je retourne en arrière, je récupère le narrateur et j'en finis avec cette histoire sans queue ni quête !
    - Ouah…filppant ton plan. Et comment tu comptes faire ?

    - Ben d'habitude, le héros a un genre de blessure secrète. Et hop, ça vient d'un coup au moment critique idoine.
    - Une blessure ?! Pas de putain de problème !

    - Non attend n…

    - Sbâââf –


    Tablette II : Oooh Sweet Medieval Day

    Ietukasé émerge tout cassé des limbes avec une étrange sensation cotonneuse dans le crâne. L'idée qu'on viendrait de lui enfoncer une demi-douzaine de cotons tiges usagés dans le cerveau ne lui paraît pas scandaleusement irréaliste.

    - Hey ça a marché ! Je suis de l'autre coté du miroir.
    Exact. De ce coté, tout est inversé et de Iétukasé tu passes à Sakutei.
    - Intéressant.
    N'est-ce pas ? Bon maintenant laisse moi faire mon boulot.

    Sakutei inspecte les alentours avec la circonspection qu'on acquiert d'ordinaire avec une solide gueule de bois. Il cligne des yeux une fois, puis deux…puis recommence. Non, pas de doute, le décor est bien en noir et blanc. Au début, ça fait un peu étrange.
    La grotte est là, mais pas de trace de ses compagnons. A quelle époque est-il remonté ? Aucun moyen d'en être certain. Par contre, une chose est sûre, et à tous points de vues :

    - Il y a quelque chose de pourri dans ce royaume.

    Et pour l'instant, la pourriture des lieux semble ce concentrer en un point précis. Oui, si net et sans bavure qu'on pourrait la pointer sur une carte.
    Et par un curieux caprice, ce cœur putride se dresse justement à quelques pas. Ses membres tortueux s'enfoncent dans le sol pour le vider de ses substances ; sa chevelure désordonnée si sèche qu'elle crisse dans le vent semble abriter une véritable faune. Et l'ensemble ne serait pas complet sans une série de déformations et de creux qui grêlent son épiderme ridé.
    Cette essence si dérangeante, cette concentration morbide n'est autre qu'un vieil hêtre torturé, tordu, fripé comme jamais un hêtre n'a pu l'être ou ne pas l'être…telle n'est pas la question d'ailleurs.

    Un pied sur le qui-vive et l'autre dopé par la curiosité, Sakutei s'approche de l'arbre qui se dresse crânement en travers de son chemin. Il appose sa paume prudemment sur l'écorce grise.
    Immédiatement, son esprit se fait envahir par des sensations abjectes. Il se voit, mutilant et dépeçant des hommes à mains nues, il ressent trucidage sauvage de ses proches, ses amis, sa famille...et toute la chorale des petits chanteurs de son village. Il goûte les giclées tièdes de sang frais qui ruissellent sur son visage. Il se prend à guetter les craquements des os, les crissements de dents et les grincements d'ongles sur la pierre.

    Reprenant emprise sur ses sens, il sursaute et retire sa main avec un mouvement de dégoût.

    - Waho. Il est vraiment malade lui !
    - C'est le cœur du flippe de cette scène.
    - Aaaah ! T'es qui toi ?!

    Sakutei fait volte-face brutalement et accroche une silhouette dans son regard écarquillé. C'est un jeune homme. Ses yeux gris sont rehaussés par son teint gris pâle et son pourpoint noir clair. Ses cheveux cendres voltigent en mèches épaisses dans un vent imaginaire. Évidement, en noir et blanc…c'est ton sur ton.

    - Je suis le gardien du flippe.
    - Qué qué gné ?

    C'est curieux, on dirait que sa bouche ne reproduit pas exactement les sons qu'il prononce.

    - Le flippe ?
    - Oui ! C'est un flash-back, alors il faut que ça te colles des sueurs glacées.
    - Oh je vois. Et tu te sens obligé d'attirer l'attention sur toi comme ça ?
    - C'est mon rôle oui. Je plante des germes de trouille. Je colle la poisse aux tripes. Je regarde pousser amoureusement les arbres négatifs.
    - Ecoute, t'es bien gentil mais j'étais en train de remonter le temps pour récupérer le magot et le nabot alors…

    Le nabot ?! moi… grumph.

    - Ah mais c'est un tout. On ne peut pas choisir. Ici tu es soumis aux visions que je te donnerai !
    - Pff si Nyt était là tu ferais moins le malin.

    Sakutei le bouscule d'un coup d'épaule et s'apprête à passer son chemin quand une piqûre dans le creux des reins le fait sursauter.

    - En garde marouflot !
    - Ho !

    Sur un ton vieillot, le curieux maître du flippe pointe une longue épée d'un air revanchard pas franchement réussi. Visiblement, il n'a pas apprécié la rebuffade.

    - Tu AURAS PEUR ! Oui, tu auras peur !

    Sakutei écarte les bras et considère un instant son propre accoutrement. Tunique simple et bottes à la con…et cette paire de gants +3 contre les brûlures. Même pas une épée pour répliquer !

    - Hey j'ai même pas de quoi me défendre…
    - Alors flippe ! Flippe ! Flippe !

    Et à chaque point d'exclamation, sa pointe s'avance comme un reptile pour le mordre. Sakutei esquive sans trop de mal mais se retrouve acculé contre la paroi dont la teinte grise n'est pas sans évoquer celle du ciel, du sol, des gouttelettes de sueur et … enfin tout quoi.

    La tension monte à son comble et le vaillant aventurier se retrouverait proprement épinglé s'il ne trouvait soudainement son salut dans un cliché monumental.
    C'est un vieux scénario et les rebondissements qui nous paraissent usés jusqu'à la corde sont encore frais et vifs ! Sakutei écope d'une égratignure qui lui arrache une grimace, un juron et une brève coulée de sang tout blanc. Ses talons raclent la pierre, il glisse sur le coté et tombe en plein dans un arrêt sur image.

    Privé des frottements de l'air, il s'étale sous la silhouette statufiée de son adversaire pas si flippant mais très certainement sous stupéfiants.
    Coup de chance ! Mais les arrêts sur image ne servent pas qu'à permettre au héros de s'esbigner en douce.
    Alors qu'il se relève sur les coudes, Sakutei ne manque pas de tiquer sur la silhouette entièrement noire qui se dresse maintenant entre lui et son agresseur. Toute en étoffe flottantes serrées à la taille par une ceinture d'écorce et chaussée de cothurnes de bois. Qui est-ce ?

    - Salut à toi, guerrier de la couleur. Je suis la dame du mal-hêtre.
    - Heu je…
    - J'ai assisté à ton combat long et laborieux pour redonner image et lumière dans ton monde devenu si sombre. J'ai suivi ton parcours tandis que tu défiais le flot du temps pour revenir à la source des couleurs.
    - Ben en fait c'était plutôt subi que voulu hein…

    Elle l'interrompt d'un geste de la main qui fait virevolter ses manches aux profondeurs ahurissantes.

    - Il y a bien longtemps que je guette l'arrivée de quelqu'un comme toi. Je suis là, depuis des années, enchâssée dans l'écorce de ce vieil arbre malade. Je porte la souffrance de milliers d'hêtres pas humains. L'intérieur de mes orbites est tapissé de tragédies et mon cœur est lardé de vicissitudes sanglantes.

    On pourrait presque sentir la poussière (grise) s'échapper de ses lèvres.

    - Eh beh…pour causer tu causes.

    La dame noire plonge dans un recoin de ses voilages pour en tirer une longue épée qu'elle présente à Sakutei, la lame couchée le long de son avant bras.

    - Prends ceci, élu des prophètes, et porte le courroux des âmes torturées dans le ventre même de celui qui les a accouchées.
    - Qué qué gné ? Tu serais pas en train de me manipuler ? Tu sais, là d'où je viens, ce genre d'histoire est tellement rebattu que ça nous flanque la nausée.

    Elle soupire avec un soupçon d'exaspération, plante l'épée en terre et s'accroupit à coté, les poings sur les joues et la mimique boudeuse.

    - Pffff. Pourquoi ça ne marche jamais ?!

    Légèrement gêné par ce revirement d'attitude, Sakutei se penche et lui tapote l'épaule avec la sollicitude de celui qui connaît bien les grands moments de solitude.

    - La Dame du lac là…cette poufiasse des marais, qu'est ce qu'elle a de plus que moi hein ?!
    - Rien, c'est vrai, tente-il de négocier.
    - Elle est blonde d'accord ! Mais elle a même pas de poitrine !
    Ce faisant, elle soupèse la sienne, fort charmante d'ailleurs, et se remet à soupirer.
    - C'est dégueux ! Moi je crèche ici depuis des siècles.
    - Oui.
    - Tout ce que je veux c'est qu'un type vienne trucider ce connard de Flippless pour être libre.
    - Oui.
    - Je fournis même les instruments et tout !
    - Oui c'est vrai ça mais…
    Elle l'agrippe soudainement pas le col et se met à sangloter dans le creux de son épaule.
    - Qu'est ce que je fais de travers ?!
    - Et bien pour être franc. Il suffisait de demander hein. Moi ce qui me fait tiquer c'est le style. Tout ce flan de flonflon.

    Sakutei repousse gentiment la jeune fille et se redresse pour désigner le paysage.

    - Tout ici fait décrépit. C'est déprimant.
    - C'est de sa faute à lui ça, rumine elle en mâchonnant une de ses nombreuses mèches rebelles.
    - Ouais bref, je l'occis sans soucis moi. Je demande que ça. Pas la peine de me déballer le grand jeu.

    Elle relève la tête avec une nouvelle lueur brillante au fond des yeux.

    - C'est vrai ?
    - Puisque je te le dis.
    - Même pas pour mes yeux, mes fesses ou ma vertu ?
    - Juste comme ça, par pur égoïsme et parce que ça me fait envie.
    - Mais c'est formidable !
    - N'est ce pas.

    Lorsque le temps reprend son cours, le coup magistral qu'allait asséner le maître du flip se voit intercepté par une lame rouillée. Le flippeur se redresse avec un regard qui fait –tilt-.

    - Quoi-quoi-quoi ! Une vile et sournoise trahison ? Quelqu'un t'as porté assistance ?!
    - Fais gaffe, tu deviens de plus en plus démodé.
    - Fi de Nior ! Je ne laisserai point une ribaude associée à un faquin freluquet me ravir mon royaume.


    Plus il parle et plus il devient difficile de bouger. Les mouvements deviennent saccadés. Sakutei se rend compte que ce ne sont pas tellement ses muscles qui ne répondent pas mais plutôt le temps qui est pris de soubresauts.
    Et sans prévenir, l'autre repart à l'assaut.


    Trempe d'Airin

    Le combat ne s'éternise pas. Sakutei se rend bien vite compte qu'avec son escrime démodée, le maître du flip est juste bon à hacher de la viande déjà morte. Il surprend son adversaire en enveloppant sa lame pour la faire sauter. L'arme tournoie en l'air et finit par claquer dans la paume de scribouilleur en manque de couleurs. Une passe supplémentaire, une seule, et l'acier mord enfin la chair. Les deux épées dans le bide, la bouche de Flippless s'ouvre sur un cri muet. Aucun écoulement de sang, pas une once de gore pour choquer les âmes sensibles. Telles étaient les conventions de l'époque.

    - Oh mais tu vas lâcher prise oui !

    Sakutei fait la moue, se penche en avant comme pour saluer et attrape les deux poignées. Il écarte les bras vivement et sépare le tronc du gaillard en deux.
    Les boyaux sont littéralement vomis hors de leur enveloppe ; et cette fois, c'est un sang bien franc et bien rouge qui gicle sur son visage. Rouge de l'écarlate, rouge de la douleur et rouge de la joie sauvage. Le scribe attrape à nouveau les épées et les plante encore et encore, écrivant un nouveau scénario à coups de traînées rubicondes.
    Des petits morceaux de chair rose sautent et s'écrasent dans l'herbe verte. Verte d'une vitalité si pure qu'elle en est débordante de sève.
    Bientôt, il ne reste plus de Flippless qu'un petit tas informe dont seule la tête aux orbites vides contemple encore le ciel azuréen. Si bleu qu'on pourrait si perdre.


    Sakutei s'éponge le front et les pommettes avant de se détourner, laissant là le cadavre cloué au sol par les deux lames souillées.

    - Aaaaaah ! Il était temps que ça devienne un peu juteux !


    Et là dessus, il repart tout content. Les pensées déjà occupées par ses futures activités. A défaut d'une queue de poisson, il imagine surtout une fin en ...

    Trempe d'Airin


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  • Rujiktrr (petite-fleur-puante)

    A l'attention de monsieur Roy
    Dans la grosse baraque pleine de barbaque osseuse



    Lettre digérée rédigée (sous la menace dictée) par S.Crybbe & fils, devenu A.Crybbe-sans-père il y a très très peu. Traduction littéraire soutenue et raffinée.

    Monsieur gros Roy,
    ne cherche pas plus loin parmi les loqueteux décharnés qui rampent autour de ton alléchant fessier d'altesse, je suis le poilu qu'il faut pour ta guerre. Viande froide, tripes et bouillon de morve, c'est mon gros lot quotidien. Mastoc au portillon, je réagis au moindre postillon. Avec moi, plus aucun tort ne sera à redresser, aucun tordu ne jouera plus les fouilles merde. Poigne de fer dans un gant de crin, même ce Connard de Barbant ne viendra pas la ramener une fois que je lui aurai bouffé le nez.


    Adaptable et tolérant, je n'exclue personne de mes repas. Un coup de griffe pour les hérétiques apocryphes, une taloche pour les mioches en gavroche. Ma bidoche quotidienne, je la gagne en nettoyant tes ruelles. Ca ne coûte pas cher et c'est efficace. Que je me nourrisse de tcheuques, alazanants ou d'autres barbares braillards, j'éclabousse ces métèques de mon style. De quoi donner matière à penser même à un orc des steppes. La baston c'est ma première vocation.

    Pas de matériel à faire reluire, pas de compagnon à sauver ou de chansons mièvres pendant les duels. Le premier à me regarder de travers se retrouve avec les dents au niveau des orteils et c'est tout. Je ne cherche pas à comparer ma quequette pendant les quêtes avec mes futurs casse-croûtes et je n'épargne pas le méchant à la fin. La bouffe c'est ma deuxième obsession.

    En chasse aventure, je ne passe pas la journée à me lustrer la torche dans les bois pour effaroucher les donzelles. Aucun risque que je colle un marmot à ta blonde mouflette. Et même si elle devait absolument me donner sa virginité, je prendrais soin de la cautériser à feu vif avant de la violer et de la bouffer. La contraception c'est ma troisième passion.

    Lors des banquets je ne plisse pas le nez sur la bière ou la viande. La seule ligne que je surveille c'est celle du niveau dans les futailles. Garant des fêtes réussies, je ne rechigne pas à mettre l'ambiance en faisant péter quelques coquets clapoirs pour jongler avec des molaires. La bouffe et la baston, c'est ma quatrième préoccupation.

    Uni sous ma pustule, ton royaume ne sera jamais exempt de veuves et d'orphelins à protéger. Je massacre le jour, je trucide la nuit sans trêve et sans proches. Aucun doute que je serai rapidement reconnaissable et respecté par tous les tarabates.

    Rabats tes objections et serre les fesses, de toute façon j'arrive moi et ma pelure.

    Et puis c'est tout. Cruellement, Rujiktrr

    NDT : ...et sportivement.


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  • Je ne sais pas ce que je fais là. Ce monde n'est pas le mien je n'y peux rien. Et pourtant je m'acharne, je me débats comme un poisson hors de l'eau. Ce monde n'est pas le mien.

    Peut-être que parce que je n'étais pas vraiment là, on m'a affublée d'un surnom de rêveuse. C'est comme ça qu'ils m'appelaient : Roupille. C'est tout. Le sobriquet est resté, le prénom a fondu comme un sorbet au soleil. C'est comme ça. Mais ce n'est pas important. Je ne fais que passer.

    J'avais une mère, une femme belle et tendre comme toutes les mères en ce monde. Pour m'avoir enfantée dans la douleur, elle savait ce que signifiait les mots souffrir pour les autres. Pour ses yeux clairs et tristes, je porte son nom. Roupille Hirondelle. C'est ce qui est marqué sur le papier que je présente à la sortie du métro.

    On raconte pas mal de choses sur mon compte. Ceux qui croient me connaître disent que je suis une peste rêveuse et passionnée. Ceux là ne savent rien du monde des rêves. Pas plus qu'ils ne savent ce qu'est l'enfer. Lorsque l'on côtoie les démons, il faut apprendre à s'en protéger. C'est comme ça que je survis. Ils disent également que je suis instable. C'est peut-être vrai. Comme les saisons, je suis changeante. En enfer, ceux qui n'évoluent pas ne survivent pas.

    Mais les raconteurs sont des langues pendantes qui ne savent rien. Ni de mes blessures, ni des rêves qui les pansent. A une époque, j'étais une pleurnicheuse hagarde. Lorsque ma mère est morte, j'avais six ans. Dans le ghetto de Rasa il n'y avait que deux choses que pouvait faire une gamine : vendre son esprit ou vendre son corps. Je n'ai voulu me résoudre ni à l'un ni à l'autre. Lorsque les larmes se sont taries, j'ai laissé une mèche de mes cheveux sur la robe à fleur de maman et je lui ai fait la promesse. La plus importante des promesses car elle émanait d'un esprit trop jeune pour être pétri de cynisme :


    "Jamais personne ne me détruira. Ce qui est en moi, c'est tout ce que j'ai. Jamais personne ne me volera mon coeur."



    Puis je suis partie.

    Temps de l'enfance, temps de la souffrance :



    La pluie suintait le long des tôles rouillées de l'abri qui me servait de maison. Ca sentait la tuberculose et le rat crevé. Ca puait la mort. Mes chaussures trouées laissaient des empreintes profondes dans les flaques de boues. En peu de temps je me suis laissée tremper jusqu'aux os. La pluie du ciel me lavait de mes larmes. L'eau coulant le long de mes cheveux dissolvait les liens qui me rattachaient à celle que je laissais derrière moi.
    La faucheuse était passée. Des liens de vie, des liens de sang, des liens de coeur avaient été tranchés.

    J'avais six ans et trois mois. Je venais d'apprendre que la mort est irrémédiable.

    Le froid se glissait en moi. Je frissonnais. Des doigts glacés tentaient de m'emmener voir ma mère. Ils secouaient mes os pour les briser comme une carcasse de verre. J'avais promis. Je me suis mise à hurler. Une fillette aux yeux rougis ne peut pas pousser un cri de rage. Du moins pas pour les gens. Alors ils ont décidé de me chasser. Là bas, les comportements étranges étaient synonymes de maladie. Ils ne l'ont jamais su, mais ces pierres qui coupaient ma peau ont été autant de cisailles pour trancher mes chaînes. J'ai couru sous une pluie de haine coupable et de peur pisseuse.

    Entre le sang et l'eau, j'ai vu une silhouette grise. Une main parcheminée s'est posée sur mon bras. Pour moi cette image reste gravée comme l'avatar de la momie. J'ai crié. On m'a couvert la bouche. Il me parlait. Il voulait m'emmener quelque part. J'ai refusé. J'avais promis. Les doigts sont devenus des serres cruelles qui tentaient de me déchirer la peau. Je me suis débattue. De toute mes forces, j'ai combattu. Cette silhouette qui me harcelait, c'était la Mort qui venait me chercher. Je l'ai repoussée et la Mort a trébuché sur un caillou. Bêtement il faut le reconnaître. Un petit pas pour le vieillard, un grand plouf pour la Mort. Le canal l'a avalée avidement. Et avec elle toutes mes illusions.

    J'avais six ans, trois mois et deux heures. Je venais de comprendre que n'importe qui peut donner la mort.

    J'ai couru plus loin. Rasa était une ville tortueuse et tourmentée, à l'image de ses sinistres habitants. Lorsque les adultes abdiquent, les enfants sont livrés à eux mêmes. Alors ils m'ont trouvé. Deux gringalets malingres et une fillette au teint maladif. Tristes allures mais des yeux profonds. Seuls les regards parlent lorsque l'on est affamé et épuisé. Mes semblables, mes frères et soeurs de sang. Petit Gandhi, le grand Rablé et la mignonne Grelotte. D'une poche percée, l'un d'entre eux a tiré un croûton de pain moisi et une boite d'aliment pour chat à peine entamée.

    Quand ils sont arrivés, nous étions assoupis dans cette torpeur malsaine qui précède l'apathie. Eux semblaient bien nourris et contents de leurs vêtements. Grelotte a crié quand ils l'ont agrippé par le bras. Rablé s'est battu. Je me suis jetée dans la mêlée comme s'ils venaient d'attaquer ma famille. Mais parce qu'une bande de gamins débraillés ne constituent pas une réelle menace, nous avons été vaincus.

    Ils nous ont emmené de couloirs sombres en pièces humides, tirant loquets et verrous derrière eux. La dernière porte s'est refermée sur mon enfance.

    Age de raison, âge de passion :


    - Nah Roupille bouge toi, le Chauve veut nous voir dans la grande salle !
    - Aaarh ! Ne braille pas comme ça au réveil Grelotte, tu veux me percer les tympans ou quoi ?
    - Le réveil ? Il est déjà midi, qu'est ce que tu fiches à dormir...

    De mauvaise grâce, je rejette mes draps froissés. La tête me lance méchamment, comme si on m'y avait enfoncé des cotons tiges pour me touiller la cervelle. C'est de plus en plus fréquent ces temps-ci. D'après Grelotte, c'est lié à la lune et à mon entrée dans le monde des femmes. Pour le moment je dois dire que ça ne me plait pas trop. En même temps, à treize ans, je suis curieuse de ce "monde des femmes".

    - Alors !
    - Voilà pas la peine de s'exciter.

    L'échelle de bois me laisse encore une écharde dans le pied. Saleté. Dans le couloir, un solide gaillard couvert de boutons manque de nous percuter. Il ne peut pas s'empêcher d'en rajouter une couche sur mon amour de l'oreiller. Le bougre. Je crois surtout qu'il cherche à amuser la galerie. Cette tige de Grelotte a déjà des seins comme des melons alors qu'elle n'a que quatorze ans. Je crois bien que Rablé vient de découvrir en elle autre chose qu'une mijaurée.

    - Nah...on passerait pas prendre à manger ?
    - Arrête greluche, on est en retard.

    Le plancher ciré de la grande salle grince sous nos pas timide. Au fond, vénérable et silencieux, le Chauve nous attend. Nous nous plions au rituel : trois génuflexions et quelques mouvements bizarre avec les mains. Il paraît que ça plaît à la déesse. Ma foi, grand bien lui fasse. La voix du vieillard résonne dans l'ambiance feutrée comme un coup de tambour distendu.

    - La Vestale de Lune daigne enfin nous faire don de sa présence ?
    - Hey crâne d'oeuf, je bosse la nuit moi ! Je te rappelle que la lune ça se passe quand le soleil est couché.

    La main de Grelotte se plaque hâtivement contre ma bouche.

    - Pardonnez nous maître. Roupille..heu...la Vestale de Lune est toujours mal lunée.
    - Ne dis pas des trucs pareils blondasse ! Toi au moins tu t'occupes des rituels du soleil.
    - Va te faire voir, c'est pas de ma faute si je suis blonde et toi brune...

    - Il est temps.
    La voix du vieux maître coupe court à nos chamailleries. Quelque chose d'étrange passe dans sa voix.
    - Aujourd'hui, nous allons briser le sceau.
    - Briser le sceau ? Pourquoi aujourd'hui ?
    - Tu es trop jeune pour l'avoir senti, des forces me tiraillent le coeur. Un déséquilibre se prépare.
    Une voix juvénile s'élève derrière nous :
    - Il veut parler du chantier près de la forêt. Le vieux aime bien en rajouter question protocole.
    Rablé se tient derrière nous, les mains dans les poches et un sourire au coin des lèvres.
    - Gmph !
    - Ah ne soit pas si coincé, ce n'est pas à nous que tu vas jouer ton air.
    - Sans les formes, c'est nettement moins stimulant.


    Je me lève avec une idée en tête.

    - Hey je l'ai senti votre truc ! J'ai mal à la tête depuis quelques jours.
    - Vraiment ?
    - Ah Roupille va avoir ses règles...

    - Graaaah je t'ai dit de ne pas dire çaaaaa !
    - Ses quoi ? rajoute Rablé avec son air badin.
    - Laisse tomber OK.
    - ASSEZ ! Maître des Vents, est-ce que tout est prêt ?
    - Ouais, on s'est déchiré avec Gandhi pour vous trouver tout le matos.


    Pendant qu'il fait son beau en gonflant ses biceps (je crois que la blonde est fan), je jette un oeil de coté au petit gars qui vient d'entrer à son tour.
    De notre belle bande de braillards galopants, Gandhi est probablement le seul à se prendre au sérieux dans son service à la déesse. Notre culte est secret bien entendu, les sectes n'ont pas vraiment de droit de séjour dans l'esprit de l'empereur. Cela dit, il faut également ajouter que nos activités ne seraient pas vraiment récompensées par la médaille du mérite. La plupart du temps, il s'agit "de rétablir l'équilibre naturel"... bref, de contrecarrer les plans visant à saccager les derniers lambeaux de verdure qui s'accrochent à la ville. J'avoue que si je ne me laisse pas berner par ces histoires de déesses, je n'en demeure pas moins sensible à l'état alarmant de notre environnement.

    Le soleil est haut, l'air est engourdissant. Un temps idéal pour se prélasser sur une pelouse fraîche. Dans la ruelle, quelques individus louches nous attendent. Ils s'inclinent respectueusement devant le maître. Encore des fanatiques convertis à "la cause" par de belles paroles. Rasa est peuplée de désespérés en tous genres. Quand des hommes pleurent, d'autres prient. Sauf qu'évidement les prières ne servent à rien, alors de temps en temps il faut sortir le matériel lourd pour faire entrer quelques actions de grâce dans le crâne des urbanistes.

    Notre petite troupe se dirige d'un pas tranquille vers le nouveau chantier qui creuse son terrier près de la forêt. Enfin... forêt... les quelques arbres chétifs que nous vénérons comme des fétiches sont loin d'être à la hauteur des grandes étendues boisées du sud. Le maître finit par s'arrêter au bord du cratère. A coté de lui, un panneau crasseux vante les mérites d'un complexe commercial et résidentiel qui doit offrir bonheur, joie, bonne humeur et pain frais à toute la population de Rasa. Je déteste la propagande des promoteurs. En fait je déteste les mensonges...enfin comme tout le monde je crois.

    En bas, rien ne bouge. C'est un jour de repos, un moment idéal pour agir. Les grues pendent misérablement comme des oiseaux de proie au repos. Les crochets rouillés oscillent lentement, tintant parfois contre la carcasse métallique d'une bétonnière. Ça et là, des outils mal entretenus gisent sur le sol, abandonnés à la hâte dès que la sonnerie de pause a retenti. Les ouvriers ne comptent pas parmi les travailleurs les plus zélés de l'empire.

    Le vieux chauve frappe dans ses mains. Il est temps de se mettre à l'ouvrage.

    - Maître des Vents.

    Rablé pose son sac au sol et distribue le C4. Nous aussi nous allons offrir du pain. L'explosif n'est pas d'une fraîche modernité, mais il est encore remarquablement efficace. En quelques minutes, nous minons la plupart des piliers de fondation et les quelques équipements lourds du chantier.

    - Acolyte des Feuilles.

    C'est au tour de Gandhi d'ouvrir son sac à malice, il tire des sacs de graines-Gmod. Je pense qu'il s'agit de béta-ronces, la réponse la plus rapide et la plus efficace. Cérémonieusement, il en disperse au quatre coins de la zone. Avec un peu de pluie, les pousses commenceront à envahir le trou en moins de deux jours. Les OGM ne sont pas particulièrement ma tasse thé. Je n'aime pas trop cette idée de laisser les béta-ronce darder leurs épines empoisonnées un peu partout. Tu parles d'un équilibre naturel ! Encore une idée à la noix.

    - Vestale du Soleil.

    Grelotte s'amène avec son bidon frappé d'une inscription militaire [AIA-GA3] et commence à en répandre un peu de partout. Et vive la pollution des sols ! Enfin, il faut dire que sans les hormones végétales, rien ne pousserait durablement. Il faut que les racines pénètrent profondément pour trouver un peu de terre nourricière.

    - Vestale de Lune.

    C'est à mon tour. Je m'avance pour donner la dernière main à l'ouvrage, un air maussade sur les traits. Autant les petites cérémonies à la sauvette ne me dérangent pas, autant ces expéditions un brin pompeuses ont le don de me blaser au plus haut point. Et c'est parti ! Je dégaine le détonateur qui doit enclencher les minuteurs. - Plip- plus que trois minutes.

    - Aller on décroche.
    - Pas question.

    Je me retourne d'un bloc. Les suivants ? Qu'est ce que ? Les hommes qui se tenaient tranquillement derrière nous brandissent à présent un assortiment d'armes allant de la massue préhistorique à des spécimens de tranchoirs à peine plus évolués.

    - Descendez dans ce trou ! Vous serez ensevelis par votre folie.
    - Mais qu'est ce qu'il raconte lui ?!

    Rablé récompense le parleur par un solide uppercut. Je renchéris par un coup de pied. La mêlée devient vite confuse. Les coups et les halètements s'entrecroisent, rythmés par le décompte monotone qui bipe à ma ceinture. Je parviens à dévier une lame mal aiguisée avant d'expédier ma botte dans une paire de testicules. Et s'il y a un truc dont je prends soin dans ce quartier jonché de débris, ce sont bien mes solides godillots à bouts ferrés. En voilà un qui ne sera jamais papa ! Alors que je me repositionne, quelque chose heurte mon avant bras et m'arrache un glapissement. Déséquilibrée sur une jambe, je bats des bras inutilement quelques secondes avant d'aller manger la terre noirâtre qui borde le cratère. Ça glisse ! Sans pouvoir freiner ma chute, je me retrouve les quatre fers en l'air à deux pas d'un pilier de béton. Coup de bol ça...

    - bip - bip -

    Quoique... en haut je les entends crier mais je ne les écoute pas. Mon regard est hypnotisé par le paquet grisâtre devant moi. Le C4 ! Aucun moyen d'empêcher l'explosion dans le temps qu'il me reste. Il faut que je dégage. Je tente de ramper, mais mes bras tremblants ne me répondent plus. J'avais promis, je ne peux pas mourir comme ça ! Mon regard embué de larmes paniquées se porte vers le sommet inaccessible où s'agitent mes compagnons d'infortune. Leurs bras se tendent vers moi. Je crois que Rablé se fait retenir par Gandhi. J'entends quelque chose à propos du décompte. Affolée, je ne vois qu'une seule solution possible : je me roule en position foetale et je ferme les yeux. Je vais me réveiller. C'est moi, Roupille, la dormeuse. Je suis forcément en train de rêver ! Quand je rouvre les yeux il ne reste que 5 secondes. Je vois une silhouette dévaler la pente vers moi. C'est idiot à en bouffer du foin. Ma rage de vivre se combine à ma panique et me fait pousser un cri déchirant. Asphyxiée par mes spasmes, je tombe à terre, le regard rivé au ciel. Je sens une décharge d'adrénaline me secouer violemment comme pour me briser avant d'être vaporisée dans l'explosion. Ma vue se trouble. Je sens que quelque chose quitte mon corps. Si c'est ça mourir... ce n'est pas si terrible finalement.

    Des secousses sismiques me ramènent à la réalité. Je reçois un paquet de terre sur la figure. Je ne comprends pas... devant moi, la charge n'a pas explosé alors qu'autour, le chaos se déchaîne. Le cadran du minuteur n'affiche plus rien. Vide... Une main me secoue par le bras. Je m'ébroue. Le compteur clignote et se réinitialise : 88:88. Je me laisse entraîner vers le haut. L'atmosphère est comme filtrée à travers un tissus épais.

    Il me faut plusieurs minutes de regards interrogateurs et de mimiques d'incompréhension pour percevoir à nouveau les sons normalement.


    - Incroyable, le détonateur à planté ! Coup de chance Roupille, sinon on confondait mes morceaux avec les tiens.
    - ...

    Je crois que j'ai moins mal à la tête a présent. Je suis entrée dans le monde des femmes ?

    Le coeur balance, l'errance commence :



    Avec le temps, j'ai appris à comprendre ce qu'il s'était réellement passé ce jour là. Et il m'en a fallu encore plus pour découvrir les différentes facettes de cet étrange pouvoir. Souvent, je m'interroge encore sur l'ironie du sort qui m'a gratifié d'un pouvoir presque aussi inutile qu'indomptable. En plus de me laisser pantelante après coup, à moitié sonnée et presque sourde, il ne réagit pas toujours de la même façon. Un jour où je voulais montrer à Grelotte mes nouvelles capacités, j'ai littéralement fait exploser toutes les appliques du plafond.

    Ce jour là, je me faisais justement la remarque que, quitte à être marquée d'un pouvoir, j'aurais préféré avoir le don de laver les chaussettes sans peine. S'il y avait une chose qui ne changeait pas au temple, c'était bien la quantité de linge à laver à chaque fois. La mignonne qui se partageait cette tâche avec moi était encore fourrée quelque part avec ce dadais de Rablé. Et c'est encore la cadette qui devait se trimballer la corbeille vers les lave-autos dans la ruelle moisie !

    Je me rappelle vaguement avoir sympathisé avec un type. Mais la conversation a vite pris une tournure trop manuelle à mon goût. Les mecs étaient (sont ?) décidément tous des obsédés. Etre bien foutue dans un quartier miteux est presque aussi pénible que d'avoir un ulcère à l'estomac. C'est une lutte pied à pied où il faut être attentive à chaque instant. Quoiqu'il en soit, le coquet est reparti la queue entre les jambes avec ma pointure tatouée au cul. J'envisageais de plus en plus de me procurer un flingue quelque part pour ne pas risquer le viol collectif au détour d'un bar.

    Rasa n'avait pas changé mais moi si. J'en avais ma claque de cette ville pourrie et de son air vicié. Le soir, je confectionnais des pommades avec le vieux pour soigner son arthrite. Il commençait sérieusement à décliner et nécessitait de plus en plus de soins. Rablé et Grelotte filaient la romance dès qu'ils en avaient l'occasion et Gandhi jouait au mystique illuminé qui ne se sent pas concerné par les tâches terrestres. C'est donc moi qui me coltinais le boulot d'infirmière particulière. Enfin... au moins lui n'avait pas les mains baladeuses. Notre mission sacrée de redresseurs de tors avait apparemment été mise en pause par les lubies de chacun. Et moi je restais là, entre les tourtereaux, le moine et le pépé à me demander à quoi pouvait servir mon pouvoir de sorcière électrique.

    C'est en tournant à l'angle de la rue Char que je l'ai sentie. La fumée. La porte était enfoncée, des traces de pas boueuses maculaient le plancher ciré. J'ai couru sans réfléchir. A l'intérieur, des marques de violence gratuite ornaient les murs et le sol. Aucun signe de vie à cet étage. Les escaliers grinçaient plaintivement. Il faisait de plus en plus chaud. En bas, j'ai vu Gandhi. Il tenait un solide bâton dans ses bras maigrelets. Les corps inconscients à ses pieds en disaient plus long qu'un discours sur son habileté avec cette arme. Je n'avais jamais vu ces hommes. Nous avons échangé un regard. J'ai lu sa haine, il s'est abreuvé de ma peur. J'ai ramassé un pistolet et nous avons continué côtes à côtes.

    Mes pots avaient été renversés. Les salauds... trois mois de travail pour constituer une pharmacie convenable réduits en miette par une savate joueuse. Nerveusement, je jouais avec la sécurité de mon arme. En ouvrant la porte suivante, nous avons tous deux entendu le râle. Les yeux écarquillés, je l'ai regardée ramper vers nous, baignant dans son sang. Grelotte était à moitié nue, son visage crispé sous la douleur était insoutenable. Je n'ai pas pu m'approcher. Je ne voulais pas voir ce qu'il restait de ma seule amie, ma soeur. Sa main poisseuse étreignait un morceau d'étoffe noire. Gandhi s'est accroupi auprès d'elle et s'est mis à lui parler doucement. Moi je suis restée en retrait, des larmes acides coulant sur mes joues noircies de crasse. La fumée devenait de plus en plus épaisse. Lorsque mon petit frère s'est relevé, son regard brillait d'une nouvelle rage. Il m'a demandé de rester en haut. Pas question. Nous sommes descendu. Et là ils nous ont assailli. Ils nous attendaient en bas de l'escalier. Trognes égrillardes mal rasées, certains avaient encore le pantalon débraillé. Gandhi a hurlé quelque chose. Son bâton tournoyait dans la pénombre, environné par les éclairs des détonations. Brave mais obsolète, le moine au bâton ne pouvait pas gagner. J'ai vu mon frère se faire dégommer en pleine tête par un grand type qui se la jouait ténébreux. En cet instant, toute ma fureur s'est dirigée contre lui et sa tignasse de beau gosse. J'ai crié. Mon pouvoir s'est déchaîné : surtension. Toutes les lumières ont pété et des étincelles ont jailli d'un disjoncteur. Aveuglée, assourdie, suffocante, je me suis enfuie. L'escalier... la porte... le couloir... le plancher maculé... la porte lumineuse... la clarté aveuglante du soleil... la foule de badauds étonnés... la course sans fin.

    Je me suis arrêtée lorsque mes poumons menaçaient de s'embraser. Chaque goulée d'air me mettais au supplice. Quand je me suis relevée, j'avais à nouveau tari mes larmes. Mes doigts crispés autour de la crosse du pistolet me brûlaient comme s'ils enserraient de la braise. Je me rappelle avoir vidé le chargeur sur les objets qui m'entouraient. Je me comblais le vide par un besoin de détruire. Ils m'avaient volé. J'avais pourtant promis. Ils m'avaient détruite. Les promesses d'une gamine ne valent rien face à la réalité.

    Je suis partie sans trop savoir où aller. Il fallait que je quitte cette ville. Secrètement, j'espérais recroiser sa route pour lui présenter la note. Encore aujourd'hui il m'arrive de rêver au plaisir que je prendrais à le tuer. Lui, le ténébreux.

    Une nouvelle existence d'errance commençait pour moi. Je me suis adaptée. Le chauve m'avait enseigné la science des plantes et je vendais mon savoir sous la forme de baumes. A défaut de pouvoir soigner mes propres blessures, je m'efforçais de garder une trace d'humanité en soulageant celles des faibles. J'ai parfois peur de devenir folle... mais ne dit-on pas que l'hirondelle fait le printemps ?

    Ma route m'a aujourd'hui conduite vers la capitale, comme un papillon attiré par une trop forte lumière. Il existe probablement une réponse à toutes mes questions ici. Ici les choses s'agitent, je sens les tensions qui animent le coeur de la ville. C'est ici que trône le maître, mais c'est également ici qu'il est le plus contesté. Pour la première fois, j'entends parler de la "résistance". Peu importe pour le moment, il faut surtout que je creuse mon trou. Les gens des villes ne savent plus rien de la nature. Je sais que les affaires y seront florissantes. Et si la clientèle vient à manquer, je peux toujours relancer la demande par un autre moyen.


  • Par une belle journée de printemps,
    Un attelage traverse à vive allure ce monde ci
    Pour atteindre le monde suivant.

    Une pensée pour la traversée… Melicerte laisse retomber la couverture du bouquin, le dépose sur le muret et croise les mains sur ses genoux. Le soleil est haut, clair dans un ciel propre et délavé après trois jours de pluie discontinue qui semblait dissoudre jusqu'aux frontières même du béton grisâtre. Ça fait du bien de revoir la lumière chaude et douce. Ça fait du bien de retrouver les couleurs, les tons vifs, les pastels… ça fait du bien de sentir les odeurs automnales dans le vent frais, l'humus et les feuilles en décomposition. Ça change de l'éternel fumet "chien mouillé" des imperméables toujours humides.
    La jeune fille appuie son menton sur la paume de sa main droite et se penche en avant. Ça lui rappelle une journée d'il y a longtemps… quand elle était encore étudiante avec une coupe de cheveux luxuriante, des grolles à bouts ferrés et du clinquant métallique au bout des bras.


    C'est aussi – et c'est un fait moins glorieux – l'époque où elle annonçait à son père, terriblement déçu, qu'elle avait raté son doctorat en biochimie moléculaire. "Dommage ma grande" avait-il dit, la voix chargée d'alcool et l'œil chagrin. Ensuite il s'était resservi une large rasade de Bourgogne quelques minutes avant de sombrer dans un sommeil baveux ponctué de flatulences bruyantes.
    Edward Tinderstick ne s'était jamais adapté au climat français. Il avait compensé par un amour immodéré pour une des productions les plus célèbre de l'hexagone : le vin. A 53 ans, E.T était un extraterrestre couperosé qui interpellait les gens dans une langue que lui seul comprenait à base d'équations mathématiques et de théorèmes empiriques. Un désastre. Son corps avait rapidement reflété son effondrement mental ; menton avachi, bedaine débaroulante, joues flasques, yeux chassieux. Le mariage avait suivi, les meubles de la belle-mère étaient repartis par la porte d'entrée sans tambour ni trompettes. Le père de Melicerte n'était, certes pas, un modèle pour elle. C'est pour ça qu'elle ne porte pas son nom mais celui de sa mère : Kerozène, avec le z et l'accent grave.
    Lily Kerozène était un petit bout de femme grignote et toujours affairée. Alors, à la molassonnerie empâtée du gros Ed', elle avait rapidement préféré le dynamisme charismatique de l'avocat athlétique chargé de leur divorce. Melicerte, à 13 ans, voyait partir sa mère avec le cœur gros et un regard ambivalent qui promettait une belle explosion lors de la tant redoutée "crise d'ado". Explosion qui s'est matérialisée par l'achat d'une paire de New-Rocks, du maquillage noir et une collection complète de groupes nordiques tels Leaves' Eye, The Northern Kings, Apocalyptica, Tarot et bien d'autres. C'était l'époque où elle s'énervait pour un rien, se vexait pour tout et restait morose le reste du temps. Une rousse pétaradante comme on en rencontre parfois. Mais fallait-il s'attendre à autre chose ?

    Tinderstick signifie amadou en anglais. Un allume-feu et du kérosène. Quand elle y pense, ça lui paraît dingue. Leur couple était destiné à partir en fumée… et à produire une flamboyante rouquine dont ni les yeux, ni les cheveux ne semblent tenir de qui que ce soit dans la famille.
    C'est aussi au cours de cette période tumultueuse qu'elle a rencontré Tristan (3 mois), Antoine (1 semaine), Fix (que tout le monde appelait comme ça parce qu'il dealait – 7 mois) et même Emilie (1 jour, le temps d'une expérience). Et assez de déceptions sentimentales pour apprendre au fer rouge que la magie – en tout cas celle de l'amour - n'existe pas.

    Melicerte rêvasse encore à son adolescence "cœur-à-vif" lorsque son rendez-vous se présente. Vincent, un jeune brun aux yeux verts assortis d'un sourire timide plutôt énigmatique. Ils échangent quelques phrases et vont s'installer en terrasse à un bar. C'est leur troisième sortie ensemble, une chance de conclure ? Peut-être, ils se sont trouvés plusieurs points communs. Led Zep, les feuilles mortes et les discussions sans fin sur des pinailleries. Mais ils ignorent encore tout de leurs différences.
    Lorsqu'il la voit déposer son épais volume sur la table, il tourne la tête pour lire le titre. Les reflets agressifs de la lumière sur le plateau en métal lui font plisser les yeux.

    - "Les Rituels de l'Au-delà" ? Tu fais des études de para-psycho ?
    Melicerte sourit doucement et remonte sa paire de lunette de soleil sur le nez d'une manière qui fait se refléter un instant le visage de Vincent dans les verres orangés.
    - Oh non, non, j'ai lâché tout ça depuis un moment.
    Elle s'appuie du menton sur les paumes et considère son vis-à-vis un instant.
    - En fait je suis plutôt dans la partie scientifique.
    - Ah ? Toi aussi ? (Il sourit avec plus de franchise).
    - J'ai bossé dans un laboratoire pendant un moment.
    - Ah, ok. Quel genre de labo c'était ?
    - Des analyses…


    Après avoir raté son doctorat, il lui restait quoi : sa licence de bio sans valeur et une paire de brevets attestant qu'elle était :
    1 - capable de coller ses lèvres contre un type en train de mourir pour lui insuffler de l'air.
    2 - capable de coller une trempe à une colonie de gniards braillards.

    L'AFPS et le BAFA. Deux trucs qui ne lui ont jamais servi à rien. De toute façon elle n'en a pas le goût, ni à sauver des vies, ni aux gamins. Son truc, elle s'en est aperçue assez vite, c'est d'observer, d'analyser, de découper, de charcuter… Ce n'est pas pour ça qu'elle était brillante dans sa catégorie mais elle n'avait de toute façon, pas vraiment d'autre choix que de continuer sur sa lancée.
    Refaire une fac à 23 ans c'était tout à la fois trop long et trop pénible. Alors elle avait passé le concours de la Police Scientifique… tenté le coup… histoire de vérifier quelques clichés concernant les autopsies et les gants en latex. Ça avait marché, elle avait été reçue ric-rac dans la liste des suppléants.
    "Forminable ma granze !" avait tenté de mâchonner son père en prononçant sans le vouloir, le jugement exact sur ce qui allait suivre.
    Fort minable en effet.

    Une fois dans la maison, on l'avait d'abord confinée dans un labo. Elle suivait néanmoins régulièrement des formations continues sur l'informatique, la balistique, les explosifs… tout un programme sur l'art délicat de trucider son prochain. Globalement le boulot était tout sauf passionnant. Melicerte ne voulait pas se l'avouer, mais elle s'emmerdait ferme dans cette ambiance aseptisée à base de petites blagues qui puaient les relents de geek du scalpel. Elle s'était même fait suspendre 15 jours, lorsqu'on l'avait surprise en train de jouer distraitement au morpion sur un abdomen d'un blanc crayeux.
    A cette époque, elle s'habillait de manière neutre, sans passion et fréquentait un futur vétérinaire qui lui proposait déjà une petite vie rangée avec croissants le dimanche et activité sexuelle routinière, sans passion non plus. Ses disques scandinaves prenaient la poussière sur une étagère sans qu'elle se décide à les ranger/vendre/jeter/écouter. Intrinsèquement, elle redoutait plus que tout d'avoir un gamin, état qui aurait définitivement verrouillé son existence morne de laquelle elle ne parvenait pas à sortir. Comme un poisson qui ferait le tour de son bocal. Elle jouait beaucoup au billard dans des pubs enfumés. Elle voyait quelques amis de temps en temps. Elle tentait de s'immerger dans ce que la société lui proposait… mais elle sentait bien que ça ne lui convenait pas. Quelque chose couvait. Quelque chose de brûlant comme du kérosène qui lui picotait sous la peau.

    A 26 ans, elle avait dû renoncer à ses réductions au cinéma, au train et tout un tas de loisirs devenant plus chers, elle avait décidé qu'il était temps de redonner du pétaradant à sa vie avant de devenir une vieille femme de 27 ans.
    Et puis un jour, on lui avait fait une présentation des métiers de terrain, les planques, les filatures et tout le toutim qui fait tant rêver les ados. Ça c'était du concret ! Du brut, du vital. Quelque chose qui changeait des éclairages uniformes et des blouses blanches. Melicerte avait envie de disséquer la vie in vivo, non pas sous la cloche de verre d'un labo.

    Melicerte achève de siroter son vin blanc – une infâme piquette au goût râpeux - et fait mine d'en apprécier les arômes pour fermer les yeux et rejeter la tête en arrière. Le rendez-vous a l'air de bien se passer. La conversation se limite toujours à des banalités, mais avec un peu de chance les petites confidences devraient suivre. Dommage, en un autre temps, elle se serait peut-être entichée d'un type comme lui. Mais plus maintenant.
    - Tiens l'autre jour je parlais avec un ami de phénomènes paranormaux. Tu trouves pas ça marrant toi qu'il y ait des gens capable de magnétiser, des médiums et tout ça ?
    La rousse se tend imperceptiblement à l'évocation de ce sujet. Pourquoi maintenant ? Un coup de sonde ?
    - Bah ce sont des bobards la plupart du temps.
    - La plupart du temps ! Exactement !
    Elle mâchonne distraitement une mèche de cheveux échappée de sa queue de cheval et cille sur le visage soudainement enflammé de son interlocuteur. Œil luisant, sueur sur le front, lèvres agitées de frémissements...
    - Alors tu y crois ? Ça te fais quoi d'y penser ?
    - Je ne sais pas trop. C'est délicat… tant qu'on n'y est pas confronté. Personnellement j'ai tendance à croire ce que j'expérimente. Je ne vais pas m'extasier juste parce qu'on me dit que le vieux crouton décédé il y a trois ans a laissé un message posthume sur une bande magnétique.
    - Oh oui bien sûr, tu parles des EVP... nan mais, cette histoire de "sons de l'enfer" c'était du spectacle pour cathos extrémistes. Je te parle de choses plus concrètes.
    Melicerte sourit doucement. Elle se penche en avant, l'air titillée mais encore un peu septique. Sous cette lumière d'octobre, sa chevelure est plus automnale que jamais.
    - Plus concrètes ? Qu'est ce que tu veux dire par là ?
    - Tu as du temps là devant toi ?
    - Qu'est ce que tu proposes d'en faire ?
    - Je voudrais te montrer quelque chose. Mais pas ici.
    - Oh… de l'action hein !


    Après la PS, l'armée. Melicerte avait fait part de sa volonté de toucher un peu plus au terrain. On lui avait rit au nez, prétextant qu'une donzelle de sa carrure ne tiendrait pas le coup, qu'elle n'avait pas le profil et un foutu tempérament de merdre. Elle n'avait pas claqué la porte comme son instinct lui commandait de le faire. Elle était juste rentrée chez elle, dans son appart' de célibataire –le gentil véto s'était vu flanquer à la porte avec ses croissants et sa routine bidon- pour pleurer. Elle s'était passée en boucle Lateralus de Tool, récemment dépoussiéré.
    Et c'est cette nuit là, après un demi bouteille de Gin et une boite de Kleenex que le téléphone avait sonné. Elle se souvient avoir consulté sa montre, il était 2h du matin. Probablement un ami titubant dans les rues qui cherchait où crécher après sa beuverie.
    Non. C'était une voix sobre, un timbre administratif, une diction impeccable qui lui avait demandé de se présenter à une adresse si elle tenait vraiment à changer de vie. Précisant en outre qu'il lui serait alors impossible de faire demi-tour.
    C'en était suivi la série de réactions que l'on peut imaginer en pareille situation ; sueurs froides, yeux écarquillés, la sensation malsaine de sentir son espace privé violé, beaucoup de points d'interrogations.
    Elle avait hésité un long moment, ouvert une bonne bouteille de vin rouge épais et s'était installée sur son balcon toute la nuit pour réfléchir. Mais finalement, elle connaissait déjà la donnée principale :

    Il n'était pas question de retourner à Fort Minable.

    Alors elle s'était rendue à l'adresse indiquée. Porte, coursive, bureau, porte, couloir, 2ième escalier, 3ième étage, porte, chaise, attendre, attendre, attendre… entrer. Un petit bonhomme rondouillard avec une empathie bureaucratique parfaitement barbante et des mouvements de sourcils captivants.
    "Le métier est un peu plus rude que votre petit labo de sous-sol mademoiselle Kerozène. D'habitude nous recrutons des gens qui ont plus de bouteille mais votre profil nous a intéressé."
    " C'est un travail de laboratoire mais vous aurez quelques raisons de sortir… pour prélever votre matériel expérimental. Il faudra que vous soyez entraînée à vous défendre pour tuer, en cas de besoin."

    Deux métros et un bus pour arriver dans un sous-sol en banlieue. Il y fait sombre et humide, ça sent le moisi doux et le renfermé que l'on ne trouve que dans les caves vinicoles.
    Vincent presse un interrupteur et conduit sa compagne au fond de la pièce.
    - On a vu mieux comme garçonnière…
    - Ah ah, ne t'inquiète pas, c'est juste là.
    Melicerte sourit avec une fausse confiance et le laisse passer devant entre deux rayonnages. Profitant qu'il ne la dévore plus des yeux, sa main droite glisse furtivement dans la poche de son blouson, elle trouve le petit boîtier et presse l'unique bouton deux fois. Puis elle se glisse à son tour dans l'interstice.
    Vincent s'affaire sur le fermoir ouvragé d'un petit coffret. Un déclic, le couvercle de bois ferré bascule et instantanément une intense lumière chatoyante emplit la pièce. Le même genre de reflet que produirait un aquarium se projette sur les reliefs poussiéreux alentours, mais en plus coloré.
    - Qu… qu'est-ce que c'est ?
    - Approche toi, lui enjoint-il d'un ton mutin.
    Elle s'exécute et plonge les yeux par-dessus le rebord du petit coffret. Il y a là dedans un véritable chaos tourbillonnant. Un maelström kaléidoscopique qui n'acquiert jamais ni forme ni substance. Une vision hypnotique, dangereusement hypnotique. Melicerte sent un élancement au creux des reins. Quelque chose chaud. Elle réalise soudainement que c'est la main de Vincent qui vient de l'attraper par la taille.
    Elle se cambre involontairement et s'en arrache brutalement en reculant de trois pas.
    - Qu'est ce que c'est ?!
    - Un conflux, lui répond tranquillement Vincent, les yeux toujours baignés par cette clarté mouvante.
    La jeune fille serre les dents. Son cœur s'accélère.
    - De la … magie ?
    - Pourquoi pas, lui retourne Vincent par-dessus son épaule.
    - Ce pourrait être de la chimie.
    - Oui.
    Il se retourne vivement et raccourcit la distance qui les sépare.
    - Mais nous savons tout les deux que ce n'est pas le cas.
    - Ah bon ?
    Son doute le fait tempêter. Sa voix gonfle à chaque point d'exclamation.
    - Ne te voile pas la face. Nous sommes faits pour ça Meli ! Nous pouvons vivre d'une autre manière, plus intense, plus passionnée ! C'est ce que nous cherchons bon dieu !
    Il brandit le poing, puis lui attrape le poignet pour l'attirer contre son torse. Le bouquin tombe sur le béton rugueux au sol. Melicerte a juste le temps d'interposer son avant bras pour ne pas se retrouver plaquée contre lui. Il penche ses lèvres vers elle. Prise par surprise, elle ouvre des yeux ronds, sa respiration devient trop forte.
    - Melicerte, je voulais te montrer ça… je voulais le partager avec toi, comprends-tu ?
    - Ou…oui…
    Il l'embrasse fougueusement avec maladresse mais une ardeur juvénile véritablement fusionnelle. Un court instant elle oublie tout. Elle se perd dans cette étreinte brûlante et pourrait presque s'y abandonner totalement si son bipeur se s'était pas soudainement mis à vibrer dans sa poche. Les autres sont prêts.
    Elle se détache de Vincent avec un sourire humide et plaque un index sur ses lèvres. Elle se penche pour ramasser son livre et en époussette la tranche. Les Rituels de l'Au-delà. D'un geste rapide, elle l'ouvre au milieu pour en tirer le Beretta dissimulé dans les pages creuses.
    Vincent sursaute. Elle recule et pointe son arme d'un geste professionnel.
    - Melicerte ??! Qu'est ce que tu fais ?
    - Recule Vincent. Je vais emporter ça avec moi. Et toi avec si tu ne coopères pas.
    - Tu es folle !
    - Ne bouge pas ! Crie t-elle d'une voix aiguë.
    Mais c'est trop tard, il se passe quelque chose. Comme un éclair blanc suivi d'un engourdissement. Lorsqu'elle reprend contact, une poignée de secondes plus tard, elle entend les frottements rapides des semelles de Vincent dans son dos. Le coffret n'est plus là. Son poing n'enserre plus que du vide là où se trouvait son arme de service.


    Melicerte a toujours entretenu sa forme physique. Pour la ligne séduisante dont elle s'enorgueillit bien sûr, mais aussi parce que c'est ce que le psychiatre lui avait recommandé… à 6 ans. A cette époque, le couple amadou-kérosène ne battait pas encore franchement de l'aile. En fait, c'est peut-être cet évènement qui avait constitué la pierre d'achoppement de la suite.
    "Votre fille semble disposer d'une forme de violence latente en elle… je pense au syndrome de Calvin-Ostepe." Avait déclaré le médecin d'un ton compassé caractéristique.
    Rude coup, pour Lily et Edward, lorsqu'on avait retrouvé Melicerte assise en tailleur dans le jardin, toute souriante, au milieu des viscères répandues du chat qu'elle avait empoisonné avec de la mort-aux-rats pour ensuite l'ouvrir maladroitement avec des ciseaux de cuisine.
    "C'était pour voir !" s'était-elle exclamée avec le bonheur infantile d'un marmot qui viendrait de plonger le doigt dans le pot de confiture.

    Pour écluser cette énergie dévastatrice, le doc' avait recommandé la pratique d'un sport d'endurance pour épuiser à petit feu et drainer cette violence d'une manière qui forcerait la petite à l'économiser, la gérer puis la consumer. La course à pieds était toute indiquée.
    Melicerte pratique donc le jogging régulièrement depuis sa "tendre" enfance. Elle y a même pris goût et est devenu accroc à sa manière. Chaussée de ses Mizuno, il lui arrive de parcourir routes et chemins pendant des heures entières en savourant le fonctionnement parfait de la mécanique organique bien cadencée qu'est son corps.

    La poursuite est de courte durée, le reste de la meute vient d'arriver dans une camionnette banalisée. Un seul cri est proféré ; un juron paniqué. Vincent ne sait pas se servir de l'arme qu'il a piquée à la jeune femme pendant son hébètement. Le cran de sûreté est encore en place lorsqu'il appuie sur la détente. Râpé pour lui. Un des hommes l'attrape à la taille et le ceinture efficacement contre le mur de la maison. Un autre se charge du coffret. Les menottes cliquètent, les protestations du fugitif sont étouffées sous une épaisse cagoule noire.
    Une grosse demi- heure plus tard, le véhicule pénètre dans un hangar désert. Les hommes se déploient tout autour du bâtiment pendant que Vincent est sanglé sur un fauteuil rembourré au centre de la pièce.
    - Lieutenant ?
    - Enlevez lui sa cagoule. Je veux qu'il me voie.
    Melicerte porte à présent une blouse blanche et de larges gants noirs qui lui remontent aux coudes. Mais le détail qui effraie le captif au point de lui faire perdre le contrôle de ses sphincters se trouve au niveau de son charmant minois.
    Elle sourit.
    - Et bien on commence ? Remontez lui ses manches.
    Pendant qu'un bidasse s'exécute, la jeune femme ouvre une mallette en métal frappée du symbole arqué du danger bactériologique noir sur fond jaune. A l'intérieur, plusieurs seringues remplies d'un liquide rouge sang sont alignées dans un compartiment isotherme. Elle la présente à un Vincent terrorisé dont le regard exprime la douleur d'une incompréhensible trahison.
    - Je pensais que tu étais comme moi, avoue t-il, abattu.
    Cette réflexion provoque un rire cristallin. Elle s'approche et se penche assez près pour murmurer.
    - Tu ne sais rien de moi. (Puis, adoptant soudainement un ton professionnel). On va vous poser quelques questions monsieur Arcassier. A chaque fois qu'une réponse ne me conviendra pas, je vous injecterai le contenu d'une de ces seringues. On commence par le V.I.H.


    Elle la retrouvait souvent, cette gamine maculée de sang de chat au sourire effrayant…


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  • Ce n'est pas comme dans les livres…

    Ma cigarette se consume trop vite sous les feux ardents de Méphisto. J'aurais dû me méfier avant de l'allumer. Et voilà, encore une de foutue. Le soleil darde à peine ses doigts de feu qu'il règne déjà une chaleur infernale. On pourrait croire que c'est cette grosse boule luisante qui nous dessèche la peau. Mais en réalité la fournaise provient d'en bas. Ces fumerolles acides qui planent au ras du sol jaillissent des craquelures entre les pavés.
    Sans doute une lubie du grand Patron. Personnellement je trouve ça douteux. Quand je le répète autour de moi on me somme de me taire. Bah…c'est pas demain la veille que le diable va jaillir de sa boite à malice. A mon avis ça fait longtemps qu'il a claqué la porte de son Eden personnel pour se tortiller les orteils maléfiques sur une plage de galets.

    Quelque part dans la ville, une mécanique mal bricolée décrète qu'il est l'heure d'aller bosser. Je ne sais toujours pas si c'est une bonne idée. Par la fenêtre, j'aperçois la belle Zebuth en train de se frictionner sous les rayons. Les tressautements de ses mamelons me rappellent douloureusement que, quelque part au fond de moi, je suis un homme. La grosse cloche sonne encore trois coups insistants, j'achève de me toiletter les yeux.

    L'occiput me gratte parfois un peu trop. Un dernier verre pour la route (s'agirait pas de passer négatif au contrôle) et j'enfile mon cuir. Satan n'attend pas paraît-il, il est temps. En bas, la ronde de diablotins jouant à la Baal s'éternise. Ils n'ont toujours pas compris les règles et la frustration les rends violents. J'en dégomme un ou deux pour la forme.

    Un peu plus loin une démone me harponne. Où est passé son gosse ? Ma foi, mystère et boule de gomme. En fait je m'en tamponne. Comme tout le monde ici. Ca fait trois cent ans qu'elle arpente le fleuve boueux de nos incertitudes à la recherche d'un bout de mioche qui doit sans doute filer un bien bon coton dans le canal de Saturne. Nuit et jour, on l'entend se lamenter comme un éléphant de mer échoué. Mais où est donc Ornicar ? Mais où est donc Ornicar ? Certains payent parfois pour écouter.

    L'usine du chemin de fer. Lucie s'impatiente sur le parvis. On est déjà en retard ? Sa langue se pointe vers moi d'un air menaçant. Elle a toujours du mal à la garder dans la bouche. Une drôle de maladie… Je pourrais t'en guérir chérie, mon barillet est plein de cachets.

    La chaîne m'attends, il s'agit de ne pas rater le câblage. A coté de moi, Gros Teuton se gratouille un téton. On est prêt. 1-2-3 silence on tourne ! La parabole du diable s'oriente, le canal crépite. Je redresse mon bonnet pour mieux voir. Les entrains arrivent sur le rail. Toutes ces belles motivations qui glissent devant nous avec empressement pour rejoindre leurs légitimes propriétaires sur la terre. Seringue en pogne, j'y injecte de bonnes doses d'envies coupables. Hop ! en voilà un qui regardera la Star'Ac', celui-ci va tromper sa femme. Je m'apprête à régler le compte d'une bande d'étudiants quand Cthulhu m'appelle. Ha ! attend, la cuite c'est pour moi ! Je le regarde faire. Y'a de quoi être admiratif, ceux là ne vont pas regretter leur soirée. Et ça continue toute la journée. On s'arrête le temps de croquer un rêve ou de siffler une ambition et on repart.

    Ce n'est pas comme dans les livres mais on a raison de dire que l'enfer est pavé de bonnes intentions. Il en tombe par grappes entières de la chaîne. Le soir, on passe un coup de balai pour mettre tout ça dehors. Tout ça nous importe peu dans le fond. Nos talons claquent sur la pierre quand on retourne à nos foyers ardents. Il me reste quelques cartouches à tirer, je décide de les passer sur une bande de succubes lascives. La poudre est une drôle de drogue.

    Le soleil est couché, je peux enfin fumer. Il ne fait pas vraiment noir dans la Géhenne, mais c'est suffisant pour regarder quelques petites invocations avant de dormir.

    C'est pas comme dans les livres. Ce mégot qui roule sur les pavés, c'est moi.


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